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Splendeurs et misères des courtisanes

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AMADAME ZULMA CARAUD.

N’est-cepas à vous, madame, dont la haute et probe intelligence est comme untrésor pour vos amis, à vous qui êtes à la fois pour moi tout unpublic et la plus indulgente des sœurs, que je dois dédier cetteœuvre? daignez l’accepter comme témoignage d’une amitié dontje suis fier. Vous et quelques âmes, belles comme la vôtre, comprendront ma pensée en lisant la Maison Nucingen accolée àCésar Birotteau. Dans ce contraste n’y a-t-il pas tout unenseignement social?

de Balzac.


Voussavez combien sont mincesles cloisons qui séparent les cabinets particuliers dans les plusélégants cabarets de Paris. Chez Véry, par exemple, le plus grandsalon est coupé en deux par une cloison qui s’ôte et se remet àvolonté. La scène n’était pas là, mais dans un bon endroitqu’il ne me convient pas de nommer. Nous étions deux, je diraidonc, comme le Prud’homme de Henri Monnier: «Je ne voudrais pas lacompromettre.» Nous caressions les friandises d’un dîner exquis àplusieurs titres, dans un petit salon où nous parlions à voixbasse, après avoir reconnu le peu 2d’épaisseurde la cloison. Nous avions atteint au moment du rôti sans avoir eude voisins dans la pièce contiguë à la nôtre, où nousn’entendions que les pétillements du feu. Huit heures sonnèrent, il se fit un grand bruit de pieds, il y eut des paroles échangées, les garçons apportèrent des bougies. Il nous fut démontré que lesalon voisin était occupé. En reconnaissant les voix, je sus àquels personnages nous avions affaire. C’était quatre des plushardis cormorans éclos dans l’écume qui couronne les flotsincessamment renouvelés de la génération présente; aimablesgarçons dont l’existence est problématique, à qui l’on neconnaît ni rentes ni domaines, et qui vivent bien. Cesspirituels condottieri del’Industrie moderne, devenue la plus cruelle des guerres, laissentles inquiétudes à leurs créanciers, gardent les plaisirs pour eux, et n’ont de souci que de leur costume. D’ailleurs braves àfumer, comme Jean Bart, leur cigare sur une tonne de poudre, peut-être pour ne pas faillir à leur rôle; plus moqueurs que lespetits journaux, moqueurs à se moquer d’eux-mêmes; perspicaces etincrédules, fureteurs d’affaires, avides et prodigues, envieuxd’autrui, mais contents d’eux-mêmes; profonds politiques parsaillies, analysant tout, devinant tout, ils n’avaient pas encorepu se faire jour dans le monde où ils voudraient se produire. Unseul des quatre est parvenu, mais seulement au pied de l’échelle. Ce n’est rien que d’avoir de l’argent, et un parvenu ne saittout ce qui lui manque alors qu’après six mois de flatteries. Peuparleur, froid, gourmé, sans esprit, ce parvenu nommé AndocheFinot, a eu le cœur de se mettre à plat ventre devant ceux quipouvaient le servir, et la finesse d’être insolent avec ceux dontil n’avait plus besoin. Semblable à l’un des grotesques duballet de Gustave, il est marquis par derrière et vilain par devant. Ce prélat industriel entretient un caudataire, Émile Blondet, rédacteur de journaux, homme de beaucoup d’esprit, mais décousu, brillant, capable, paresseux, se sachant exploité, se laissantfaire, perfide, comme il est bon, par caprices; un de ces hommes quel’on aime et que l’on n’estime pas. Fin comme une soubrette decomédie, incapable de refuser sa plume à qui la lui demande, et soncœur à qui le lui emprunte, Émile est le plus séduisant de ceshommes-filles de qui le plus fantasque de nos gens d’esprit a dit: «Je les aime mieux en souliers de satin qu’en bottes.» Letroisième, nommé Couture, se maintient par la Spéculation. Il enteaffaire sur affaire, le succès 3del’une couvre l’insuccès de l’autre. Aussi vit-il à fleurd’eau soutenu par la force nerveuse de son jeu, par une coupe roideet audacieuse. Il nage de ci, de là, cherchant dans l’immense merdes intérêts parisiens un îlot assez contestable pour pouvoir s’yloger. Évidemment, il n’est pas à sa place. Quant au dernier, leplus malicieux des quatre, son nom suffira: Bixiou! Hélas! ce n’estplus le Bixiou de 1825, mais celui de 1836, le misanthrope bouffon àqui l’on connaît le plus de verve et de mordant, un diable enragéd’avoir dépensé tant d’esprit en pure perte, furieux de ne pasavoir ramassé son épave dans la dernière révolution, donnant soncoup de pied à chacun en vrai Pierrot des Funambules, sachant sonépoque et les aventures scandaleuses sur le bout de son doigt, lesornant de ses inventions drôlatiques, sautant sur toutes les épaulescomme un clown, et tâchant d’y laisser une marque à la façon dubourreau.

Aprèsavoir satisfait aux premières exigences de la gourmandise, nosvoisins arrivèrent où nous en étions de notre dîner, au dessert; et, grâce à notre coite tenue, ils se crurent seuls. A la fuméedes cigares, à l’aide du vin de Champagne, à travers lesamusements gastronomiques du dessert, il s’entama donc une intimeconversation. Empreinte de cet esprit glacial qui roidit lessentiments les plus élastiques, arrête les inspirations les plusgénéreuses, et donne au rire quelque chose d’aigu, cette causeriepleine de l’âcre ironie qui change la gaîté en ricanerie, accusal’épuisement d’âmes livrées à elles-mêmes, sans autre butque la satisfaction de l’égoïsme, fruit de la paix où nousvivons. Ce pamphlet contre l’homme que Diderot n’osa pas publier, le Neveu de Rameau; ce livre, débraillé tout exprèspour montrer des plaies, est seul comparable à ce pamphlet dit sansaucune arrière-pensée, où le mot ne respecta même point ce que lepenseur discute encore, où l’on ne construisit qu’avec desruines, où l’on nia tout, où l’on n’admira que ce que lescepticisme adopte: l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent. Après avoir tiraillé dans lecercle des personnes de connaissance, la Médisance se mit àfusiller les amis intimes. Un signe suffit pour expliquer le désirque j’avais de rester et d’écouter au moment où Bixiou prit laparole, comme on va le voir. Nous entendîmes alors une de cesterribles improvisations qui valent à cet artiste sa réputationauprès de quelques esprits blasés; et, quoique souvent interrompue, prise et reprise, elle fut sténographiée par ma mémoire. Opinionset forme, tout y est en dehors des conditions littéraires. Maisc’est ce que cela fut: un pot-pourri de choses sinistres qui peintnotre temps, auquel l’on ne devrait raconter que de semblableshistoires, et j’en laisse d’ailleurs la responsabilité aunarrateur principal. La pantomime, les gestes, en rapport avec lesfréquents changements de voix par lesquels Bixiou peignait lesinterlocuteurs mis en scène, devaient être parfaits, car ses troisauditeurs laissaient échapper des exclamations approbatives et desinterjections de contentement.

— Et Rastignac t’a refusé? dit Blondet à Finot.

— Net.

— Maisl’as-tu menacé des journaux, demanda Bixiou.

— Ils’est mis à rire, répondit Finot.

— Rastignacest l’héritier direct de feu de Marsay, il fera son chemin enpolitique comme dans le monde, dit Blondet.

— Maiscomment a-t-il fait sa fortune, demanda Couture. Il était en 1819avec l’illustre Bianchon, dans une misérable pension du quartierlatin; sa famille mangeait des hannetons rôtis et buvait le vin ducru, pour pouvoir lui envoyer cent francs par mois; le domaine de sonpère ne valait pas mille écus; il avait deux sœurs et un frèresur les bras, et maintenant…

— Maintenant, il a quarante mille livres de rentes, reprit Finot; chacune de sessœurs a été richement dotée, noblement mariée, et il a laissél’usufruit du domaine à sa mère…

— En1827, dit Blondet, je l’ai encore vu sans le sou.

— Oh! en 1827, dit Bixiou.

— Eh! bien, reprit Finot, aujourd’hui nous le voyons en passe de devenirministre, pair de France et tout ce qu’il voudra être! Il a depuistrois ans fini convenablement avec Delphine, il ne se mariera qu’àbonnes enseignes, et il peut épouser une fille noble, lui! Le gars aeu le bon esprit de s’attacher à une femme riche.

— Mesamis, tenez-lui compte des circonstances atténuantes, dit Blondet, il est tombé dans les pattes d’un homme habile en sortant desgriffes de la misère.

— Tuconnais bien Nucingen, dit Bixiou, dans les premiers temps, Delphineet Rastignac le trouvaient bon; une femme semblait être, pour lui, dans sa maison, un joujou, unornement. Et voilà ce qui, pour moi, rend cet homme carré de basecomme de hauteur: Nucingen ne se cache pas pour dire que sa femme estla représentation de sa fortune, unechose indispensable, mais 5secondairedans la vie à haute pression des hommes politiques et des grandsfinanciers. Il a dit, devant moi, que Bonaparte avait été bêtecomme un bourgeois dans ses premières relations avec Joséphine, etqu’après avoir eu le courage de la prendre comme un marchepied, ilavait été ridicule en voulant faire d’elle une compagne.

— Touthomme supérieur doit avoir, sur les femmes, les opinions del’Orient, dit Blondet.

— Lebaron a fondu les doctrines orientales et occidentales en unecharmante doctrine parisienne. Il avait en horreur de Marsay quin’était pas maniable, mais Rastignac lui a plu beaucoup et il l’aexploité sans que Rastignac s’en doutât: il lui a laissé toutesles charges de son ménage. Rastignac a endossé tous les caprices deDelphine, il la menait au bois, il l’accompagnait au spectacle. Cegrand petit homme politique d’aujourd’hui a long-temps passé savie à lire et à écrire de jolis billets. Dans les commencements, Eugène était grondé pour des riens, il s’égayait avec Delphinequand elle était gaie, s’attristait quand elle était triste, ilsupportait le poids de ses migraines, de ses confidences, il luidonnait tout son temps, ses heures, sa précieuse jeunesse pourcombler le vide de l’oisiveté de cette Parisienne. Delphine et luitenaient de grands conseils sur les parures qui allaient le mieux, ilessuyait le feu des colères et la bordée des boutades; tandis que, par compensation, elle se faisait charmante pour le baron. Le baronriait à part lui; puis, quand il voyait Rastignac pliant sous lepoids de ses charges, il avait l’airde soupçonner quelque chose, et reliait les deux amants par une peur commune.

— Jeconçois qu’une femme riche ait fait vivre et vivre honorablementRastignac; mais où a-t-il pris sa fortune, demanda Couture. Unefortune, aussi considérable que la sienne aujourd’hui, se prendquelque part, et personne ne l’a jamais accusé d’avoir inventéune bonne affaire?

— Ila hérité, dit Finot.

— Dequi? dit Blondet.

— Dessots qu’il a rencontrés, reprit Couture.

— Iln’a pas tout pris, mes petits amours, dit Bixiou:

...Remettez-vous d’une alarme aussi chaude;

Nousvivons dans un temps très-ami de la fraude.

6Jevais vous raconter l’origine de sa fortune. D’abord, hommage au talent! Notre ami n’est pas un gars, comme dit Finot, mais un gentleman qui sait le jeu, qui connaît les cartes et que lagalerie respecte. Rastignac a tout l’esprit qu’il faut avoir dansun moment donné, comme un militaire qui ne place son courage qu’àquatre-vingt-dix jours, trois signatures et des garanties. Ilparaîtra cassant, brise-raison, sans suite dans les idées, sansconstance dans ses projets, sans opinion fixe; mais s’il seprésente une affaire sérieuse, une combinaison à suivre, il nes’éparpillera pas, comme Blondet que voilà! et qui discute alorspour le compte du voisin, Rastignac se concentre, se ramasse, étudiele point où il faut charger, et il charge à fond de train. Avec lavaleur de Murat, il enfonce les carrés, les actionnaires, lesfondateurs et toute la boutique; quand la charge a fait son trou, ilrentre dans sa vie molle et insouciante, il redevient l’homme dumidi, le voluptueux, le diseur de riens, l’inoccupé Rastignac, quipeut se lever à midi parce qu’il ne s’est pas couché au momentde la crise.

— Voilàqui va bien, mais arrive donc à sa fortune, dit Finot.

— Bixioune nous fera qu’une charge, reprit Blondet. La fortune deRastignac, c’est Delphine de Nucingen, femme remarquable, et quijoint l’audace à la prévision.

— T’a-t-elleprêté de l’argent? demanda Bixiou.

Unrire général éclata.

— Vousvous trompez sur elle, dit Couture à Blondet, son esprit consiste àdire des mots plus ou moins piquants, à aimer Rastignac avec unefidélité gênante, à lui obéir aveuglément, une femme tout àfait italienne.

— Argentà part, dit aigrement Andoche Finot.

— Allons, allons, reprit Bixiou d’une voix pateline, après ce que nousvenons de dire, osez-vous encore reprocher à ce pauvre Rastignacd’avoir vécu aux dépens de la maison Nucingen, d’avoir étémis dans ses meubles ni plus ni moins que la Torpille jadis par notreami des Lupeaulx? vous tomberiez dans la vulgarité de la rueSaint-Denis. D’abord, abstraitement parlant, comme ditRoyer-Collard, la question peut soutenir lacritique de la raison pure, quant à celle de la raison impure…

— Levoilà lancé! dit Finot à Blondet.

— Mais, s’écria Blondet, il a raison. La question est très-ancienne, ellefut le grand mot du fameux duel à mort entre la 7Châteigneraieet Jarnac. Jarnac était accusé d’être en bons termes avec sabelle-mère, qui fournissait au faste du trop aimé gendre. Quand unfait est si vrai, il ne doit pas être dit. Par dévouement pour leroi Henri II, qui s’était permis cette médisance, laChâteigneraie la prit sur son compte; de là ce duel qui a enrichila langue française de l’expression: coupde Jarnac.

— Ha! l’expression vient de si loin, elle est donc noble, dit Finot.

— Tupouvais ignorer cela en ta qualité d’ancien propriétaire dejournaux et Revues, dit Blondet.

— Ilest des femmes, reprit gravement Bixiou, il est aussi des hommes quipeuvent scinder leur existence, et n’en donner qu’une partie (remarquez que je vous phrase mon opinion d’après la formulehumanitaire). Pour ces personnes, tout intérêt matériel est endehors des sentiments; elles donnent leur vie, leur temps, leurhonneur à une femme, et trouvent qu’il n’est pas comme il fautde gaspiller entre soi du papier de soie où l’on grave: Laloi punit de mort le contrefacteur.Par réciprocité, ces gens n’acceptent rien d’une femme. Oui, tout devient déshonorant s’il y a fusion des intérêts comme il ya fusion des âmes. Cette doctrine se professe, elle s’appliquerarement…

— Hé! dit Blondet, quelles vétilles! Le maréchal de Richelieu, qui seconnaissait en galanterie, fit une pension de mille louis à madamede La Popelinière, après l’aventure de la plaque de cheminée.Agnès Sorel apporta tout naïvement au roi Charles VII sa fortune, et le roi la prit. Jacques Cœur a entretenu la couronne de France, qui s’est laissé faire, et fut ingrate comme une femme.

— Messieurs, dit Bixiou, l’amour qui ne comporte pas une indissoluble amitié mesemble un libertinage momentané. Qu’est-ce qu’un entier abandonoù l’on se réserve quelque chose? Entre ces deux doctrines, aussiopposées et aussi profondément immorales l’une que l’autre, iln’y a pas de conciliation possible. Selon moi, les gens quicraignent une liaison complète ont sans doute la croyance qu’ellepeut finir, et adieu l’illusion! La passion qui ne se croit paséternelle est hideuse. (Ceci est du Fénelon tout pur.) Aussi, ceuxà qui le monde est connu, les observateurs, les gens comme il faut, les hommes bien gantés et bien cravatés, qui ne rougissent pasd’épouser une femme pour sa fortune, proclament-ils 8commeindispensable une complète scission des intérêts et dessentiments. Les autres sont des fous qui aiment, qui se croient seulsdans le monde avec leur maîtresse! Pour eux, les millions sont de laboue; le gant, le camélia porté par l’idole vaut des millions! Sivous ne retrouvez jamais chez eux le vil métal dissipé, voustrouvez des débris de fleurs cachés dans de jolies boîtes decèdre! Ils ne se distinguent plus l’un de l’autre. Pour eux, iln’y a plus de moi.Toi, voilà leur Verbe incarné. Que voulez-vous? Empêcherez-vouscette maladie secrète du cœur? Il y a des niais qui aiment sansaucune espèce de calcul, et il y a des sages qui calculent enaimant.

— Bixioume semble sublime, s’écria Blondet. Qu’en dit Finot?

— Partoutailleurs, répondit Finot en se posant dans sa cravate, je diraiscomme les gentlemen; mais ici je pense…

— Commeles infâmes mauvais sujets avec lesquels tu as l’honneur d’être, reprit Bixiou.

— Mafoi, oui, dit Finot.

— Ettoi? dit Bixiou à Couture.

— Niaiseries, s’écria Couture. Une femme qui ne fait pas de son corps unmarchepied, pour faire arriver au but l’homme qu’elle distingue, est une femme qui n’a de cœur que pour elle.

— Ettoi, Blondet?

— Moi, je pratique.

— Hé! bien, reprit Bixiou de sa voix la plus mordante, Rastignac n’étaitpas de votre avis. Prendre et ne pas rendre est horrible et même unpeu léger; mais prendre pour avoir le droit d’imiter le seigneur, en rendant le centuple, est un acte chevaleresque. Ainsi pensaitRastignac. Rastignac était profondément humilié de sa communautéd’intérêts avec Delphine de Nucingen, je puis parler de sesregrets, je l’ai vu les larmes aux yeux déplorant sa position. Oui, il en pleurait véritablement!… après souper. Hé! bien, selon vous…

— Ah! çà, tu te moques de nous, dit Finot.

— Pasle moins du monde. Il s’agit de Rastignac, dont la douleur seraitselon vous une preuve de sa corruption, car alors il aimait beaucoupmoins Delphine! Mais que voulez vous? le pauvre garçon avait cetteépine au cœur. C’est un gentilhomme profondément dépravé, voyez-vous, et nous sommes de vertueux artistes. Donc, Rastignacvoulait enrichir Delphine, lui pauvre, elle riche! Lecroirez-vous?… il y est parvenu. Rastignac, qui se serait battucomme Jarnac, passa dès lors à l’opinion de Henri II, en vertu deson grand mot: Il n’y a pas de vertu absolue, mais descirconstances. Ceci tient à l’histoire de sa fortune.

— Tudevrais bien nous entamer ton conte au lieu de nous induire à nouscalomnier nous-mêmes, dit Blondet avec une gracieuse bonhomie.

— Ha! ha! mon petit, lui dit Bixiou en lui donnant le baptême d’unepetite tape sur l’occiput, tu te rattrapes au vin de Champagne.

— Hé, par le saint nom de l’Actionnaire, dit Couture, raconte-nous tonhistoire?

— J’yétais d’un cran, repartit Bixiou; mais avec ton juron, tu me metsau dénoûment.

— Ily a donc des actionnaires dans l’histoire, demanda Finot.

— Richissimescomme les tiens, répondit Bixiou.

— Ilme semble, dit Finot d’un ton gourmé, que tu dois des égards àun bon enfant chez qui tu trouves dans l’occasion un billet de cinqcents…

— Garçon! cria Bixiou.

— Queveux-tu au garçon? lui dit Blondet.

— Fairerendre à Finot ses cinq cents francs, afin de dégager ma langue etdéchirer ma reconnaissance.

— Diston histoire, reprit Finot en feignant de rire.

— Vousêtes témoins, dit Bixiou, que je n’appartiens pas à cetimpertinent qui croit que mon silence ne vaut que cinq cents francs! tu ne seras jamais ministre, si tu ne sais pas jauger lesconsciences. Eh! bien, oui, dit-il d’une voix câline, mon bonFinot, je dirai l’histoire sans personnalités, et nous seronsquittes.

— Ilva nous démontrer, dit en souriant Blondet, que Nucingen a fait lafortune de Rastignac.

— Tun’en es pas si loin que tu le penses, reprit Bixiou. Vous neconnaissez pas ce qu’est Nucingen, financièrement parlant.

— Tune sais seulement pas, dit Blondet, un mot de ses débuts?

— Jene l’ai connu que chez lui, dit Bixiou, mais nous pourrions nousêtre vus autrefois sur la grand’route.

— Laprospérité de la maison Nucingen est un des phénomènes les plusextraordinaires de notre époque, reprit Blondet. En 1804, Nucingenétait peu connu. Les banquiers d’alors auraient tremblé 10desavoir sur la place cent mille écus de ses acceptations. Ce grandfinancier sent alors son infériorité. Comment se faire connaître? Il suspend ses paiements. Bon! Son nom, restreint à Strasbourg et auquartier Poissonnière, retentit sur toutes les places! ildésintéresse son monde avec des valeurs mortes, et reprend sespaiements: aussitôt son papier se fait dans toute la France. Par unecirconstance inouïe, les valeurs revivent, reprennent faveur, donnent des bénéfices. Le Nucingen est très-recherché. L’année 1815 arrive, mon gars réunit ses capitaux, achète des fonds avantla bataille de Waterloo, suspend ses paiements au moment de la crise, liquide avec des actions dans les mines de Wortschin qu’il s’étaitprocurées à vingt pour cent au-dessous de la valeur à laquelle illes émettrait lui-même! oui, messieurs! Il prend à Grandet centcinquante mille bouteilles de vin de Champagne pour se couvrir enprévoyant la faillite de ce vertueux père du comte d’Aubrionactuel, et autant à Duberghe en vins de Bordeaux. Ces trois centmille bouteilles acceptées, acceptées, mon cher, à trente sous, il les a fait boire aux Alliés, à six francs, au Palais-Royal de 1817 à 1819. Le papier de lamaison Nucingen et son nom deviennent européens. Cet illustre barons’est élevé sur l’abîme où d’autres auraient sombré. Deuxfois, sa liquidation a produit d’immenses avantages à sescréanciers: il a voulu les rouer, impossible! Il passe pour le plushonnête homme du monde. A la troisième suspension, le papier de lamaison Nucingen se fera en Asie, au Mexique, en Australasie, chez lesSauvages. Ouvrard est le seul qui ait deviné cet Alsacien, fils dequelque juif converti par ambition: «Quand Nucingen lâche son or, disait-il, croyez qu’il saisit des diamants!»

— Soncompère du Tillet le vaut bien, dit Finot. Songez donc que du Tilletest un homme qui, en fait de naissance, n’en a que ce qui nous estindispensable pour exister, et que ce gars, qui n’avait pas unliard en 1814, est devenu ce que vous le voyez; mais ce qu’aucun denous (je ne parle pas de toi, Couture) n’a su faire, il a eu desamis au lieu d’avoir des ennemis. Enfin, il a si bien caché sesantécédents, qu’il a fallu fouiller des égouts pour le trouvercommis chez un parfumeur de la rue Saint-Honoré, pas plus tard qu’en 1814.

— Ta! ta! ta! reprit Bixiou, ne comparez jamais à Nucingen unpetit carotteur commedu Tillet, un chacal qui réussit par son odorat, qui devine lescadavres et arrive le premier pour avoir le 11meilleuros. Voyez d’ailleurs ces deux hommes: l’un a la mine aiguë deschats, il est maigre, élancé; l’autre est cubique, il est gras, il est lourd comme un sac, immobile comme un diplomate. Nucingen a lamain épaisse et un regard de loup-cervier qui ne s’anime jamais; sa profondeur n’est pas en avant, mais en arrière; il estimpénétrable, on ne le voit jamais venir, tandis que la finesse dedu Tillet ressemble, comme le disait Napoléon de je ne sais qui, àdu coton filé trop fin, il casse.

— Jene vois à Nucingen d’autre avantage sur du Tillet que d’avoir lebon sens de deviner qu’un financier ne doit être que baron, tandisque du Tillet veut se faire nommer comte en Italie, dit Blondet.

— Blondet?…un mot, mon enfant, reprit Couture. D’abord Nucingen a osé direqu’il n’y a que des apparences d’honnête homme; puis, pour lebien connaître, il faut être dans les affaires. Chez lui, la banqueest un très-petit département: il y a les fournitures dugouvernement, les vins, les laines, les indigos, enfin tout ce quidonne matière à un gain quelconque. Son génie embrasse tout. Cetéléphant de la Finance vendrait des Députés au Ministère, et lesGrecs aux Turcs. Pour lui le commerce est, dirait Cousin, la totalitédes variétés, l’unité des spécialités. La Banque envisagéeainsi devient toute une politique, elle exige une tête puissante, etporte alors un homme bien trempé à se mettre au-dessus des lois dela probité dans lesquelles il se trouve à l’étroit.

— Tuas raison, mon fils, dit Blondet. Mais nous seuls, nous comprenonsque c’est alors la guerre portée dans le monde de l’argent. Lebanquier est un conquérant qui sacrifie des masses pour arriver àdes résultats cachés, ses soldats sont les intérêts desparticuliers. Il a ses stratagèmes à combiner, ses embuscades àtendre, ses partisans à lancer, ses villes à prendre. La plupart deces hommes sont si contigus à la Politique, qu’ils finissent pars’en mêler, et leurs fortunes y succombent. La maison Necker s’yest perdue, le fameux Samuel Bernard s’y est presque ruiné. Danschaque siècle, il se trouve un banquier de fortune colossale qui nelaisse ni fortune ni successeur. Les frères Pâris, quicontribuèrent à abattre Law, et Law lui-même, auprès de qui tousceux qui inventent des Sociétés par actions sont des pygmées, Bouret, Baujon, tous ont disparu sans se faire représenter par unefamille. Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. Pourpouvoir 12subsister, le banquier doit devenir noble, fonder une dynastie comme lesprêteurs de Charles-Quint, les Fugger, créés princes deBabenhausen, et qui existent encore… dans l’Almanach de Gotha. LaBanque cherche la noblesse par instinct de conservation, et sans lesavoir peut-être. Jacques Cœur a fait une grande maison noble, celle de Noirmoutier, éteinte sous Louis XIII. Quelle énergie chezcet homme, ruiné pour avoir fait un roi légitime! Il est mortprince d’une île de l’Archipel où il a bâti une magnifiquecathédrale.

— Ah! si vous faites des Cours d’Histoire, nous sortons du temps actueloù le trône est destitué du droit de conférer la noblesse, oùl’on fait des barons et des comtes à huis-clos, quelle pitié! ditFinot.

— Turegrettes la savonnette à vilain, dit Bixiou, tu as raison. Jereviens à nos moutons. Connaissez-vous Beaudenord? Non, non, non.Bien. Voyez comme tout passe! Le pauvre garçon était la fleur dudandysme il y a dix ans. Mais il a été si bien absorbé, que vousne le connaissez pas plus que Finot ne connaissait tout à l’heurel’origine du coup de Jarnac (c’est pour la phrase et non pour tetaquiner que je dis cela, Finot!). A la vérité, il appartenait aufaubourg Saint-Germain. Eh! bien, Beaudenord est le premier pigeonque je vais vous mettre en scène. D’abord, il se nommait Godefroidde Beaudenord. Ni Finot, ni Blondet, ni Couture, ni moi, nous neméconnaîtrons un pareil avantage. Le gars ne souffrait point dansson amour-propre en entendant appeler ses gens au sortir d’un bal, quand trente jolies femmes encapuchonnées et flanquées de leursmaris et de leurs adorateurs attendaient leurs voitures. Puis iljouissait de tous les membres que Dieu a donnés à l’homme: sainet entier, ni taie sur un œil, ni faux toupet, ni faux mollets; sesjambes ne rentraient point en dedans, ne sortaient point en dehors; genoux sans engorgement, épine dorsale droite, taille mince, mainblanche et jolie, cheveux noirs; teint ni rose comme celui d’ungarçon épicier, ni trop brun comme celui d’un Calabrois. Enfin, chose essentielle! Beaudenord n’était pas trop joli homme, commele sont ceux de nos amis qui ont l’air de faire état de leurbeauté, de ne pas avoir autre chose; mais ne revenons pas là-dessus, nous l’avons dit, c’est infâme! Il tirait bien le pistolet, montait fort agréablement à cheval; il s’était battu pour unevétille, et n’avait pas tué son adversaire. Savez-vous que pourfaire connaîtrede quoi se compose un bonheur entier, pur, sans mélange, audix-neuvième siècle, à Paris, et un bonheur de jeune homme devingt-six ans, il faut entrer dans les infiniment petites choses dela vie? Le bottier avait attrapé le pied de Beaudenord et lechaussait bien, son tailleur aimait à l’habiller. Godefroid negrasseyait pas, ne gasconnait pas, ne normandisait pas, il parlaitpurement et correctement, et mettait fort bien sa cravate, commeFinot. Cousin par alliance du marquis d’Aiglemont, son tuteur (ilétait orphelin de père et de mère, autre bonheur!), il pouvaitaller et allait chez les banquiers, sans que le faubourgSaint-Germain lui reprochât de les hanter, car heureusement un jeunehomme a le droit de faire du plaisir son unique loi, de courir oùl’on s’amuse, et de fuir les recoins sombres où fleurit lechagrin. Enfin il avait été vacciné (tu me comprends, Blondet).Malgré toutes ces vertus, il aurait pu se trouver très-malheureux. Hé! hé! le bonheur a le malheur de paraître signifier quelquechose d’absolu; apparence qui induit tant de niais à demander: «Qu’est-ce que le bonheur?» Une femme de beaucoup d’espritdisait: «Le bonheur est où on le met.»

— Elleproclamait une triste vérité, dit Blondet.

— Etmorale, ajouta Finot.

— Archi-morale! LEBONHEUR, comme LAVERTU, comme LEMAL, expriment quelque chose de relatif, répondit Blondet. Ainsi La Fontaine espérait que, par la suite des temps, les damnéss’habitueraient à leur position, et finiraient par être dansl’enfer comme les poissons dans l’eau.

— Lesépiciers connaissent tous les mots de La Fontaine! dit Bixiou.

— Lebonheur d’un homme de vingt-six ans qui vit à Paris, n’est pasle bonheur d’un homme de vingt-six ans qui vit à Blois, ditBlondet, sans entendre l’interruption. Ceux qui partent de là pourdéblatérer contre l’instabilité des opinions sont des fourbes oudes ignorants. La médecine moderne, dont le plus beau titre degloire est d’avoir, de 1799 à 1837, passé de l’étatconjectural à l’état de science positive, et ce par l’influencede la grande École analyste de Paris, a démontré que, dans unecertaine période, l’homme s’est complétement renouvelé…

— Ala manière du couteau de Jeannot, et vous le croyez toujours lemême, reprit Bixiou. Il y a donc plusieurs losanges dans 14cethabit d’Arlequin que nous nommons le bonheur, eh! bien, le costumede mon Godefroid n’avait ni trous ni taches. Un jeune homme devingt-six ans, qui serait heureux en amour, c’est-à-dire aimé, non à cause de sa florissante jeunesse, non pour son esprit, nonpour sa tournure, mais irrésistiblement, pas même à cause del’amour en lui-même, mais quand même cet amour serait abstrait, pour revenir au mot de Royer-Collard, ce susdit jeune homme pourraitfort bien ne pas avoir un liard dans la bourse que l’objet aimantlui aurait brodée, il pourrait devoir son loyer à son propriétaire, ses bottes à ce bottier déjà nommé, ses habits au tailleur quifinirait, comme la France, par se désaffectionner. Enfin, ilpourrait être pauvre! La misère gâte le bonheur du jeune homme quin’a pas nos opinions transcendantes sur la fusion des intérêts.Je ne sais rien de plus fatigant que d’être moralementtrès-heureux et matériellement très-malheureux. N’est-ce pasavoir une jambe glacée comme la mienne par le vent coulis de laporte, et l’autre grillée par la braise du feu. J’espère êtrebien compris, il y a de l’écho dans la poche de ton gilet, Blondet? Entre nous, laissons le cœur, il gâte l’esprit. Poursuivons! Godefroid de Beaudenord avait donc l’estime de sesfournisseurs, car ses fournisseurs avaient assez régulièrement samonnaie. La femme de beaucoup d’esprit déjà citée, et qu’on nepeut pas nommer, parce que, grâce à son peu de cœur, elle vit…

— Quiest-ce?

— Lamarquise d’Espard! Elle disait qu’un jeune homme devait demeurerdans un entresol, n’avoir chez lui rien qui sentît le ménage, nicuisinière, ni cuisine, être servi par un vieux domestique, etn’annoncer aucune prétention à la stabilité. Selon elle, toutautre établissement est de mauvais goût. Godefroid de Beaudenord, fidèle à ce programme, logeait quai Malaquais, dans un entresol; néanmoins il avait été forcé d’avoir une petite similitude avecles gens mariés, en mettant dans sa chambre un lit d’ailleurs siétroit qu’il y tenait peu. Une Anglaise, entrée par hasard chezlui, n’y aurait pu rien trouver d’improper.Finot, tu te feras expliquer la grande loi de l’improper quirégit l’Angleterre! Mais puisque nous sommes liés par un billetde mille, je vais t’en donner une idée. Je suis allé enAngleterre, moi! (Bas à l’oreille de Blondet: Je lui donne del’esprit pour plus de deux mille francs.) En Angleterre, Finot, tute lies extrêmement avec une femme, pendant lanuit, au bal ou ailleurs; tu la rencontres le lendemain dans la rue, et tu as l’air de la reconnaître: improper! Tutrouves à dîner, sous le frac de ton voisin de gauche, un hommecharmant, de l’esprit, nulle morgue, du laissez-aller; il n’arien d’anglais; suivant les lois de l’ancienne compagniefrançaise, si accorte, si aimable, tu lui parles: improper! Vousabordez au bal une jolie femme afin de la fairedanser: improper! Vousvous échauffez, vous discutez, vous riez, vous répandez votre cœur, votre âme, votre esprit dans votre conversation; vous y exprimez dessentiments; vous jouez quand vous êtes au jeu, vous causez encausant et vous mangez en mangeant: improper! improper! improper! Undes hommes les plus spirituels et les plus profonds de cetteépoque, Stendhal atrès-bien caractérisé l’improper endisant qu’il est tel lord de la Grande-Bretagne qui, seul, n’osepas se croiser les jambes devant son feu, de peur d’être improper. Une dame anglaise, fût-elle de la secte furieusedes saints (protestantsrenforcés qui laisseraient mourir toute leur famille de faim, sielle était improper),ne sera pas improper enfaisant le diable à trois dans sa chambre à coucher, et seregardera comme perdue si elle reçoit un ami dans cette mêmechambre. Grâce à l’improper, on trouvera quelque jour Londres et ses habitants pétrifiés.

— Quandon pense qu’il est en France des niais qui veulent y importer lessolennelles bêtises que les Anglais font chez eux avec ce beausang-froid que vous leur connaissez, dit Blondet, il y a de quoifaire frémir quiconque a vu l’Angleterre et se souvient desgracieuses et charmantes mœurs françaises. Dans les derniers temps, Walter Scott, qui n’a pas osé peindre les femmes comme elles sontde peur d’être improper, se repentait d’avoir fait la belle figure d’Effie dansla Prison d’Édimbourg.

— Veux-tune pas être improper enAngleterre? dit Bixiou à Finot.

— Hé! bien? dit Finot.

— Vavoir aux Tuileries une espèce de pompier en marbre intituléThémistocle par le statuaire, et tâche de marcher comme la statuedu commandeur, tu ne seras jamais improper. C’est par une application rigoureuse de la grande loi del’improper quele bonheur de Godefroid se compléta. Voici l’histoire. Il avait untigre, et non pas un groom, comme l’écrivent des gens quine 16saventrien du monde. Son tigre était un petit Irlandais, nommé Paddy, Joby, Toby (à volonté), trois pieds de haut, vingt pouces de large, figure de belette, des nerfs d’acier faits au gin, agile comme unécureuil, menant un landau avec une habileté qui ne s’est jamaistrouvée en défaut ni à Londres ni à Paris, un œil de lézard, fin comme le mien, montant à cheval comme le vieux Franconi, lescheveux blonds comme ceux d’une vierge de Rubens, les joues roses, dissimulé comme un prince, instruit comme un avoué retiré, âgéde dix ans, enfin une vraie fleur de perversité, jouant et jurant, aimant les confitures et le punch, insulteur comme un feuilleton, hardi et chippeur comme un gamin de Paris. Il était l’honneur etle profit d’un célèbre lord anglais, auquel il avait déjà faitgagner sept cent mille francs aux courses. Le lord aimait beaucoupcet enfant: son tigre était une curiosité, personne à Londresn’avait de tigre si petit. Sur un cheval de course, Joby avaitl’air d’un faucon. Eh! bien, le lord renvoya Toby, non pourgourmandise, ni pour vol, ni pour meurtre, ni pour criminelleconversation, ni pour défaut de tenue, ni pour insolence enversmilady, non pour avoir troué les poches de la première femme demilady, non pour s’être laissé corrompre par les adversaires demilord aux courses, non pour s’être amusé le dimanche, enfin pouraucun fait reprochable. Toby eût fait toutes ces choses, il auraitmême parlé à milord sans être interrogé, milord lui auraitencore pardonné ce crime domestique. Milord aurait supporté biendes choses de Toby, tant milord y tenait. Son tigre menait unevoiture à deux roues et à deux chevaux l’un devant l’autre, enselle sur le second, les jambes ne dépassant pas les brancards, ayant l’air enfin d’une de ces têtes d’anges que les peintresitaliens sèment autour du Père éternel. Un journaliste anglais fitune délicieuse description de ce petit ange, il le trouva trop jolipour un tigre, il offrit de parier que Paddy était une tigresseapprivoisée. La description menaçait de s’envenimer et dedevenir improper aupremier chef. Le superlatif de l’improper mèneà la potence. Milord fut beaucoup loué de sa circonspection parmilady. Toby ne put trouver de place nulle part, après s’être vucontester son État-civil dans la Zoologie britannique. En ce temps, Godefroid florissait à l’ambassade de France à Londres, où ilapprit l’aventure deToby, Joby, Paddy. Godefroid s’empara du tigre qu’il trouvapleurant auprès d’un pot de confitures, car l’enfantavait déjà perdu les guinées par lesquelles milord avait doré sonmalheur. A son retour, Godefroid de Beaudenord importa donc chez nousle plus charmant tigre de l’Angleterre, il fut connu par son tigrecomme Couture s’est fait remarquer par ses gilets. Aussi entra-t-ilfacilement dans la confédération du club dit aujourd’hui deGrammont. Il n’inquiétait aucune ambition après avoir renoncé àla carrière diplomatique, il n’avait pas un esprit dangereux, ilfut bien reçu de tout le monde. Nous autres, nous serions offensésdans notre amour-propre en ne rencontrant que des visages riants.Nous nous plaisons à voir la grimace amère de l’Envieux. Godefroid n’aimait pas à être haï. A chacun son goût! Arrivonsau solide, à la vie matérielle? Son appartement, où j’ai léchéplus d’un déjeuner, se recommandait par un cabinet de toilettemystérieux, bien orné, plein de choses confortables, à cheminée, à baignoire; sortie sur un petit escalier, portes battantesassourdies, serrures faciles, gonds discrets, fenêtres à carreauxdépolis, à rideaux impassibles. Si la chambre offrait et devaitoffrir le plus beau désordre que puisse souhaiter le peintred’aquarelle le plus exigeant, si tout y respirait l’allurebohémienne d’une vie de jeune homme élégant, le cabinet detoilette était comme un sanctuaire: blanc, propre, rangé, chaud, point de vent coulis, tapis fait pour y sauter pieds nus, en chemiseet effrayée. Là est la signature du garçon vraiment petit-maîtreet sachant la vie! car là, pendant quelques minutes, il peutparaître ou sot ou grand dans les petits détails de l’existencequi révèlent le caractère. La marquise déjà citée, non, c’estla marquise de Rochefide, est sortie furieuse d’un cabinet detoilette, et n’y est jamais revenue, elle n’y avait rien trouvéd’improper. Godefroid y avait une petite armoire pleine…

— Decamisoles, dit Finot.

— Allons, te voilà gros Turcaret! (Je ne le formerai jamais!) Mais non, degâteaux, de fruits, jolis petits flacons de vin de Malaga, de Lunel, un en-cas à la Louis XIV, tout ce qui peut amuser des estomacsdélicats et bien appris, des estomacs de seize quartiers. Un vieuxmalicieux domestique, très-fort en l’art vétérinaire, servaitles chevaux et pansait Godefroid, car il avait été à feu monsieurBeaudenord, et portait à Godefroid une affection invétérée, cettelèpre du cœur que les Caisses d’Épargne ont fini par guérirchez les domestiques. Tout bonheur matériel repose sur deschiffres. 18Vous, à qui la vie parisienne est connue jusque dans ses exostoses, vousdevinez qu’il lui fallait environ dix-sept mille livres de rente, car il avait dix-sept francs d’impositions et mille écus defantaisies. Eh! bien, mes chers enfants, le jour où il se levamajeur, le marquis d’Aiglemont lui présenta des comptes detutelle, comme nous ne serions pas capables d’en rendre à nosneveux, et lui remit une inscription de dix-huit mille livres derente sur le grand-livre, reste de l’opulence paternelle étrilléepar la grande réduction républicaine, et grêlée par les arriérésde l’Empire. Ce vertueux tuteur mit son pupille à la tête d’unetrentaine de mille francs d’économie placées dans la maisonNucingen, en lui disant avec toute la grâce d’un grand seigneur etle laissez-aller d’un soldat de l’Empire qu’il lui avait ménagécette somme pour ses folies de jeune homme. «Si tu m’écoutes, Godefroid, ajouta-t-il, au lieu de les dépenser sottement comme tantd’autres, fais des folies utiles, accepte une place d’attachéd’ambassade à Turin, de là va à Naples, de Naples reviens àLondres, et pour ton argent tu te seras amusé, instruit. Plus tard, si tu veux prendre une carrière, tu n’auras perdu ni ton temps niton argent.» Feu d’Aiglemont valait mieux que sa réputation, onne peut pas en dire autant de nous.

— Unjeune homme qui débute à vingt et un ans avec dix-huit mille livresde rente est un garçon ruiné, dit Couture.

— S’iln’est pas avare, ou très-supérieur, dit Blondet.

— Godefroidséjourna dans les quatre capitales de l’Italie, reprit Bixiou. Ilvit l’Allemagne et l’Angleterre, un peu Saint-Pétersbourg, parcourut la Hollande; mais il se sépara desdits trente mille francsen vivant comme s’il avait trente mille livres de rente. Il trouvapartout lesuprême de volaille, l’aspic, et lesvins de France, entendit parler français à tout le monde, enfin il ne sut passortir de Paris. Il aurait bien voulu se dépraver le cœur, se lecuirasser, perdre ses illusions, apprendre à tout écouter sansrougir, à parler sans rien dire, à pénétrer les secrets intérêtsdes puissances… Bah! il eut bien de la peine à se munir de quatrelangues, c’est-à-dire à s’approvisionner de quatre mots contreune idée. Il revint veuf de plusieurs douairières ennuyeuses, appelées bonnesfortunes àl’étranger, timide et peu formé, bon garçon, plein de confiance, incapable de dire du mal des gens qui lui faisaient l’honneur del’admettre chez eux, ayant trop de bonne foi pour être diplomate, enfin ce que nous appelons un loyal garçon.

— Brefun moutard qui tenait ses dix-huit mille livres derente à la disposition des premières actions venues, dit Couture.

— Cediable de Couture a tellement l’habitude d’anticiper lesdividendes, qu’il anticipe le dénoûment de mon histoire. Où enétais-je? Au retour de Beaudenord. Quand il fut installé quaiMalaquais, il arriva que mille francs au-dessus de ses besoins furentinsuffisants pour sa part de loge aux Italiens et à l’Opéra. Quand il perdait vingt-cinq ou trente louis au jeu dans un pari, naturellement il payait; puis il les dépensait en cas de gain, cequi nous arriverait si nous étions assez bêtes pour nous laisserprendre à parier. Beaudenord, gêné dans ses dix-huit mille livresde rente, sentit la nécessité de créer ce que nous appelonsaujourd’hui lefond de roulement.Il tenait beaucoup àne pas s’enfoncer lui-même.Il alla consulter son tuteur: «Mon cher enfant, lui dit d’Aiglemont, les rentes arrivent au pair, vends tes rentes, j’ai vendu lesmiennes et celles de ma femme. Nucingen a tous mes capitaux et m’endonne six pour cent; fais comme moi, tu auras un pour cent de plus, et ce un pour cent te permettra d’être tout à fait à ton aise.«En trois jours, notre Godefroid fut à son aise. Ses revenus étantdans un équilibre parfait avec son superflu, son bonheur matérielfut complet. S’il était possible d’interroger tous les jeunesgens de Paris d’un seul regard, comme il paraît que la chose sefera lors du jugement dernier pour les milliards de générations quiauront pataugé sur tous les globes, en gardes nationaux ou ensauvages, et de leur demander si le bonheur d’un jeune homme devingt-six ans ne consiste pas: à pouvoir sortir à cheval, entilbury, ou en cabriolet avec un tigre gros comme le poing, frais etrose comme Toby, Joby, Paddy; à avoir, le soir, pour douze francs, un coupé de louage très-convenable; à se montrer élégamment tenusuivant les lois vestimentales qui régissent huit heures, midi, quatre heures et le soir; à être bien reçu dans toutes lesambassades, et y recueillir les fleurs éphémères d’amitiéscosmopolites et superficielles; à être d’une beauté supportable, et à bien porter son nom, son habit et sa tête; à loger dans uncharmant petit entresol arrangé comme je vous ai dit que l’étaitl’entresol du quai Malaquais; à pouvoir inviter des amis à vousaccompagner au Rocher de Cancale sans avoir interrogé préalablementson gousset, et n’être arrêté dans aucun de ses mouvementsraisonnables par ce mot: Ah! et de l’argent? à pouvoir renouvelerles bouffettes roses qui embellissent 20lesoreilles de ses trois chevaux pur sang, et à avoir toujours unecoiffe neuve à son chapeau. Tous, nous-mêmes, gens supérieurs, tous répondraient que ce bonheur est incomplet, que c’est laMagdeleine sans autel, qu’il faut aimer et être aimé, ou aimersans être aimé, ou être aimé sans aimer, ou pouvoir aimer à tortet à travers. Arrivons au bonheur moral. Quand, en janvier 1823, ilse trouva bien assis dans ses jouissances, après avoir pris pied etlangue dans les différentes sociétés parisiennes où il lui plutd’aller, il sentit la nécessité de se mettre à l’abri d’uneombrelle, d’avoir à se plaindre d’une femme comme il faut, de nepas mâchonner la queue d’une rose achetée dix sous à madamePrévost, à l’instar des petits jeunes gens qui gloussent dans lescorridors de l’Opéra, comme des poulets en épinette. Enfin ilrésolut de rapporter ses sentiments, ses idées, ses affections àune femme, unefemme! La PHAMME! AH! Il conçut d’abord la pensée saugrenue d’avoir une passionmalheureuse, il tourna pendant quelque temps autour de sa bellecousine, madame d’Aiglemont, sans s’apercevoir qu’un diplomateavait déjà dansé la valse de Faust avec elle. L’année 25 sepassa en essais, en recherches, en coquetteries inutiles. L’objetaimant demandé ne se trouva pas. Les passions sont extrêmementrares. Dans cette époque, il s’est élevé tout autant debarricades dans les mœurs que dans les rues! En vérité, mesfrères, je vous le dis, l’improper nousgagne! Comme on nous fait le reproche d’aller sur les brisées despeintres en portraits, des commissaires-priseurs et des marchandes demodes, je ne vous ferai pas subir la description de la personne enlaquelle Godefroid reconnut sa femelle. Age, dix-neuf ans; taille, unmètre cinquante centimètres; cheveux blonds, sourcils idem; yeux bleus, front moyen, nez courbé, bouche petite, menton court etrelevé, visage ovale; signes particuliers, néant. Tel, lepasse-port de l’objet aimé. Ne soyez pas plus difficiles que laPolice, que messieurs les Maires de toutes les villes et communes deFrance, que les gendarmes et autres autorités constituées. D’ailleurs, c’est le bloc de la Vénus de Médicis, paroled’honneur. La première fois que Godefroid alla chez madame deNucingen, qui l’avait invité à l’un de ces bals par lesquelselle acquit, à bon compte, une certaine réputation, il y aperçut, dans un quadrille, la personne à aimer et fut émerveillé par cettetaille d’un mètre cinquante centimètres. Ces cheveux blondsruisselaient en cascades bouillonnantes sur une 21petitetête ingénue et fraîche comme celle d’une naïade qui aurait misle nez à la fenêtre cristalline de sa source, pour voir les fleursdu printemps. (Ceci est notre nouveau style, des phrases qui filentcomme notre macaroni tout à l’heure.) L’idem dessourcils, n’en déplaise à la Préfecture de Police, aurait pudemander six vers à l’aimable Parny, ce poète badin les eût fortagréablement comparés à l’arc de Cupidon, en faisant observerque le trait était au-dessous, mais un trait sans force, épointé, car il y règne encore aujourd’hui la moutonne douceur que lesdevants de cheminée attribuent à madame de la Vallière, au momentoù elle signe sa tendresse par-devant Dieu, faute d’avoir pu lasigner par-devant notaire. Vous connaissez l’effet des cheveuxblonds et des yeux bleus, combinés avec une danse molle, voluptueuseet décente? Une jeune personne ne vous frappe pas alorsaudacieusement au cœur, comme ces brunes qui par leur regard ontl’air de vous dire, en mendiant espagnol: La bourse ou la vie! cinqfrancs, ou je te méprise. Ces beautés insolentes (et quelque peudangereuses!) peuvent plaire à beaucoup d’hommes; mais, selon moi, la blonde qui a le bonheur de paraître excessivement tendre etcomplaisante, sans perdre ses droits de remontrance, de taquinage, dediscours immodérés, de jalousie à faux et tout ce qui la rend lafemme adorable, sera toujours plus sûre de se marier que la bruneardente. Le bois est cher. Isaure, blanche comme une Alsacienne (elleavait vu le jour à Strasbourg et parlait l’allemand avec un petitaccent français fort agréable), dansait à merveille. Ses pieds, que l’employé de la police n’avait pas mentionnés, et quicependant pouvaient trouver leur place sous la rubrique signesparticuliers, étaient remarquables par leur petitesse, par ce jeu particulier queles vieux maîtres ont nommé flic-flac, et comparable au débit agréable de mademoiselle Mars, car toutesles muses sont sœurs, le danseur et le poète ont également lespieds sur terre. Les pieds d’Isaure conversaient avec une netteté, une précision, une légèreté, une rapidité de très-bon augurepour les choses du cœur. — «Elle a du flic-flac!«était le suprême éloge de Marcel, le seul maître de danse qui aitmérité le nom de grand. On a dit le grand Marcel comme le grandFrédéric, et du temps de Frédéric.

— A-t-ilcomposé des ballets, demanda Finot.

— Oui, quelque chose comme les QuatreÉléments, l’Europegalante.

— Queltemps, dit Finot, que le temps où les grands seigneurs habillaientles danseuses!

— Improper! repritBixiou. Isaure ne s’élevait pas sur ses pointes, elle restaitterre à terre, se balançait sans secousses, ni plus ni moinsvoluptueusement que doit se balancer une jeune personne. Marceldisait avec une profonde philosophie que chaque état avait sa danse: une femme mariée devait danser autrement qu’une jeune personne, unrobin autrement qu’un financier, et un militaire autrement qu’unpage; il allait même jusqu’à prétendre qu’un fantassin devaitdanser autrement qu’un cavalier: et, de là il partait pouranalyser toute la société. Toutes ces belles nuances sont bien loinde nous.

— Ah! dit Blondet, tu mets le doigt sur un grand malheur. Si Marcel eûtété compris, la Révolution française n’aurait pas eu lieu.

— Godefroid, reprit Bixiou, n’avait pas eu l’avantage de parcourir l’Europesans observer à fond les danses étrangères. Sans cette profondeconnaissance en chorégraphie, qualifiée de futile, peut-êtren’eût-il pas aimé cette jeune personne; mais des trois centsinvités qui se pressaient dans les beaux salons de la rueSaint-Lazare, il fut le seul à comprendre l’amour inédit quetrahissait une danse bavarde. On remarqua bien la manière d’Isaured’Aldrigger; mais, dans ce siècle où chacun s’écrie: Glissons, n’appuyons pas! l’un dit: Voilà une jeune fille qui dansefameusement bien (c’était un clerc de notaire); l’autre: Voilàune jeune personne qui danse à ravir (c’était une dame enturban); la troisième, une femme de trente ans: Voilà une petitepersonne qui ne danse pas mal! Revenons au grand Marcel, et disons enparodiant son plus fameux mot: Que de choses dans un avant-deux!

— Etallons un peu plus vite! dit Blondet, tu marivaudes.

— Isaure, reprit Bixiou qui regarda Blondet de travers, avait une simple robede crêpe blanc ornée de rubans verts, un camélia dans ses cheveux, un camélia à sa ceinture, un autre camélia dans le bas de sa robe, et un camélia…

— Allons, voilà les trois cents chèvres de Sancho!

— C’esttoute la littérature, mon cher! Clarisse est un chef-d’œuvre, ila quatorze volumes, et le plus obtus vaudevilliste te le raconteradans un acte. Pourvu que je t’amuse, de quoi te plains-tu? Cettetoilette était d’un effet délicieux, est-ce que tu n’aimes pasle camélia? veux-tu des dahlias? Non. Eh! bien, un marron, tiens! ditBixiou qui jeta sans doute un marron à Blondet, car nous enentendîmes le bruit sur l’assiette.

— Allons, j’ai tort, continue? dit Blondet.

— Jereprends, dit Bixiou. «N’est-ce pas joli à épouser?» ditRastignac à Beaudenord en lui montrant la petite aux caméliasblancs, purs et sans une feuille de moins. Rastignac était un desintimes de Godefroid. — «Eh! bien, j’y pensais, lui répondit àl’oreille Godefroid. J’étais occupé à me dire qu’au lieu detrembler à tout moment dans son bonheur, de jeter à grand’peineun mot dans une oreille inattentive, de regarder aux Italiens s’ily a une fleur rouge ou blanche dans une coiffure, s’il y a au Boisune main gantée sur le panneau d’une voiture, comme cela se fait àMilan, au Corso; qu’au lieu de voler une bouchée de baba derrièreune porte, comme un laquais qui achève une bouteille, d’user sonintelligence pour donner et recevoir une lettre, comme un facteur; qu’au lieu de recevoir des tendresses infinies en deux lignes, avoir cinq volumes in-folio à lire aujourd’hui, demain unelivraison de deux feuilles, ce qui est fatigant; qu’au lieu de setraîner dans les ornières et derrière les haies, il vaudrait mieuxse laisser aller à l’adorable passion enviée par J.-J. Rousseau, aimer tout bonnement une jeune personne comme Isaure, avecl’intention d’en faire sa femme si, durant l’échange dessentiments, les cœurs se conviennent, enfin être Wertherheureux!» — «C’est un ridicule tout comme un autre, dit Rastignacsans rire. A ta place, peut-être me plongerais-je dans les délicesinfinies de cet ascétisme, il est neuf, original et peu coûteux. Ta Mona Lisaest suave, mais sotte comme une musique de ballet, je t’enpréviens.» La manière dont Rastignac dit cette dernière phrasefit croire à Beaudenord que son ami avait intérêt à ledésenchanter, et il le crut son rival en sa qualité d’anciendiplomate. Les vocations manquées déteignent sur toute l’existence. Godefroid s’amouracha si bien de mademoiselle Isaure d’Aldrigger, que Rastignac alla trouver une grande fille qui causait dans un salonde jeu, et lui dit à l’oreille: «Malvina, votre sœur vient deramener dans son filet un poisson qui pèse dix-huit mille livres derentes, il a un nom, une certaine assiette dans le monde et de latenue; surveillez-les; s’ils filent le parfait amour, ayez soind’être la confidente d’Isaure pour ne pas lui laisser répondreun mot sans l’avoir corrigé.» Vers deux heures du matin, levalet-de-chambre vint dire à une petite bergère des Alpes, de 24quaranteans, coquette comme la Zerline de l’opéra de Don Juan, et auprèsde laquelle se tenait Isaure: «La voiture de madame la baronne estavancée.» Godefroid vit alors sa beauté de ballade allemandeentraînant sa mère fantastique dans le salon de partance, où cesdeux dames furent suivies par Malvina. Godefroid, qui feignit (l’enfant!) d’aller savoir dans quel pot de confitures s’étaitblotti Joby, eut le bonheur d’apercevoir Isaure et Malvinaembobelinant leur sémillante maman dans sa pelisse, et se rendantces petits soins de toilette exigés par un voyage nocturne dansParis. Les deux sœurs l’examinèrent du coin de l’œil enchattes bien apprises, qui lorgnent une souris sans avoir l’air d’yfaire attention. Il éprouva quelque satisfaction en voyant le ton, la mise, les manières du grand Alsacien en livrée, bien ganté, quivint apporter de gros souliers fourrés à ses trois maîtresses. Jamais deux sœurs ne furent plus dissemblables que l’étaientIsaure et Malvina. L’aînée, grande et brune, Isaure petite etmince; celle-ci les traits fins et délicats; l’autre des formesvigoureuses et prononcées; Isaure était la femme qui règne par sondéfaut de force, et qu’un lycéen se croit obligé de protéger; Malvina était la femme «d’Avez-vousvu dans Barcelone?«A côté de sa sœur, Isaure faisait l’effet d’une miniatureauprès d’un portrait à l’huile. «Elle est riche! dit Godefroidà Rastignac en rentrant dans le bal. — Qui? — Cette jeunepersonne. — Ah! Isaure d’Aldrigger. Mais oui. La mère est veuve, son mari a eu Nucingen dans ses bureaux à Strasbourg. Veux-tu larevoir, tourne un compliment à madame de Restaud, qui donne un balaprès-demain, la baronne d’Aldrigger et ses deux filles y seront, tu seras invité!» Pendant trois jours dans la chambre obscure deson cerveau, Godefroid vit son Isaureet les camélias blancs, et les airs de tête, comme lorsqu’aprèsavoir contemplé long-temps un objet fortement éclairé, nous leretrouvons les yeux fermés sous une forme moindre, radieux etcoloré, qui pétille au centre des ténèbres.

— Bixiou, tu tombes dans le phénomène, masse-nous des tableaux? dit Couture.

— Voilà! reprit Bixiou en se posant sans doute comme un garçon de café, voilà, messieurs, le tableau demandé! Attention, Finot! il fauttirer sur ta bouche comme un cocher de coucou sur celle de sa rosse! Madame Théodora-Marguerite-Wilhelmine Adolphus (de la maisonAdolphus et compagnie de Manheim), veuve du baron d’Aldrigger, n’était pas une bonne grosse Allemande, compacte et réfléchie, blanche, à visage doré comme la mousse d’un pot de bière, enrichie de toutes les vertus patriarcales que la Germanie possède, romancièrement parlant. Elle avait les joues encore fraîches, colorées aux pommettes comme celles d’une poupée de Nuremberg, des tire-bouchons très-éveillés aux tempes, les yeux agaçants, pas le moindre cheveu blanc, une taille mince, et dont lesprétentions étaient mises en relief par des robes à corset. Elleavait au front et aux tempes quelques rides involontaires qu’elleaurait bien voulu, comme Ninon, exiler à ses talons; mais les ridespersistaient à dessiner leurs zigs-zags aux endroits les plusvisibles. Chez elle, le tour du nez se fanait, et le bout rougissait, ce qui était d’autant plus gênant que le nez s’harmoniait alorsà la couleur des pommettes. En qualité d’unique héritière, gâtée par ses parents, gâtée par son mari, gâtée par la villede Strasbourg, et toujours gâtée par ses deux filles quil’adoraient, la baronne se permettait le rose, la jupe courte, lenœud à la pointe du corset qui lui dessinait la taille. Quand unParisien voit cette baronne passant sur le boulevard, il sourit, lacondamne sans admettre, comme le Jury actuel, les circonstancesatténuantes dans un fratricide! Le moqueur est toujours un êtresuperficiel et conséquemment cruel, le drôle ne tient aucun comptede la part qui revient à la Société dans le ridicule dont il rit, car la Nature n’a fait que des bêtes, nous devons les sots àl’État social.

— Ceque je trouve de beau dans Bixiou, dit Blondet, c’est qu’il estcomplet: quand il ne raille pas les autres, il se moque de lui-même.

— Blondet, je te revaudrai cela, dit Bixiou d’un ton fin. Si cette petitebaronne était évaporée, insouciante, égoïste, incapable decalcul, la responsabilité de ses défauts revenait à la maisonAdolphus et compagnie de Manheim, à l’amour aveugle du barond’Aldrigger. Douce comme un agneau, cette baronne avait le cœurtendre, facile à émouvoir, mais malheureusement l’émotion duraitpeu et conséquemment se renouvelait souvent. Quand le baron mourut, cette bergère faillit le suivre, tant sa douleur fut violente etvraie; mais… le lendemain, à déjeuner, on lui servit des petitspois qu’elle aimait, et ces délicieux petits pois calmèrent lacrise. Elle était si aveuglément aimée par ses deux filles, parses gens, que toute la maison fut heureuse d’une circonstance quileur permit de dérober à la baronne le spectacle douloureux duconvoi. Isaure et Malvina cachèrent leurs larmes à cette mèreadorée, et l’occupèrent 26àchoisir ses habits de deuil, à les commander pendant que l’onchantait le Requiem. Quand un cercueil est placé sous ce grand catafalque noir et blanc, taché de cire, qui a servi à trois mille cadavres de gens comme ilfaut avant d’être réformé, selon l’estimation d’uncroque-mort philosophe que j’ai consulté sur ce point, entre deuxverres de petitblanc; quand un bas clergé très-indifférent braille le Diesiræ, quand le haut clergé non moins indifférent dit l’office, savez-vous ce que disent les amis vêtus de noir, assis ou deboutdans l’église? (Voilà le tableau demandé). Tenez, lesvoyez-vous? — Combien croyez-vous que laisse le papa d’Aldrigger? disait Desroches à Taillefer, qui nous a fait faire avant sa mort laplus belle orgie connue…

— Est-ceque Desroches était avoué dans ce temps-là?

— Ila traité en 1822, dit Couture. Et c’était hardi pour le fils d’unpauvre employé qui n’a jamais eu plus de dix-huit cents francs, etdont la mère gérait un bureau de papier timbré. Mais il a rudementtravaillé de 1818 à 1822. Entré quatrième clerc chez Derville, ily était second clerc en 1819!

— Desroches!

— Oui, dit Bixiou. Desroches a roulé comme nous sur les fumiers du Jobisme. Ennuyé de porter des habits trop étroits et à manches tropcourtes, il avait dévoré le Droit par désespoir, et venaitd’acheter un titre nu. Avoué sans le sou, sans clientèle, sansautres amis que nous, il devait payer les intérêts d’une Chargeet d’un Cautionnement.

— Ilme faisait alors l’effet d’un tigre sorti du Jardin-des-Plantes, dit Couture. Maigre, à cheveux roux, les yeux couleur tabacd’Espagne, un teint aigre, l’air froid et flegmatique, mais âpreà la veuve, tranchant sur l’orphelin, travailleur, la terreur deses clercs qui ne devaient pas perdre leur temps, instruit, retors, double, d’une élocution mielleuse, ne s’emportant jamais, haineux à la manière de l’homme judiciaire.

— Etil a du bon, s’écria Finot, il est dévoué à ses amis, et sonpremier soin fut de prendre Godeschal pour Maître-Clerc, le frère àMariette.

— AParis, dit Blondet, l’avoué n’a que deux nuances: il y a l’avouéhonnête homme qui demeure dans les termes de la loi, pousse lesprocès, ne court pas les affaires, ne néglige rien, conseille sesclients avec loyauté, les fait transiger sur les pointsdouteux, unDerville enfin. Puis il y a l’avoué famélique à qui tout est bonpourvu que les frais soient assurés; qui ferait battre, non pas desmontagnes, il les vend, mais des planètes; qui se charge du triomphed’un coquin sur un honnête homme, quand par hasard l’honnêtehomme ne s’est pas mis en règle. Quand un de ces avoués-là faitun tour de maître Gonin un peu trop fort, la Chambre le force àvendre. Desroches, notre ami Desroches, a compris ce métier assezpauvrement fait par de pauvres hères: il a acheté des causes auxgens qui tremblaient de les perdre, il s’est rué sur la chicane enhomme déterminé à sortir de la misère. Il a eu raison, il a faittrès-honnêtement son métier. Il a trouvé des protecteurs dans leshommes politiques en sauvant leurs affaires embarrassées, comme pournotre cher des Lupeaulx, dont la position était si compromise. Illui fallait cela pour se tirer de peine, car Desroches a commencépar être très-mal vu du Tribunal! lui qui rectifiait avec tant depeine les erreurs de ses clients!… Voyons, Bixiou, revenons?…Pourquoi Desroches se trouvait-il dans l’église?

« — D’Aldriggerlaisse sept ou huit cent mille francs! répondit Taillefer àDesroches. — Ah! bah! il n’y a qu’une personne quiconnaisse leur fortune, dit Werbrust, un ami du défunt.

— Qui?

— Ce gros malin de Nucingen, il ira jusqu’au cimetière, d’Aldrigger a été son patron, etpar reconnaissance il faisait valoir les fonds du bonhomme.

— Saveuve va trouver une bien grand différence! — Commentl’entendez-vous?

— Mais d’Aldrigger aimait tant sa femme! Ne riezdonc pas, on nous regarde.

— Tiens, voilà du Tillet, il est bien enretard, il arrive à l’Épître. — Il épousera sans doutel’aînée.

— Est-ce possible? dit Desroches, il est plus que jamaisengagé avec madame Roguin.

— Lui! engagé?… vous ne le connaissezpas. — Savez-vous la position de Nucingen et de du Tillet? demandaDesroches.

— La voici, dit Taillefer: Nucingen est homme à dévorerle capital de son ancien patron et à le lui rendre…

— Heu! heu! fit Werbrust.Il fait diablement humide dans les églises, heu! heu! — Comment lerendre?…

— Hé! bien, Nucingen sait que du Tillet a une grandefortune, il veut le marier à Malvina; mais du Tillet se défie deNucingen. Pour qui voit le jeu, cette partie est amusante. — Comment, dit Werbrust, déjà bonne à marier?… Comme nous vieillissonsvite!

— Malvina d’Aldrigger a vingt ans, mon cher. Le bonhommed’Aldrigger s’est 28mariéen 1800! Il nous a donné d’assez belles fêtes à Strasbourg pourson mariage et pour la naissance de Malvina. C’était en 1801, àla paix d’Amiens, et nous sommes en 1823, papa Werbrust. Dans cetemps-là, on ossianisait tout, il a nommé sa fille Malvina. Six ansaprès, sous l’Empire, il y a eu pendant quelque temps une fureurpour les choses chevaleresques, c’était: Partantpour la Syrie, un tas de bêtises. Il a nommé sa seconde fille Isaure, elle adix-sept ans. Voilà deux filles à marier. — Ces femmes n’aurontpas un sou dans dix ans, dit Werbrust confidentiellement àDesroches. — Il y a, répondit Taillefer, le valet de chambre ded’Aldrigger, ce vieux qui beugle au fond de l’église, il a vuélever ces deux demoiselles, il est capable de tout pour leurconserver de quoi vivre. (Les chantres: Diesiræ!) Les enfants de chœur: diesilla! (Taillefer: — Adieu, Werbrust, en entendant le Diesiræ, je pense trop à mon pauvre fils. — Je m’en vais aussi, il faittrop humide, dit Werbrust. (infavilla.) (Les pauvres à la porte: Quelques sous, mes chers messieurs!) (Lesuisse: Pan! pan! pourles besoins de l’église. Les chantres: Amen! Unami: De quoi est-il mort? Un curieux farceur: D’un vaisseau rompudans le talon. Un passant: Savez-vous quel est le personnage quis’est laissé mourir? Un parent: Le président de Montesquieu. Lesacristain aux pauvres: Allez-vous-en donc, on nous a donné pourvous, ne demandez plus rien!)

— Quelleverve! dit Couture.

(Eneffet il nous semblait entendre tout le mouvement qui se fait dansune église. Bixiou imitait tout, jusqu’au bruit des gens qui s’envont avec le corps, par un remuement de pieds sur le plancher.)

— Ily a des poètes, des romanciers, des écrivains qui disent beaucoupde belles choses sur les mœurs parisiennes, reprit Bixiou, maisvoilà la vérité sur les enterrements. Sur cent personnes quirendent les derniers devoirs à un pauvre diable de mort, quatre-vingt-dix-neuf parlent d’affaires et de plaisirs en pleineéglise. Pour observer quelque pauvre petite vraie douleur, il fautdes circonstances impossibles. Encore! y a-t-il une douleur sanségoïsme?…

— Heu! heu! fit Blondet. Il n’y a rien de moins respecté que la mort, peut-être est-ce ce qu’il y a de moins respectable?…

— C’estsi commun! reprit Bixiou. Quand le service fut fini, 29Nucingenet du Tillet accompagnèrent le défunt au cimetière. Le vieux valetde chambre allait à pied. Le cocher menait la voiture derrièrecelle du Clergé. — Hébien! ma ponne ami, dit Nucingen à du Tillet en tournant le boulevard, locationest pelle bire ebiser Malfina: fous serez le brodecdir teu zettebaufre vamile han plires, visse aurez eine vamile, ine indérière; fous drouferez eine mison doute mondée, et Malfina cerdes esd einefrai dressor.

— Ilme semble entendre parler ce vieux Robert Macaire de Nucingen! ditFinot.

«Unecharmante personne, reprit Ferdinand du Tillet avec feu et sanss’échauffer,» reprit Bixiou.

— Toutdu Tillet dans un mot! s’écria Couture.

« — Ellepeut paraître laide à ceux qui ne la connaissent pas, mais, jel’avoue, elle a de l’âme, disait du Tillet. — Ed tu quir, c’esd le pon te l’iffire, mon cher, il aura ti téfuement et tel’indelligence. Tans nodre chin te médier, on ne said ni ki fit, ni ki mire; c’esd eine crant ponhire ki te pufoir se gonvier auquir te sa femme. Che droguerais bienne Telvine qui, fous le safez, m’a abordé plis d’eine million, gondre Malfina qui n’a pas inetaude si crante. — Mais qu’a-t-elle? — Che ne sais bas auchiste, dit le baron de Nucingen, mais il a kekechausse. — Elle a une mère qui aime bien le rose!» dit duTillet. Ce mot mit fin aux tentatives de Nucingen. Après le dîner, le baron apprit alors à la Wilhelmine-Adolphus qu’il lui restait àpeine quatre cent mille francs chez lui. La fille des Adolphus deManheim, réduite à vingt-quatre mille livres de rente, se perditdans des calculs qui se brouillaient dans sa tête. “ — Comment! disait-elle à Malvina, comment! j’ai toujours eu six mille francspour nous chez la couturière! mais où ton père prenait-il del’argent? Nous n’aurons rien avec vingt-quatre mille francs, noussommes dans la misère. Ah! si mon père me voyait ainsi déchue, ilen mourrait, s’il n’était pas mort déjà! Pauvre Wilhelmine!«Et elle se mit à pleurer. Malvina, ne sachant comment consoler samère, lui représenta qu’elle était encore jeune et jolie, lerose lui seyait toujours, elle irait à l’Opéra, aux Bouffons dansla loge de madame de Nucingen. Elle endormit sa mère dans un rêvede fêtes, de bals, de musique, de belles toilettes et de succès, qui commença sous les rideaux d’un lit en soie bleue, dans 30unechambre élégante, contiguë à celle où, deux nuits auparavant, avait expiré monsieur Jean-Baptiste baron d’Aldrigger, dont voicil’histoire en trois mots. En son vivant, ce respectable Alsacien, banquier à Strasbourg, s’était enrichi d’environ troismillions. En 1800, à l’âge de trente-six ans, à l’apogéed’une fortune faite pendant la Révolution, il avait épousé, parambition et par inclination, l’héritière des Adolphus de Manheim, jeune fille adorée de toute une famille et naturellement elle enrecueillit la fortune dans l’espace de dix années. D’Aldriggerfut alors baronifié par S. M. l’Empereur et Roi, car sa fortune sedoubla; mais il se passionna pour le grand homme qui l’avait titré.Donc, entre 1814 et 1815, il se ruina pour avoir pris au sérieux lesoleil d’Austerlitz. L’honnête Alsacien ne suspendit pas sespaiements, ne désintéressa pas ses créanciers avec les valeursqu’il regardait comme mauvaises; il paya tout à bureau ouvert, seretira de la Banque et mérita le mot de son ancien premier commis, Nucingen: «Honnête homme, mais bête!» Tout compte fait, il luiresta cinq cent mille francs et des recouvrements sur l’Empire quin’existait plus. — Foilà ze gue z’est gué t’afoir drop crianne Nappolion, dit-il en voyant le résultat de sa liquidation. Lorsqu’on a été les premiers d’une ville, le moyen d’y resteramoindri?… Le banquier de l’Alsace fit comme font tous lesprovinciaux ruinés: il vint à Paris, il y porta courageusement desbretelles tricolores sur lesquelles étaient brodées les aiglesimpériales et s’y concentra dans la société bonapartiste. Ilremit ses valeurs au baron de Nucingen qui lui donna huit pour centde tout, en acceptant ses créances impériales à soixante pour centseulement de perte, ce qui fut cause que d’Aldrigger serra la mainde Nucingen en lui disant: — Ch’édais pien sir te de droufer lequir d’in Elsacien! Nucingen se fit intégralement payerpar notre ami des Lupeaulx. Quoique bien étrillé, l’Alsacien eutun revenu industriel de quarante-quatre mille francs. Son chagrin secompliqua du spleen dontsont saisis les gens habitués à vivre par le jeu des affaires quandils en sont sevrés. Le banquier se donna pour tâche de sesacrifier, noble cœur! à sa femme, dont la fortune venait d’êtredévorée, et qu’elle avait laissé prendre avec la facilité d’unefille à qui les affaires d’argent étaient tout à fait inconnues.La baronne d’Aldrigger retrouva donc les jouissances auxquelleselle était habituée, le vide que pouvait lui causer la Société deStrasbourg fut comblé par les plaisirs de Paris. 31Lamaison Nucingen tenait déjà comme elle tient encore le haut bout dela société financière, et le baron habile mit son honneur à bientraiter le baron honnête. Cette belle vertu faisait bien dans lesalon Nucingen. Chaque hiver écornait le capital de d’Aldrigger; mais il n’osait faire le moindre reproche à la perle des Adolphus; sa tendresse fut la plus ingénieuse et la plus inintelligente qu’ily eût en ce monde. Brave homme, mais bête! Il mourut en sedemandant: «Que deviendront-elles sans moi?» Puis, dans un momentoù il fut seul avec son vieux valet de chambre Wirth, le bonhomme, entre deux étouffements, lui recommanda sa femme et ses deux filles, comme si ce Caleb d’Alsace était le seul être raisonnable qu’ily eût dans la maison. Trois ans après, en 1826, Isaure était âgéede vingt ans et Malvina n’était pas mariée. En allant dans lemonde Malvina avait fini par remarquer combien les relations y sontsuperficielles, combien tout y est examiné, défini. Semblable à laplupart des filles dites bien élevées, Malvina ignoraitle mécanisme de la vie, l’importance de la fortune, la difficultéd’acquérir la moindre monnaie, le prix des choses. Aussi, pendantces six années, chaque enseignement avait-il été une blessure pourelle. Les quatre cent mille francs laissés par feu d’Aldrigger àla maison Nucingen furent portés au crédit de la baronne, car lasuccession de son mari lui redevait douze cent mille francs; et dansles moments de gêne, la bergère des Alpes y puisait comme dans unecaisse inépuisable. Au moment où notre pigeon s’avançait vers sacolombe, Nucingen, connaissant le caractère de son anciennepatronne, avait dû s’ouvrir à Malvina sur la situation financièreoù la veuve se trouvait: il n’y avait plus que trois cent millefrancs chez lui, les vingt-quatre mille livres de rente se trouvaientdonc réduites à dix-huit mille. Wirth avait maintenu la positionpendant trois ans! Après la confidence du banquier, les chevauxfurent réformés, la voiture fut vendue et le cocher congédié parMalvina, à l’insu de sa mère. Le mobilier de l’hôtel, quicomptait dix années d’existence, ne put être renouvelé, maistout s’était fané en même temps. Pour ceux qui aimentl’harmonie, il n’y avait que demi-mal. La baronne, cette fleur sibien conservée, avait pris l’aspect d’une rose froide et grippéequi reste unique dans un buisson au milieu de novembre. Moi qui vousparle, j’ai vu cette opulence se dégradant par teintes, pardemi-tons! Effroyable! parole d’honneur. Ç’a été mon dernierchagrin. Après je me suis dit: C’est bête de prendretant 32d’intérêtaux autres! Pendant que j’étais employé, j’avais la sottise dem’intéresser à toutes les maisons où je dînais, je lesdéfendais en cas de médisance, je ne les calomniais pas, je… Oh! j’étais un enfant. Quand sa fille lui eut expliqué saposition, la ci-devant perle s’écria: — Mes pauvres enfants! quidonc me fera mes robes? Je ne pourrai donc plus avoir de bonnetsfrais, ni recevoir, ni aller dans le monde! — A quoi pensez-vous quese reconnaisse l’amour chez un homme? dit Bixiou en s’interrompant, il s’agit de savoir si Beaudenord était vraiment amoureux de cettepetite blonde.

— Ilnéglige ses affaires, répondit Couture.

— Ilmet trois chemises par jour, dit Finot.

— Unequestion préalable? dit Blondet, un homme supérieur peut-il etdoit-il être amoureux?

— Mesamis, reprit Bixiou d’un air sentimental, gardons-nous comme d’unebête venimeuse de l’homme qui, se sentant pris d’amour pour unefemme, fait claquer ses doigts ou jette son cigare en disant: Bah! ily en a d’autres dans le monde! Mais le gouvernement peut employerce citoyen dans le Ministère des Affaires Étrangères. Blondet, jete fais observer que ce Godefroid avait quitté la diplomatie.

— Hé! bien, il a été absorbé, l’amour est la seule chance qu’aientles sots pour se grandir, répondit Blondet.

— Blondet, Blondet, pourquoi donc sommes-nous si pauvres? s’écria Bixiou.

— Etpourquoi Finot est-il riche? reprit Blondet, je te le dirai, va, monfils, nous nous entendons. Allons, voilà Finot qui me verse à boirecomme si j’avais monté son bois. Mais à la fin d’un dîner, ondoit siroter levin. Eh! bien?

— Tul’as dit, l’absorbé Godefroid fit ample connaissance avec lagrande Malvina, la légère baronne et la petite danseuse. Il tombadans le servantisme le plus minutieux et le plus astringent. Cesrestes d’une opulence cadavéreuse ne l’effrayèrent pas. Ah!...bah! il s’habitua par degrés à toutes ces guenilles. Jamais lelampasse vert à ornements blancs du salon ne devait paraître à cegarçon ni passé, ni vieux, ni taché, ni bon à remplacer. Lesrideaux, la table à thé, les chinoiseries étalées sur lacheminée, le lustre rococo, le tapis façon cachemire qui montraitla corde, le piano, le petit service fleureté, les serviettesfrangées et aussi trouées à l’espagnole, le salon 33dePerse qui précédait la chambre à coucher bleue de la baronne, avecses accessoires, tout lui fut saint et sacré. Les femmes stupides etchez qui la beauté brille de manière à laisser dans l’ombrel’esprit, le cœur, l’âme, peuvent seuls inspirer de pareilsoublis, car une femme d’esprit n’abuse jamais de ses avantages, il faut être petite et sotte pour s’emparer d’un homme.Beaudenord, il me l’a dit, aimait le vieux et solennel Wirth! Cevieux drôle avait pour son futur maître le respect d’un croyantcatholique pour l’Eucharistie. Cet honnête Wirth était un Gaspardallemand, un de ces buveurs de bière qui enveloppent leur finesse debonhomie, comme un cardinal Moyen-Age, son poignard dans sa manche. Wirth, voyant un mari pour Isaure, entourait Godefroid des ambages etcirconlocutions arabesques de sa bonhomie alsacienne, la glu la plusadhérente de toutes les matières collantes. Madame d’Aldriggerétait profondément improper, elle trouvait l’amour la chose la plus naturelle. Quand Isaure etMalvina sortaient ensemble et allaient aux Tuileries ou auxChamps-Élysées, où elles devaient rencontrer des jeunes gens deleur société, la mère leur disait: — «Amusez-vous bien, meschères filles!» Leurs amis, les seuls qui pussent calomnier lesdeux sœurs, les défendaient; car l’excessive liberté que chacunavait dans le salon des d’Aldrigger, en faisait un endroit unique àParis. Avec des millions on aurait obtenu difficilement de pareillessoirées où l’on parlait de tout avec esprit, où la mise soignéen’était pas de rigueur, où l’on était à son aise au point d’ydemander à souper. Les deux sœurs écrivaient à qui leur plaisait, recevaient tranquillement des lettres, à côté de leur mère, sansque jamais la baronne eût l’idée de leur demander de quoi ils’agissait. Cette adorable mère donnait à ses filles tous lesbénéfices de son égoïsme, la passion la plus aimable du monde, ence sens que les égoïstes, ne voulant pas être gênés, ne gênentpersonne, et n’embarrassent point la vie de ceux qui les entourentpar les ronces du conseil, par les épines de la remontrance, ni parles taquinages de guêpe que se permettent les amitiés excessivesqui veulent tout savoir, tout contrôler…

— Tume vas au cœur, dit Blondet. Mais, mon cher, tu ne racontes pas, tu blagues…

— Blondet, si tu n’étais pas gris, tu me ferais de la peine! De nous quatre, il est le seul homme sérieusement littéraire! A cause de lui, jevous fais l’honneur de vous traiter en gourmets, je vous 34distillemon histoire, et il me critique! Mes amis, la plus grande marque destérilité spirituelle est l’entassement des faits. La sublimecomédie du Misanthrope prouveque l’Art consiste à bâtir un palais sur la pointe d’uneaiguille. Le mythe de mon idée est dans la baguette des fées quipeut faire de la plaine des Sablons, un Interlachen, en dix secondes (le temps de vider ce verre!). Voulez-vous que jevous fasse un récit qui aille comme un boulet de canon, un rapportde général en chef? Nous causons, nous rions, ce journaliste, bibliophobe à jeun, veut, quand il est ivre, que je donne à malangue la sotte allure d’un livre (il feignit de pleurer). Malheurà l’imagination française, on veut épointer les aiguilles de saplaisanterie! Diesiræ. PleuronsCandide, et vive la Critiquede la raison pure! la symbolique, et les systèmes en cinq volumes compactes, imprimés par desAllemands qui ne les savaient pas à Paris depuis 1750, en quelquesmots fins, les diamants de notre intelligence nationale. Blondet mènele convoi de son suicide, lui qui fait dans son journal les derniersmots de tous les grands hommes qui nous meurent sans rien dire!

— Vaton train, dit Finot.

— J’aivoulu vous expliquer en quoi consiste le bonheur d’un homme quin’est pas actionnaire (une politesse à Couture!). Eh! bien, nevoyez-vous pas maintenant à quel prix Godefroid se procura lebonheur le plus étendu que puisse rêver un jeune homme?… Ilétudiait Isaure pour être sûr d’être compris!… Les chosesqui se comprennent les unes les autres doivent être similaires. Or, il n’y a de pareils à eux-mêmes que le néant et l’infini; lenéant est la bêtise, le génie est l’infini. Ces deux amantss’écrivaient les plus stupides lettres du monde, en se renvoyantsur du papier parfumé des mots à la mode: ange! harpe éolienne! avec toi je serai complet! il y a un cœur dans mapoitrine d’homme! faible femme! pauvre moi! toutela friperie du cœur moderne. Godefroid restait à peine dix minutesdans un salon, il causait sans aucune prétention avec les femmes, elles le trouvèrent alors très-spirituel. Il était de ceux quin’ont d’autre esprit que celui qu’on leur prête. Enfin, jugezde son absorption: Joby, ses chevaux, ses voitures devinrent deschoses secondaires dans son existence. Il n’était heureuxqu’enfoncé dans sa bonne bergère en face de la baronne, au coinde cette cheminée de marbre vert antique, occupé à voir Isaure, àprendre du thé en causant avec le petit cercle d’amis 35quivenaient tous les soirs entre onze heures et minuit, rue Joubert, etoù on pouvait toujours jouer à la bouillotte sans crainte: j’y aitoujours gagné. Quand Isaure avait avancé son joli petit piedchaussé d’un soulier de satin noir et que Godefroid l’avaitlongtemps regardé, il restait le dernier et disait àIsaure: — Donne-moi ton soulier… Isaure levait le pied, le posaitsur une chaise, ôtait son soulier, le lui donnait en lui jetant unregard, un de ces regards? enfin, vous comprenez! Godefroid finit pardécouvrir un grand mystère chez Malvina. Quand du Tillet frappait àla porte, la rougeur vive qui colorait les joues de Malvina, disait: Ferdinand! En regardant ce tigre à deux pattes, les yeux de lapauvre fille s’allumaient comme un brasier sur lequel afflue uncourant d’air; elle trahissait un plaisir infini quand Ferdinandl’emmenait pour faire un aparte prèsd’une console ou d’une croisée. Comme c’est rare et beau, unefemme assez amoureuse pour devenir naïve et laisser lire dans soncœur! Mon Dieu, c’est aussi rare à Paris, que la fleur qui chantel’est aux Indes. Malgré cette amitié commencée depuis le jour oùles d’Aldrigger apparurent chez les Nucingen, Ferdinand n’épousaitpas Malvina. Notre féroce ami du Tillet n’avait pas paru jaloux dela cour assidue que Desroches faisait à Malvina, car pour achever depayer sa Charge avec une dot qui ne paraissait pas être moindre decinquante mille écus, il avait feint l’amour, lui homme de Palais! Quoique profondément humiliée de l’insouciance de du Tillet, Malvina l’aimait trop pour lui fermer la porte. Chez cette fille, tout âme, tout sentiment, tout expansion, tantôt la fierté cédaità l’amour, tantôt l’amour offensé laissait la fierté prendrele dessus. Calme et froid, notre ami Ferdinand acceptait cettetendresse, il la respirait avec les tranquilles délices du tigreléchant le sang qui lui teint la gueule; il en venait chercher lespreuves, il ne passait pas deux jours sans se montrer rue Joubert. Ledrôle possédait alors environ dix-huit cent mille francs, laquestion de fortune devait être peu de chose à ses yeux, et ilavait résisté non-seulement à Malvina, mais aux barons de Nucingenet de Rastignac, qui, tous deux, lui avaient fait fairesoixante-quinze lieues par jour, à quatre francs de guides, postillon en avant, et sans fil! dans les labyrinthes de leurfinesse. Godefroid ne put s’empêcher de parler à sa futurebelle-sœur de la situation ridicule où elle se trouvait entre unbanquier et un avoué. — Vous voulez me sermonner au sujet deFerdinand, savoir le secret 36qu’ily a entre nous, dit-elle avec franchise. Cher Godefroid, n’yrevenez jamais. La naissance de Ferdinand, ses antécédents, safortune n’y sont pour rien, ainsi croyez à quelque chosed’extraordinaire. Cependant, à quelques jours de là, Malvina pritBeaudenord à part, et lui dit: — Je ne crois pas monsieur Desrocheshonnête homme (ce que c’est que l’instinct de l’amour!), ilvoudrait m’épouser, et fait la cour à la fille d’un épicier.Je voudrais bien savoir si je suis un pis-aller, si le mariage estpour lui une affaire d’argent. Malgré la profondeur de son esprit, Desroches ne pouvait deviner du Tillet, et il craignait de lui voirépouser Malvina. Donc, le gars s’était ménagé une retraite, saposition était intolérable, il gagnait à peine, tous frais faits, les intérêts de sa dette. Les femmes ne comprennent rien à cessituations-là. Pour elles, le cœur est toujours millionnaire!

— Maiscomme ni Desroches ni du Tillet n’ont épousé Malvina, dit Finot, explique-nous le secret de Ferdinand?

— Lesecret, le voici, répondit Bixiou. Règle générale: une jeunepersonne qui a donné une seule fois son soulier, le refusât-ellependant dix ans, n’est jamais épousée par celui à qui…

— Bêtise! dit Blondet en interrompant, on aime aussi parce qu’on a aimé. Lesecret, le voici: règle générale, ne vous mariez pas sergent, quand vous pouvez devenir duc de Dantzick et maréchal de France.Aussi voyez quelle alliance a faite du Tillet! Il a épousé une desfilles du comte de Grandville, une des plus vieilles familles de lamagistrature française.

— Lamère de Desroches avait une amie, reprit Bixiou, une femme dedroguiste, lequel droguiste s’était retiré gras d’une fortune. Ces droguistes ont des idées bien saugrenues: pour donner à safille une bonne éducation, il l’avait mise dans un pensionnat!…Ce Matifat comptait bien marier sa fille, par la raison deux centmille francs, en bel et bon argent qui ne sentait pas la drogue.

— LeMatifat de Florine? dit Blondet.

— Eh! bien, oui, celui de Lousteau, le nôtre, enfin! Ces Matifat, alorsperdus pour nous, étaient venus habiter la rue du Cherche-Midi, lequartier le plus opposé à la rue des Lombards où ils avaient faitfortune. Moi, je les ai cultivés, les Matifat! Durant mon temps degalère ministérielle, où j’étais serré pendant huit heures dejour entre des niais à vingt-deux carats, j’ai vu des originauxqui m’ont convaincu que l’ombre a des aspérités, et que dans laplus grande platitude on peut rencontrer des angles! Oui, mon 37cher, tel bourgeois est à tel autre ce que Raphaël est à Natoire. Madameveuve Desroches avait moyenné de longue main ce mariage à son fils, malgré l’obstacle énorme que présentait un certain Cochin, filsde l’associé commanditaire des Matifat, jeune employé auMinistère des finances. Aux yeux de monsieur et madame Matifat, l’état d’avoué paraissait, selon leur mot, offrir des garantiespour le bonheur d’une femme. Desroches s’était prêté aux plansde sa mère afin d’avoir un pis-aller. Il ménageait donc lesdroguistes de la rue du Cherche-Midi. Pour vous faire comprendre unautre genre de bonheur, il faudrait vous peindre ces deux négociantsmâle et femelle, jouissant d’un jardinet, logés à un beaurez-de-chaussée, s’amusant à regarder un jet d’eau, mince etlong comme un épi, qui allait perpétuellement et s’élançaitd’une petite table ronde en pierre de liais, située au milieu d’unbassin de six pieds de diamètre, se levant de bon matin pour voir siles fleurs de leur jardin avaient poussé, désœuvrés et inquiets, s’habillant pour s’habiller, s’ennuyant au spectacle, ettoujours entre Paris et Luzarches où ils avaient une maison decampagne et où j’ai dîné. Blondet, un jour ils ont voulu mefaire poser, je leur ai raconté une histoire depuis neuf heures dusoir jusqu’à minuit, une aventure à tiroirs! J’en étais àl’introduction de mon vingt-neuvième personnage (les romans enfeuilletons m’ont volé!), quand le père Matifat, qui en qualitéde maître de maison, tenait encore bon, a ronflé comme les autres, après avoir clignoté pendant cinq minutes. Le lendemain, tous m’ontfait des compliments sur le dénoûment de mon histoire. Ces épiciersavaient pour société monsieur et madame Cochin, Adolphe Cochin, madame Desroches, un petit Popinot, droguiste en exercice, qui leurdonnait des nouvelles de la rue des Lombards (un homme de taconnaissance, Finot!). Madame Matifat, qui aimait les Arts, achetaitdes lithographies, des lithochromies, des dessins coloriés, tout cequ’il y avait de meilleur marché. Le sieur Matifat se distrayaiten examinant les entreprises nouvelles et en essayant de jouerquelques capitaux, afin de ressentir des émotions (Florine l’avaitguéri du genre Régence). Un seul mot vous fera comprendre laprofondeur de mon Matifat. Le bonhomme souhaitait ainsi le bonsoir àses nièces: «Va te coucher, mes nièces!» Il avait peur, disait-il, de les affliger en leur disant vous. Leur fille était une jeune personne sans manières, ayant l’aird’une femme de chambre de bonne maison, jouant tant bien que malune sonate, 38ayantune jolie écriture anglaise, sachant le français et l’orthographe, enfin une complète éducation bourgeoise. Elle était assezimpatiente d’être mariée, afin de quitter la maison paternelle, où elle s’ennuyait comme un officier de marine au quart de nuit, il faut dire aussi que le quart durait toute la journée. Desrochesou Cochin fils, un notaire ou un garde-du-corps, un faux lordanglais, tout mari lui était bon. Comme évidemment elle ne savaitrien de la vie, j’en ai eu pitié, j’ai voulu lui en révéler legrand mystère. Bah! les Matifat m’ont fermé leur porte: lesbourgeois et moi nous ne nous comprendrons jamais.

— Ellea épousé le général Gouraud, dit Finot.

— Enquarante-huit heures, Godefroid de Beaudenord, l’ex-diplomate, devina les Matifat et leur intrigante corruption, reprit Bixiou. Parhasard, Rastignac se trouvait chez la légère baronne à causer aucoin du feu pendant que Godefroid faisait son rapport à Malvina. Quelques mots frappèrent son oreille, il devina de quoi ils’agissait, surtout à l’air aigrement satisfait de Malvina. Rastignac resta, lui, jusqu’à deux heures du matin, et l’on ditqu’il est égoïste! Beaudenord partit quand la baronne alla secoucher. «Cher enfant, dit Rastignac à Malvina d’un ton bonhommeet paternel quand ils furent seuls, souvenez-vous qu’un pauvregarçon lourd de sommeil a pris du thé pour rester éveillé jusqu’àdeux heures du matin, afin de pouvoir vous dire solennellement: Mariez-vous. Ne faites pas la difficile, ne vous occupez pas de vossentiments, ne pensez pas à l’ignoble calcul des hommes qui ont unpied ici, un pied chez les Malifat, ne réfléchissez à rien: mariez-vous! Pour une fille, se marier, c’est s’imposer à unhomme qui prend l’engagement de la faire vivre dans une positionplus ou moins heureuse, mais où la question matérielle est assurée.Je connais le monde: jeunes filles, mamans et grand’mères sonttoutes hypocrites en démanchant sur le sentiment quand il s’agitde mariage. Aucun ne pense à autre chose qu’à un bel état. Quandsa fille est bien mariée, une mère dit qu’elle a fait uneexcellente affaire.» Et Rastignac lui développa sa théorie sur lemariage, qui, selon lui, est une société de commerce instituéepour supporter la vie. «Je ne vous demande point votre secret, dit-il en terminant à Malvina, je le sais. Les hommes se disent toutentre eux, comme vous autres quand vous sortez après le dîner. Eh! bien, voici mon dernier mot: mariez-vous. Si vous ne vous mariez pas, souvenez-vous que 39jevous ai suppliée ici, ce soir, de vous marier!» Rastignac parlaitavec un certain accent qui commandait, non pas l’attention, mais laréflexion. Son insistance était de nature à surprendre. Malvinafut alors si bien frappée au vif de l’intelligence, là oùRastignac avait voulu l’atteindre, qu’elle y songeait encore lelendemain, et cherchait inutilement la cause de cet avis.

— Jene vois, dans toutes ces toupies que tu lances, rien qui ressemble àl’origine de la fortune de Rastignac, et tu nous prends pour desMatifat multipliés par six bouteilles de vin de Champagne, s’écriaCouture.

— Nousy sommes, s’écria Bixiou. Vous avez suivi le cours de tous lespetits ruisseaux qui ont fait les quarante mille livres de renteauxquelles tant de gens portent envie! Rastignac tenait alors entreses mains le fil de toutes ces existences.

— Desroches, les Matifat, Beaudenord, les d’Aldrigger, d’Aiglemont.

— Etde cent autres!… dit Bixiou.

— Voyons! comment? s’écria Finot. Je sais bien des choses, et je n’entrevoispas le mot de cette énigme.

— Blondetvous a dit en gros les deux premières liquidations de Nucingen, voici la troisième en détail, reprit Bixiou. Dès la paix de 1815,Nucingen avait compris ce que nous ne comprenons qu’aujourd’hui: que l’argent n’est une puissance que quand il est en quantitésdisproportionnées. Il jalousait secrètement les frères Rothschild.Il possédait cinq millions, il en voulait dix! Avec dix millions, ilsavait pouvoir en gagner trente, et n’en aurait eu que quinze aveccinq. Il avait donc résolu d’opérer une troisième liquidation! Ce grand homme songeait alors à payer ses créanciers avec desvaleurs fictives, en gardant leur argent. Sur la place, uneconception de ce genre ne se présente pas sous une expression simathématique. Une pareille liquidation consiste à donner un petitpâté pour un louis d’or à de grands enfants qui, comme lespetits enfants d’autrefois, préfèrent le pâté à la pièce, sans savoir qu’avec la pièce ils peuvent avoir deux cents pâtés.

— Qu’est-ceque tu dis donc là, Bixiou? s’écria Couture, mais rien n’estplus loyal, il ne se passe pas de semaine aujourd’hui que l’on neprésente des pâtés au public en lui demandant un louis. Mais lepublic est-il forcé de donner son argent? n’a-t-il pas le droit des’éclairer?

40—Vousl’aimeriez mieux contraint d’être actionnaire, dit Blondet.

— Non, dit Finot, où serait le talent?

— C’estbien fort pour Finot, dit Bixiou.

— Quilui a donné ce mot-là, demanda Couture.

— Enfin, reprit Bixiou, Nucingen avait eu deux fois le bonheur de donner, sansle vouloir, un pâté qui s’était trouvé valoir plus qu’iln’avait reçu. Ce malheureux bonheur lui causait des remords. Depareils bonheurs finissent par tuer un homme. Il attendait depuis dixans l’occasion de ne plus se tromper, de créer des valeurs quiauraient l’air de valoir quelque chose et qui…

— Mais, dit Couture, en expliquant ainsi la Banque, aucun commerce n’estpossible. Plus d’un loyal banquier a persuadé, sous l’approbationd’un loyal Gouvernement, aux plus fins boursiers de prendre desfonds qui devaient, dans un temps donné, se trouver dépréciés. Vous avez vu mieux que cela! N’a-t-on pas émis, toujours avecl’aveu, avec l’appui des Gouvernements, des valeurs pour payerles intérêts de certains fonds, afin d’en maintenir le cours etpouvoir s’en défaire. Ces opérations ont plus ou moins d’analogieavec la liquidation à la Nucingen.

— Enpetit, dit Blondet, l’affaire peut paraître singulière; mais engrand, c’est de la haute finance. Il y a des actes arbitraires quisont criminels d’individu à individu, lesquels arrivent à rienquand ils sont étendus à une multitude quelconque, comme une goutted’acide prussique devient innocente dans un baquet d’eau. Voustuez un homme, on vous guillotine. Mais avec une convictiongouvernementale quelconque, vous tuez cinq cents hommes, on respectele crime politique. Vous prenez cinq mille francs dans monsecrétaire, vous allez au bagne. Mais avec le piment d’un gain àfaire habilement mis dans la gueule de mille boursiers, vous lesforcez à prendre les rentes de je ne sais quelle république oumonarchie en faillite, émises, comme dit Couture, pour payer lesintérêts de ces mêmes rentes: personne ne peut se plaindre. Voilàles vrais principes de l’âge d’or où nous vivons!

— Lamise en scène d’une machine si vaste, reprit Bixiou, exigeait biendes polichinelles. D’abord la maison Nucingen avait sciemment et àdessein employé ses cinq millions dans une affaire en Amérique, dont les profits avaient été calculés de manière à revenir troptard. Elle s’était dégarnie avec préméditation.Toute 41liquidationdoit être motivée. La maison possédait en fonds particuliers et envaleurs émises environ six millions. Parmi les fonds particuliers setrouvaient les trois cent mille de la baronne d’Aldrigger, lesquatre cent mille de Beaudenord, un million à d’Aiglemont, troiscent mille à Matifat, un demi-million à Charles Grandet, le mari demademoiselle d’Aubrion, etc. En créant lui-même une entrepriseindustrielle par actions, avec lesquelles il se proposait dedésintéresser ses créanciers au moyen de manœuvres plus ou moinshabiles, Nucingen aurait pu être suspecté, mais il s’y prit avecplus de finesse: il fit créer par un autre!… cette machinedestinée à jouer le rôle du Mississipi dusystème de Law. Le propre de Nucingen est de faire servir les plushabiles gens de la place à ses projets, sans les leur communiquer.Nucingen laissa donc échapper devant du Tillet l’idée pyramidaleet victorieuse de combiner une entreprise par actions en constituantun capital assez fort pour pouvoir servir de très-gros intérêtsaux actionnaires pendant les premiers temps. Essayée pour lapremière fois, en un moment où des capitaux niais abondaient, cettecombinaison devait produire une hausse sur les actions, et parconséquent un bénéfice pour le banquier qui les émettrait. Songezque ceci est du 1826. Quoique frappé de cette idée, aussi fécondequ’ingénieuse, du Tillet pensa naturellement que si l’entreprisene réussissait pas, il y aurait un blâme quelconque. Aussisuggéra-t-il de mettre en avant un directeur visible de cettemachine commerciale. Vous connaissez aujourd’hui le secret de lamaison Claparon fondée par du Tillet, une de ses plus bellesinventions!…

— Oui, dit Blondet, l’éditeur responsable en finance, l’agentprovocateur, le bouc émissaire; mais aujourd’hui nous sommes plusforts, nous mettons: S’adresser à l’administrationde la chose, telle rue, tel numéro, où le public trouve des employés encasquettes vertes, jolis comme des recors.

— Nucingenavait appuyé la maison Charles Claparon de tout son crédit, repritBixiou. On pouvait jeter sans crainte sur quelques places un millionde papier Claparon. Du Tillet proposa donc de mettre sa maisonClaparon en avant. Adopté. En 1825, l’Actionnaire n’était pasgâté dans les conceptions industrielles. Le fondsde roulement étaitinconnu! Les Gérants ne s’obligeaient pas à ne point émettreleurs actions bénéficiaires, ils ne déposaient rien à la Banque, ils ne garantissaient rien. On ne daignait pas expliquer 42lacommandite en disant à l’Actionnaire qu’on avait la bonté de nepas lui demander plus de mille, de cinq cents, ou même de deux centcinquante francs! On ne publiait pas que l’expérience inære publico nedurerait que sept ans, cinq ans, ou même trois ans, et qu’ainsi ledénoûment ne se ferait pas long-temps attendre. C’étaitl’enfance de l’art! On n’avait même pas fait intervenir lapublicité de ces gigantesques annonces par lesquelles on stimule lesimaginations, en demandant de l’argent à tout le monde…

— Celaarrive quand personne n’en veut donner, dit Couture.

— Enfinla concurrence dans ces sortes d’entreprises n’existait pas, reprit Bixiou. Les fabricants de papier mâché, d’impressions surindiennes, les lamineurs de zinc, les Théâtres, les Journaux ne seruaient pas comme des chiens à la curée de l’actionnaireexpirant. Les belles affaires par actions, comme dit Couture, sinaïvement publiées, appuyées par des rapports de gens experts (lesprinces de la science!…), se traitaient honteusement dans lesilence et dans l’ombre de la Bourse. Les Loups-Cerviersexécutaient, financièrement parlant, l’air de la calomnie duBarbier de Séville. Ils allaient piano, piano, procédant par de légers cancans, sur la bonté de l’affaire, ditsd’oreille à oreille. Ils n’exploitaient le patient, l’actionnaire, qu’à domicile, à la Bourse, ou dans le monde, par cette rumeur habilement créée et qui grandissaitjusqu’au tutti d’uneCote à quatre chiffres…

— Mais, quoique nous soyons entre nous et que nous puissions tout dire, jereviens là-dessus, dit Couture.

— Vousêtes orfévre, monsieur Josse? dit Finot.

— Finotrestera classique, constitutionnel et perruque, dit Blondet.

— Oui, je suis orfévre, reprit Couture, pour le compte de qui Cérizetvenait d’être condamné en Police Correctionnelle. Je soutiens quela nouvelle méthode est infiniment moins traîtresse, plus loyale, moins assassine que l’ancienne. La publicité permet la réflexionet l’examen. Si quelque actionnaire estgobé, il est venu de propos délibéré, on ne lui a pas vendu chaten poche. L’Industrie…

— Allons, voilà l’Industrie! s’écria Bixiou.

— L’Industriey gagne, dit Couture sans prendre garde à l’interruption. ToutGouvernement qui se mêle du Commerce et ne le laisse pas libre, entreprend une coûteuse sottise: il arrive ou au 43Maximum ouau Monopole. Selon moi, rien n’est plus conforme aux principes surla liberté du commerce que les Sociétés par actions! Y toucher, c’est vouloir répondre du capital et des bénéfices, ce qui eststupide. En toute affaire, les bénéfices sont en proportion avecles risques! Qu’importe à l’État la manière dont s’obtientle mouvement rotatoire de l’argent, pourvu qu’il soit dans uneactivité perpétuelle! Qu’importe qui est riche, qui est pauvre, s’il y a toujours la même quantité de riches imposables? D’ailleurs, voilà vingt ans que les Sociétés par actions, lescommandites, primes sous toutes les formes, sont en usage dans lepays le plus commercial du monde, en Angleterre, où tout seconteste, où les Chambres pondent mille ou douze cents lois parsession, et où jamais un membre du Parlement ne s’est levé pourparler contre la méthode…

— Curativedes coffres pleins, et par les végétaux! dit Bixiou, lescarottes!

— Voyons? dit Couture enflammé. Vous avez dix mille francs, vous prenez dixactions de chacune mille dansdix entreprises différentes. Vous êtes volé neuf fois… (Celan’est pas! le public est plus fort que qui que ce soit! mais je lesuppose) une seule affaire réussit! (par hasard! — D’accord! — Onne l’a pas fait exprès! — Allez! blaguez?) Eh! bien, le ponte assezsage pour diviser ainsi ses masses, rencontre un superbe placement, comme l’ont trouvé ceux qui ont pris les actions des mines deWortschin. Messieurs, avouons entre nous que les gens qui crient sontdes hypocrites au désespoir de n’avoir ni l’idée d’uneaffaire, ni la puissance de la proclamer, ni l’adresse del’exploiter. La preuve ne se fera pas attendre. Avant peu, vousverrez l’Aristocratie, les gens de cour, les Ministérielsdescendant en colonnes serrées dans la Spéculation, et avançantdes mains plus crochues et trouvant des idées plus tortueuses queles nôtres, sans avoir notre supériorité. Quelle tête il fautpour fonder une affaire à une époque où l’avidité del’actionnaire est égale à celle de l’inventeur? Quel grandmagnétiseur doit être l’homme qui crée un Claparon, qui trouvedes expédients nouveaux! Savez-vous la morale de ceci? Notre tempsvaut mieux que nous! nous vivons à une époque d’avidité où l’onne s’inquiète pas de la valeur de la chose, si l’on peut ygagner en la repassant au voisin: on la repasse au voisin parce quel’avidité de l’Actionnaire qui croit à un gain, est égale àcelle du Fondateur qui le lui propose!

44—Est-ilbeau, Couture, est-il beau! dit Bixiou à Blondet, il va demanderqu’on lui élève des statues comme à un bienfaiteur del’humanité.

— Ilfaudrait l’amener à conclure que l’argent des sots est de droitdivin le patrimoine des gens d’esprit, dit Blondet.

— Messieurs, reprit Couture, rions ici pour tout le sérieux que nous garderonsailleurs quand nous entendrons parler des respectables bêtises queconsacrent les lois faites à l’improviste.

— Ila raison. Quel temps, messieurs, dit Blondet, qu’un temps où dèsque le feu de l’intelligence apparaît, on l’éteint vite parl’application d’une loi de circonstance. Les législateurs, partis presque tous d’un petit arrondissement où ils ont étudiéla société dans les journaux, renferment alors le feu dans lamachine. Quand la machine saute, arrivent les pleurs et lesgrincements de dents! Un temps où il ne se fait que des loisfiscales et pénales! Le grand mot de ce qui se passe, levoulez-vous? Iln’y a plus de religion dans l’État!

— Ah! dit Bixiou, bravo, Blondet! tu as mis le doigt sur la plaie de laFrance, la Fiscalité qui a plus ôté de conquêtes à notre paysque les vexations de la guerre. Dans le Ministère où j’ai faitsix ans de galères, accouplé avec des bourgeois, il y avait unemployé, homme de talent, qui avait résolu de changer tout lesystème des finances. Ah! bien, nous l’avons joliment dégommé.La France eût été trop heureuse, elle se serait amusée àreconquérir l’Europe, et nous avons agi pour le repos des nations: je l’ai tué par une caricature!

— Quandje dis le mot religion, je n’entends pas dire une capucinade, j’entends le mot en grandpolitique, reprit Blondet.

— Explique-toi, dit Finot.

— Voici, reprit Blondet. On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de laRépublique canonnée dans les rues, personne n’a dit la vérité.La République s’était emparée de l’émeute comme un insurgés’empare d’un fusil. La vérité, je vous la donne pour drôle etprofonde. Le commerce de Lyon est un commerce sans âme, qui ne faitpas fabriquer une aune de soie sans qu’elle soit commandée et quele paiement soit sûr. Quand la commande s’arrête, l’ouvriermeurt de faim, il gagne à peine de quoi vivre en travaillant, lesforçats sont plus heureux que lui. Après la révolution de juillet, la misère est arrivée à ce point que les Canuts ontarboré 45ledrapeau: Dupain ou la mort! unede ces proclamations que le gouvernement aurait dû étudier, elleétait produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bâtirdes théâtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. Les républicains ont flairé cette révolte à propos du pain, etils ont organisé les Canuts quise sont battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais toutest rentré dans l’ordre, et le Canut dans son taudis. Le Canut, probe jusque-là, rendant en étoffe la soie qu’on lui pesait enbottes, a mis la probité à la porte en songeant que les négociantsle victimaient, et a mis de l’huile à ses doigts: il a rendu poidspour poids, mais il a vendu la soie représentée par l’huile, etle commerce des soieries françaises a été infesté d’étoffesgraissées, ce qui aurait pu entraîner la perte de Lyon et celle d’une branchede commerce français. Les fabricants et le gouvernement, au lieu desupprimer la cause du mal, ont fait, comme certains médecins, rentrer le mal par un violent topique. Il fallait envoyer à Lyon unhomme habile, un de ces gens qu’on appelle immoraux, un abbéTerray, mais l’on a vu le côté militaire! Les troubles ont doncproduit les gros de Naples à quarante sous l’aune. Ces gros deNaples sont aujourd’hui vendus, on peut le dire, et les fabricantsont sans doute inventé je ne sais quel moyen de contrôle. Cesystème de fabrication sans prévoyance devait arriver dans un paysoù RichardLenoir, un des plus grands citoyens que la France ait eus, s’est ruinépour avoir fait travailler six mille ouvriers sans commande, lesavoir nourris, et avoir rencontré des ministres assez stupides pourle laisser succomber à la révolution que 1814 a faite dans le prixdes tissus. Voilà le seul cas où le négociant mérite une statue. Eh! bien, cet homme est aujourd’hui l’objet d’une souscriptionsans souscripteurs, tandis que l’on a donné un million aux enfantsdu général Foy. Lyon est conséquent: il connaît la France, elleest sans aucun sentiment religieux. L’histoire de Richard Lenoirest une de ces fautes que Fouché trouvait pire qu’un crime.

— Sidans la manière dont les affaires se présentent, reprit Couture ense remettant au point où il était avant l’interruption, il y aune teinte de charlatanisme, mot devenu flétrissant et mis à chevalsur le mur mitoyen du juste et de l’injuste, car je demande oùcommence, où finit le charlatanisme, ce qu’est le charlatanisme? Faites-moi l’amitié de me dire qui n’est pas charlatan! Voyons? un peu de bonne foi, l’ingrédient social le plus rare! Le 46commercequi consisterait à aller chercher la nuit ce qu’on vendrait dansla journée serait un non-sens. Un marchand d’allumettes al’instinct de l’accaparement.Accaparer la marchandise est la pensée du boutiquier de la rueSaint-Denis dit leplus vertueux, comme du spéculateur dit leplus effronté. Quand les magasins sont pleins, il y a nécessité devendre. Pour vendre, il faut allumer le chaland, de là l’enseignedu Moyen-Age et aujourd’hui le Prospectus! Entre appeler lapratique et la forcer d’entrer, de consommer, je ne vois pas ladifférence d’un cheveu! Il peut arriver, il doit arriver, ilarrive souvent que des marchands attrapent des marchandises avariées, car le vendeur trompe incessamment l’acheteur. Eh! bien, consultezles plus honnêtes gens de Paris, les notables commerçants enfin?...tous vous raconteront triomphalement la rouerie qu’ils ont alorsinventée pour écouler leur marchandise quand on la leur avaitvendue mauvaise. La fameuse maison Minard a commencé par des ventesde ce genre. La rue Saint-Denis ne vous vend qu’une robe de soiegraissée, elle ne peut que cela. Les plus vertueux négociants vousdisent de l’air le plus candide ce mot de l’improbité la pluseffrénée: Onse tire d’une mauvaise affaire comme on peut. Blondet vous a fait voir les affaires de Lyon dans leurs causes etleurs suites; moi, je vais à l’application de ma théorie par uneanecdote. Un ouvrier en laine, ambitieux et criblé d’enfants parune femme trop aimée, croit à la République. Mon gars achète dela laine rouge, et fabrique ces casquettes en laine tricotée quevous avez pu voir sur la tête de tous les gamins de Paris, et vousallez savoir pourquoi. La République est vaincue. Après l’affairede Saint-Merry, les casquettes étaient invendables. Quand un ouvrier se trouve dansson ménage avec femme, enfants et dix mille casquettes en lainerouge dont ne veulent plus les chapeliers d’aucun bord, il luipasse par la tête autant d’idées qu’il en peut venir à unbanquier bourré de dix millions d’actions à placer dans uneaffaire dont il se défie. Savez-vous ce qu’a fait l’ouvrier, ceLaw faubourien, ce Nucingen des casquettes? Il est allé trouver undandy d’estaminet, un de ces farceurs qui font le désespoir dessergents-de-ville dans les bals champêtres aux Barrières, et l’aprié de jouer le rôle d’un capitaine américain pacotilleur, logéhôtel Meurice, d’aller désirer dixmille casquettes en laine rouge, chez un riche chapelier qui en avaitencore une dans son étalage. Le chapelier flaire une affaire avecl’Amérique, accourt chez l’ouvrier, 47etse rue au comptant sur les casquettes. Vous comprenez: plus decapitaine américain, mais beaucoup de casquettes. Attaquer laliberté commerciale à cause de ces inconvénients, ce seraitattaquer la Justice sous prétexte qu’il y a des délits qu’ellene punit pas, ou accuser la Société d’être mal organisée àcause des malheurs qu’elle engendre! Des casquettes et de la rueSaint-Denis, aux actions et à la Banque, concluez!

— Couture, une couronne! dit Blondet en lui mettant sa serviette tortillée sursa tête. Je vais plus loin, messieurs. S’il y a vice dans lathéorie actuelle, à qui la faute? à la Loi! à la Loi prise dansson système entier, à la législation! à ces grands hommesd’Arrondissement que la Province envoie bouffis d’idées morales, idées indispensables dans la conduite de la vie à moins de sebattre avec la justice, mais stupides dès qu’elles empêchent unhomme de s’élever à la hauteur où doit se tenir le législateur. Que les lois interdisent aux passions tel ou tel développement (lejeu, la loterie, les Ninons de la borne, tout ce que vous voudrez),elles n’extirperont jamais les passions. Tuer les passions, ceserait tuer la Société, qui, si elle ne les engendre pas, du moinsles développe. Ainsi vous entravez par des restrictions l’envie dejouer qui gît au fond de tous les cœurs, chez la jeune fille, chezl’homme de province, comme chez le diplomate, car tout le mondesouhaite une fortune gratis, le Jeu s’exerce aussitôt en d’autres sphères. Vous supprimezstupidement la Loterie, les cuisinières n’en volent pas moinsleurs maîtres, elles portent leurs vols à une Caisse d’Épargne, et la mise est pour elles de deux cent cinquante francs au lieud’être de quarante sous, car les actions industrielles, lescommandites, deviennent la Loterie, le Jeu sans tapis, mais avec unrâteau invisible et un refait calculé. Les Jeux sont fermés, la Loterie n’existe plus, voilà la Francebien plus morale, crient les imbéciles, comme s’ils avaientsupprimé les pontes! On joue toujours! seulement le bénéfice n’est plus à l’État, qui remplace un impôt payé avec plaisir par un impôt gênant, sansdiminuer les suicides, car le joueur ne meurt pas, mais bien savictime! Je ne vous parle pas des capitaux à l’étranger, perduspour la France, ni des loteries de Francfort, contre le colportagedesquelles la Convention avait décerné la peine de mort, et auquelse livraient les procureurs-syndics! Voilà le sens de la niaisephilanthropie de notre législateur. L’encouragement donné auxCaisses d’Épargne est une grosse sottise politique. 48Supposezune inquiétude quelconque sur la marche des affaires, legouvernement aura créé la queuede l’argent, comme on a créé dans la Révolution la queuedu pain.Autant de caisses, autant d’émeutes. Si dans un coin trois gaminsarborent un seul drapeau, voilà une révolution. Un grand politiquedoit être un scélérat abstrait, sans quoi les Sociétés sont malmenées. Un politique honnête homme est une machine à vapeur quisentirait, ou un pilote qui ferait l’amour en tenant la barre: lebateau sombre. Un premier ministre qui prend cent millions et quirend la France grande et heureuse, n’est-il pas préférable à unministre enterré aux frais de l’État, mais qui a ruiné son pays? Entre Richelieu, Mazarin, Potemkin, riches tous trois à chaqueépoque de trois cents millions, et le vertueux Robert Lindet, quin’a su tirer parti ni des assignats, ni des Biens Nationaux, ou lesvertueux imbéciles qui ont perdu Louis XVI, hésiteriez-vous? Va tontrain, Bixiou.

— Jene vous expliquerai pas, reprit Bixiou, la nature de l’entrepriseinventée par le génie financier de Nucingen, ce serait d’autantplus inconvenant qu’elle existe encore aujourd’hui, ses actionssont cotées à la Bourse; les combinaisons étaient si réelles, l’objet de l’entreprise si vivace que, créées au capitalnominal de mille francs, établies par une Ordonnance royale, descendues à trois cents francs, elles ont remonté à sept centsfrancs, et arriveront au pair après avoir traversé les orages desannées 27, 30 et 32. La crise financière de 1827 les fit fléchir, la Révolution de Juillet les abattit, mais l’affaire a desréalités dans le ventre (Nucingen ne saurait inventer une mauvaiseaffaire). Enfin, comme plusieurs maisons de banque du premier ordre yont participé, il ne serait pas parlementaire d’entrer dans plusde détails. Le capital nominal fut de dix millions, capital réelsept, trois millions appartenaient aux fondateurs et aux banquierschargés de l’émission des actions. Tout fut calculé pour fairearriver dans les six premiers mois l’action à gagner deux centsfrancs, par la distribution d’un faux dividende. Donc vingt pourcent sur dix millions. L’intérêt de du Tillet fut de cinq centmille francs. Dans le vocabulaire financier, ce gâteaus’appelle partà goinfre! Nucingen se proposait d’opérer avec ses millions faits d’unemain de papier rose à l’aide d’une pierre lithographique, dejolies petites actions à placer, précieusement conservées dans soncabinet. Les actions réelles allaient servir à fonder l’affaire, acheter un magnifique hôtel et commencer les 49opérations.Nucingen se trouvait encore des actions dans je ne sais quelles minesde plomb argentifère, dans des mines de houille et dans deux canaux, actions bénéficiaires accordées pour la mise en scène de cesquatre entreprises en pleine activité, supérieurement montées eten faveur, au moyen du dividende pris sur le capital. Nucingenpouvait compter sur un agio siles actions montaient, mais le baron le négligea dans ses calculs, il le laissait à fleur d’eau, sur la place, afin d’attirer lespoissons! Il avait donc massé ses valeurs, comme Napoléon massaitses troupiers, afin de liquider durant la crise qui se dessinait etqui révolutionna, en 26 et 27, les places européennes. S’il avaiteu son prince de Wagram, il aurait pu dire comme Napoléon du haut duSanton: Examinez bien la place, tel jour, à telle heure, il y auralà des fonds répandus! Mais à qui pouvait-il se confier? Du Tilletne soupçonna pas son compérage involontaire. Les deux premièresliquidations avaient démontré à notre puissant baron la nécessitéde s’attacher un homme qui pût lui servir de piston pour agir surle créancier. Nucingen n’avait point de neveu, n’osait prendrede confident, il lui fallait un homme dévoué, un Claparonintelligent, doué de bonnes manières, un véritable diplomate, unhomme digne d’être ministre et digne de lui. Pareilles liaisons nese forment ni en un jour, ni en un an. Rastignac avait alors été sibien entortillé par le baron que, comme le prince de la Paix, quiétait autant aimé par le roi que par la reine d’Espagne, ilcroyait avoir conquis dans Nucingen une précieuse dupe. Après avoirri d’un homme dont la portée lui fut long-temps inconnue, il avaitfini par lui vouer un culte grave et sérieux en reconnaissant en luila force qu’il croyait posséder seul. Dès son début à Paris, Rastignac fut conduit à mépriser la société tout entière. Dès1820, il pensait, comme le baron, qu’il n’y a que des apparencesd’honnête homme, et il regardait le monde comme la réunion detoutes les corruptions, de toutes les friponneries. S’il admettaitdes exceptions, il condamnait la masse: il ne croyait à aucunevertu, mais à des circonstances où l’homme est vertueux. Cettescience fut l’affaire d’un moment; elle fut acquise au sommet duPère-Lachaise, le jour où il y conduisait un pauvre honnête homme, le père de sa Delphine, mort la dupe de notre société, dessentiments les plus vrais, et abandonné par ses filles et par sesgendres. Il résolut de jouer tout ce monde, et de s’y tenir engrand costume de vertu, de 50probité, de belles manières. L’Égoïsme arma de pied en cap ce jeunenoble. Quand le gars trouva Nucingen revêtu de la même armure, ill’estima comme au Moyen-Age, dans un tournoi, un chevalierdamasquiné de la tête aux pieds, monté sur un barbe, eût estiméson adversaire houzé, monté comme lui. Mais il s’amollit pendantquelque temps dans les délices de Capoue. L’amitié d’une femmecomme la baronne de Nucingen est de nature à faire abjurer toutégoïsme. Après avoir été trompée une première fois dans sesaffections en rencontrant une mécanique de Birmingham, comme étaitfeu de Marsay, Delphine dut éprouver, pour un homme jeune et pleindes religions de la province, un attachement sans bornes. Cettetendresse a réagi sur Rastignac. Quand Nucingen eut passé à l’amide sa femme le harnais que tout exploitant met à son exploité, cequi arriva précisément au moment où il méditait sa troisièmeliquidation, il lui confia sa position, en lui montrant comme uneobligation de son intimité, comme une réparation, le rôle decompère à prendre et à jouer. Le baron jugea dangereux d’initierson collaborateur conjugal à son plan. Rastignac crut à un malheur, et le baron lui laissa croire qu’il sauvait la boutique. Mais quandun écheveau a tant de fils, il s’y fait des nœuds. Rastignactrembla pour la fortune de Delphine: il stipula l’indépendance dela baronne, en exigeant une séparation de biens, en se jurant àlui-même de solder son compte avec elle en lui triplant sa fortune.Comme Eugène ne parlait pas de lui-même, Nucingen le suppliad’accepter, en cas de réussite complète, vingt-cinq actions demille francs chacune dans les mines de plomb argentifère, queRastignac prit pour ne pas l’offenser! Nucingen avait serinéRastignac la veille de la soirée où notre ami disait à Malvina dese marier. A l’aspect des cent familles heureuses qui allaient etvenaient dans Paris, tranquilles sur leur fortune, les Godefroid deBeaudenord, les d’Aldrigger, les d’Aiglemont, etc., il prit àRastignac un frisson comme à un jeune général qui pour la premièrefois contemple une armée avant la bataille. La pauvre petite Isaureet Godefroid, jouant à l’amour, ne représentaient-ils pas Acis etGalathée sous le rocher que le gros Polyphème va faire tomber sureux?…

— Cesinge de Bixiou, dit Blondet, il a presque du talent.

— Ah! je ne marivaude donc plus, dit Bixiou jouissant de son succès etregardant ses auditeurs surpris. — Depuis deux mois, reprit-il aprèscette interruption, Godefroid se livrait à 51tousles petits bonheurs d’un homme qui se marie. On ressemble alors àces oiseaux qui font leurs nids au printemps, vont et viennent, ramassent des brins de paille, les portent dans leur bec, etcotonnent le domicile de leurs œufs. Le futur d’Isaure avait louérue de la Planche un petit hôtel de mille écus, commode, convenable, ni trop grand, ni trop petit. Il allait tous les matinsvoir les ouvriers travaillant, et y surveiller les peintures. Il yavait introduit le comfort, la seule bonne chose qu’il y ait en Angleterre: calorifère pourmaintenir une température égale dans la maison; mobilier bienchoisi, ni trop brillant, ni trop élégant; couleurs fraîches etdouces à l’œil, stores intérieurs et extérieurs à toutes lescroisées; argenterie, voitures neuves. Il avait fait arrangerl’écurie, la sellerie, les remises où Toby, Joby, Paddy sedémenait et frétillait comme une marmotte déchaînée, enparaissant très-heureux de savoir qu’il y aurait des femmes aulogis et une lady! Cette passion de l’homme qui se met en ménage, qui choisit despendules, qui vient chez sa future les poches pleines d’échantillonsd’étoffes, la consulte sur l’ameublement de la chambre àcoucher, qui va, vient, trotte, quand il va, vient et trotte animépar l’amour, est une des choses qui réjouissent le plus un cœurhonnête et surtout les fournisseurs. Et comme rien ne plaît plus aumonde que le mariage d’un joli jeune homme de vingt-sept ans avecune charmante personne de vingt ans qui danse bien, Godefroid, embarrassé pour la corbeille, invita Rastignac et madame de Nucingenà déjeuner, pour les consulter sur cette affaire majeure. Il eutl’excellente idée de prier son cousin d’Aiglemont et sa femme, ainsi que madame de Sérisy. Les femmes du monde aiment assez à sedissiper une fois par hasard chez les garçons, à y déjeuner.

— C’estleur école buissonnière, dit Blondet.

— Ondevait aller voir rue de la Planche le petit hôtel des futurs époux, reprit Bixiou. Les femmes sont pour ces petites expéditions commeles ogres pour la chair fraîche, elles rafraîchissent leur présentde cette jeune joie qui n’est pas encore flétrie par lajouissance. Le couvert fut mis dans le petit salon qui, pourl’enterrement de la vie de garçon, fut paré comme un cheval decortége. Le déjeuner fut commandé de manière à offrir ces jolispetits plats que les femmes aiment à manger, croquer, sucer lematin, temps où elles ont un effroyable appétit, sans vouloirl’avouer, car 52ilsemble qu’elles se compromettent en disant: J’ai faim! — Etpourquoi tout seul, dit Godefroid en voyant arriver Rastignac. — Madamede Nucingen est triste, je te conterai tout cela, répondit Rastignacqui avait une tenue d’homme contrarié. — De la brouille?…s’écria Godefroid. — Non, dit Rastignac. A quatre heures, lesfemmes envolées au bois de Boulogne, Rastignac resta dans le salon, et il regarda mélancoliquement par la fenêtre Toby, Joby, Paddy, qui se tenait audacieusement devant le cheval attelé au tilbury, lesbras croisés comme Napoléon, il ne pouvait pas le tenir en brideautrement que par sa voix clairette, et le cheval craignait Joby, Toby. — Hé! bien, qu’as-tu, mon cher ami, dit Godefroid àRastignac, tu es sombre, inquiet, ta gaieté n’est pas franche. Lebonheur incomplet te tiraille l’âme! Il est en effet bien tristede ne pas être marié à la Mairie et à l’Église avec la femmeque l’on aime. — As-tu du courage, mon cher, pour entendre ce quej’ai à te dire, et saurais-tu reconnaître à quel point il fauts’attacher à quelqu’un pour commettre l’indiscrétion dont jevais me rendre coupable? lui dit Rastignac de ce ton qui ressemble àun coup de fouet. — Quoi, dit Godefroid en pâlissant. — J’étaistriste de ta joie, et je n’ai pas le cœur, en voyant tous cesapprêts, ce bonheur en fleur, de garder un secret pareil. — Dis doncen trois mots. — Jure-moi sur l’honneur que tu seras en ceci muetcomme une tombe. — Comme une tombe. — Que si l’un de tes prochesétait intéressé dans ce secret, il ne le saurait pas. — Pas. — Hé! bien, Nucingen est parti cette nuit pour Bruxelles, il faut déposersi l’on ne peut pas liquider. Delphine vient de demander ce matinmême au Palais sa séparation de biens. Tu peux encore sauver tafortune. — Comment? dit Godefroid en se sentant un sang de glace dansles veines. — Écris tout simplement au baron de Nucingen une lettreantidatée de quinze jours, par laquelle tu lui donnes l’ordre det’employer tous tes fonds en actions (et il lui nomma la sociétéClaparon). Tu as quinze jours, un mois, trois mois peut-être pourles vendre au-dessus du prix actuel, elles gagneront encore. — Maisd’Aiglemont qui déjeunait avec nous, d’Aiglemont qui a chezNucingen un million. — Écoute, je ne sais pas s’il se trouve assezde ces actions pour le couvrir, et puis, je ne suis pas son ami, jene puis pas trahir les secrets de Nucingen, tu ne dois pas lui enparler. Si tu dis un mot, tu me réponds des conséquences. Godefroidresta pendant dix minutes dans la plusparfaite 53immobilité. — Acceptes-tu, oui ou non, lui dit impitoyablement Rastignac. Godefroid prit uneplume et de l’encre, il écrivit et signa la lettre que lui dictaRastignac. — Mon pauvre cousin! s’écria-t-il. — Chacun pour soi, dit Rastignac. Et d’un de chambré! ajouta-t-il en quittantGodefroid. Pendant que Rastignac manœuvrait dans Paris, voilà quelaspect présentait la Bourse. J’ai un ami de province, une bêtequi me demandait en passant à la Bourse, entre quatre et cinqheures, pourquoi ce rassemblement de causeurs qui vont et viennent, ce qu’ils peuvent se dire, et pourquoi se promener aprèsl’irrévocable fixation du cours des Effets publics. — «Mon ami, lui dis-je, ils ont mangé, ils digèrent; pendant la digestion, ilsfont des cancans sur le voisin, sans cela pas de sécuritécommerciale à Paris. Là se lancent les affaires, et il y a telhomme, Palma, par exemple, dont l’autorité est semblable à celled’Arago à l’Académie royale des Sciences. Il dit que laspéculation se fasse, et la spéculation est faite!»

— Quelhomme, messieurs, dit Blondet, que ce juif qui possède uneinstruction non pas universitaire, mais universelle. Chez lui, l’universalité n’exclut pas la profondeur; ce qu’il sait, ille sait à fond; son génie est intuitif en affaires; c’est legrand-référendaire des loups-cerviers qui dominent la place deParis, et qui ne font une entreprise que quand Palma l’a examinée.Il est grave, il écoute, il étudie, il réfléchit, et dit à soninterlocuteur qui, vu son attention, le croit empaumé: — Cela ne meva pas. Ce que je trouve de plus extraordinaire, c’est qu’aprèsavoir été dix ans l’associé de Werbrust, il ne s’est jamaisélevé de nuages entre eux.

— Çan’arrive qu’entre gens très-forts et très-faibles; tout ce quiest entre les deux se dispute et ne tarde pas à se séparer ennemis, dit Couture.

— Vouscomprenez, dit Bixiou, que Nucingen avait savamment et d’une mainhabile, lancé sous les colonnes de la Bourse un petit obus quiéclata sur les quatres heures. — Savez-vous une nouvelle grave, ditdu Tillet à Werbrust en l’attirant dans un coin, Nucingen est àBruxelles, sa femme a présenté au Tribunal une demande enséparation de biens. — Êtes-vous son compère pour une liquidation? dit Werbrust en souriant. — Pas de bêtises, Werbrust, dit du Tillet, vous connaissez les gens qui ont de son papier, écoutez-moi, nousavons une affaire à combiner. Les actions de notre nouvelle sociétégagnent vingt pour cent, elles 54gagnerontvingt-cinq fin du trimestre, vous savez pourquoi, on distribue unmagnifique dividende. — Finaud, dit Werbrust, allez, allez votretrain, vous êtes un diable qui avez les griffes longues, pointues, et vous les plongez dans du beurre. — Mais laissez-moi donc dire, ounous n’aurons pas le temps d’opérer. Je viens de trouver monidée en apprenant la nouvelle, et j’ai positivement vu madame deNucingen dans les larmes, elle a peur pour sa fortune. — Pauvrepetite! dit Werbrust d’un air ironique. Hé! bien? reprit l’ancienjuif d’Alsace en interrogeant du Tillet qui se taisait. — Hé! bien, il y a chez moi mille actions de mille francs que Nucingen m’aremises à placer, comprenez-vous? — Bon! — Achetons à dix, à vingtpour cent de remise, du papier de la maison Nucingen pour un million, nous gagnerons une belle prime sur ce million, car nous seronscréanciers et débiteurs, la confusion s’opérera! mais agissonsfinement, les détenteurs pourraient croire que nous manœuvrons dansles intérêts de Nucingen. Werbrust comprit alors le tour à faireet serra la main de du Tillet en lui jetant le regard d’une femmequi fait une niche à sa voisine. — Hé! bien, vous savez lanouvelle, leur dit Martin Falleix, la maison Nucingen suspend? — Bah! répondit Werbrust, n’ébruitez donc pas cela, laissez les gens quiont de son papier faire leurs affaires. — Savez-vous la cause dudésastre?… dit Claparon en intervenant. — Toi, tu ne sais rien, lui dit du Tillet, il n’y aura pas le moindre désastre, il y auraun paiement intégral. Nucingen recommencera les affaires et trouverades fonds tant qu’il en voudra chez moi. Je sais la cause de lasuspension: il a disposé de tous ses capitaux en faveur du Mexiquequi lui retourne des métaux, des canons espagnols si sottementfondus qu’il s’y trouve de l’or, des cloches, des argenteriesd’église, toutes les démolitions de la monarchie espagnole dansles Indes. Le retour de ces valeurs tarde. Le cher baron est gêné, voilà tout. — C’est vrai, dit Werbrust, je prends son papier àvingt pour cent d’escompte. La nouvelle circula dès lors avec larapidité du feu sur une meule de paille. Les choses les pluscontradictoires se disaient. Mais il y avait une telle confiance enla maison Nucingen, toujours à cause des deux précédentesliquidations, que tout le monde gardait le papier Nucingen. — Il fautque Palma nous donne un coup de main, dit Werbrust. Palma étaitl’oracle des Keller, gorgés de valeurs Nucingen. Un mot d’alarmedit par lui suffisait. Werbrust obtint de Palma qu’ilsonnât un coup de cloche. Le lendemain, l’alarme régnait à laBourse. Les Keller conseillés par Palma cédèrent leurs valeurs àdix pour cent de remise, et firent autorité à la Bourse: on lessavait très-fins. Taillefer donna dès lors trois cent mille francsà vingt pour cent, Martin Faleix deux cent mille à quinze pourcent. Gigonnet devina le coup! Il chauffa la panique afin de seprocurer du papier Nucingen pour gagner quelques deux ou trois pourcent en le cédant à Werbrust. Il avise, dans un coin de la Bourse, le pauvre Matifat, qui avait trois cent mille francs chez Nucingen. Le droguiste, pâle et blême, ne vit pas sans frémir le terribleGigonnet, l’escompteur de son ancien quartier, venant à lui pourle scier en deux. — Ça va mal, la crise se dessine. Nucingenarrange! mais ça ne vous regarde pas, père Matifat, vous êtesretiré des affaires. — Hé! bien, vous vous trompez, Gigonnet, jesuis pincé de trois cent mille francs avec lesquels je voulaisopérer sur les rentes d’Espagne. — Ils sont sauvés, les rentesd’Espagne vous auraient tout dévoré, tandis que je vous donneraiquelque chose de votre compte chez Nucingen, comme cinquante pourcent. — J’aime mieux voir venir la liquidation, répondit Matifat, jamais un banquier n’a donné moins de cinquante pour cent. Ah! s’il ne s’agissait que de dix pour cent de perte, dit l’anciendroguiste. — Hé! bien, voulez-vous à quinze? dit Gigonnet. — Vousme paraissez bien pressé, dit Matifat. — Bonsoir, ditGigonnet. — Voulez-vous à douze? — Soit, dit Gigonnet. Deux millionsfurent rachetés le soir et balancés chez Nucingen par du Tillet, pour le compte de ces trois associés fortuits, qui le lendemaintouchèrent leur prime. La vieille, jolie, petite baronne d’Aldriggerdéjeunait avec ses deux filles et Godefroid, lorsque Rastignac vintd’un air diplomatique engager la conversation sur la crisefinancière. Le baron de Nucingen avait une vive affection pour lafamille d’Aldrigger, il s’était arrangé, en cas de malheur, pour couvrir le compte de la baronne par ses meilleures valeurs, desactions dans les mines de plomb argentifère; mais pour la sûretéde la baronne, elle devait le prier d’employer ainsi les fonds. — Cepauvre Nucingen, dit la baronne, et que lui arrive-t-il donc? — Ilest en Belgique; sa femme demande une séparation de biens; mais ilest allé chercher des ressources chez des banquiers. — Mon Dieu, cela me rappelle mon pauvre mari! Cher monsieur de Rastignac, commecela doit vous faire mal, à vous si attaché à cettemaison-là. — Pourvu 56quetous les indifférents soient à l’abri, ses amis serontrécompensés plus tard, il s’en tirera, c’est un hommehabile. — Un honnête homme, surtout, dit la baronne. Au bout d’unmois, la liquidation du passif de la maison Nucingen était opérée, sans autres procédés que les lettres par lesquelles chacundemandait l’emploi de son argent en valeurs désignées et sansautres formalités de la part des maisons de banque que la remise desvaleurs Nucingen contre les actions qui prenaient faveur. Pendant quedu Tillet, Werbrust, Claparon, Gigonnet et quelques gens, qui secroyaient fins, faisaient revenir de l’Étranger avec un pour centde prime le papier de la maison Nucingen, car ils gagnaient encore àl’échanger contre les actions en hausse, la rumeur était d’autantplus grande sur la place de Paris, que personne n’avait plus rien àcraindre. On babillait sur Nucingen, on l’examinait, on le jugeait, on trouvait moyen de le calomnier! Son luxe, ses entreprises! Quandun homme en fait autant, il se coule, etc. Au plus fort de ce tutti, quelques personnes furent très-étonnées de recevoir des lettres deGenève, de Bâle, de Milan, de Naples, de Gênes, de Marseille, deLondres, dans lesquelles leurs correspondants annonçaient, non sansétonnement, qu’on leur offrait un pour cent de prime du papier deNucingen de qui elles leur mandaient la faillite. — Il se passequelque chose, dirent les Loups-Cerviers. Le Tribunal avait prononcéla séparation de biens entre Nucingen et sa femme. La question secompliqua bien plus encore: les journaux annoncèrent le retour demonsieur le baron de Nucingen, lequel était allé s’entendre avecun célèbre industriel de la Belgique, pour l’exploitationd’anciennes mines de charbon de terre, alors en souffrance, lesfosses des bois de Bossut. Le baron reparut à la Bourse, sansseulement prendre la peine de démentir les rumeurs calomnieuses quiavaient circulé sur sa maison, il dédaigna de réclamer par la voiedes journaux, il acheta pour deux millions un magnifique domaine auxportes de Paris. Six semaines après, le journal de Bordeaux annonçal’entrée en rivière de deux vaisseaux chargés, pour le compte dela maison Nucingen, de métaux dont la valeur était de septmillions. Palma, Werbrust et du Tillet comprirent que le tour étaitfait, mais ils furent les seuls à le comprendre. Ces écoliersétudièrent la mise en scène de ce puff financier, reconnurent qu’il était préparé depuis onze mois, etproclamèrent Nucingen le plus grand financier européen. Rastignac 57n’ycomprit rien, mais il y avait gagné quatre cent mille francs queNucingen lui avait laissé tondre sur les brebis parisiennes, et aveclesquels il a doté ses deux sœurs. D’Aiglemont, averti par soncousin Beaudenord, était venu supplier Rastignac d’accepter dix pour cent de sonmillion, s’il lui faisait obtenir l’emploi du million en actionssur un canal qui est encore à faire, car Nucingen a si bien rouléle Gouvernement dans cette affaire-là que les concessionnaires ducanal ont intérêt à ne pas le finir. Charles Grandet a implorél’amant de Delphine de lui faire échanger son argent contre desactions. Enfin, Rastignac a joué pendant dix jours le rôle de Lawsupplié par les plus jolies duchesses de leur donner des actions, etaujourd’hui le gars peut avoir quarante mille livres de rente dontl’origine vient des actions dans les mines de plomb argentifère.

— Sitout le monde gagne, qui donc a perdu? dit Finot.

— Conclusion, reprit Bixiou. Alléchés par le pseudo-dividende qu’ils touchèrentquelques mois après l’échange de leur argent contre les actions, le marquis d’Aiglemont et Beaudenord les gardèrent (je vous lespose pour tous les autres), ils avaient trois pour cent de plus deleurs capitaux, ils chantèrent les louanges de Nucingen, et ledéfendirent au moment même où il fut soupçonné de suspendre sespaiements. Godefroid épousa sa chère Isaure, et reçut pour centmille francs d’actions dans les mines. A l’occasion de cemariage, les Nucingen donnèrent un bal dont la magnificence surpassal’idée qu’on s’en faisait. Delphine offrit à la jeune mariéeune charmante parure en rubis. Isaure dansa, non plus en jeune fille, mais en femme heureuse. La petite baronne fut plus que jamais bergèredes Alpes. Malvina, la femme d’Avez-vousvu dans Barcelone? entenditau milieu de ce bal du Tillet lui conseillant sèchement d’êtremadame Desroches. Desroches, chauffé par les Nucingen, parRastignac, essaya de traiter les affaires d’intérêt; mais auxpremiers mots d’actions des mines données en dot, il rompit, et seretourna vers les Matifat. Rue du Cherche-Midi, l’avoué trouva lesdamnées actions sur les canaux que Gigonnet avait fourrées àMatifat au lieu de lui donner de l’argent. Vois-tu Desrochesrencontrant le râteau de Nucingen sur les deux dots qu’il avaitcouchées en joue. Les catastrophes ne se firent pas attendre. Lasociété Claparon fit trop d’affaires, il y eut engorgement, ellecessa de servir les intérêts et de donner des dividendes, quoiqueses opérations fussent excellentes. Ce malheur se combina avec lesévénements de 581827.En 1829, Claparon était trop connu pour être l’homme de paille deces deux colosses, et il roula de son piédestal à terre. De douzecent cinquante francs, les actions tombèrent à quatre cents francs, quoiqu’elles valussent intrinsèquement six cents francs. Nucingen, qui connaissait leur prix intrinsèque, racheta. La petite baronned’Aldrigger avait vendu ses actions dans les mines qui nerapportaient rien, et Godefroid vendit celles de sa femme par la mêmeraison. De même que la baronne, Beaudenord avait échangé sesactions de mines contre les actions de la société Claparon. Leursdettes les forcèrent à vendre en pleine baisse. De ce qui leurreprésentait sept cent mille francs, ils eurent deux cent trentemille francs. Ils firent leur lessive, et le reste fut prudemmentplacé dans le trois pour cent à 75. Godefroid, si heureux garçon, sans soucis, qui n’avait qu’à se laisser vivre, se vit chargéd’une petite femme bête comme une oie, incapable de supporterl’infortune, car au bout de six mois il s’était aperçu duchangement de l’objet aimé en volatile; et, de plus, il est chargéd’une belle-mère sans pain qui rêve toilettes. Les deux famillesse sont réunies pour pouvoir exister. Godefroid fut obligé d’envenir à faire agir toutes ses protections refroidies pour avoir uneplace de mille écus au Ministère des Finances. Les amis?… auxEaux. Les parents?… étonnés, promettant: «Comment, mon cher, mais comptez sur moi! Pauvre garçon!«Oublié net un quart d’heure après. Beaudenord dut sa place àl’influence de Nucingen et de Vandenesse. Ces gens si estimables etsi malheureux logent aujourd’hui, rue du Mont-Thabor, à untroisième étage au-dessus de l’entresol. L’arrière-petiteperle des Adolphus, Malvina, ne possède rien, elle donne des leçonsde piano pour ne pas être à charge à son beau-frère. Noire, grande, mince, sèche, elle ressemble à une momie échappée de chezPassalacqua qui court à pied dans Paris. En 1830, Beaudenord a perdusa place, et sa femme lui a donné un quatrième enfant. Huit maîtreset deux domestiques (Wirth et sa femme)! argent: huit mille livres derentes. Les mines donnent aujourd’hui des dividendes siconsidérables que l’action de mille francs vaut mille francs derente. Rastignac et madame de Nucingen ont acheté les actionsvendues par Godefroid et par la baronne. Nucingen a été créé pairde France par la Révolution de Juillet, et grand-officier de laLégion-d’Honneur. Quoiqu’il n’ait pas liquidé après 1830, ila, dit-on, seize à dix-huit millions de fortune. Sûr desOrdonnances de juillet, il avait vendu 59tousses fonds et replacé hardiment quand le trois pour cent fut à 45,il a fait croire au Château que c’était par dévouement, et il adans ce temps avalé, de concert avec du Tillet, trois millions à cegrand drôle de Philippe Bridau! Dernièrement, en passant rue deRivoli pour aller au bois de Boulogne, notre baron aperçut sous lesarcades la baronne d’Aldrigger. La petite vieille avait une capoteverte doublée de rose, une robe à fleurs, une mantille, enfin elleétait toujours et plus que jamais bergère des Alpes, car elle n’apas plus compris les causes de son malheur que les causes de sonopulence. Elle s’appuyait sur la pauvre Malvina, modèle desdévouements héroïques, qui avait l’air d’être la vieillemère, tandis que la baronne avait l’air d’être la jeune fille; et Wirth les suivait un parapluie à la main. — «Foilàtes chens, dit le baron à monsieur Cointet, un ministre avec lequel il allaitse promener, dontil m’a ité imbossiple te vaire la vordeine. La pourrasque àbrincibes esd bassée, reblacez tonc ce baufre Peautenord.«Beaudenord est rentré aux Finances par les soins de Nucingen, queles d’Aldrigger vantent comme un héros d’amitié, car il invitetoujours la petite bergère des Alpes et ses filles à ses bals. Ilest impossible à qui que ce soit au monde de démontrer comment cethomme a, par trois fois et sans effraction, voulu voler le publicenrichi par lui, malgré lui. Personne n’a de reproche à luifaire. Qui viendrait dire que la haute Banque est souvent uncoupe-gorge commettrait la plus insigne calomnie. Si les Effetshaussent et baissent, si les valeurs augmentent et se détériorent, ce flux et reflux est produit par un mouvement mutuel, atmosphérique, en rapport avec l’influence de la lune, et le grand Arago estcoupable de ne donner aucune théorie scientifique sur cet importantphénomène. Il résulte seulement de ceci une vérité pécuniaireque je n’ai vue écrite nulle part…

— Laquelle?

— Ledébiteur est plusfort que le créancier.

— Oh! dit Blondet, moi je vois dans ce que nous avons dit la paraphrased’un mot de Montesquieu, dans lequel il a concentré l’Esprit desLois.

— Quoi? dit Finot.

— Leslois sont des toiles d’araignées à travers lesquelles passent lesgrosses mouches et où restent les petites.

— Oùveux-tu donc en venir? dit Finot à Blondet.

— Augouvernement absolu, le seul où les entreprises de l’Esprit 60contrela Loi puissent être réprimées! Oui, l’Arbitraire sauve lespeuples en venant au secours de la justice, car le droit de grâcen’a pas d’envers: le Roi, qui peut gracier le banqueroutierfrauduleux, ne rend rien à l’Actionnaire. La Légalité tue laSociété moderne.

— Faiscomprendre cela aux électeurs! dit Bixiou.

— Ily a quelqu’un qui s’en est chargé.

— Qui?

— LeTemps. Comme l’a dit l’évêque de Léon, si la liberté estancienne, la royauté est éternelle: toute nation saine d’esprit yreviendra sous une forme ou sous une autre.

— Tiens, il y avait du monde à côté, dit Finot en nous entendant sortir.

— Ily a toujours du monde à côté, répondit Bixiou qui devait êtreaviné.

Paris, novembre 1837.

FINDE LA TABLE.

A MADAME ZULMA CARAUD.

N’est-ce pas à vous, madame, dont la haute et probe intelligence est comme un trésor pour vos amis, à vous qui êtes à la fois pour moi tout un public et la plus indulgente des sœurs, que je dois dédier cette œuvre? daignez l’accepter comme témoignage d’une amitié dont je suis fier. Vous et quelques âmes, belles comme la vôtre, comprendront ma pensée en lisant la Maison Nucingen accolée à César Birotteau. Dans ce contraste n’y a-t-il pas tout un enseignement social?

de Balzac.

Vous savez combien sont minces les cloisons qui séparent les cabinets particuliers dans les plus élégants cabarets de Paris. Chez Véry, par exemple, le plus grand salon est coupé en deux par une cloison qui s’ôte et se remet à volonté. La scène n’était pas là, mais dans un bon endroit qu’il ne me convient pas de nommer. Nous étions deux, je dirai donc, comme le Prud’homme de Henri Monnier: «Je ne voudrais pas la compromettre.» Nous caressions les friandises d’un dîner exquis à plusieurs titres, dans un petit salon où nous parlions à voix basse, après avoir reconnu le peu 2d’épaisseur de la cloison. Nous avions atteint au moment du rôti sans avoir eu de voisins dans la pièce contiguë à la nôtre, où nous n’entendions que les pétillements du feu. Huit heures sonnèrent, il se fit un grand bruit de pieds, il y eut des paroles échangées, les garçons apportèrent des bougies. Il nous fut démontré que le salon voisin était occupé. En reconnaissant les voix, je sus à quels personnages nous avions affaire. C’était quatre des plus hardis cormorans éclos dans l’écume qui couronne les flots incessamment renouvelés de la génération présente; aimables garçons dont l’existence est problématique, à qui l’on ne connaît ni rentes ni domaines, et qui vivent bien. Ces spirituels condottieri de l’Industrie moderne, devenue la plus cruelle des guerres, laissent les inquiétudes à leurs créanciers, gardent les plaisirs pour eux, et n’ont de souci que de leur costume. D’ailleurs braves à fumer, comme Jean Bart, leur cigare sur une tonne de poudre, peut-être pour ne pas faillir à leur rôle; plus moqueurs que les petits journaux, moqueurs à se moquer d’eux-mêmes; perspicaces et incrédules, fureteurs d’affaires, avides et prodigues, envieux d’autrui, mais contents d’eux-mêmes; profonds politiques par saillies, analysant tout, devinant tout, ils n’avaient pas encore pu se faire jour dans le monde où ils voudraient se produire. Un seul des quatre est parvenu, mais seulement au pied de l’échelle. Ce n’est rien que d’avoir de l’argent, et un parvenu ne sait tout ce qui lui manque alors qu’après six mois de flatteries. Peu parleur, froid, gourmé, sans esprit, ce parvenu nommé Andoche Finot, a eu le cœur de se mettre à plat ventre devant ceux qui pouvaient le servir, et la finesse d’être insolent avec ceux dont il n’avait plus besoin. Semblable à l’un des grotesques du ballet de Gustave, il est marquis par derrière et vilain par devant. Ce prélat industriel entretient un caudataire, Émile Blondet, rédacteur de journaux, homme de beaucoup d’esprit, mais décousu, brillant, capable, paresseux, se sachant exploité, se laissant faire, perfide, comme il est bon, par caprices; un de ces hommes que l’on aime et que l’on n’estime pas. Fin comme une soubrette de comédie, incapable de refuser sa plume à qui la lui demande, et son cœur à qui le lui emprunte, Émile est le plus séduisant de ces hommes-filles de qui le plus fantasque de nos gens d’esprit a dit: «Je les aime mieux en souliers de satin qu’en bottes.» Le troisième, nommé Couture, se maintient par la Spéculation. Il ente affaire sur affaire, le succès 3de l’une couvre l’insuccès de l’autre. Aussi vit-il à fleur d’eau soutenu par la force nerveuse de son jeu, par une coupe roide et audacieuse. Il nage de ci, de là, cherchant dans l’immense mer des intérêts parisiens un îlot assez contestable pour pouvoir s’y loger. Évidemment, il n’est pas à sa place. Quant au dernier, le plus malicieux des quatre, son nom suffira: Bixiou! Hélas! ce n’est plus le Bixiou de 1825, mais celui de 1836, le misanthrope bouffon à qui l’on connaît le plus de verve et de mordant, un diable enragé d’avoir dépensé tant d’esprit en pure perte, furieux de ne pas avoir ramassé son épave dans la dernière révolution, donnant son coup de pied à chacun en vrai Pierrot des Funambules, sachant son époque et les aventures scandaleuses sur le bout de son doigt, les ornant de ses inventions drôlatiques, sautant sur toutes les épaules comme un clown, et tâchant d’y laisser une marque à la façon du bourreau.

Après avoir satisfait aux premières exigences de la gourmandise, nos voisins arrivèrent où nous en étions de notre dîner, au dessert; et, grâce à notre coite tenue, ils se crurent seuls. A la fumée des cigares, à l’aide du vin de Champagne, à travers les amusements gastronomiques du dessert, il s’entama donc une intime conversation. Empreinte de cet esprit glacial qui roidit les sentiments les plus élastiques, arrête les inspirations les plus généreuses, et donne au rire quelque chose d’aigu, cette causerie pleine de l’âcre ironie qui change la gaîté en ricanerie, accusa l’épuisement d’âmes livrées à elles-mêmes, sans autre but que la satisfaction de l’égoïsme, fruit de la paix où nous vivons. Ce pamphlet contre l’homme que Diderot n’osa pas publier, le Neveu de Rameau; ce livre, débraillé tout exprès pour montrer des plaies, est seul comparable à ce pamphlet dit sans aucune arrière-pensée, où le mot ne respecta même point ce que le penseur discute encore, où l’on ne construisit qu’avec des ruines, où l’on nia tout, où l’on n’admira que ce que le scepticisme adopte: l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent. Après avoir tiraillé dans le cercle des personnes de connaissance, la Médisance se mit à fusiller les amis intimes. Un signe suffit pour expliquer le désir que j’avais de rester et d’écouter au moment où Bixiou prit la parole, comme on va le voir. Nous entendîmes alors une de ces terribles improvisations qui valent à cet artiste sa réputation auprès de quelques esprits blasés; et, quoique souvent interrompue, prise et reprise, elle fut sténographiée par ma mémoire. Opinions et forme, tout y est en dehors des conditions littéraires. 4Mais c’est ce que cela fut: un pot-pourri de choses sinistres qui peint notre temps, auquel l’on ne devrait raconter que de semblables histoires, et j’en laisse d’ailleurs la responsabilité au narrateur principal. La pantomime, les gestes, en rapport avec les fréquents changements de voix par lesquels Bixiou peignait les interlocuteurs mis en scène, devaient être parfaits, car ses trois auditeurs laissaient échapper des exclamations approbatives et des interjections de contentement.

— Et Rastignac t’a refusé? dit Blondet à Finot.

— Net.

— Mais l’as-tu menacé des journaux, demanda Bixiou.

— Il s’est mis à rire, répondit Finot.

— Rastignac est l’héritier direct de feu de Marsay, il fera son chemin en politique comme dans le monde, dit Blondet.

— Mais comment a-t-il fait sa fortune, demanda Couture. Il était en 1819 avec l’illustre Bianchon, dans une misérable pension du quartier latin; sa famille mangeait des hannetons rôtis et buvait le vin du cru, pour pouvoir lui envoyer cent francs par mois; le domaine de son père ne valait pas mille écus; il avait deux sœurs et un frère sur les bras, et maintenant…

— Maintenant, il a quarante mille livres de rentes, reprit Finot; chacune de ses sœurs a été richement dotée, noblement mariée, et il a laissé l’usufruit du domaine à sa mère…

— En 1827, dit Blondet, je l’ai encore vu sans le sou.

— Oh! en 1827, dit Bixiou.

— Eh! bien, reprit Finot, aujourd’hui nous le voyons en passe de devenir ministre, pair de France et tout ce qu’il voudra être! Il a depuis trois ans fini convenablement avec Delphine, il ne se mariera qu’à bonnes enseignes, et il peut épouser une fille noble, lui! Le gars a eu le bon esprit de s’attacher à une femme riche.

— Mes amis, tenez-lui compte des circonstances atténuantes, dit Blondet, il est tombé dans les pattes d’un homme habile en sortant des griffes de la misère.

— Tu connais bien Nucingen, dit Bixiou, dans les premiers temps, Delphine et Rastignac le trouvaient bon; une femme semblait être, pour lui, dans sa maison, un joujou, un ornement. Et voilà ce qui, pour moi, rend cet homme carré de base comme de hauteur: Nucingen ne se cache pas pour dire que sa femme est la représentation de sa fortune, une chose indispensable, mais 5secondaire dans la vie à haute pression des hommes politiques et des grands financiers. Il a dit, devant moi, que Bonaparte avait été bête comme un bourgeois dans ses premières relations avec Joséphine, et qu’après avoir eu le courage de la prendre comme un marchepied, il avait été ridicule en voulant faire d’elle une compagne.

— Tout homme supérieur doit avoir, sur les femmes, les opinions de l’Orient, dit Blondet.

— Le baron a fondu les doctrines orientales et occidentales en une charmante doctrine parisienne. Il avait en horreur de Marsay qui n’était pas maniable, mais Rastignac lui a plu beaucoup et il l’a exploité sans que Rastignac s’en doutât: il lui a laissé toutes les charges de son ménage. Rastignac a endossé tous les caprices de Delphine, il la menait au bois, il l’accompagnait au spectacle. Ce grand petit homme politique d’aujourd’hui a long-temps passé sa vie à lire et à écrire de jolis billets. Dans les commencements, Eugène était grondé pour des riens, il s’égayait avec Delphine quand elle était gaie, s’attristait quand elle était triste, il supportait le poids de ses migraines, de ses confidences, il lui donnait tout son temps, ses heures, sa précieuse jeunesse pour combler le vide de l’oisiveté de cette Parisienne. Delphine et lui tenaient de grands conseils sur les parures qui allaient le mieux, il essuyait le feu des colères et la bordée des boutades; tandis que, par compensation, elle se faisait charmante pour le baron. Le baron riait à part lui; puis, quand il voyait Rastignac pliant sous le poids de ses charges, il avait l’air de soupçonner quelque chose, et reliait les deux amants par une peur commune.

— Je conçois qu’une femme riche ait fait vivre et vivre honorablement Rastignac; mais où a-t-il pris sa fortune, demanda Couture. Une fortune, aussi considérable que la sienne aujourd’hui, se prend quelque part, et personne ne l’a jamais accusé d’avoir inventé une bonne affaire?

— Il a hérité, dit Finot.

— De qui? dit Blondet.

— Des sots qu’il a rencontrés, reprit Couture.

— Il n’a pas tout pris, mes petits amours, dit Bixiou:

…Remettez-vous d’une alarme aussi chaude;

Nous vivons dans un temps très-ami de la fraude.

6Je vais vous raconter l’origine de sa fortune. D’abord, hommage au talent! Notre ami n’est pas un gars, comme dit Finot, mais un gentleman qui sait le jeu, qui connaît les cartes et que la galerie respecte. Rastignac a tout l’esprit qu’il faut avoir dans un moment donné, comme un militaire qui ne place son courage qu’à quatre-vingt-dix jours, trois signatures et des garanties. Il paraîtra cassant, brise-raison, sans suite dans les idées, sans constance dans ses projets, sans opinion fixe; mais s’il se présente une affaire sérieuse, une combinaison à suivre, il ne s’éparpillera pas, comme Blondet que voilà! et qui discute alors pour le compte du voisin, Rastignac se concentre, se ramasse, étudie le point où il faut charger, et il charge à fond de train. Avec la valeur de Murat, il enfonce les carrés, les actionnaires, les fondateurs et toute la boutique; quand la charge a fait son trou, il rentre dans sa vie molle et insouciante, il redevient l’homme du midi, le voluptueux, le diseur de riens, l’inoccupé Rastignac, qui peut se lever à midi parce qu’il ne s’est pas couché au moment de la crise.

— Voilà qui va bien, mais arrive donc à sa fortune, dit Finot.

— Bixiou ne nous fera qu’une charge, reprit Blondet. La fortune de Rastignac, c’est Delphine de Nucingen, femme remarquable, et qui joint l’audace à la prévision.

— T’a-t-elle prêté de l’argent? demanda Bixiou.

Un rire général éclata.

— Vous vous trompez sur elle, dit Couture à Blondet, son esprit consiste à dire des mots plus ou moins piquants, à aimer Rastignac avec une fidélité gênante, à lui obéir aveuglément, une femme tout à fait italienne.

— Argent à part, dit aigrement Andoche Finot.

— Allons, allons, reprit Bixiou d’une voix pateline, après ce que nous venons de dire, osez-vous encore reprocher à ce pauvre Rastignac d’avoir vécu aux dépens de la maison Nucingen, d’avoir été mis dans ses meubles ni plus ni moins que la Torpille jadis par notre ami des Lupeaulx? vous tomberiez dans la vulgarité de la rue Saint-Denis. D’abord, abstraitement parlant, comme dit Royer-Collard, la question peut soutenir la critique de la raison pure, quant à celle de la raison impure…

— Le voilà lancé! dit Finot à Blondet.

— Mais, s’écria Blondet, il a raison. La question est très-ancienne, elle fut le grand mot du fameux duel à mort entre la 7Châteigneraie et Jarnac. Jarnac était accusé d’être en bons termes avec sa belle-mère, qui fournissait au faste du trop aimé gendre. Quand un fait est si vrai, il ne doit pas être dit. Par dévouement pour le roi Henri II, qui s’était permis cette médisance, la Châteigneraie la prit sur son compte; de là ce duel qui a enrichi la langue française de l’expression: coup de Jarnac.

— Ha! l’expression vient de si loin, elle est donc noble, dit Finot.

— Tu pouvais ignorer cela en ta qualité d’ancien propriétaire de journaux et Revues, dit Blondet.

— Il est des femmes, reprit gravement Bixiou, il est aussi des hommes qui peuvent scinder leur existence, et n’en donner qu’une partie (remarquez que je vous phrase mon opinion d’après la formule humanitaire). Pour ces personnes, tout intérêt matériel est en dehors des sentiments; elles donnent leur vie, leur temps, leur honneur à une femme, et trouvent qu’il n’est pas comme il faut de gaspiller entre soi du papier de soie où l’on grave: La loi punit de mort le contrefacteur. Par réciprocité, ces gens n’acceptent rien d’une femme. Oui, tout devient déshonorant s’il y a fusion des intérêts comme il y a fusion des âmes. Cette doctrine se professe, elle s’applique rarement…

— Hé! dit Blondet, quelles vétilles! Le maréchal de Richelieu, qui se connaissait en galanterie, fit une pension de mille louis à madame de La Popelinière, après l’aventure de la plaque de cheminée. Agnès Sorel apporta tout naïvement au roi Charles VII sa fortune, et le roi la prit. Jacques Cœur a entretenu la couronne de France, qui s’est laissé faire, et fut ingrate comme une femme.

— Messieurs, dit Bixiou, l’amour qui ne comporte pas une indissoluble amitié me semble un libertinage momentané. Qu’est-ce qu’un entier abandon où l’on se réserve quelque chose? Entre ces deux doctrines, aussi opposées et aussi profondément immorales l’une que l’autre, il n’y a pas de conciliation possible. Selon moi, les gens qui craignent une liaison complète ont sans doute la croyance qu’elle peut finir, et adieu l’illusion! La passion qui ne se croit pas éternelle est hideuse. (Ceci est du Fénelon tout pur.) Aussi, ceux à qui le monde est connu, les observateurs, les gens comme il faut, les hommes bien gantés et bien cravatés, qui ne rougissent pas d’épouser une femme pour sa fortune, proclament-ils 8comme indispensable une complète scission des intérêts et des sentiments. Les autres sont des fous qui aiment, qui se croient seuls dans le monde avec leur maîtresse! Pour eux, les millions sont de la boue; le gant, le camélia porté par l’idole vaut des millions! Si vous ne retrouvez jamais chez eux le vil métal dissipé, vous trouvez des débris de fleurs cachés dans de jolies boîtes de cèdre! Ils ne se distinguent plus l’un de l’autre. Pour eux, il n’y a plus de moi. Toi, voilà leur Verbe incarné. Que voulez-vous? Empêcherez-vous cette maladie secrète du cœur? Il y a des niais qui aiment sans aucune espèce de calcul, et il y a des sages qui calculent en aimant.

— Bixiou me semble sublime, s’écria Blondet. Qu’en dit Finot?

— Partout ailleurs, répondit Finot en se posant dans sa cravate, je dirais comme les gentlemen; mais ici je pense…

— Comme les infâmes mauvais sujets avec lesquels tu as l’honneur d’être, reprit Bixiou.

— Ma foi, oui, dit Finot.

— Et toi? dit Bixiou à Couture.

— Niaiseries, s’écria Couture. Une femme qui ne fait pas de son corps un marchepied, pour faire arriver au but l’homme qu’elle distingue, est une femme qui n’a de cœur que pour elle.

— Et toi, Blondet?

— Moi, je pratique.

— Hé! bien, reprit Bixiou de sa voix la plus mordante, Rastignac n’était pas de votre avis. Prendre et ne pas rendre est horrible et même un peu léger; mais prendre pour avoir le droit d’imiter le seigneur, en rendant le centuple, est un acte chevaleresque. Ainsi pensait Rastignac. Rastignac était profondément humilié de sa communauté d’intérêts avec Delphine de Nucingen, je puis parler de ses regrets, je l’ai vu les larmes aux yeux déplorant sa position. Oui, il en pleurait véritablement!… après souper. Hé! bien, selon vous…

— Ah! çà, tu te moques de nous, dit Finot.

— Pas le moins du monde. Il s’agit de Rastignac, dont la douleur serait selon vous une preuve de sa corruption, car alors il aimait beaucoup moins Delphine! Mais que voulez vous? le pauvre garçon avait cette épine au cœur. C’est un gentilhomme profondément dépravé, voyez-vous, et nous sommes de vertueux artistes. Donc, Rastignac voulait enrichir Delphine, lui pauvre, elle riche! 9Le croirez-vous?… il y est parvenu. Rastignac, qui se serait battu comme Jarnac, passa dès lors à l’opinion de Henri II, en vertu de son grand mot: Il n’y a pas de vertu absolue, mais des circonstances. Ceci tient à l’histoire de sa fortune.

— Tu devrais bien nous entamer ton conte au lieu de nous induire à nous calomnier nous-mêmes, dit Blondet avec une gracieuse bonhomie.

— Ha! ha! mon petit, lui dit Bixiou en lui donnant le baptême d’une petite tape sur l’occiput, tu te rattrapes au vin de Champagne.

— Hé, par le saint nom de l’Actionnaire, dit Couture, raconte-nous ton histoire?

— J’y étais d’un cran, repartit Bixiou; mais avec ton juron, tu me mets au dénoûment.

— Il y a donc des actionnaires dans l’histoire, demanda Finot.

— Richissimes comme les tiens, répondit Bixiou.

— Il me semble, dit Finot d’un ton gourmé, que tu dois des égards à un bon enfant chez qui tu trouves dans l’occasion un billet de cinq cents…

— Garçon! cria Bixiou.

— Que veux-tu au garçon? lui dit Blondet.

— Faire rendre à Finot ses cinq cents francs, afin de dégager ma langue et déchirer ma reconnaissance.

— Dis ton histoire, reprit Finot en feignant de rire.

— Vous êtes témoins, dit Bixiou, que je n’appartiens pas à cet impertinent qui croit que mon silence ne vaut que cinq cents francs! tu ne seras jamais ministre, si tu ne sais pas jauger les consciences. Eh! bien, oui, dit-il d’une voix câline, mon bon Finot, je dirai l’histoire sans personnalités, et nous serons quittes.

— Il va nous démontrer, dit en souriant Blondet, que Nucingen a fait la fortune de Rastignac.

— Tu n’en es pas si loin que tu le penses, reprit Bixiou. Vous ne connaissez pas ce qu’est Nucingen, financièrement parlant.

— Tu ne sais seulement pas, dit Blondet, un mot de ses débuts?

— Je ne l’ai connu que chez lui, dit Bixiou, mais nous pourrions nous être vus autrefois sur la grand’route.

— La prospérité de la maison Nucingen est un des phénomènes les plus extraordinaires de notre époque, reprit Blondet. En 1804, Nucingen était peu connu. Les banquiers d’alors auraient tremblé 10de savoir sur la place cent mille écus de ses acceptations. Ce grand financier sent alors son infériorité. Comment se faire connaître? Il suspend ses paiements. Bon! Son nom, restreint à Strasbourg et au quartier Poissonnière, retentit sur toutes les places! il désintéresse son monde avec des valeurs mortes, et reprend ses paiements: aussitôt son papier se fait dans toute la France. Par une circonstance inouïe, les valeurs revivent, reprennent faveur, donnent des bénéfices. Le Nucingen est très-recherché. L’année 1815 arrive, mon gars réunit ses capitaux, achète des fonds avant la bataille de Waterloo, suspend ses paiements au moment de la crise, liquide avec des actions dans les mines de Wortschin qu’il s’était procurées à vingt pour cent au-dessous de la valeur à laquelle il les émettrait lui-même! oui, messieurs! Il prend à Grandet cent cinquante mille bouteilles de vin de Champagne pour se couvrir en prévoyant la faillite de ce vertueux père du comte d’Aubrion actuel, et autant à Duberghe en vins de Bordeaux. Ces trois cent mille bouteilles acceptées, acceptées, mon cher, à trente sous, il les a fait boire aux Alliés, à six francs, au Palais-Royal de 1817 à 1819. Le papier de la maison Nucingen et son nom deviennent européens. Cet illustre baron s’est élevé sur l’abîme où d’autres auraient sombré. Deux fois, sa liquidation a produit d’immenses avantages à ses créanciers: il a voulu les rouer, impossible! Il passe pour le plus honnête homme du monde. A la troisième suspension, le papier de la maison Nucingen se fera en Asie, au Mexique, en Australasie, chez les Sauvages. Ouvrard est le seul qui ait deviné cet Alsacien, fils de quelque juif converti par ambition: «Quand Nucingen lâche son or, disait-il, croyez qu’il saisit des diamants!»

— Son compère du Tillet le vaut bien, dit Finot. Songez donc que du Tillet est un homme qui, en fait de naissance, n’en a que ce qui nous est indispensable pour exister, et que ce gars, qui n’avait pas un liard en 1814, est devenu ce que vous le voyez; mais ce qu’aucun de nous (je ne parle pas de toi, Couture) n’a su faire, il a eu des amis au lieu d’avoir des ennemis. Enfin, il a si bien caché ses antécédents, qu’il a fallu fouiller des égouts pour le trouver commis chez un parfumeur de la rue Saint-Honoré, pas plus tard qu’en 1814.

— Ta! ta! ta! reprit Bixiou, ne comparez jamais à Nucingen un petit carotteur comme du Tillet, un chacal qui réussit par son odorat, qui devine les cadavres et arrive le premier pour avoir le 11meilleur os. Voyez d’ailleurs ces deux hommes: l’un a la mine aiguë des chats, il est maigre, élancé; l’autre est cubique, il est gras, il est lourd comme un sac, immobile comme un diplomate. Nucingen a la main épaisse et un regard de loup-cervier qui ne s’anime jamais; sa profondeur n’est pas en avant, mais en arrière; il est impénétrable, on ne le voit jamais venir, tandis que la finesse de du Tillet ressemble, comme le disait Napoléon de je ne sais qui, à du coton filé trop fin, il casse.

— Je ne vois à Nucingen d’autre avantage sur du Tillet que d’avoir le bon sens de deviner qu’un financier ne doit être que baron, tandis que du Tillet veut se faire nommer comte en Italie, dit Blondet.

— Blondet?… un mot, mon enfant, reprit Couture. D’abord Nucingen a osé dire qu’il n’y a que des apparences d’honnête homme; puis, pour le bien connaître, il faut être dans les affaires. Chez lui, la banque est un très-petit département: il y a les fournitures du gouvernement, les vins, les laines, les indigos, enfin tout ce qui donne matière à un gain quelconque. Son génie embrasse tout. Cet éléphant de la Finance vendrait des Députés au Ministère, et les Grecs aux Turcs. Pour lui le commerce est, dirait Cousin, la totalité des variétés, l’unité des spécialités. La Banque envisagée ainsi devient toute une politique, elle exige une tête puissante, et porte alors un homme bien trempé à se mettre au-dessus des lois de la probité dans lesquelles il se trouve à l’étroit.

— Tu as raison, mon fils, dit Blondet. Mais nous seuls, nous comprenons que c’est alors la guerre portée dans le monde de l’argent. Le banquier est un conquérant qui sacrifie des masses pour arriver à des résultats cachés, ses soldats sont les intérêts des particuliers. Il a ses stratagèmes à combiner, ses embuscades à tendre, ses partisans à lancer, ses villes à prendre. La plupart de ces hommes sont si contigus à la Politique, qu’ils finissent par s’en mêler, et leurs fortunes y succombent. La maison Necker s’y est perdue, le fameux Samuel Bernard s’y est presque ruiné. Dans chaque siècle, il se trouve un banquier de fortune colossale qui ne laisse ni fortune ni successeur. Les frères Pâris, qui contribuèrent à abattre Law, et Law lui-même, auprès de qui tous ceux qui inventent des Sociétés par actions sont des pygmées, Bouret, Baujon, tous ont disparu sans se faire représenter par une famille. Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. Pour pouvoir subsister, le banquier doit devenir noble, fonder une dynastie comme les prêteurs de Charles-Quint, les Fugger, créés princes de Babenhausen, et qui existent encore… dans l’Almanach de Gotha. La Banque cherche la noblesse par instinct de conservation, et sans le savoir peut-être. Jacques Cœur a fait une grande maison noble, celle de Noirmoutier, éteinte sous Louis XIII. Quelle énergie chez cet homme, ruiné pour avoir fait un roi légitime! Il est mort prince d’une île de l’Archipel où il a bâti une magnifique cathédrale.

— Ah! si vous faites des Cours d’Histoire, nous sortons du temps actuel où le trône est destitué du droit de conférer la noblesse, où l’on fait des barons et des comtes à huis-clos, quelle pitié! dit Finot.

— Tu regrettes la savonnette à vilain, dit Bixiou, tu as raison. Je reviens à nos moutons. Connaissez-vous Beaudenord? Non, non, non. Bien. Voyez comme tout passe! Le pauvre garçon était la fleur du dandysme il y a dix ans. Mais il a été si bien absorbé, que vous ne le connaissez pas plus que Finot ne connaissait tout à l’heure l’origine du coup de Jarnac (c’est pour la phrase et non pour te taquiner que je dis cela, Finot!). A la vérité, il appartenait au faubourg Saint-Germain. Eh! bien, Beaudenord est le premier pigeon que je vais vous mettre en scène. D’abord, il se nommait Godefroid de Beaudenord. Ni Finot, ni Blondet, ni Couture, ni moi, nous ne méconnaîtrons un pareil avantage. Le gars ne souffrait point dans son amour-propre en entendant appeler ses gens au sortir d’un bal, quand trente jolies femmes encapuchonnées et flanquées de leurs maris et de leurs adorateurs attendaient leurs voitures. Puis il jouissait de tous les membres que Dieu a donnés à l’homme: sain et entier, ni taie sur un œil, ni faux toupet, ni faux mollets; ses jambes ne rentraient point en dedans, ne sortaient point en dehors; genoux sans engorgement, épine dorsale droite, taille mince, main blanche et jolie, cheveux noirs; teint ni rose comme celui d’un garçon épicier, ni trop brun comme celui d’un Calabrois. Enfin, chose essentielle! Beaudenord n’était pas trop joli homme, comme le sont ceux de nos amis qui ont l’air de faire état de leur beauté, de ne pas avoir autre chose; mais ne revenons pas là-dessus, nous l’avons dit, c’est infâme! Il tirait bien le pistolet, montait fort agréablement à cheval; il s’était battu pour une vétille, et n’avait pas tué son adversaire. Savez-vous que pour faire 13connaître de quoi se compose un bonheur entier, pur, sans mélange, au dix-neuvième siècle, à Paris, et un bonheur de jeune homme de vingt-six ans, il faut entrer dans les infiniment petites choses de la vie? Le bottier avait attrapé le pied de Beaudenord et le chaussait bien, son tailleur aimait à l’habiller. Godefroid ne grasseyait pas, ne gasconnait pas, ne normandisait pas, il parlait purement et correctement, et mettait fort bien sa cravate, comme Finot. Cousin par alliance du marquis d’Aiglemont, son tuteur (il était orphelin de père et de mère, autre bonheur!), il pouvait aller et allait chez les banquiers, sans que le faubourg Saint-Germain lui reprochât de les hanter, car heureusement un jeune homme a le droit de faire du plaisir son unique loi, de courir où l’on s’amuse, et de fuir les recoins sombres où fleurit le chagrin. Enfin il avait été vacciné (tu me comprends, Blondet). Malgré toutes ces vertus, il aurait pu se trouver très-malheureux. Hé! hé! le bonheur a le malheur de paraître signifier quelque chose d’absolu; apparence qui induit tant de niais à demander: «Qu’est-ce que le bonheur?» Une femme de beaucoup d’esprit disait: «Le bonheur est où on le met.»

— Elle proclamait une triste vérité, dit Blondet.

— Et morale, ajouta Finot.

— Archi-morale! LE BONHEUR, comme LA VERTU, comme LE MAL, expriment quelque chose de relatif, répondit Blondet. Ainsi La Fontaine espérait que, par la suite des temps, les damnés s’habitueraient à leur position, et finiraient par être dans l’enfer comme les poissons dans l’eau.

— Les épiciers connaissent tous les mots de La Fontaine! dit Bixiou.

— Le bonheur d’un homme de vingt-six ans qui vit à Paris, n’est pas le bonheur d’un homme de vingt-six ans qui vit à Blois, dit Blondet, sans entendre l’interruption. Ceux qui partent de là pour déblatérer contre l’instabilité des opinions sont des fourbes ou des ignorants. La médecine moderne, dont le plus beau titre de gloire est d’avoir, de 1799 à 1837, passé de l’état conjectural à l’état de science positive, et ce par l’influence de la grande École analyste de Paris, a démontré que, dans une certaine période, l’homme s’est complétement renouvelé…

— A la manière du couteau de Jeannot, et vous le croyez toujours le même, reprit Bixiou. Il y a donc plusieurs losanges dans 14cet habit d’Arlequin que nous nommons le bonheur, eh! bien, le costume de mon Godefroid n’avait ni trous ni taches. Un jeune homme de vingt-six ans, qui serait heureux en amour, c’est-à-dire aimé, non à cause de sa florissante jeunesse, non pour son esprit, non pour sa tournure, mais irrésistiblement, pas même à cause de l’amour en lui-même, mais quand même cet amour serait abstrait, pour revenir au mot de Royer-Collard, ce susdit jeune homme pourrait fort bien ne pas avoir un liard dans la bourse que l’objet aimant lui aurait brodée, il pourrait devoir son loyer à son propriétaire, ses bottes à ce bottier déjà nommé, ses habits au tailleur qui finirait, comme la France, par se désaffectionner. Enfin, il pourrait être pauvre! La misère gâte le bonheur du jeune homme qui n’a pas nos opinions transcendantes sur la fusion des intérêts. Je ne sais rien de plus fatigant que d’être moralement très-heureux et matériellement très-malheureux. N’est-ce pas avoir une jambe glacée comme la mienne par le vent coulis de la porte, et l’autre grillée par la braise du feu. J’espère être bien compris, il y a de l’écho dans la poche de ton gilet, Blondet? Entre nous, laissons le cœur, il gâte l’esprit. Poursuivons! Godefroid de Beaudenord avait donc l’estime de ses fournisseurs, car ses fournisseurs avaient assez régulièrement sa monnaie. La femme de beaucoup d’esprit déjà citée, et qu’on ne peut pas nommer, parce que, grâce à son peu de cœur, elle vit…

— Qui est-ce?

— La marquise d’Espard! Elle disait qu’un jeune homme devait demeurer dans un entresol, n’avoir chez lui rien qui sentît le ménage, ni cuisinière, ni cuisine, être servi par un vieux domestique, et n’annoncer aucune prétention à la stabilité. Selon elle, tout autre établissement est de mauvais goût. Godefroid de Beaudenord, fidèle à ce programme, logeait quai Malaquais, dans un entresol; néanmoins il avait été forcé d’avoir une petite similitude avec les gens mariés, en mettant dans sa chambre un lit d’ailleurs si étroit qu’il y tenait peu. Une Anglaise, entrée par hasard chez lui, n’y aurait pu rien trouver d’improper. Finot, tu te feras expliquer la grande loi de l’improper qui régit l’Angleterre! Mais puisque nous sommes liés par un billet de mille, je vais t’en donner une idée. Je suis allé en Angleterre, moi! (Bas à l’oreille de Blondet: Je lui donne de l’esprit pour plus de deux mille francs.) En Angleterre, Finot, tu te lies extrêmement avec une femme, pendant 15la nuit, au bal ou ailleurs; tu la rencontres le lendemain dans la rue, et tu as l’air de la reconnaître: improper! Tu trouves à dîner, sous le frac de ton voisin de gauche, un homme charmant, de l’esprit, nulle morgue, du laissez-aller; il n’a rien d’anglais; suivant les lois de l’ancienne compagnie française, si accorte, si aimable, tu lui parles: improper! Vous abordez au bal une jolie femme afin de la faire danser: improper! Vous vous échauffez, vous discutez, vous riez, vous répandez votre cœur, votre âme, votre esprit dans votre conversation; vous y exprimez des sentiments; vous jouez quand vous êtes au jeu, vous causez en causant et vous mangez en mangeant: improper! improper! improper! Un des hommes les plus spirituels et les plus profonds de cette époque, Stendhal a très-bien caractérisé l’improper en disant qu’il est tel lord de la Grande-Bretagne qui, seul, n’ose pas se croiser les jambes devant son feu, de peur d’être improper. Une dame anglaise, fût-elle de la secte furieuse des saints (protestants renforcés qui laisseraient mourir toute leur famille de faim, si elle était improper), ne sera pas improper en faisant le diable à trois dans sa chambre à coucher, et se regardera comme perdue si elle reçoit un ami dans cette même chambre. Grâce à l’improper, on trouvera quelque jour Londres et ses habitants pétrifiés.

— Quand on pense qu’il est en France des niais qui veulent y importer les solennelles bêtises que les Anglais font chez eux avec ce beau sang-froid que vous leur connaissez, dit Blondet, il y a de quoi faire frémir quiconque a vu l’Angleterre et se souvient des gracieuses et charmantes mœurs françaises. Dans les derniers temps, Walter Scott, qui n’a pas osé peindre les femmes comme elles sont de peur d’être improper, se repentait d’avoir fait la belle figure d’Effie dans la Prison d’Édimbourg.

— Veux-tu ne pas être improper en Angleterre? dit Bixiou à Finot.

— Hé! bien? dit Finot.

— Va voir aux Tuileries une espèce de pompier en marbre intitulé Thémistocle par le statuaire, et tâche de marcher comme la statue du commandeur, tu ne seras jamais improper. C’est par une application rigoureuse de la grande loi de l’improper que le bonheur de Godefroid se compléta. Voici l’histoire. Il avait un tigre, et non pas un groom, comme l’écrivent des gens qui ne 16savent rien du monde. Son tigre était un petit Irlandais, nommé Paddy, Joby, Toby (à volonté), trois pieds de haut, vingt pouces de large, figure de belette, des nerfs d’acier faits au gin, agile comme un écureuil, menant un landau avec une habileté qui ne s’est jamais trouvée en défaut ni à Londres ni à Paris, un œil de lézard, fin comme le mien, montant à cheval comme le vieux Franconi, les cheveux blonds comme ceux d’une vierge de Rubens, les joues roses, dissimulé comme un prince, instruit comme un avoué retiré, âgé de dix ans, enfin une vraie fleur de perversité, jouant et jurant, aimant les confitures et le punch, insulteur comme un feuilleton, hardi et chippeur comme un gamin de Paris. Il était l’honneur et le profit d’un célèbre lord anglais, auquel il avait déjà fait gagner sept cent mille francs aux courses. Le lord aimait beaucoup cet enfant: son tigre était une curiosité, personne à Londres n’avait de tigre si petit. Sur un cheval de course, Joby avait l’air d’un faucon. Eh! bien, le lord renvoya Toby, non pour gourmandise, ni pour vol, ni pour meurtre, ni pour criminelle conversation, ni pour défaut de tenue, ni pour insolence envers milady, non pour avoir troué les poches de la première femme de milady, non pour s’être laissé corrompre par les adversaires de milord aux courses, non pour s’être amusé le dimanche, enfin pour aucun fait reprochable. Toby eût fait toutes ces choses, il aurait même parlé à milord sans être interrogé, milord lui aurait encore pardonné ce crime domestique. Milord aurait supporté bien des choses de Toby, tant milord y tenait. Son tigre menait une voiture à deux roues et à deux chevaux l’un devant l’autre, en selle sur le second, les jambes ne dépassant pas les brancards, ayant l’air enfin d’une de ces têtes d’anges que les peintres italiens sèment autour du Père éternel. Un journaliste anglais fit une délicieuse description de ce petit ange, il le trouva trop joli pour un tigre, il offrit de parier que Paddy était une tigresse apprivoisée. La description menaçait de s’envenimer et de devenir improper au premier chef. Le superlatif de l’improper mène à la potence. Milord fut beaucoup loué de sa circonspection par milady. Toby ne put trouver de place nulle part, après s’être vu contester son État-civil dans la Zoologie britannique. En ce temps, Godefroid florissait à l’ambassade de France à Londres, où il apprit l’aventure de Toby, Joby, Paddy. Godefroid s’empara du tigre qu’il trouva pleurant auprès d’un pot de confitures, car 17l’enfant avait déjà perdu les guinées par lesquelles milord avait doré son malheur. A son retour, Godefroid de Beaudenord importa donc chez nous le plus charmant tigre de l’Angleterre, il fut connu par son tigre comme Couture s’est fait remarquer par ses gilets. Aussi entra-t-il facilement dans la confédération du club dit aujourd’hui de Grammont. Il n’inquiétait aucune ambition après avoir renoncé à la carrière diplomatique, il n’avait pas un esprit dangereux, il fut bien reçu de tout le monde. Nous autres, nous serions offensés dans notre amour-propre en ne rencontrant que des visages riants. Nous nous plaisons à voir la grimace amère de l’Envieux. Godefroid n’aimait pas à être haï. A chacun son goût! Arrivons au solide, à la vie matérielle? Son appartement, où j’ai léché plus d’un déjeuner, se recommandait par un cabinet de toilette mystérieux, bien orné, plein de choses confortables, à cheminée, à baignoire; sortie sur un petit escalier, portes battantes assourdies, serrures faciles, gonds discrets, fenêtres à carreaux dépolis, à rideaux impassibles. Si la chambre offrait et devait offrir le plus beau désordre que puisse souhaiter le peintre d’aquarelle le plus exigeant, si tout y respirait l’allure bohémienne d’une vie de jeune homme élégant, le cabinet de toilette était comme un sanctuaire: blanc, propre, rangé, chaud, point de vent coulis, tapis fait pour y sauter pieds nus, en chemise et effrayée. Là est la signature du garçon vraiment petit-maître et sachant la vie! car là, pendant quelques minutes, il peut paraître ou sot ou grand dans les petits détails de l’existence qui révèlent le caractère. La marquise déjà citée, non, c’est la marquise de Rochefide, est sortie furieuse d’un cabinet de toilette, et n’y est jamais revenue, elle n’y avait rien trouvé d’improper. Godefroid y avait une petite armoire pleine…

— De camisoles, dit Finot.

— Allons, te voilà gros Turcaret! (Je ne le formerai jamais!) Mais non, de gâteaux, de fruits, jolis petits flacons de vin de Malaga, de Lunel, un en-cas à la Louis XIV, tout ce qui peut amuser des estomacs délicats et bien appris, des estomacs de seize quartiers. Un vieux malicieux domestique, très-fort en l’art vétérinaire, servait les chevaux et pansait Godefroid, car il avait été à feu monsieur Beaudenord, et portait à Godefroid une affection invétérée, cette lèpre du cœur que les Caisses d’Épargne ont fini par guérir chez les domestiques. Tout bonheur matériel repose sur des chiffres. 18Vous, à qui la vie parisienne est connue jusque dans ses exostoses, vous devinez qu’il lui fallait environ dix-sept mille livres de rente, car il avait dix-sept francs d’impositions et mille écus de fantaisies. Eh! bien, mes chers enfants, le jour où il se leva majeur, le marquis d’Aiglemont lui présenta des comptes de tutelle, comme nous ne serions pas capables d’en rendre à nos neveux, et lui remit une inscription de dix-huit mille livres de rente sur le grand-livre, reste de l’opulence paternelle étrillée par la grande réduction républicaine, et grêlée par les arriérés de l’Empire. Ce vertueux tuteur mit son pupille à la tête d’une trentaine de mille francs d’économie placées dans la maison Nucingen, en lui disant avec toute la grâce d’un grand seigneur et le laissez-aller d’un soldat de l’Empire qu’il lui avait ménagé cette somme pour ses folies de jeune homme. «Si tu m’écoutes, Godefroid, ajouta-t-il, au lieu de les dépenser sottement comme tant d’autres, fais des folies utiles, accepte une place d’attaché d’ambassade à Turin, de là va à Naples, de Naples reviens à Londres, et pour ton argent tu te seras amusé, instruit. Plus tard, si tu veux prendre une carrière, tu n’auras perdu ni ton temps ni ton argent.» Feu d’Aiglemont valait mieux que sa réputation, on ne peut pas en dire autant de nous.

— Un jeune homme qui débute à vingt et un ans avec dix-huit mille livres de rente est un garçon ruiné, dit Couture.

— S’il n’est pas avare, ou très-supérieur, dit Blondet.

— Godefroid séjourna dans les quatre capitales de l’Italie, reprit Bixiou. Il vit l’Allemagne et l’Angleterre, un peu Saint-Pétersbourg, parcourut la Hollande; mais il se sépara desdits trente mille francs en vivant comme s’il avait trente mille livres de rente. Il trouva partout le suprême de volaille, l’aspic, et les vins de France, entendit parler français à tout le monde, enfin il ne sut pas sortir de Paris. Il aurait bien voulu se dépraver le cœur, se le cuirasser, perdre ses illusions, apprendre à tout écouter sans rougir, à parler sans rien dire, à pénétrer les secrets intérêts des puissances… Bah! il eut bien de la peine à se munir de quatre langues, c’est-à-dire à s’approvisionner de quatre mots contre une idée. Il revint veuf de plusieurs douairières ennuyeuses, appelées bonnes fortunes à l’étranger, timide et peu formé, bon garçon, plein de confiance, incapable de dire du mal des gens qui lui faisaient l’honneur de l’admettre chez eux, ayant trop de bonne foi pour être diplomate, enfin ce que nous appelons un loyal garçon.

— Bref un moutard qui tenait ses dix-huit mille livres de rente à la disposition des premières actions venues, dit Couture.

— Ce diable de Couture a tellement l’habitude d’anticiper les dividendes, qu’il anticipe le dénoûment de mon histoire. Où en étais-je? Au retour de Beaudenord. Quand il fut installé quai Malaquais, il arriva que mille francs au-dessus de ses besoins furent insuffisants pour sa part de loge aux Italiens et à l’Opéra. Quand il perdait vingt-cinq ou trente louis au jeu dans un pari, naturellement il payait; puis il les dépensait en cas de gain, ce qui nous arriverait si nous étions assez bêtes pour nous laisser prendre à parier. Beaudenord, gêné dans ses dix-huit mille livres de rente, sentit la nécessité de créer ce que nous appelons aujourd’hui le fond de roulement. Il tenait beaucoup à ne pas s’enfoncer lui-même. Il alla consulter son tuteur: «Mon cher enfant, lui dit d’Aiglemont, les rentes arrivent au pair, vends tes rentes, j’ai vendu les miennes et celles de ma femme. Nucingen a tous mes capitaux et m’en donne six pour cent; fais comme moi, tu auras un pour cent de plus, et ce un pour cent te permettra d’être tout à fait à ton aise.» En trois jours, notre Godefroid fut à son aise. Ses revenus étant dans un équilibre parfait avec son superflu, son bonheur matériel fut complet. S’il était possible d’interroger tous les jeunes gens de Paris d’un seul regard, comme il paraît que la chose se fera lors du jugement dernier pour les milliards de générations qui auront pataugé sur tous les globes, en gardes nationaux ou en sauvages, et de leur demander si le bonheur d’un jeune homme de vingt-six ans ne consiste pas: à pouvoir sortir à cheval, en tilbury, ou en cabriolet avec un tigre gros comme le poing, frais et rose comme Toby, Joby, Paddy; à avoir, le soir, pour douze francs, un coupé de louage très-convenable; à se montrer élégamment tenu suivant les lois vestimentales qui régissent huit heures, midi, quatre heures et le soir; à être bien reçu dans toutes les ambassades, et y recueillir les fleurs éphémères d’amitiés cosmopolites et superficielles; à être d’une beauté supportable, et à bien porter son nom, son habit et sa tête; à loger dans un charmant petit entresol arrangé comme je vous ai dit que l’était l’entresol du quai Malaquais; à pouvoir inviter des amis à vous accompagner au Rocher de Cancale sans avoir interrogé préalablement son gousset, et n’être arrêté dans aucun de ses mouvements raisonnables par ce mot: Ah! et de l’argent? à pouvoir renouveler les bouffettes roses qui embellissent 20les oreilles de ses trois chevaux pur sang, et à avoir toujours une coiffe neuve à son chapeau. Tous, nous-mêmes, gens supérieurs, tous répondraient que ce bonheur est incomplet, que c’est la Magdeleine sans autel, qu’il faut aimer et être aimé, ou aimer sans être aimé, ou être aimé sans aimer, ou pouvoir aimer à tort et à travers. Arrivons au bonheur moral. Quand, en janvier 1823, il se trouva bien assis dans ses jouissances, après avoir pris pied et langue dans les différentes sociétés parisiennes où il lui plut d’aller, il sentit la nécessité de se mettre à l’abri d’une ombrelle, d’avoir à se plaindre d’une femme comme il faut, de ne pas mâchonner la queue d’une rose achetée dix sous à madame Prévost, à l’instar des petits jeunes gens qui gloussent dans les corridors de l’Opéra, comme des poulets en épinette. Enfin il résolut de rapporter ses sentiments, ses idées, ses affections à une femme, une femme! La PHAMME! AH! Il conçut d’abord la pensée saugrenue d’avoir une passion malheureuse, il tourna pendant quelque temps autour de sa belle cousine, madame d’Aiglemont, sans s’apercevoir qu’un diplomate avait déjà dansé la valse de Faust avec elle. L’année 25 se passa en essais, en recherches, en coquetteries inutiles. L’objet aimant demandé ne se trouva pas. Les passions sont extrêmement rares. Dans cette époque, il s’est élevé tout autant de barricades dans les mœurs que dans les rues! En vérité, mes frères, je vous le dis, l’improper nous gagne! Comme on nous fait le reproche d’aller sur les brisées des peintres en portraits, des commissaires-priseurs et des marchandes de modes, je ne vous ferai pas subir la description de la personne en laquelle Godefroid reconnut sa femelle. Age, dix-neuf ans; taille, un mètre cinquante centimètres; cheveux blonds, sourcils idem; yeux bleus, front moyen, nez courbé, bouche petite, menton court et relevé, visage ovale; signes particuliers, néant. Tel, le passe-port de l’objet aimé. Ne soyez pas plus difficiles que la Police, que messieurs les Maires de toutes les villes et communes de France, que les gendarmes et autres autorités constituées. D’ailleurs, c’est le bloc de la Vénus de Médicis, parole d’honneur. La première fois que Godefroid alla chez madame de Nucingen, qui l’avait invité à l’un de ces bals par lesquels elle acquit, à bon compte, une certaine réputation, il y aperçut, dans un quadrille, la personne à aimer et fut émerveillé par cette taille d’un mètre cinquante centimètres. Ces cheveux blonds ruisselaient en cascades bouillonnantes sur une 21petite tête ingénue et fraîche comme celle d’une naïade qui aurait mis le nez à la fenêtre cristalline de sa source, pour voir les fleurs du printemps. (Ceci est notre nouveau style, des phrases qui filent comme notre macaroni tout à l’heure.) L’idem des sourcils, n’en déplaise à la Préfecture de Police, aurait pu demander six vers à l’aimable Parny, ce poète badin les eût fort agréablement comparés à l’arc de Cupidon, en faisant observer que le trait était au-dessous, mais un trait sans force, épointé, car il y règne encore aujourd’hui la moutonne douceur que les devants de cheminée attribuent à madame de la Vallière, au moment où elle signe sa tendresse par-devant Dieu, faute d’avoir pu la signer par-devant notaire. Vous connaissez l’effet des cheveux blonds et des yeux bleus, combinés avec une danse molle, voluptueuse et décente? Une jeune personne ne vous frappe pas alors audacieusement au cœur, comme ces brunes qui par leur regard ont l’air de vous dire, en mendiant espagnol: La bourse ou la vie! cinq francs, ou je te méprise. Ces beautés insolentes (et quelque peu dangereuses!) peuvent plaire à beaucoup d’hommes; mais, selon moi, la blonde qui a le bonheur de paraître excessivement tendre et complaisante, sans perdre ses droits de remontrance, de taquinage, de discours immodérés, de jalousie à faux et tout ce qui la rend la femme adorable, sera toujours plus sûre de se marier que la brune ardente. Le bois est cher. Isaure, blanche comme une Alsacienne (elle avait vu le jour à Strasbourg et parlait l’allemand avec un petit accent français fort agréable), dansait à merveille. Ses pieds, que l’employé de la police n’avait pas mentionnés, et qui cependant pouvaient trouver leur place sous la rubrique signes particuliers, étaient remarquables par leur petitesse, par ce jeu particulier que les vieux maîtres ont nommé flic-flac, et comparable au débit agréable de mademoiselle Mars, car toutes les muses sont sœurs, le danseur et le poète ont également les pieds sur terre. Les pieds d’Isaure conversaient avec une netteté, une précision, une légèreté, une rapidité de très-bon augure pour les choses du cœur. — «Elle a du flic-flac!» était le suprême éloge de Marcel, le seul maître de danse qui ait mérité le nom de grand. On a dit le grand Marcel comme le grand Frédéric, et du temps de Frédéric.

— A-t-il composé des ballets, demanda Finot.

— Oui, quelque chose comme les Quatre Éléments, l’Europe galante.

22—Quel temps, dit Finot, que le temps où les grands seigneurs habillaient les danseuses!

— Improper! reprit Bixiou. Isaure ne s’élevait pas sur ses pointes, elle restait terre à terre, se balançait sans secousses, ni plus ni moins voluptueusement que doit se balancer une jeune personne. Marcel disait avec une profonde philosophie que chaque état avait sa danse: une femme mariée devait danser autrement qu’une jeune personne, un robin autrement qu’un financier, et un militaire autrement qu’un page; il allait même jusqu’à prétendre qu’un fantassin devait danser autrement qu’un cavalier: et, de là il partait pour analyser toute la société. Toutes ces belles nuances sont bien loin de nous.

— Ah! dit Blondet, tu mets le doigt sur un grand malheur. Si Marcel eût été compris, la Révolution française n’aurait pas eu lieu.

— Godefroid, reprit Bixiou, n’avait pas eu l’avantage de parcourir l’Europe sans observer à fond les danses étrangères. Sans cette profonde connaissance en chorégraphie, qualifiée de futile, peut-être n’eût-il pas aimé cette jeune personne; mais des trois cents invités qui se pressaient dans les beaux salons de la rue Saint-Lazare, il fut le seul à comprendre l’amour inédit que trahissait une danse bavarde. On remarqua bien la manière d’Isaure d’Aldrigger; mais, dans ce siècle où chacun s’écrie: Glissons, n’appuyons pas! l’un dit: Voilà une jeune fille qui danse fameusement bien (c’était un clerc de notaire); l’autre: Voilà une jeune personne qui danse à ravir (c’était une dame en turban); la troisième, une femme de trente ans: Voilà une petite personne qui ne danse pas mal! Revenons au grand Marcel, et disons en parodiant son plus fameux mot: Que de choses dans un avant-deux!

— Et allons un peu plus vite! dit Blondet, tu marivaudes.

— Isaure, reprit Bixiou qui regarda Blondet de travers, avait une simple robe de crêpe blanc ornée de rubans verts, un camélia dans ses cheveux, un camélia à sa ceinture, un autre camélia dans le bas de sa robe, et un camélia…

— Allons, voilà les trois cents chèvres de Sancho!

— C’est toute la littérature, mon cher! Clarisse est un chef-d’œuvre, il a quatorze volumes, et le plus obtus vaudevilliste te le racontera dans un acte. Pourvu que je t’amuse, de quoi te plains-tu? Cette toilette était d’un effet délicieux, est-ce que tu n’aimes pas le camélia? veux-tu des dahlias? Non. Eh! bien, un marron, tiens! 23dit Bixiou qui jeta sans doute un marron à Blondet, car nous en entendîmes le bruit sur l’assiette.

— Allons, j’ai tort, continue? dit Blondet.

— Je reprends, dit Bixiou. «N’est-ce pas joli à épouser?» dit Rastignac à Beaudenord en lui montrant la petite aux camélias blancs, purs et sans une feuille de moins. Rastignac était un des intimes de Godefroid. — «Eh! bien, j’y pensais, lui répondit à l’oreille Godefroid. J’étais occupé à me dire qu’au lieu de trembler à tout moment dans son bonheur, de jeter à grand’peine un mot dans une oreille inattentive, de regarder aux Italiens s’il y a une fleur rouge ou blanche dans une coiffure, s’il y a au Bois une main gantée sur le panneau d’une voiture, comme cela se fait à Milan, au Corso; qu’au lieu de voler une bouchée de baba derrière une porte, comme un laquais qui achève une bouteille, d’user son intelligence pour donner et recevoir une lettre, comme un facteur; qu’au lieu de recevoir des tendresses infinies en deux lignes, avoir cinq volumes in-folio à lire aujourd’hui, demain une livraison de deux feuilles, ce qui est fatigant; qu’au lieu de se traîner dans les ornières et derrière les haies, il vaudrait mieux se laisser aller à l’adorable passion enviée par J.-J. Rousseau, aimer tout bonnement une jeune personne comme Isaure, avec l’intention d’en faire sa femme si, durant l’échange des sentiments, les cœurs se conviennent, enfin être Werther heureux!» — «C’est un ridicule tout comme un autre, dit Rastignac sans rire. A ta place, peut-être me plongerais-je dans les délices infinies de cet ascétisme, il est neuf, original et peu coûteux. Ta Mona Lisa est suave, mais sotte comme une musique de ballet, je t’en préviens.» La manière dont Rastignac dit cette dernière phrase fit croire à Beaudenord que son ami avait intérêt à le désenchanter, et il le crut son rival en sa qualité d’ancien diplomate. Les vocations manquées déteignent sur toute l’existence. Godefroid s’amouracha si bien de mademoiselle Isaure d’Aldrigger, que Rastignac alla trouver une grande fille qui causait dans un salon de jeu, et lui dit à l’oreille: «Malvina, votre sœur vient de ramener dans son filet un poisson qui pèse dix-huit mille livres de rentes, il a un nom, une certaine assiette dans le monde et de la tenue; surveillez-les; s’ils filent le parfait amour, ayez soin d’être la confidente d’Isaure pour ne pas lui laisser répondre un mot sans l’avoir corrigé.» Vers deux heures du matin, le valet-de-chambre vint dire à une petite bergère des Alpes, de 24quarante ans, coquette comme la Zerline de l’opéra de Don Juan, et auprès de laquelle se tenait Isaure: «La voiture de madame la baronne est avancée.» Godefroid vit alors sa beauté de ballade allemande entraînant sa mère fantastique dans le salon de partance, où ces deux dames furent suivies par Malvina. Godefroid, qui feignit (l’enfant!) d’aller savoir dans quel pot de confitures s’était blotti Joby, eut le bonheur d’apercevoir Isaure et Malvina embobelinant leur sémillante maman dans sa pelisse, et se rendant ces petits soins de toilette exigés par un voyage nocturne dans Paris. Les deux sœurs l’examinèrent du coin de l’œil en chattes bien apprises, qui lorgnent une souris sans avoir l’air d’y faire attention. Il éprouva quelque satisfaction en voyant le ton, la mise, les manières du grand Alsacien en livrée, bien ganté, qui vint apporter de gros souliers fourrés à ses trois maîtresses. Jamais deux sœurs ne furent plus dissemblables que l’étaient Isaure et Malvina. L’aînée, grande et brune, Isaure petite et mince; celle-ci les traits fins et délicats; l’autre des formes vigoureuses et prononcées; Isaure était la femme qui règne par son défaut de force, et qu’un lycéen se croit obligé de protéger; Malvina était la femme «d’Avez-vous vu dans Barcelone?» A côté de sa sœur, Isaure faisait l’effet d’une miniature auprès d’un portrait à l’huile. «Elle est riche! dit Godefroid à Rastignac en rentrant dans le bal. — Qui? — Cette jeune personne. — Ah! Isaure d’Aldrigger. Mais oui. La mère est veuve, son mari a eu Nucingen dans ses bureaux à Strasbourg. Veux-tu la revoir, tourne un compliment à madame de Restaud, qui donne un bal après-demain, la baronne d’Aldrigger et ses deux filles y seront, tu seras invité!» Pendant trois jours dans la chambre obscure de son cerveau, Godefroid vit son Isaure et les camélias blancs, et les airs de tête, comme lorsqu’après avoir contemplé long-temps un objet fortement éclairé, nous le retrouvons les yeux fermés sous une forme moindre, radieux et coloré, qui pétille au centre des ténèbres.

— Bixiou, tu tombes dans le phénomène, masse-nous des tableaux? dit Couture.

— Voilà! reprit Bixiou en se posant sans doute comme un garçon de café, voilà, messieurs, le tableau demandé! Attention, Finot! il faut tirer sur ta bouche comme un cocher de coucou sur celle de sa rosse! Madame Théodora-Marguerite-Wilhelmine Adolphus (de la maison Adolphus et compagnie de Manheim), veuve du baron d’Aldrigger, n’était pas une bonne grosse Allemande, compacte et réfléchie, blanche, à visage doré comme la mousse d’un pot de bière, enrichie de toutes les vertus patriarcales que la Germanie possède, romancièrement parlant. Elle avait les joues encore fraîches, colorées aux pommettes comme celles d’une poupée de Nuremberg, des tire-bouchons très-éveillés aux tempes, les yeux agaçants, pas le moindre cheveu blanc, une taille mince, et dont les prétentions étaient mises en relief par des robes à corset. Elle avait au front et aux tempes quelques rides involontaires qu’elle aurait bien voulu, comme Ninon, exiler à ses talons; mais les rides persistaient à dessiner leurs zigs-zags aux endroits les plus visibles. Chez elle, le tour du nez se fanait, et le bout rougissait, ce qui était d’autant plus gênant que le nez s’harmoniait alors à la couleur des pommettes. En qualité d’unique héritière, gâtée par ses parents, gâtée par son mari, gâtée par la ville de Strasbourg, et toujours gâtée par ses deux filles qui l’adoraient, la baronne se permettait le rose, la jupe courte, le nœud à la pointe du corset qui lui dessinait la taille. Quand un Parisien voit cette baronne passant sur le boulevard, il sourit, la condamne sans admettre, comme le Jury actuel, les circonstances atténuantes dans un fratricide! Le moqueur est toujours un être superficiel et conséquemment cruel, le drôle ne tient aucun compte de la part qui revient à la Société dans le ridicule dont il rit, car la Nature n’a fait que des bêtes, nous devons les sots à l’État social.

— Ce que je trouve de beau dans Bixiou, dit Blondet, c’est qu’il est complet: quand il ne raille pas les autres, il se moque de lui-même.

— Blondet, je te revaudrai cela, dit Bixiou d’un ton fin. Si cette petite baronne était évaporée, insouciante, égoïste, incapable de calcul, la responsabilité de ses défauts revenait à la maison Adolphus et compagnie de Manheim, à l’amour aveugle du baron d’Aldrigger. Douce comme un agneau, cette baronne avait le cœur tendre, facile à émouvoir, mais malheureusement l’émotion durait peu et conséquemment se renouvelait souvent. Quand le baron mourut, cette bergère faillit le suivre, tant sa douleur fut violente et vraie; mais… le lendemain, à déjeuner, on lui servit des petits pois qu’elle aimait, et ces délicieux petits pois calmèrent la crise. Elle était si aveuglément aimée par ses deux filles, par ses gens, que toute la maison fut heureuse d’une circonstance qui leur permit de dérober à la baronne le spectacle douloureux du convoi. Isaure et Malvina cachèrent leurs larmes à cette mère adorée, et l’occupèrent 26à choisir ses habits de deuil, à les commander pendant que l’on chantait le Requiem. Quand un cercueil est placé sous ce grand catafalque noir et blanc, taché de cire, qui a servi à trois mille cadavres de gens comme il faut avant d’être réformé, selon l’estimation d’un croque-mort philosophe que j’ai consulté sur ce point, entre deux verres de petit blanc; quand un bas clergé très-indifférent braille le Dies iræ, quand le haut clergé non moins indifférent dit l’office, savez-vous ce que disent les amis vêtus de noir, assis ou debout dans l’église? (Voilà le tableau demandé). Tenez, les voyez-vous? — Combien croyez-vous que laisse le papa d’Aldrigger? disait Desroches à Taillefer, qui nous a fait faire avant sa mort la plus belle orgie connue…

— Est-ce que Desroches était avoué dans ce temps-là?

— Il a traité en 1822, dit Couture. Et c’était hardi pour le fils d’un pauvre employé qui n’a jamais eu plus de dix-huit cents francs, et dont la mère gérait un bureau de papier timbré. Mais il a rudement travaillé de 1818 à 1822. Entré quatrième clerc chez Derville, il y était second clerc en 1819!

— Desroches!

— Oui, dit Bixiou. Desroches a roulé comme nous sur les fumiers du Jobisme. Ennuyé de porter des habits trop étroits et à manches trop courtes, il avait dévoré le Droit par désespoir, et venait d’acheter un titre nu. Avoué sans le sou, sans clientèle, sans autres amis que nous, il devait payer les intérêts d’une Charge et d’un Cautionnement.

— Il me faisait alors l’effet d’un tigre sorti du Jardin-des-Plantes, dit Couture. Maigre, à cheveux roux, les yeux couleur tabac d’Espagne, un teint aigre, l’air froid et flegmatique, mais âpre à la veuve, tranchant sur l’orphelin, travailleur, la terreur de ses clercs qui ne devaient pas perdre leur temps, instruit, retors, double, d’une élocution mielleuse, ne s’emportant jamais, haineux à la manière de l’homme judiciaire.

— Et il a du bon, s’écria Finot, il est dévoué à ses amis, et son premier soin fut de prendre Godeschal pour Maître-Clerc, le frère à Mariette.

— A Paris, dit Blondet, l’avoué n’a que deux nuances: il y a l’avoué honnête homme qui demeure dans les termes de la loi, pousse les procès, ne court pas les affaires, ne néglige rien, conseille ses clients avec loyauté, les fait transiger sur les points douteux, 27un Derville enfin. Puis il y a l’avoué famélique à qui tout est bon pourvu que les frais soient assurés; qui ferait battre, non pas des montagnes, il les vend, mais des planètes; qui se charge du triomphe d’un coquin sur un honnête homme, quand par hasard l’honnête homme ne s’est pas mis en règle. Quand un de ces avoués-là fait un tour de maître Gonin un peu trop fort, la Chambre le force à vendre. Desroches, notre ami Desroches, a compris ce métier assez pauvrement fait par de pauvres hères: il a acheté des causes aux gens qui tremblaient de les perdre, il s’est rué sur la chicane en homme déterminé à sortir de la misère. Il a eu raison, il a fait très-honnêtement son métier. Il a trouvé des protecteurs dans les hommes politiques en sauvant leurs affaires embarrassées, comme pour notre cher des Lupeaulx, dont la position était si compromise. Il lui fallait cela pour se tirer de peine, car Desroches a commencé par être très-mal vu du Tribunal! lui qui rectifiait avec tant de peine les erreurs de ses clients!… Voyons, Bixiou, revenons?… Pourquoi Desroches se trouvait-il dans l’église?

« — D’Aldrigger laisse sept ou huit cent mille francs! répondit Taillefer à Desroches.

— Ah! bah! il n’y a qu’une personne qui connaisse leur fortune, dit Werbrust, un ami du défunt.

— Qui? — Ce gros malin de Nucingen, il ira jusqu’au cimetière, d’Aldrigger a été son patron, et par reconnaissance il faisait valoir les fonds du bonhomme.

— Sa veuve va trouver une bien grand différence! — Comment l’entendez-vous?

— Mais d’Aldrigger aimait tant sa femme! Ne riez donc pas, on nous regarde.

— Tiens, voilà du Tillet, il est bien en retard, il arrive à l’Épître.

— Il épousera sans doute l’aînée.

— Est-ce possible? dit Desroches, il est plus que jamais engagé avec madame Roguin.

— Lui! engagé?… vous ne le connaissez pas.

— Savez-vous la position de Nucingen et de du Tillet? demanda Desroches.

— La voici, dit Taillefer: Nucingen est homme à dévorer le capital de son ancien patron et à le lui rendre…

— Heu! heu! fit Werbrust. Il fait diablement humide dans les églises, heu! heu!

— Comment le rendre?…

— Hé! bien, Nucingen sait que du Tillet a une grande fortune, il veut le marier à Malvina; mais du Tillet se défie de Nucingen. Pour qui voit le jeu, cette partie est amusante.

— Comment, dit Werbrust, déjà bonne à marier?… Comme nous vieillissons vite! — Malvina d’Aldrigger a vingt ans, mon cher. Le bonhomme d’Aldrigger s’est 28marié en 1800! Il nous a donné d’assez belles fêtes à Strasbourg pour son mariage et pour la naissance de Malvina. C’était en 1801, à la paix d’Amiens, et nous sommes en 1823, papa Werbrust. Dans ce temps-là, on ossianisait tout, il a nommé sa fille Malvina. Six ans après, sous l’Empire, il y a eu pendant quelque temps une fureur pour les choses chevaleresques, c’était: Partant pour la Syrie, un tas de bêtises. Il a nommé sa seconde fille Isaure, elle a dix-sept ans. Voilà deux filles à marier. — Ces femmes n’auront pas un sou dans dix ans, dit Werbrust confidentiellement à Desroches. — Il y a, répondit Taillefer, le valet de chambre de d’Aldrigger, ce vieux qui beugle au fond de l’église, il a vu élever ces deux demoiselles, il est capable de tout pour leur conserver de quoi vivre. (Les chantres: Dies iræ!) Les enfants de chœur: dies illa! (Taillefer: — Adieu, Werbrust, en entendant le Dies iræ, je pense trop à mon pauvre fils. — Je m’en vais aussi, il fait trop humide, dit Werbrust. (in favilla.) (Les pauvres à la porte: Quelques sous, mes chers messieurs!) (Le suisse: Pan! pan! pour les besoins de l’église. Les chantres: Amen! Un ami: De quoi est-il mort? Un curieux farceur: D’un vaisseau rompu dans le talon. Un passant: Savez-vous quel est le personnage qui s’est laissé mourir? Un parent: Le président de Montesquieu. Le sacristain aux pauvres: Allez-vous-en donc, on nous a donné pour vous, ne demandez plus rien!)

— Quelle verve! dit Couture.

(En effet il nous semblait entendre tout le mouvement qui se fait dans une église. Bixiou imitait tout, jusqu’au bruit des gens qui s’en vont avec le corps, par un remuement de pieds sur le plancher.)

— Il y a des poètes, des romanciers, des écrivains qui disent beaucoup de belles choses sur les mœurs parisiennes, reprit Bixiou, mais voilà la vérité sur les enterrements. Sur cent personnes qui rendent les derniers devoirs à un pauvre diable de mort, quatre-vingt-dix-neuf parlent d’affaires et de plaisirs en pleine église. Pour observer quelque pauvre petite vraie douleur, il faut des circonstances impossibles. Encore! y a-t-il une douleur sans égoïsme?…

— Heu! heu! fit Blondet. Il n’y a rien de moins respecté que la mort, peut-être est-ce ce qu’il y a de moins respectable?…

— C’est si commun! reprit Bixiou. Quand le service fut fini, 29Nucingen et du Tillet accompagnèrent le défunt au cimetière. Le vieux valet de chambre allait à pied. Le cocher menait la voiture derrière celle du Clergé. — Hé bien! ma ponne ami, dit Nucingen à du Tillet en tournant le boulevard, location est pelle bire ebiser Malfina: fous serez le brodecdir teu zette baufre vamile han plires, visse aurez eine vamile, ine indérière; fous drouferez eine mison doute mondée, et Malfina cerdes esd eine frai dressor.

— Il me semble entendre parler ce vieux Robert Macaire de Nucingen! dit Finot.

«Une charmante personne, reprit Ferdinand du Tillet avec feu et sans s’échauffer,» reprit Bixiou.

— Tout du Tillet dans un mot! s’écria Couture.

« — Elle peut paraître laide à ceux qui ne la connaissent pas, mais, je l’avoue, elle a de l’âme, disait du Tillet. — Ed tu quir, c’esd le pon te l’iffire, mon cher, il aura ti téfuement et te l’indelligence. Tans nodre chin te médier, on ne said ni ki fit, ni ki mire; c’esd eine crant ponhire ki te pufoir se gonvier au quir te sa femme. Che droguerais bienne Telvine qui, fous le safez, m’a abordé plis d’eine million, gondre Malfina qui n’a pas ine taude si crante. — Mais qu’a-t-elle? — Che ne sais bas au chiste, dit le baron de Nucingen, mais il a keke chausse. — Elle a une mère qui aime bien le rose!» dit du Tillet. Ce mot mit fin aux tentatives de Nucingen. Après le dîner, le baron apprit alors à la Wilhelmine-Adolphus qu’il lui restait à peine quatre cent mille francs chez lui. La fille des Adolphus de Manheim, réduite à vingt-quatre mille livres de rente, se perdit dans des calculs qui se brouillaient dans sa tête.» — Comment! disait-elle à Malvina, comment! j’ai toujours eu six mille francs pour nous chez la couturière! mais où ton père prenait-il de l’argent? Nous n’aurons rien avec vingt-quatre mille francs, nous sommes dans la misère. Ah! si mon père me voyait ainsi déchue, il en mourrait, s’il n’était pas mort déjà! Pauvre Wilhelmine!» Et elle se mit à pleurer. Malvina, ne sachant comment consoler sa mère, lui représenta qu’elle était encore jeune et jolie, le rose lui seyait toujours, elle irait à l’Opéra, aux Bouffons dans la loge de madame de Nucingen. Elle endormit sa mère dans un rêve de fêtes, de bals, de musique, de belles toilettes et de succès, qui commença sous les rideaux d’un lit en soie bleue, dans 30une chambre élégante, contiguë à celle où, deux nuits auparavant, avait expiré monsieur Jean-Baptiste baron d’Aldrigger, dont voici l’histoire en trois mots. En son vivant, ce respectable Alsacien, banquier à Strasbourg, s’était enrichi d’environ trois millions. En 1800, à l’âge de trente-six ans, à l’apogée d’une fortune faite pendant la Révolution, il avait épousé, par ambition et par inclination, l’héritière des Adolphus de Manheim, jeune fille adorée de toute une famille et naturellement elle en recueillit la fortune dans l’espace de dix années. D’Aldrigger fut alors baronifié par S. M. l’Empereur et Roi, car sa fortune se doubla; mais il se passionna pour le grand homme qui l’avait titré. Donc, entre 1814 et 1815, il se ruina pour avoir pris au sérieux le soleil d’Austerlitz. L’honnête Alsacien ne suspendit pas ses paiements, ne désintéressa pas ses créanciers avec les valeurs qu’il regardait comme mauvaises; il paya tout à bureau ouvert, se retira de la Banque et mérita le mot de son ancien premier commis, Nucingen: «Honnête homme, mais bête!» Tout compte fait, il lui resta cinq cent mille francs et des recouvrements sur l’Empire qui n’existait plus. — Foilà ze gue z’est gué t’afoir drop cri anne Nappolion, dit-il en voyant le résultat de sa liquidation. Lorsqu’on a été les premiers d’une ville, le moyen d’y rester amoindri?… Le banquier de l’Alsace fit comme font tous les provinciaux ruinés: il vint à Paris, il y porta courageusement des bretelles tricolores sur lesquelles étaient brodées les aigles impériales et s’y concentra dans la société bonapartiste. Il remit ses valeurs au baron de Nucingen qui lui donna huit pour cent de tout, en acceptant ses créances impériales à soixante pour cent seulement de perte, ce qui fut cause que d’Aldrigger serra la main de Nucingen en lui disant: — Ch’édais pien sir te de droufer le quir d’in Elsacien! Nucingen se fit intégralement payer par notre ami des Lupeaulx. Quoique bien étrillé, l’Alsacien eut un revenu industriel de quarante-quatre mille francs. Son chagrin se compliqua du spleen dont sont saisis les gens habitués à vivre par le jeu des affaires quand ils en sont sevrés. Le banquier se donna pour tâche de se sacrifier, noble cœur! à sa femme, dont la fortune venait d’être dévorée, et qu’elle avait laissé prendre avec la facilité d’une fille à qui les affaires d’argent étaient tout à fait inconnues. La baronne d’Aldrigger retrouva donc les jouissances auxquelles elle était habituée, le vide que pouvait lui causer la Société de Strasbourg fut comblé par les plaisirs de Paris. 31La maison Nucingen tenait déjà comme elle tient encore le haut bout de la société financière, et le baron habile mit son honneur à bien traiter le baron honnête. Cette belle vertu faisait bien dans le salon Nucingen. Chaque hiver écornait le capital de d’Aldrigger; mais il n’osait faire le moindre reproche à la perle des Adolphus; sa tendresse fut la plus ingénieuse et la plus inintelligente qu’il y eût en ce monde. Brave homme, mais bête! Il mourut en se demandant: «Que deviendront-elles sans moi?» Puis, dans un moment où il fut seul avec son vieux valet de chambre Wirth, le bonhomme, entre deux étouffements, lui recommanda sa femme et ses deux filles, comme si ce Caleb d’Alsace était le seul être raisonnable qu’il y eût dans la maison. Trois ans après, en 1826, Isaure était âgée de vingt ans et Malvina n’était pas mariée. En allant dans le monde Malvina avait fini par remarquer combien les relations y sont superficielles, combien tout y est examiné, défini. Semblable à la plupart des filles dites bien élevées, Malvina ignorait le mécanisme de la vie, l’importance de la fortune, la difficulté d’acquérir la moindre monnaie, le prix des choses. Aussi, pendant ces six années, chaque enseignement avait-il été une blessure pour elle. Les quatre cent mille francs laissés par feu d’Aldrigger à la maison Nucingen furent portés au crédit de la baronne, car la succession de son mari lui redevait douze cent mille francs; et dans les moments de gêne, la bergère des Alpes y puisait comme dans une caisse inépuisable. Au moment où notre pigeon s’avançait vers sa colombe, Nucingen, connaissant le caractère de son ancienne patronne, avait dû s’ouvrir à Malvina sur la situation financière où la veuve se trouvait: il n’y avait plus que trois cent mille francs chez lui, les vingt-quatre mille livres de rente se trouvaient donc réduites à dix-huit mille. Wirth avait maintenu la position pendant trois ans! Après la confidence du banquier, les chevaux furent réformés, la voiture fut vendue et le cocher congédié par Malvina, à l’insu de sa mère. Le mobilier de l’hôtel, qui comptait dix années d’existence, ne put être renouvelé, mais tout s’était fané en même temps. Pour ceux qui aiment l’harmonie, il n’y avait que demi-mal. La baronne, cette fleur si bien conservée, avait pris l’aspect d’une rose froide et grippée qui reste unique dans un buisson au milieu de novembre. Moi qui vous parle, j’ai vu cette opulence se dégradant par teintes, par demi-tons! Effroyable! parole d’honneur. Ç’a été mon dernier chagrin. Après je me suis dit: C’est bête de prendre tant 32d’intérêt aux autres! Pendant que j’étais employé, j’avais la sottise de m’intéresser à toutes les maisons où je dînais, je les défendais en cas de médisance, je ne les calomniais pas, je… Oh! j’étais un enfant. Quand sa fille lui eut expliqué sa position, la ci-devant perle s’écria: — Mes pauvres enfants! qui donc me fera mes robes? Je ne pourrai donc plus avoir de bonnets frais, ni recevoir, ni aller dans le monde! — A quoi pensez-vous que se reconnaisse l’amour chez un homme? dit Bixiou en s’interrompant, il s’agit de savoir si Beaudenord était vraiment amoureux de cette petite blonde.

— Il néglige ses affaires, répondit Couture.

— Il met trois chemises par jour, dit Finot.

— Une question préalable? dit Blondet, un homme supérieur peut-il et doit-il être amoureux?

— Mes amis, reprit Bixiou d’un air sentimental, gardons-nous comme d’une bête venimeuse de l’homme qui, se sentant pris d’amour pour une femme, fait claquer ses doigts ou jette son cigare en disant: Bah! il y en a d’autres dans le monde! Mais le gouvernement peut employer ce citoyen dans le Ministère des Affaires Étrangères. Blondet, je te fais observer que ce Godefroid avait quitté la diplomatie.

— Hé! bien, il a été absorbé, l’amour est la seule chance qu’aient les sots pour se grandir, répondit Blondet.

— Blondet, Blondet, pourquoi donc sommes-nous si pauvres? s’écria Bixiou.

— Et pourquoi Finot est-il riche? reprit Blondet, je te le dirai, va, mon fils, nous nous entendons. Allons, voilà Finot qui me verse à boire comme si j’avais monté son bois. Mais à la fin d’un dîner, on doit siroter le vin. Eh! bien?

— Tu l’as dit, l’absorbé Godefroid fit ample connaissance avec la grande Malvina, la légère baronne et la petite danseuse. Il tomba dans le servantisme le plus minutieux et le plus astringent. Ces restes d’une opulence cadavéreuse ne l’effrayèrent pas. Ah!… bah! il s’habitua par degrés à toutes ces guenilles. Jamais le lampasse vert à ornements blancs du salon ne devait paraître à ce garçon ni passé, ni vieux, ni taché, ni bon à remplacer. Les rideaux, la table à thé, les chinoiseries étalées sur la cheminée, le lustre rococo, le tapis façon cachemire qui montrait la corde, le piano, le petit service fleureté, les serviettes frangées et aussi trouées à l’espagnole, le salon 33de Perse qui précédait la chambre à coucher bleue de la baronne, avec ses accessoires, tout lui fut saint et sacré. Les femmes stupides et chez qui la beauté brille de manière à laisser dans l’ombre l’esprit, le cœur, l’âme, peuvent seuls inspirer de pareils oublis, car une femme d’esprit n’abuse jamais de ses avantages, il faut être petite et sotte pour s’emparer d’un homme. Beaudenord, il me l’a dit, aimait le vieux et solennel Wirth! Ce vieux drôle avait pour son futur maître le respect d’un croyant catholique pour l’Eucharistie. Cet honnête Wirth était un Gaspard allemand, un de ces buveurs de bière qui enveloppent leur finesse de bonhomie, comme un cardinal Moyen-Age, son poignard dans sa manche. Wirth, voyant un mari pour Isaure, entourait Godefroid des ambages et circonlocutions arabesques de sa bonhomie alsacienne, la glu la plus adhérente de toutes les matières collantes. Madame d’Aldrigger était profondément improper, elle trouvait l’amour la chose la plus naturelle. Quand Isaure et Malvina sortaient ensemble et allaient aux Tuileries ou aux Champs-Élysées, où elles devaient rencontrer des jeunes gens de leur société, la mère leur disait: — «Amusez-vous bien, mes chères filles!» Leurs amis, les seuls qui pussent calomnier les deux sœurs, les défendaient; car l’excessive liberté que chacun avait dans le salon des d’Aldrigger, en faisait un endroit unique à Paris. Avec des millions on aurait obtenu difficilement de pareilles soirées où l’on parlait de tout avec esprit, où la mise soignée n’était pas de rigueur, où l’on était à son aise au point d’y demander à souper. Les deux sœurs écrivaient à qui leur plaisait, recevaient tranquillement des lettres, à côté de leur mère, sans que jamais la baronne eût l’idée de leur demander de quoi il s’agissait. Cette adorable mère donnait à ses filles tous les bénéfices de son égoïsme, la passion la plus aimable du monde, en ce sens que les égoïstes, ne voulant pas être gênés, ne gênent personne, et n’embarrassent point la vie de ceux qui les entourent par les ronces du conseil, par les épines de la remontrance, ni par les taquinages de guêpe que se permettent les amitiés excessives qui veulent tout savoir, tout contrôler…

— Tu me vas au cœur, dit Blondet. Mais, mon cher, tu ne racontes pas, tu blagues

— Blondet, si tu n’étais pas gris, tu me ferais de la peine! De nous quatre, il est le seul homme sérieusement littéraire! A cause de lui, je vous fais l’honneur de vous traiter en gourmets, je vous 34distille mon histoire, et il me critique! Mes amis, la plus grande marque de stérilité spirituelle est l’entassement des faits. La sublime comédie du Misanthrope prouve que l’Art consiste à bâtir un palais sur la pointe d’une aiguille. Le mythe de mon idée est dans la baguette des fées qui peut faire de la plaine des Sablons, un Interlachen, en dix secondes (le temps de vider ce verre!). Voulez-vous que je vous fasse un récit qui aille comme un boulet de canon, un rapport de général en chef? Nous causons, nous rions, ce journaliste, bibliophobe à jeun, veut, quand il est ivre, que je donne à ma langue la sotte allure d’un livre (il feignit de pleurer). Malheur à l’imagination française, on veut épointer les aiguilles de sa plaisanterie! Dies iræ. Pleurons Candide, et vive la Critique de la raison pure! la symbolique, et les systèmes en cinq volumes compactes, imprimés par des Allemands qui ne les savaient pas à Paris depuis 1750, en quelques mots fins, les diamants de notre intelligence nationale. Blondet mène le convoi de son suicide, lui qui fait dans son journal les derniers mots de tous les grands hommes qui nous meurent sans rien dire!

— Va ton train, dit Finot.

— J’ai voulu vous expliquer en quoi consiste le bonheur d’un homme qui n’est pas actionnaire (une politesse à Couture!). Eh! bien, ne voyez-vous pas maintenant à quel prix Godefroid se procura le bonheur le plus étendu que puisse rêver un jeune homme?… Il étudiait Isaure pour être sûr d’être compris!… Les choses qui se comprennent les unes les autres doivent être similaires. Or, il n’y a de pareils à eux-mêmes que le néant et l’infini; le néant est la bêtise, le génie est l’infini. Ces deux amants s’écrivaient les plus stupides lettres du monde, en se renvoyant sur du papier parfumé des mots à la mode: ange! harpe éolienne! avec toi je serai complet! il y a un cœur dans ma poitrine d’homme! faible femme! pauvre moi! toute la friperie du cœur moderne. Godefroid restait à peine dix minutes dans un salon, il causait sans aucune prétention avec les femmes, elles le trouvèrent alors très-spirituel. Il était de ceux qui n’ont d’autre esprit que celui qu’on leur prête. Enfin, jugez de son absorption: Joby, ses chevaux, ses voitures devinrent des choses secondaires dans son existence. Il n’était heureux qu’enfoncé dans sa bonne bergère en face de la baronne, au coin de cette cheminée de marbre vert antique, occupé à voir Isaure, à prendre du thé en causant avec le petit cercle d’amis 35qui venaient tous les soirs entre onze heures et minuit, rue Joubert, et où on pouvait toujours jouer à la bouillotte sans crainte: j’y ai toujours gagné. Quand Isaure avait avancé son joli petit pied chaussé d’un soulier de satin noir et que Godefroid l’avait longtemps regardé, il restait le dernier et disait à Isaure: — Donne-moi ton soulier… Isaure levait le pied, le posait sur une chaise, ôtait son soulier, le lui donnait en lui jetant un regard, un de ces regards? enfin, vous comprenez! Godefroid finit par découvrir un grand mystère chez Malvina. Quand du Tillet frappait à la porte, la rougeur vive qui colorait les joues de Malvina, disait: Ferdinand! En regardant ce tigre à deux pattes, les yeux de la pauvre fille s’allumaient comme un brasier sur lequel afflue un courant d’air; elle trahissait un plaisir infini quand Ferdinand l’emmenait pour faire un a parte près d’une console ou d’une croisée. Comme c’est rare et beau, une femme assez amoureuse pour devenir naïve et laisser lire dans son cœur! Mon Dieu, c’est aussi rare à Paris, que la fleur qui chante l’est aux Indes. Malgré cette amitié commencée depuis le jour où les d’Aldrigger apparurent chez les Nucingen, Ferdinand n’épousait pas Malvina. Notre féroce ami du Tillet n’avait pas paru jaloux de la cour assidue que Desroches faisait à Malvina, car pour achever de payer sa Charge avec une dot qui ne paraissait pas être moindre de cinquante mille écus, il avait feint l’amour, lui homme de Palais! Quoique profondément humiliée de l’insouciance de du Tillet, Malvina l’aimait trop pour lui fermer la porte. Chez cette fille, tout âme, tout sentiment, tout expansion, tantôt la fierté cédait à l’amour, tantôt l’amour offensé laissait la fierté prendre le dessus. Calme et froid, notre ami Ferdinand acceptait cette tendresse, il la respirait avec les tranquilles délices du tigre léchant le sang qui lui teint la gueule; il en venait chercher les preuves, il ne passait pas deux jours sans se montrer rue Joubert. Le drôle possédait alors environ dix-huit cent mille francs, la question de fortune devait être peu de chose à ses yeux, et il avait résisté non-seulement à Malvina, mais aux barons de Nucingen et de Rastignac, qui, tous deux, lui avaient fait faire soixante-quinze lieues par jour, à quatre francs de guides, postillon en avant, et sans fil! dans les labyrinthes de leur finesse. Godefroid ne put s’empêcher de parler à sa future belle-sœur de la situation ridicule où elle se trouvait entre un banquier et un avoué. — Vous voulez me sermonner au sujet de Ferdinand, savoir le secret 36qu’il y a entre nous, dit-elle avec franchise. Cher Godefroid, n’y revenez jamais. La naissance de Ferdinand, ses antécédents, sa fortune n’y sont pour rien, ainsi croyez à quelque chose d’extraordinaire. Cependant, à quelques jours de là, Malvina prit Beaudenord à part, et lui dit: — Je ne crois pas monsieur Desroches honnête homme (ce que c’est que l’instinct de l’amour!), il voudrait m’épouser, et fait la cour à la fille d’un épicier. Je voudrais bien savoir si je suis un pis-aller, si le mariage est pour lui une affaire d’argent. Malgré la profondeur de son esprit, Desroches ne pouvait deviner du Tillet, et il craignait de lui voir épouser Malvina. Donc, le gars s’était ménagé une retraite, sa position était intolérable, il gagnait à peine, tous frais faits, les intérêts de sa dette. Les femmes ne comprennent rien à ces situations-là. Pour elles, le cœur est toujours millionnaire!

— Mais comme ni Desroches ni du Tillet n’ont épousé Malvina, dit Finot, explique-nous le secret de Ferdinand?

— Le secret, le voici, répondit Bixiou. Règle générale: une jeune personne qui a donné une seule fois son soulier, le refusât-elle pendant dix ans, n’est jamais épousée par celui à qui…

— Bêtise! dit Blondet en interrompant, on aime aussi parce qu’on a aimé. Le secret, le voici: règle générale, ne vous mariez pas sergent, quand vous pouvez devenir duc de Dantzick et maréchal de France. Aussi voyez quelle alliance a faite du Tillet! Il a épousé une des filles du comte de Grandville, une des plus vieilles familles de la magistrature française.

— La mère de Desroches avait une amie, reprit Bixiou, une femme de droguiste, lequel droguiste s’était retiré gras d’une fortune. Ces droguistes ont des idées bien saugrenues: pour donner à sa fille une bonne éducation, il l’avait mise dans un pensionnat!… Ce Matifat comptait bien marier sa fille, par la raison deux cent mille francs, en bel et bon argent qui ne sentait pas la drogue.

— Le Matifat de Florine? dit Blondet.

— Eh! bien, oui, celui de Lousteau, le nôtre, enfin! Ces Matifat, alors perdus pour nous, étaient venus habiter la rue du Cherche-Midi, le quartier le plus opposé à la rue des Lombards où ils avaient fait fortune. Moi, je les ai cultivés, les Matifat! Durant mon temps de galère ministérielle, où j’étais serré pendant huit heures de jour entre des niais à vingt-deux carats, j’ai vu des originaux qui m’ont convaincu que l’ombre a des aspérités, et que dans la plus grande platitude on peut rencontrer des angles! Oui, mon 37cher, tel bourgeois est à tel autre ce que Raphaël est à Natoire. Madame veuve Desroches avait moyenné de longue main ce mariage à son fils, malgré l’obstacle énorme que présentait un certain Cochin, fils de l’associé commanditaire des Matifat, jeune employé au Ministère des finances. Aux yeux de monsieur et madame Matifat, l’état d’avoué paraissait, selon leur mot, offrir des garanties pour le bonheur d’une femme. Desroches s’était prêté aux plans de sa mère afin d’avoir un pis-aller. Il ménageait donc les droguistes de la rue du Cherche-Midi. Pour vous faire comprendre un autre genre de bonheur, il faudrait vous peindre ces deux négociants mâle et femelle, jouissant d’un jardinet, logés à un beau rez-de-chaussée, s’amusant à regarder un jet d’eau, mince et long comme un épi, qui allait perpétuellement et s’élançait d’une petite table ronde en pierre de liais, située au milieu d’un bassin de six pieds de diamètre, se levant de bon matin pour voir si les fleurs de leur jardin avaient poussé, désœuvrés et inquiets, s’habillant pour s’habiller, s’ennuyant au spectacle, et toujours entre Paris et Luzarches où ils avaient une maison de campagne et où j’ai dîné. Blondet, un jour ils ont voulu me faire poser, je leur ai raconté une histoire depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit, une aventure à tiroirs! J’en étais à l’introduction de mon vingt-neuvième personnage (les romans en feuilletons m’ont volé!), quand le père Matifat, qui en qualité de maître de maison, tenait encore bon, a ronflé comme les autres, après avoir clignoté pendant cinq minutes. Le lendemain, tous m’ont fait des compliments sur le dénoûment de mon histoire. Ces épiciers avaient pour société monsieur et madame Cochin, Adolphe Cochin, madame Desroches, un petit Popinot, droguiste en exercice, qui leur donnait des nouvelles de la rue des Lombards (un homme de ta connaissance, Finot!). Madame Matifat, qui aimait les Arts, achetait des lithographies, des lithochromies, des dessins coloriés, tout ce qu’il y avait de meilleur marché. Le sieur Matifat se distrayait en examinant les entreprises nouvelles et en essayant de jouer quelques capitaux, afin de ressentir des émotions (Florine l’avait guéri du genre Régence). Un seul mot vous fera comprendre la profondeur de mon Matifat. Le bonhomme souhaitait ainsi le bonsoir à ses nièces: «Va te coucher, mes nièces!» Il avait peur, disait-il, de les affliger en leur disant vous. Leur fille était une jeune personne sans manières, ayant l’air d’une femme de chambre de bonne maison, jouant tant bien que mal une sonate, 38ayant une jolie écriture anglaise, sachant le français et l’orthographe, enfin une complète éducation bourgeoise. Elle était assez impatiente d’être mariée, afin de quitter la maison paternelle, où elle s’ennuyait comme un officier de marine au quart de nuit, il faut dire aussi que le quart durait toute la journée. Desroches ou Cochin fils, un notaire ou un garde-du-corps, un faux lord anglais, tout mari lui était bon. Comme évidemment elle ne savait rien de la vie, j’en ai eu pitié, j’ai voulu lui en révéler le grand mystère. Bah! les Matifat m’ont fermé leur porte: les bourgeois et moi nous ne nous comprendrons jamais.

— Elle a épousé le général Gouraud, dit Finot.

— En quarante-huit heures, Godefroid de Beaudenord, l’ex-diplomate, devina les Matifat et leur intrigante corruption, reprit Bixiou. Par hasard, Rastignac se trouvait chez la légère baronne à causer au coin du feu pendant que Godefroid faisait son rapport à Malvina. Quelques mots frappèrent son oreille, il devina de quoi il s’agissait, surtout à l’air aigrement satisfait de Malvina. Rastignac resta, lui, jusqu’à deux heures du matin, et l’on dit qu’il est égoïste! Beaudenord partit quand la baronne alla se coucher. «Cher enfant, dit Rastignac à Malvina d’un ton bonhomme et paternel quand ils furent seuls, souvenez-vous qu’un pauvre garçon lourd de sommeil a pris du thé pour rester éveillé jusqu’à deux heures du matin, afin de pouvoir vous dire solennellement: Mariez-vous. Ne faites pas la difficile, ne vous occupez pas de vos sentiments, ne pensez pas à l’ignoble calcul des hommes qui ont un pied ici, un pied chez les Malifat, ne réfléchissez à rien: mariez-vous! Pour une fille, se marier, c’est s’imposer à un homme qui prend l’engagement de la faire vivre dans une position plus ou moins heureuse, mais où la question matérielle est assurée. Je connais le monde: jeunes filles, mamans et grand’mères sont toutes hypocrites en démanchant sur le sentiment quand il s’agit de mariage. Aucun ne pense à autre chose qu’à un bel état. Quand sa fille est bien mariée, une mère dit qu’elle a fait une excellente affaire.» Et Rastignac lui développa sa théorie sur le mariage, qui, selon lui, est une société de commerce instituée pour supporter la vie. «Je ne vous demande point votre secret, dit-il en terminant à Malvina, je le sais. Les hommes se disent tout entre eux, comme vous autres quand vous sortez après le dîner. Eh! bien, voici mon dernier mot: mariez-vous. Si vous ne vous mariez pas, souvenez-vous que 39je vous ai suppliée ici, ce soir, de vous marier!» Rastignac parlait avec un certain accent qui commandait, non pas l’attention, mais la réflexion. Son insistance était de nature à surprendre. Malvina fut alors si bien frappée au vif de l’intelligence, là où Rastignac avait voulu l’atteindre, qu’elle y songeait encore le lendemain, et cherchait inutilement la cause de cet avis.

— Je ne vois, dans toutes ces toupies que tu lances, rien qui ressemble à l’origine de la fortune de Rastignac, et tu nous prends pour des Matifat multipliés par six bouteilles de vin de Champagne, s’écria Couture.

— Nous y sommes, s’écria Bixiou. Vous avez suivi le cours de tous les petits ruisseaux qui ont fait les quarante mille livres de rente auxquelles tant de gens portent envie! Rastignac tenait alors entre ses mains le fil de toutes ces existences.

— Desroches, les Matifat, Beaudenord, les d’Aldrigger, d’Aiglemont.

— Et de cent autres!… dit Bixiou.

— Voyons! comment? s’écria Finot. Je sais bien des choses, et je n’entrevois pas le mot de cette énigme.

— Blondet vous a dit en gros les deux premières liquidations de Nucingen, voici la troisième en détail, reprit Bixiou. Dès la paix de 1815, Nucingen avait compris ce que nous ne comprenons qu’aujourd’hui: que l’argent n’est une puissance que quand il est en quantités disproportionnées. Il jalousait secrètement les frères Rothschild. Il possédait cinq millions, il en voulait dix! Avec dix millions, il savait pouvoir en gagner trente, et n’en aurait eu que quinze avec cinq. Il avait donc résolu d’opérer une troisième liquidation! Ce grand homme songeait alors à payer ses créanciers avec des valeurs fictives, en gardant leur argent. Sur la place, une conception de ce genre ne se présente pas sous une expression si mathématique. Une pareille liquidation consiste à donner un petit pâté pour un louis d’or à de grands enfants qui, comme les petits enfants d’autrefois, préfèrent le pâté à la pièce, sans savoir qu’avec la pièce ils peuvent avoir deux cents pâtés.

— Qu’est-ce que tu dis donc là, Bixiou? s’écria Couture, mais rien n’est plus loyal, il ne se passe pas de semaine aujourd’hui que l’on ne présente des pâtés au public en lui demandant un louis. Mais le public est-il forcé de donner son argent? n’a-t-il pas le droit de s’éclairer?

40—Vous l’aimeriez mieux contraint d’être actionnaire, dit Blondet.

— Non, dit Finot, où serait le talent?

— C’est bien fort pour Finot, dit Bixiou.

— Qui lui a donné ce mot-là, demanda Couture.

— Enfin, reprit Bixiou, Nucingen avait eu deux fois le bonheur de donner, sans le vouloir, un pâté qui s’était trouvé valoir plus qu’il n’avait reçu. Ce malheureux bonheur lui causait des remords. De pareils bonheurs finissent par tuer un homme. Il attendait depuis dix ans l’occasion de ne plus se tromper, de créer des valeurs qui auraient l’air de valoir quelque chose et qui…

— Mais, dit Couture, en expliquant ainsi la Banque, aucun commerce n’est possible. Plus d’un loyal banquier a persuadé, sous l’approbation d’un loyal Gouvernement, aux plus fins boursiers de prendre des fonds qui devaient, dans un temps donné, se trouver dépréciés. Vous avez vu mieux que cela! N’a-t-on pas émis, toujours avec l’aveu, avec l’appui des Gouvernements, des valeurs pour payer les intérêts de certains fonds, afin d’en maintenir le cours et pouvoir s’en défaire. Ces opérations ont plus ou moins d’analogie avec la liquidation à la Nucingen.

— En petit, dit Blondet, l’affaire peut paraître singulière; mais en grand, c’est de la haute finance. Il y a des actes arbitraires qui sont criminels d’individu à individu, lesquels arrivent à rien quand ils sont étendus à une multitude quelconque, comme une goutte d’acide prussique devient innocente dans un baquet d’eau. Vous tuez un homme, on vous guillotine. Mais avec une conviction gouvernementale quelconque, vous tuez cinq cents hommes, on respecte le crime politique. Vous prenez cinq mille francs dans mon secrétaire, vous allez au bagne. Mais avec le piment d’un gain à faire habilement mis dans la gueule de mille boursiers, vous les forcez à prendre les rentes de je ne sais quelle république ou monarchie en faillite, émises, comme dit Couture, pour payer les intérêts de ces mêmes rentes: personne ne peut se plaindre. Voilà les vrais principes de l’âge d’or où nous vivons!

— La mise en scène d’une machine si vaste, reprit Bixiou, exigeait bien des polichinelles. D’abord la maison Nucingen avait sciemment et à dessein employé ses cinq millions dans une affaire en Amérique, dont les profits avaient été calculés de manière à revenir trop tard. Elle s’était dégarnie avec préméditation. Toute 41liquidation doit être motivée. La maison possédait en fonds particuliers et en valeurs émises environ six millions. Parmi les fonds particuliers se trouvaient les trois cent mille de la baronne d’Aldrigger, les quatre cent mille de Beaudenord, un million à d’Aiglemont, trois cent mille à Matifat, un demi-million à Charles Grandet, le mari de mademoiselle d’Aubrion, etc. En créant lui-même une entreprise industrielle par actions, avec lesquelles il se proposait de désintéresser ses créanciers au moyen de manœuvres plus ou moins habiles, Nucingen aurait pu être suspecté, mais il s’y prit avec plus de finesse: il fit créer par un autre!… cette machine destinée à jouer le rôle du Mississipi du système de Law. Le propre de Nucingen est de faire servir les plus habiles gens de la place à ses projets, sans les leur communiquer. Nucingen laissa donc échapper devant du Tillet l’idée pyramidale et victorieuse de combiner une entreprise par actions en constituant un capital assez fort pour pouvoir servir de très-gros intérêts aux actionnaires pendant les premiers temps. Essayée pour la première fois, en un moment où des capitaux niais abondaient, cette combinaison devait produire une hausse sur les actions, et par conséquent un bénéfice pour le banquier qui les émettrait. Songez que ceci est du 1826. Quoique frappé de cette idée, aussi féconde qu’ingénieuse, du Tillet pensa naturellement que si l’entreprise ne réussissait pas, il y aurait un blâme quelconque. Aussi suggéra-t-il de mettre en avant un directeur visible de cette machine commerciale. Vous connaissez aujourd’hui le secret de la maison Claparon fondée par du Tillet, une de ses plus belles inventions!…

— Oui, dit Blondet, l’éditeur responsable en finance, l’agent provocateur, le bouc émissaire; mais aujourd’hui nous sommes plus forts, nous mettons: S’adresser à l’administration de la chose, telle rue, tel numéro, où le public trouve des employés en casquettes vertes, jolis comme des recors.

— Nucingen avait appuyé la maison Charles Claparon de tout son crédit, reprit Bixiou. On pouvait jeter sans crainte sur quelques places un million de papier Claparon. Du Tillet proposa donc de mettre sa maison Claparon en avant. Adopté. En 1825, l’Actionnaire n’était pas gâté dans les conceptions industrielles. Le fonds de roulement était inconnu! Les Gérants ne s’obligeaient pas à ne point émettre leurs actions bénéficiaires, ils ne déposaient rien à la Banque, ils ne garantissaient rien. On ne daignait pas expliquer 42la commandite en disant à l’Actionnaire qu’on avait la bonté de ne pas lui demander plus de mille, de cinq cents, ou même de deux cent cinquante francs! On ne publiait pas que l’expérience in ære publico ne durerait que sept ans, cinq ans, ou même trois ans, et qu’ainsi le dénoûment ne se ferait pas long-temps attendre. C’était l’enfance de l’art! On n’avait même pas fait intervenir la publicité de ces gigantesques annonces par lesquelles on stimule les imaginations, en demandant de l’argent à tout le monde…

— Cela arrive quand personne n’en veut donner, dit Couture.

— Enfin la concurrence dans ces sortes d’entreprises n’existait pas, reprit Bixiou. Les fabricants de papier mâché, d’impressions sur indiennes, les lamineurs de zinc, les Théâtres, les Journaux ne se ruaient pas comme des chiens à la curée de l’actionnaire expirant. Les belles affaires par actions, comme dit Couture, si naïvement publiées, appuyées par des rapports de gens experts (les princes de la science!…), se traitaient honteusement dans le silence et dans l’ombre de la Bourse. Les Loups-Cerviers exécutaient, financièrement parlant, l’air de la calomnie du Barbier de Séville. Ils allaient piano, piano, procédant par de légers cancans, sur la bonté de l’affaire, dits d’oreille à oreille. Ils n’exploitaient le patient, l’actionnaire, qu’à domicile, à la Bourse, ou dans le monde, par cette rumeur habilement créée et qui grandissait jusqu’au tutti d’une Cote à quatre chiffres…

— Mais, quoique nous soyons entre nous et que nous puissions tout dire, je reviens là-dessus, dit Couture.

— Vous êtes orfévre, monsieur Josse? dit Finot.

— Finot restera classique, constitutionnel et perruque, dit Blondet.

— Oui, je suis orfévre, reprit Couture, pour le compte de qui Cérizet venait d’être condamné en Police Correctionnelle. Je soutiens que la nouvelle méthode est infiniment moins traîtresse, plus loyale, moins assassine que l’ancienne. La publicité permet la réflexion et l’examen. Si quelque actionnaire est gobé, il est venu de propos délibéré, on ne lui a pas vendu chat en poche. L’Industrie…

— Allons, voilà l’Industrie! s’écria Bixiou.

— L’Industrie y gagne, dit Couture sans prendre garde à l’interruption. Tout Gouvernement qui se mêle du Commerce et ne le laisse pas libre, entreprend une coûteuse sottise: il arrive ou au 43Maximum ou au Monopole. Selon moi, rien n’est plus conforme aux principes sur la liberté du commerce que les Sociétés par actions! Y toucher, c’est vouloir répondre du capital et des bénéfices, ce qui est stupide. En toute affaire, les bénéfices sont en proportion avec les risques! Qu’importe à l’État la manière dont s’obtient le mouvement rotatoire de l’argent, pourvu qu’il soit dans une activité perpétuelle! Qu’importe qui est riche, qui est pauvre, s’il y a toujours la même quantité de riches imposables? D’ailleurs, voilà vingt ans que les Sociétés par actions, les commandites, primes sous toutes les formes, sont en usage dans le pays le plus commercial du monde, en Angleterre, où tout se conteste, où les Chambres pondent mille ou douze cents lois par session, et où jamais un membre du Parlement ne s’est levé pour parler contre la méthode…

— Curative des coffres pleins, et par les végétaux! dit Bixiou, les carottes!

— Voyons? dit Couture enflammé. Vous avez dix mille francs, vous prenez dix actions de chacune mille dans dix entreprises différentes. Vous êtes volé neuf fois… (Cela n’est pas! le public est plus fort que qui que ce soit! mais je le suppose) une seule affaire réussit! (par hasard! — D’accord! — On ne l’a pas fait exprès! — Allez! blaguez?) Eh! bien, le ponte assez sage pour diviser ainsi ses masses, rencontre un superbe placement, comme l’ont trouvé ceux qui ont pris les actions des mines de Wortschin. Messieurs, avouons entre nous que les gens qui crient sont des hypocrites au désespoir de n’avoir ni l’idée d’une affaire, ni la puissance de la proclamer, ni l’adresse de l’exploiter. La preuve ne se fera pas attendre. Avant peu, vous verrez l’Aristocratie, les gens de cour, les Ministériels descendant en colonnes serrées dans la Spéculation, et avançant des mains plus crochues et trouvant des idées plus tortueuses que les nôtres, sans avoir notre supériorité. Quelle tête il faut pour fonder une affaire à une époque où l’avidité de l’actionnaire est égale à celle de l’inventeur? Quel grand magnétiseur doit être l’homme qui crée un Claparon, qui trouve des expédients nouveaux! Savez-vous la morale de ceci? Notre temps vaut mieux que nous! nous vivons à une époque d’avidité où l’on ne s’inquiète pas de la valeur de la chose, si l’on peut y gagner en la repassant au voisin: on la repasse au voisin parce que l’avidité de l’Actionnaire qui croit à un gain, est égale à celle du Fondateur qui le lui propose!

44—Est-il beau, Couture, est-il beau! dit Bixiou à Blondet, il va demander qu’on lui élève des statues comme à un bienfaiteur de l’humanité.

— Il faudrait l’amener à conclure que l’argent des sots est de droit divin le patrimoine des gens d’esprit, dit Blondet.

— Messieurs, reprit Couture, rions ici pour tout le sérieux que nous garderons ailleurs quand nous entendrons parler des respectables bêtises que consacrent les lois faites à l’improviste.

— Il a raison. Quel temps, messieurs, dit Blondet, qu’un temps où dès que le feu de l’intelligence apparaît, on l’éteint vite par l’application d’une loi de circonstance. Les législateurs, partis presque tous d’un petit arrondissement où ils ont étudié la société dans les journaux, renferment alors le feu dans la machine. Quand la machine saute, arrivent les pleurs et les grincements de dents! Un temps où il ne se fait que des lois fiscales et pénales! Le grand mot de ce qui se passe, le voulez-vous? Il n’y a plus de religion dans l’État!

— Ah! dit Bixiou, bravo, Blondet! tu as mis le doigt sur la plaie de la France, la Fiscalité qui a plus ôté de conquêtes à notre pays que les vexations de la guerre. Dans le Ministère où j’ai fait six ans de galères, accouplé avec des bourgeois, il y avait un employé, homme de talent, qui avait résolu de changer tout le système des finances. Ah! bien, nous l’avons joliment dégommé. La France eût été trop heureuse, elle se serait amusée à reconquérir l’Europe, et nous avons agi pour le repos des nations: je l’ai tué par une caricature!

— Quand je dis le mot religion, je n’entends pas dire une capucinade, j’entends le mot en grand politique, reprit Blondet.

— Explique-toi, dit Finot.

— Voici, reprit Blondet. On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de la République canonnée dans les rues, personne n’a dit la vérité. La République s’était emparée de l’émeute comme un insurgé s’empare d’un fusil. La vérité, je vous la donne pour drôle et profonde. Le commerce de Lyon est un commerce sans âme, qui ne fait pas fabriquer une aune de soie sans qu’elle soit commandée et que le paiement soit sûr. Quand la commande s’arrête, l’ouvrier meurt de faim, il gagne à peine de quoi vivre en travaillant, les forçats sont plus heureux que lui. Après la révolution de juillet, la misère est arrivée à ce point que les Canuts ont arboré 45le drapeau: Du pain ou la mort! une de ces proclamations que le gouvernement aurait dû étudier, elle était produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bâtir des théâtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. Les républicains ont flairé cette révolte à propos du pain, et ils ont organisé les Canuts qui se sont battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais tout est rentré dans l’ordre, et le Canut dans son taudis. Le Canut, probe jusque-là, rendant en étoffe la soie qu’on lui pesait en bottes, a mis la probité à la porte en songeant que les négociants le victimaient, et a mis de l’huile à ses doigts: il a rendu poids pour poids, mais il a vendu la soie représentée par l’huile, et le commerce des soieries françaises a été infesté d’étoffes graissées, ce qui aurait pu entraîner la perte de Lyon et celle d’une branche de commerce français. Les fabricants et le gouvernement, au lieu de supprimer la cause du mal, ont fait, comme certains médecins, rentrer le mal par un violent topique. Il fallait envoyer à Lyon un homme habile, un de ces gens qu’on appelle immoraux, un abbé Terray, mais l’on a vu le côté militaire! Les troubles ont donc produit les gros de Naples à quarante sous l’aune. Ces gros de Naples sont aujourd’hui vendus, on peut le dire, et les fabricants ont sans doute inventé je ne sais quel moyen de contrôle. Ce système de fabrication sans prévoyance devait arriver dans un pays où Richard Lenoir, un des plus grands citoyens que la France ait eus, s’est ruiné pour avoir fait travailler six mille ouvriers sans commande, les avoir nourris, et avoir rencontré des ministres assez stupides pour le laisser succomber à la révolution que 1814 a faite dans le prix des tissus. Voilà le seul cas où le négociant mérite une statue. Eh! bien, cet homme est aujourd’hui l’objet d’une souscription sans souscripteurs, tandis que l’on a donné un million aux enfants du général Foy. Lyon est conséquent: il connaît la France, elle est sans aucun sentiment religieux. L’histoire de Richard Lenoir est une de ces fautes que Fouché trouvait pire qu’un crime.

— Si dans la manière dont les affaires se présentent, reprit Couture en se remettant au point où il était avant l’interruption, il y a une teinte de charlatanisme, mot devenu flétrissant et mis à cheval sur le mur mitoyen du juste et de l’injuste, car je demande où commence, où finit le charlatanisme, ce qu’est le charlatanisme? Faites-moi l’amitié de me dire qui n’est pas charlatan! Voyons? un peu de bonne foi, l’ingrédient social le plus rare! Le 46commerce qui consisterait à aller chercher la nuit ce qu’on vendrait dans la journée serait un non-sens. Un marchand d’allumettes a l’instinct de l’accaparement. Accaparer la marchandise est la pensée du boutiquier de la rue Saint-Denis dit le plus vertueux, comme du spéculateur dit le plus effronté. Quand les magasins sont pleins, il y a nécessité de vendre. Pour vendre, il faut allumer le chaland, de là l’enseigne du Moyen-Age et aujourd’hui le Prospectus! Entre appeler la pratique et la forcer d’entrer, de consommer, je ne vois pas la différence d’un cheveu! Il peut arriver, il doit arriver, il arrive souvent que des marchands attrapent des marchandises avariées, car le vendeur trompe incessamment l’acheteur. Eh! bien, consultez les plus honnêtes gens de Paris, les notables commerçants enfin?… tous vous raconteront triomphalement la rouerie qu’ils ont alors inventée pour écouler leur marchandise quand on la leur avait vendue mauvaise. La fameuse maison Minard a commencé par des ventes de ce genre. La rue Saint-Denis ne vous vend qu’une robe de soie graissée, elle ne peut que cela. Les plus vertueux négociants vous disent de l’air le plus candide ce mot de l’improbité la plus effrénée: On se tire d’une mauvaise affaire comme on peut. Blondet vous a fait voir les affaires de Lyon dans leurs causes et leurs suites; moi, je vais à l’application de ma théorie par une anecdote. Un ouvrier en laine, ambitieux et criblé d’enfants par une femme trop aimée, croit à la République. Mon gars achète de la laine rouge, et fabrique ces casquettes en laine tricotée que vous avez pu voir sur la tête de tous les gamins de Paris, et vous allez savoir pourquoi. La République est vaincue. Après l’affaire de Saint-Merry, les casquettes étaient invendables. Quand un ouvrier se trouve dans son ménage avec femme, enfants et dix mille casquettes en laine rouge dont ne veulent plus les chapeliers d’aucun bord, il lui passe par la tête autant d’idées qu’il en peut venir à un banquier bourré de dix millions d’actions à placer dans une affaire dont il se défie. Savez-vous ce qu’a fait l’ouvrier, ce Law faubourien, ce Nucingen des casquettes? Il est allé trouver un dandy d’estaminet, un de ces farceurs qui font le désespoir des sergents-de-ville dans les bals champêtres aux Barrières, et l’a prié de jouer le rôle d’un capitaine américain pacotilleur, logé hôtel Meurice, d’aller désirer dix mille casquettes en laine rouge, chez un riche chapelier qui en avait encore une dans son étalage. Le chapelier flaire une affaire avec l’Amérique, accourt chez l’ouvrier, 47et se rue au comptant sur les casquettes. Vous comprenez: plus de capitaine américain, mais beaucoup de casquettes. Attaquer la liberté commerciale à cause de ces inconvénients, ce serait attaquer la Justice sous prétexte qu’il y a des délits qu’elle ne punit pas, ou accuser la Société d’être mal organisée à cause des malheurs qu’elle engendre! Des casquettes et de la rue Saint-Denis, aux actions et à la Banque, concluez!

— Couture, une couronne! dit Blondet en lui mettant sa serviette tortillée sur sa tête. Je vais plus loin, messieurs. S’il y a vice dans la théorie actuelle, à qui la faute? à la Loi! à la Loi prise dans son système entier, à la législation! à ces grands hommes d’Arrondissement que la Province envoie bouffis d’idées morales, idées indispensables dans la conduite de la vie à moins de se battre avec la justice, mais stupides dès qu’elles empêchent un homme de s’élever à la hauteur où doit se tenir le législateur. Que les lois interdisent aux passions tel ou tel développement (le jeu, la loterie, les Ninons de la borne, tout ce que vous voudrez), elles n’extirperont jamais les passions. Tuer les passions, ce serait tuer la Société, qui, si elle ne les engendre pas, du moins les développe. Ainsi vous entravez par des restrictions l’envie de jouer qui gît au fond de tous les cœurs, chez la jeune fille, chez l’homme de province, comme chez le diplomate, car tout le monde souhaite une fortune gratis, le Jeu s’exerce aussitôt en d’autres sphères. Vous supprimez stupidement la Loterie, les cuisinières n’en volent pas moins leurs maîtres, elles portent leurs vols à une Caisse d’Épargne, et la mise est pour elles de deux cent cinquante francs au lieu d’être de quarante sous, car les actions industrielles, les commandites, deviennent la Loterie, le Jeu sans tapis, mais avec un râteau invisible et un refait calculé. Les Jeux sont fermés, la Loterie n’existe plus, voilà la France bien plus morale, crient les imbéciles, comme s’ils avaient supprimé les pontes! On joue toujours! seulement le bénéfice n’est plus à l’État, qui remplace un impôt payé avec plaisir par un impôt gênant, sans diminuer les suicides, car le joueur ne meurt pas, mais bien sa victime! Je ne vous parle pas des capitaux à l’étranger, perdus pour la France, ni des loteries de Francfort, contre le colportage desquelles la Convention avait décerné la peine de mort, et auquel se livraient les procureurs-syndics! Voilà le sens de la niaise philanthropie de notre législateur. L’encouragement donné aux Caisses d’Épargne est une grosse sottise politique. Supposez une inquiétude quelconque sur la marche des affaires, le gouvernement aura créé la queue de l’argent, comme on a créé dans la Révolution la queue du pain. Autant de caisses, autant d’émeutes. Si dans un coin trois gamins arborent un seul drapeau, voilà une révolution. Un grand politique doit être un scélérat abstrait, sans quoi les Sociétés sont mal menées. Un politique honnête homme est une machine à vapeur qui sentirait, ou un pilote qui ferait l’amour en tenant la barre: le bateau sombre. Un premier ministre qui prend cent millions et qui rend la France grande et heureuse, n’est-il pas préférable à un ministre enterré aux frais de l’État, mais qui a ruiné son pays? Entre Richelieu, Mazarin, Potemkin, riches tous trois à chaque époque de trois cents millions, et le vertueux Robert Lindet, qui n’a su tirer parti ni des assignats, ni des Biens Nationaux, ou les vertueux imbéciles qui ont perdu Louis XVI, hésiteriez-vous? Va ton train, Bixiou.

— Je ne vous expliquerai pas, reprit Bixiou, la nature de l’entreprise inventée par le génie financier de Nucingen, ce serait d’autant plus inconvenant qu’elle existe encore aujourd’hui, ses actions sont cotées à la Bourse; les combinaisons étaient si réelles, l’objet de l’entreprise si vivace que, créées au capital nominal de mille francs, établies par une Ordonnance royale, descendues à trois cents francs, elles ont remonté à sept cents francs, et arriveront au pair après avoir traversé les orages des années 27, 30 et 32. La crise financière de 1827 les fit fléchir, la Révolution de Juillet les abattit, mais l’affaire a des réalités dans le ventre (Nucingen ne saurait inventer une mauvaise affaire). Enfin, comme plusieurs maisons de banque du premier ordre y ont participé, il ne serait pas parlementaire d’entrer dans plus de détails. Le capital nominal fut de dix millions, capital réel sept, trois millions appartenaient aux fondateurs et aux banquiers chargés de l’émission des actions. Tout fut calculé pour faire arriver dans les six premiers mois l’action à gagner deux cents francs, par la distribution d’un faux dividende. Donc vingt pour cent sur dix millions. L’intérêt de du Tillet fut de cinq cent mille francs. Dans le vocabulaire financier, ce gâteau s’appelle part à goinfre! Nucingen se proposait d’opérer avec ses millions faits d’une main de papier rose à l’aide d’une pierre lithographique, de jolies petites actions à placer, précieusement conservées dans son cabinet. Les actions réelles allaient servir à fonder l’affaire, acheter un magnifique hôtel et commencer les 49opérations. Nucingen se trouvait encore des actions dans je ne sais quelles mines de plomb argentifère, dans des mines de houille et dans deux canaux, actions bénéficiaires accordées pour la mise en scène de ces quatre entreprises en pleine activité, supérieurement montées et en faveur, au moyen du dividende pris sur le capital. Nucingen pouvait compter sur un agio si les actions montaient, mais le baron le négligea dans ses calculs, il le laissait à fleur d’eau, sur la place, afin d’attirer les poissons! Il avait donc massé ses valeurs, comme Napoléon massait ses troupiers, afin de liquider durant la crise qui se dessinait et qui révolutionna, en 26 et 27, les places européennes. S’il avait eu son prince de Wagram, il aurait pu dire comme Napoléon du haut du Santon: Examinez bien la place, tel jour, à telle heure, il y aura là des fonds répandus! Mais à qui pouvait-il se confier? Du Tillet ne soupçonna pas son compérage involontaire. Les deux premières liquidations avaient démontré à notre puissant baron la nécessité de s’attacher un homme qui pût lui servir de piston pour agir sur le créancier. Nucingen n’avait point de neveu, n’osait prendre de confident, il lui fallait un homme dévoué, un Claparon intelligent, doué de bonnes manières, un véritable diplomate, un homme digne d’être ministre et digne de lui. Pareilles liaisons ne se forment ni en un jour, ni en un an. Rastignac avait alors été si bien entortillé par le baron que, comme le prince de la Paix, qui était autant aimé par le roi que par la reine d’Espagne, il croyait avoir conquis dans Nucingen une précieuse dupe. Après avoir ri d’un homme dont la portée lui fut long-temps inconnue, il avait fini par lui vouer un culte grave et sérieux en reconnaissant en lui la force qu’il croyait posséder seul. Dès son début à Paris, Rastignac fut conduit à mépriser la société tout entière. Dès 1820, il pensait, comme le baron, qu’il n’y a que des apparences d’honnête homme, et il regardait le monde comme la réunion de toutes les corruptions, de toutes les friponneries. S’il admettait des exceptions, il condamnait la masse: il ne croyait à aucune vertu, mais à des circonstances où l’homme est vertueux. Cette science fut l’affaire d’un moment; elle fut acquise au sommet du Père-Lachaise, le jour où il y conduisait un pauvre honnête homme, le père de sa Delphine, mort la dupe de notre société, des sentiments les plus vrais, et abandonné par ses filles et par ses gendres. Il résolut de jouer tout ce monde, et de s’y tenir en grand costume de vertu, de 50probité, de belles manières. L’Égoïsme arma de pied en cap ce jeune noble. Quand le gars trouva Nucingen revêtu de la même armure, il l’estima comme au Moyen-Age, dans un tournoi, un chevalier damasquiné de la tête aux pieds, monté sur un barbe, eût estimé son adversaire houzé, monté comme lui. Mais il s’amollit pendant quelque temps dans les délices de Capoue. L’amitié d’une femme comme la baronne de Nucingen est de nature à faire abjurer tout égoïsme. Après avoir été trompée une première fois dans ses affections en rencontrant une mécanique de Birmingham, comme était feu de Marsay, Delphine dut éprouver, pour un homme jeune et plein des religions de la province, un attachement sans bornes. Cette tendresse a réagi sur Rastignac. Quand Nucingen eut passé à l’ami de sa femme le harnais que tout exploitant met à son exploité, ce qui arriva précisément au moment où il méditait sa troisième liquidation, il lui confia sa position, en lui montrant comme une obligation de son intimité, comme une réparation, le rôle de compère à prendre et à jouer. Le baron jugea dangereux d’initier son collaborateur conjugal à son plan. Rastignac crut à un malheur, et le baron lui laissa croire qu’il sauvait la boutique. Mais quand un écheveau a tant de fils, il s’y fait des nœuds. Rastignac trembla pour la fortune de Delphine: il stipula l’indépendance de la baronne, en exigeant une séparation de biens, en se jurant à lui-même de solder son compte avec elle en lui triplant sa fortune. Comme Eugène ne parlait pas de lui-même, Nucingen le supplia d’accepter, en cas de réussite complète, vingt-cinq actions de mille francs chacune dans les mines de plomb argentifère, que Rastignac prit pour ne pas l’offenser! Nucingen avait seriné Rastignac la veille de la soirée où notre ami disait à Malvina de se marier. A l’aspect des cent familles heureuses qui allaient et venaient dans Paris, tranquilles sur leur fortune, les Godefroid de Beaudenord, les d’Aldrigger, les d’Aiglemont, etc., il prit à Rastignac un frisson comme à un jeune général qui pour la première fois contemple une armée avant la bataille. La pauvre petite Isaure et Godefroid, jouant à l’amour, ne représentaient-ils pas Acis et Galathée sous le rocher que le gros Polyphème va faire tomber sur eux?…

— Ce singe de Bixiou, dit Blondet, il a presque du talent.

— Ah! je ne marivaude donc plus, dit Bixiou jouissant de son succès et regardant ses auditeurs surpris. — Depuis deux mois, reprit-il après cette interruption, Godefroid se livrait à 51tous les petits bonheurs d’un homme qui se marie. On ressemble alors à ces oiseaux qui font leurs nids au printemps, vont et viennent, ramassent des brins de paille, les portent dans leur bec, et cotonnent le domicile de leurs œufs. Le futur d’Isaure avait loué rue de la Planche un petit hôtel de mille écus, commode, convenable, ni trop grand, ni trop petit. Il allait tous les matins voir les ouvriers travaillant, et y surveiller les peintures. Il y avait introduit le comfort, la seule bonne chose qu’il y ait en Angleterre: calorifère pour maintenir une température égale dans la maison; mobilier bien choisi, ni trop brillant, ni trop élégant; couleurs fraîches et douces à l’œil, stores intérieurs et extérieurs à toutes les croisées; argenterie, voitures neuves. Il avait fait arranger l’écurie, la sellerie, les remises où Toby, Joby, Paddy se démenait et frétillait comme une marmotte déchaînée, en paraissant très-heureux de savoir qu’il y aurait des femmes au logis et une lady! Cette passion de l’homme qui se met en ménage, qui choisit des pendules, qui vient chez sa future les poches pleines d’échantillons d’étoffes, la consulte sur l’ameublement de la chambre à coucher, qui va, vient, trotte, quand il va, vient et trotte animé par l’amour, est une des choses qui réjouissent le plus un cœur honnête et surtout les fournisseurs. Et comme rien ne plaît plus au monde que le mariage d’un joli jeune homme de vingt-sept ans avec une charmante personne de vingt ans qui danse bien, Godefroid, embarrassé pour la corbeille, invita Rastignac et madame de Nucingen à déjeuner, pour les consulter sur cette affaire majeure. Il eut l’excellente idée de prier son cousin d’Aiglemont et sa femme, ainsi que madame de Sérisy. Les femmes du monde aiment assez à se dissiper une fois par hasard chez les garçons, à y déjeuner.

— C’est leur école buissonnière, dit Blondet.

— On devait aller voir rue de la Planche le petit hôtel des futurs époux, reprit Bixiou. Les femmes sont pour ces petites expéditions comme les ogres pour la chair fraîche, elles rafraîchissent leur présent de cette jeune joie qui n’est pas encore flétrie par la jouissance. Le couvert fut mis dans le petit salon qui, pour l’enterrement de la vie de garçon, fut paré comme un cheval de cortége. Le déjeuner fut commandé de manière à offrir ces jolis petits plats que les femmes aiment à manger, croquer, sucer le matin, temps où elles ont un effroyable appétit, sans vouloir l’avouer, car 52il semble qu’elles se compromettent en disant: J’ai faim! — Et pourquoi tout seul, dit Godefroid en voyant arriver Rastignac. — Madame de Nucingen est triste, je te conterai tout cela, répondit Rastignac qui avait une tenue d’homme contrarié. — De la brouille?… s’écria Godefroid. — Non, dit Rastignac. A quatre heures, les femmes envolées au bois de Boulogne, Rastignac resta dans le salon, et il regarda mélancoliquement par la fenêtre Toby, Joby, Paddy, qui se tenait audacieusement devant le cheval attelé au tilbury, les bras croisés comme Napoléon, il ne pouvait pas le tenir en bride autrement que par sa voix clairette, et le cheval craignait Joby, Toby. — Hé! bien, qu’as-tu, mon cher ami, dit Godefroid à Rastignac, tu es sombre, inquiet, ta gaieté n’est pas franche. Le bonheur incomplet te tiraille l’âme! Il est en effet bien triste de ne pas être marié à la Mairie et à l’Église avec la femme que l’on aime. — As-tu du courage, mon cher, pour entendre ce que j’ai à te dire, et saurais-tu reconnaître à quel point il faut s’attacher à quelqu’un pour commettre l’indiscrétion dont je vais me rendre coupable? lui dit Rastignac de ce ton qui ressemble à un coup de fouet.

— Quoi, dit Godefroid en pâlissant.

— J’étais triste de ta joie, et je n’ai pas le cœur, en voyant tous ces apprêts, ce bonheur en fleur, de garder un secret pareil. — Dis donc en trois mots.

— Jure-moi sur l’honneur que tu seras en ceci muet comme une tombe.

— Comme une tombe.

— Que si l’un de tes proches était intéressé dans ce secret, il ne le saurait pas.

— Pas.

— Hé! bien, Nucingen est parti cette nuit pour Bruxelles, il faut déposer si l’on ne peut pas liquider. Delphine vient de demander ce matin même au Palais sa séparation de biens. Tu peux encore sauver ta fortune.

— Comment? dit Godefroid en se sentant un sang de glace dans les veines. — Écris tout simplement au baron de Nucingen une lettre antidatée de quinze jours, par laquelle tu lui donnes l’ordre de t’employer tous tes fonds en actions (et il lui nomma la société Claparon). Tu as quinze jours, un mois, trois mois peut-être pour les vendre au-dessus du prix actuel, elles gagneront encore. — Mais d’Aiglemont qui déjeunait avec nous, d’Aiglemont qui a chez Nucingen un million.

— Écoute, je ne sais pas s’il se trouve assez de ces actions pour le couvrir, et puis, je ne suis pas son ami, je ne puis pas trahir les secrets de Nucingen, tu ne dois pas lui en parler. Si tu dis un mot, tu me réponds des conséquences. Godefroid resta pendant dix minutes dans la plus parfaite 53immobilité. — Acceptes-tu, oui ou non, lui dit impitoyablement Rastignac. Godefroid prit une plume et de l’encre, il écrivit et signa la lettre que lui dicta Rastignac. — Mon pauvre cousin! s’écria-t-il. — Chacun pour soi, dit Rastignac. Et d’un de chambré! ajouta-t-il en quittant Godefroid. Pendant que Rastignac manœuvrait dans Paris, voilà quel aspect présentait la Bourse. J’ai un ami de province, une bête qui me demandait en passant à la Bourse, entre quatre et cinq heures, pourquoi ce rassemblement de causeurs qui vont et viennent, ce qu’ils peuvent se dire, et pourquoi se promener après l’irrévocable fixation du cours des Effets publics. — «Mon ami, lui dis-je, ils ont mangé, ils digèrent; pendant la digestion, ils font des cancans sur le voisin, sans cela pas de sécurité commerciale à Paris. Là se lancent les affaires, et il y a tel homme, Palma, par exemple, dont l’autorité est semblable à celle d’Arago à l’Académie royale des Sciences. Il dit que la spéculation se fasse, et la spéculation est faite!»

— Quel homme, messieurs, dit Blondet, que ce juif qui possède une instruction non pas universitaire, mais universelle. Chez lui, l’universalité n’exclut pas la profondeur; ce qu’il sait, il le sait à fond; son génie est intuitif en affaires; c’est le grand-référendaire des loups-cerviers qui dominent la place de Paris, et qui ne font une entreprise que quand Palma l’a examinée. Il est grave, il écoute, il étudie, il réfléchit, et dit à son interlocuteur qui, vu son attention, le croit empaumé: — Cela ne me va pas. Ce que je trouve de plus extraordinaire, c’est qu’après avoir été dix ans l’associé de Werbrust, il ne s’est jamais élevé de nuages entre eux.

— Ça n’arrive qu’entre gens très-forts et très-faibles; tout ce qui est entre les deux se dispute et ne tarde pas à se séparer ennemis, dit Couture.

— Vous comprenez, dit Bixiou, que Nucingen avait savamment et d’une main habile, lancé sous les colonnes de la Bourse un petit obus qui éclata sur les quatres heures. — Savez-vous une nouvelle grave, dit du Tillet à Werbrust en l’attirant dans un coin, Nucingen est à Bruxelles, sa femme a présenté au Tribunal une demande en séparation de biens. — Êtes-vous son compère pour une liquidation? dit Werbrust en souriant. — Pas de bêtises, Werbrust, dit du Tillet, vous connaissez les gens qui ont de son papier, écoutez-moi, nous avons une affaire à combiner. Les actions de notre nouvelle société gagnent vingt pour cent, elles 54gagneront vingt-cinq fin du trimestre, vous savez pourquoi, on distribue un magnifique dividende. — Finaud, dit Werbrust, allez, allez votre train, vous êtes un diable qui avez les griffes longues, pointues, et vous les plongez dans du beurre. — Mais laissez-moi donc dire, ou nous n’aurons pas le temps d’opérer. Je viens de trouver mon idée en apprenant la nouvelle, et j’ai positivement vu madame de Nucingen dans les larmes, elle a peur pour sa fortune. — Pauvre petite! dit Werbrust d’un air ironique. Hé! bien? reprit l’ancien juif d’Alsace en interrogeant du Tillet qui se taisait. — Hé! bien, il y a chez moi mille actions de mille francs que Nucingen m’a remises à placer, comprenez-vous? — Bon! — Achetons à dix, à vingt pour cent de remise, du papier de la maison Nucingen pour un million, nous gagnerons une belle prime sur ce million, car nous serons créanciers et débiteurs, la confusion s’opérera! mais agissons finement, les détenteurs pourraient croire que nous manœuvrons dans les intérêts de Nucingen. Werbrust comprit alors le tour à faire et serra la main de du Tillet en lui jetant le regard d’une femme qui fait une niche à sa voisine. — Hé! bien, vous savez la nouvelle, leur dit Martin Falleix, la maison Nucingen suspend? — Bah! répondit Werbrust, n’ébruitez donc pas cela, laissez les gens qui ont de son papier faire leurs affaires. — Savez-vous la cause du désastre?… dit Claparon en intervenant. — Toi, tu ne sais rien, lui dit du Tillet, il n’y aura pas le moindre désastre, il y aura un paiement intégral. Nucingen recommencera les affaires et trouvera des fonds tant qu’il en voudra chez moi. Je sais la cause de la suspension: il a disposé de tous ses capitaux en faveur du Mexique qui lui retourne des métaux, des canons espagnols si sottement fondus qu’il s’y trouve de l’or, des cloches, des argenteries d’église, toutes les démolitions de la monarchie espagnole dans les Indes. Le retour de ces valeurs tarde. Le cher baron est gêné, voilà tout. — C’est vrai, dit Werbrust, je prends son papier à vingt pour cent d’escompte. La nouvelle circula dès lors avec la rapidité du feu sur une meule de paille. Les choses les plus contradictoires se disaient. Mais il y avait une telle confiance en la maison Nucingen, toujours à cause des deux précédentes liquidations, que tout le monde gardait le papier Nucingen. — Il faut que Palma nous donne un coup de main, dit Werbrust. Palma était l’oracle des Keller, gorgés de valeurs Nucingen. Un mot d’alarme dit par lui suffisait. Werbrust obtint de Palma 55qu’il sonnât un coup de cloche. Le lendemain, l’alarme régnait à la Bourse. Les Keller conseillés par Palma cédèrent leurs valeurs à dix pour cent de remise, et firent autorité à la Bourse: on les savait très-fins. Taillefer donna dès lors trois cent mille francs à vingt pour cent, Martin Faleix deux cent mille à quinze pour cent. Gigonnet devina le coup! Il chauffa la panique afin de se procurer du papier Nucingen pour gagner quelques deux ou trois pour cent en le cédant à Werbrust. Il avise, dans un coin de la Bourse, le pauvre Matifat, qui avait trois cent mille francs chez Nucingen. Le droguiste, pâle et blême, ne vit pas sans frémir le terrible Gigonnet, l’escompteur de son ancien quartier, venant à lui pour le scier en deux. — Ça va mal, la crise se dessine. Nucingen arrange! mais ça ne vous regarde pas, père Matifat, vous êtes retiré des affaires. — Hé! bien, vous vous trompez, Gigonnet, je suis pincé de trois cent mille francs avec lesquels je voulais opérer sur les rentes d’Espagne. — Ils sont sauvés, les rentes d’Espagne vous auraient tout dévoré, tandis que je vous donnerai quelque chose de votre compte chez Nucingen, comme cinquante pour cent. — J’aime mieux voir venir la liquidation, répondit Matifat, jamais un banquier n’a donné moins de cinquante pour cent. Ah! s’il ne s’agissait que de dix pour cent de perte, dit l’ancien droguiste. — Hé! bien, voulez-vous à quinze? dit Gigonnet. — Vous me paraissez bien pressé, dit Matifat. — Bonsoir, dit Gigonnet. — Voulez-vous à douze? — Soit, dit Gigonnet. Deux millions furent rachetés le soir et balancés chez Nucingen par du Tillet, pour le compte de ces trois associés fortuits, qui le lendemain touchèrent leur prime. La vieille, jolie, petite baronne d’Aldrigger déjeunait avec ses deux filles et Godefroid, lorsque Rastignac vint d’un air diplomatique engager la conversation sur la crise financière. Le baron de Nucingen avait une vive affection pour la famille d’Aldrigger, il s’était arrangé, en cas de malheur, pour couvrir le compte de la baronne par ses meilleures valeurs, des actions dans les mines de plomb argentifère; mais pour la sûreté de la baronne, elle devait le prier d’employer ainsi les fonds. — Ce pauvre Nucingen, dit la baronne, et que lui arrive-t-il donc? — Il est en Belgique; sa femme demande une séparation de biens; mais il est allé chercher des ressources chez des banquiers. — Mon Dieu, cela me rappelle mon pauvre mari! Cher monsieur de Rastignac, comme cela doit vous faire mal, à vous si attaché à cette maison-là. — Pourvu 56que tous les indifférents soient à l’abri, ses amis seront récompensés plus tard, il s’en tirera, c’est un homme habile. — Un honnête homme, surtout, dit la baronne. Au bout d’un mois, la liquidation du passif de la maison Nucingen était opérée, sans autres procédés que les lettres par lesquelles chacun demandait l’emploi de son argent en valeurs désignées et sans autres formalités de la part des maisons de banque que la remise des valeurs Nucingen contre les actions qui prenaient faveur. Pendant que du Tillet, Werbrust, Claparon, Gigonnet et quelques gens, qui se croyaient fins, faisaient revenir de l’Étranger avec un pour cent de prime le papier de la maison Nucingen, car ils gagnaient encore à l’échanger contre les actions en hausse, la rumeur était d’autant plus grande sur la place de Paris, que personne n’avait plus rien à craindre. On babillait sur Nucingen, on l’examinait, on le jugeait, on trouvait moyen de le calomnier! Son luxe, ses entreprises! Quand un homme en fait autant, il se coule, etc. Au plus fort de ce tutti, quelques personnes furent très-étonnées de recevoir des lettres de Genève, de Bâle, de Milan, de Naples, de Gênes, de Marseille, de Londres, dans lesquelles leurs correspondants annonçaient, non sans étonnement, qu’on leur offrait un pour cent de prime du papier de Nucingen de qui elles leur mandaient la faillite. — Il se passe quelque chose, dirent les Loups-Cerviers. Le Tribunal avait prononcé la séparation de biens entre Nucingen et sa femme. La question se compliqua bien plus encore: les journaux annoncèrent le retour de monsieur le baron de Nucingen, lequel était allé s’entendre avec un célèbre industriel de la Belgique, pour l’exploitation d’anciennes mines de charbon de terre, alors en souffrance, les fosses des bois de Bossut. Le baron reparut à la Bourse, sans seulement prendre la peine de démentir les rumeurs calomnieuses qui avaient circulé sur sa maison, il dédaigna de réclamer par la voie des journaux, il acheta pour deux millions un magnifique domaine aux portes de Paris. Six semaines après, le journal de Bordeaux annonça l’entrée en rivière de deux vaisseaux chargés, pour le compte de la maison Nucingen, de métaux dont la valeur était de sept millions. Palma, Werbrust et du Tillet comprirent que le tour était fait, mais ils furent les seuls à le comprendre. Ces écoliers étudièrent la mise en scène de ce puff financier, reconnurent qu’il était préparé depuis onze mois, et proclamèrent Nucingen le plus grand financier européen. Rastignac n’y comprit rien, mais il y avait gagné quatre cent mille francs que Nucingen lui avait laissé tondre sur les brebis parisiennes, et avec lesquels il a doté ses deux sœurs. D’Aiglemont, averti par son cousin Beaudenord, était venu supplier Rastignac d’accepter dix pour cent de son million, s’il lui faisait obtenir l’emploi du million en actions sur un canal qui est encore à faire, car Nucingen a si bien roulé le Gouvernement dans cette affaire-là que les concessionnaires du canal ont intérêt à ne pas le finir. Charles Grandet a imploré l’amant de Delphine de lui faire échanger son argent contre des actions. Enfin, Rastignac a joué pendant dix jours le rôle de Law supplié par les plus jolies duchesses de leur donner des actions, et aujourd’hui le gars peut avoir quarante mille livres de rente dont l’origine vient des actions dans les mines de plomb argentifère.

— Si tout le monde gagne, qui donc a perdu? dit Finot.

— Conclusion, reprit Bixiou. Alléchés par le pseudo-dividende qu’ils touchèrent quelques mois après l’échange de leur argent contre les actions, le marquis d’Aiglemont et Beaudenord les gardèrent (je vous les pose pour tous les autres), ils avaient trois pour cent de plus de leurs capitaux, ils chantèrent les louanges de Nucingen, et le défendirent au moment même où il fut soupçonné de suspendre ses paiements. Godefroid épousa sa chère Isaure, et reçut pour cent mille francs d’actions dans les mines. A l’occasion de ce mariage, les Nucingen donnèrent un bal dont la magnificence surpassa l’idée qu’on s’en faisait. Delphine offrit à la jeune mariée une charmante parure en rubis. Isaure dansa, non plus en jeune fille, mais en femme heureuse. La petite baronne fut plus que jamais bergère des Alpes. Malvina, la femme d’Avez-vous vu dans Barcelone? entendit au milieu de ce bal du Tillet lui conseillant sèchement d’être madame Desroches. Desroches, chauffé par les Nucingen, par Rastignac, essaya de traiter les affaires d’intérêt; mais aux premiers mots d’actions des mines données en dot, il rompit, et se retourna vers les Matifat. Rue du Cherche-Midi, l’avoué trouva les damnées actions sur les canaux que Gigonnet avait fourrées à Matifat au lieu de lui donner de l’argent. Vois-tu Desroches rencontrant le râteau de Nucingen sur les deux dots qu’il avait couchées en joue. Les catastrophes ne se firent pas attendre. La société Claparon fit trop d’affaires, il y eut engorgement, elle cessa de servir les intérêts et de donner des dividendes, quoique ses opérations fussent excellentes. Ce malheur se combina avec les événements de 581827. En 1829, Claparon était trop connu pour être l’homme de paille de ces deux colosses, et il roula de son piédestal à terre. De douze cent cinquante francs, les actions tombèrent à quatre cents francs, quoiqu’elles valussent intrinsèquement six cents francs. Nucingen, qui connaissait leur prix intrinsèque, racheta. La petite baronne d’Aldrigger avait vendu ses actions dans les mines qui ne rapportaient rien, et Godefroid vendit celles de sa femme par la même raison. De même que la baronne, Beaudenord avait échangé ses actions de mines contre les actions de la société Claparon. Leurs dettes les forcèrent à vendre en pleine baisse. De ce qui leur représentait sept cent mille francs, ils eurent deux cent trente mille francs. Ils firent leur lessive, et le reste fut prudemment placé dans le trois pour cent à 75. Godefroid, si heureux garçon, sans soucis, qui n’avait qu’à se laisser vivre, se vit chargé d’une petite femme bête comme une oie, incapable de supporter l’infortune, car au bout de six mois il s’était aperçu du changement de l’objet aimé en volatile; et, de plus, il est chargé d’une belle-mère sans pain qui rêve toilettes. Les deux familles se sont réunies pour pouvoir exister. Godefroid fut obligé d’en venir à faire agir toutes ses protections refroidies pour avoir une place de mille écus au Ministère des Finances. Les amis?… aux Eaux. Les parents?… étonnés, promettant: «Comment, mon cher, mais comptez sur moi! Pauvre garçon!» Oublié net un quart d’heure après. Beaudenord dut sa place à l’influence de Nucingen et de Vandenesse. Ces gens si estimables et si malheureux logent aujourd’hui, rue du Mont-Thabor, à un troisième étage au-dessus de l’entresol. L’arrière-petite perle des Adolphus, Malvina, ne possède rien, elle donne des leçons de piano pour ne pas être à charge à son beau-frère. Noire, grande, mince, sèche, elle ressemble à une momie échappée de chez Passalacqua qui court à pied dans Paris. En 1830, Beaudenord a perdu sa place, et sa femme lui a donné un quatrième enfant. Huit maîtres et deux domestiques (Wirth et sa femme)! argent: huit mille livres de rentes. Les mines donnent aujourd’hui des dividendes si considérables que l’action de mille francs vaut mille francs de rente. Rastignac et madame de Nucingen ont acheté les actions vendues par Godefroid et par la baronne. Nucingen a été créé pair de France par la Révolution de Juillet, et grand-officier de la Légion-d’Honneur. Quoiqu’il n’ait pas liquidé après 1830, il a, dit-on, seize à dix-huit millions de fortune. Sûr des Ordonnances de juillet, il avait vendu 59tous ses fonds et replacé hardiment quand le trois pour cent fut à 45, il a fait croire au Château que c’était par dévouement, et il a dans ce temps avalé, de concert avec du Tillet, trois millions à ce grand drôle de Philippe Bridau! Dernièrement, en passant rue de Rivoli pour aller au bois de Boulogne, notre baron aperçut sous les arcades la baronne d’Aldrigger. La petite vieille avait une capote verte doublée de rose, une robe à fleurs, une mantille, enfin elle était toujours et plus que jamais bergère des Alpes, car elle n’a pas plus compris les causes de son malheur que les causes de son opulence. Elle s’appuyait sur la pauvre Malvina, modèle des dévouements héroïques, qui avait l’air d’être la vieille mère, tandis que la baronne avait l’air d’être la jeune fille; et Wirth les suivait un parapluie à la main. — «Foilà tes chens, dit le baron à monsieur Cointet, un ministre avec lequel il allait se promener, dont il m’a ité imbossiple te vaire la vordeine. La pourrasque à brincibes esd bassée, reblacez tonc ce baufre Peautenord.» Beaudenord est rentré aux Finances par les soins de Nucingen, que les d’Aldrigger vantent comme un héros d’amitié, car il invite toujours la petite bergère des Alpes et ses filles à ses bals. Il est impossible à qui que ce soit au monde de démontrer comment cet homme a, par trois fois et sans effraction, voulu voler le public enrichi par lui, malgré lui. Personne n’a de reproche à lui faire. Qui viendrait dire que la haute Banque est souvent un coupe-gorge commettrait la plus insigne calomnie. Si les Effets haussent et baissent, si les valeurs augmentent et se détériorent, ce flux et reflux est produit par un mouvement mutuel, atmosphérique, en rapport avec l’influence de la lune, et le grand Arago est coupable de ne donner aucune théorie scientifique sur cet important phénomène. Il résulte seulement de ceci une vérité pécuniaire que je n’ai vue écrite nulle part…

— Laquelle?

— Le débiteur est plus fort que le créancier.

— Oh! dit Blondet, moi je vois dans ce que nous avons dit la paraphrase d’un mot de Montesquieu, dans lequel il a concentré l’Esprit des Lois.

— Quoi? dit Finot.

— Les lois sont des toiles d’araignées à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent les petites.

— Où veux-tu donc en venir? dit Finot à Blondet.

— Au gouvernement absolu, le seul où les entreprises de l’Esprit 60contre la Loi puissent être réprimées! Oui, l’Arbitraire sauve les peuples en venant au secours de la justice, car le droit de grâce n’a pas d’envers: le Roi, qui peut gracier le banqueroutier frauduleux, ne rend rien à l’Actionnaire. La Légalité tue la Société moderne.

— Fais comprendre cela aux électeurs! dit Bixiou.

— Il y a quelqu’un qui s’en est chargé.

— Qui?

— Le Temps. Comme l’a dit l’évêque de Léon, si la liberté est ancienne, la royauté est éternelle: toute nation saine d’esprit y reviendra sous une forme ou sous une autre.

— Tiens, il y avait du monde à côté, dit Finot en nous entendant sortir.

— Il y a toujours du monde à côté, répondit Bixiou qui devait être aviné.

Paris, novembre 1837.

PIERRE GRASSOU.

AU LIEUTENANT-COLONEL D’ARTILLERIE PÉRIOLLAS, Comme un témoignage de l’affectueuse estime de l’auteur,
De Balzac.

Toutes les fois que vous êtes sérieusement allé voir l’Exposition des ouvrages de sculpture et de peinture, comme elle a lieu depuis la Révolution de 1830, n’avez-vous pas été pris d’un sentiment d’inquiétude, d’ennui, de tristesse, à l’aspect des longues galeries encombrées? Depuis 1830, le Salon n’existe plus. Une seconde fois, le Louvre a été pris d’assaut par le peuple des artistes qui s’y est maintenu. En offrant autrefois l’élite des œuvres d’art, le Salon emportait les plus grands honneurs pour les créations qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux choisis, le public choisissait encore: une couronne était décernée au chef-d’œuvre par des mains inconnues. Il s’élevait des discussions passionnées à propos d’une toile. Les injures prodiguées à Delacroix, à Ingres, n’ont pas moins servi leur renommée que les éloges et le fanatisme de leurs adhérents. Aujourd’hui, ni la foule ni la Critique ne se passionneront plus pour les produits de ce bazar. Obligées de faire le choix dont se chargeait autrefois le Jury d’examen, leur attention se lasse à ce travail; et, quand il est achevé, l’Exposition se ferme. Avant 1817, les tableaux admis ne dépassaient jamais les deux premières colonnes de la longue galerie où sont les œuvres des vieux maîtres, et cette année ils remplirent tout cet espace, au grand étonnement du public. Le Genre historique, le Genre proprement dit, les 62tableaux de chevalet, le Paysage, les Fleurs, les Animaux, et l’Aquarelle, ces huit spécialités ne sauraient offrir plus de vingt tableaux dignes des regards du public, qui ne peut accorder son attention à une plus grande quantité d’œuvres. Plus le nombre des artistes allait croissant, plus le Jury d’admission devait se montrer difficile. Tout fut perdu dès que le Salon se continua dans la Galerie. Le Salon devait rester un lieu déterminé, restreint, de proportions inflexibles, où chaque Genre exposait ses chefs-d’œuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de l’ancienne institution. Au lieu d’un tournoi, vous avez une émeute; au lieu d’une Exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar; au lieu du choix, vous avez la totalité. Qu’arrive-t-il? Le grand artiste y perd. Le Café Turc, les Enfants à la fontaine, le Supplice des crochets, et le Joseph de Decamps eussent plus profité à sa gloire, tous quatre dans le grand Salon, exposés avec les cent bons tableaux de cette année, que ses vingt toiles perdues parmi trois mille œuvres, confondues dans six galeries. Par une étrange bizarrerie, depuis que la porte s’ouvre à tout le monde, on parle des génies méconnus. Quand, douze années auparavant, la Courtisane de Ingres et celles de Sigalon, la Méduse de Géricault, le Massacre de Scio de Delacroix, le Baptême d’Henri IV par Eugène Deveria, admis par des célébrités taxées de jalousie, apprenaient au monde, malgré les dénégations de la Critique, l’existence de palettes jeunes et ardentes, il ne s’élevait aucune plainte. Maintenant que le moindre gâcheur de toile peut envoyer son œuvre, il n’est question que de gens incompris. Là où il n’y a plus jugement, il n’y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les artistes, ils reviendront à l’examen qui recommande leurs œuvres aux admirations de la foule pour laquelle ils travaillent: sans le choix de l’Académie, il n’y aura plus de Salon, et sans Salon l’Art peut périr.
Depuis que le livret est devenu un gros livre, il s’y produit bien des noms qui restent dans leur obscurité, malgré la liste de dix ou douze tableaux qui les accompagne. Parmi ces noms, le plus inconnu peut-être est celui d’un artiste nommé Pierre Grassou, venu de Fougères, appelé plus simplement Fougères dans le monde artiste, qui tient aujourd’hui beaucoup de place au soleil, et qui suggère les amères réflexions par lesquelles commence l’esquisse de sa vie, applicable à quelques autres individus de la Tribu des Artistes. En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatrième étage d’une de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l’obélisque de Luxor, qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournants dangereux, qui ne comportent pas plus de trois fenêtres à chaque étage, et à l’intérieur desquelles se trouve une cour, ou, pour parler plus exactement, un puits carré. Au dessus des trois ou quatre pièces de l’appartement occupé par Grassou de Fougères s’étendait son atelier, qui avait vue sur Montmartre. L’atelier peint en fond de briques, le carreau soigneusement mis en couleur brune et frotté, chaque chaise munie d’un petit tapis bordé, le canapé, simple d’ailleurs, mais propre comme celui de la chambre à coucher d’une épicière, là, tout dénotait la vie méticuleuse des petits esprits et le soin d’un homme pauvre. Il y avait une commode pour serrer les effets d’atelier, une table à déjeuner, un buffet, un secrétaire, enfin les ustensiles nécessaires aux peintres, tous rangés et propres. Le poêle participait à ce système de soin hollandais, d’autant plus visible que la lumière pure et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid cette immense pièce. Fougères, simple peintre de Genre, n’a pas besoin des machines énormes qui ruinent les peintres d’Histoire, il ne s’est jamais reconnu de facultés assez complètes pour aborder la haute peinture, il s’en tenait encore au Chevalet. Au commencement du mois de décembre de cette année, époque à laquelle les bourgeois de Paris conçoivent périodiquement l’idée burlesque de perpétuer leur figure, déjà bien encombrante par elle-même, Pierre Grassou, levé de bonne heure, préparait sa palette, allumait son poêle, mangeait une flûte trempée dans du lait, et attendait, pour travailler, que le dégel de ses carreaux laissât passer le jour. Il faisait sec et beau. En ce moment, l’artiste qui mangeait avec cet air patient et résigné qui dit tant de choses, reconnut le pas d’un homme qui avait eu sur sa vie l’influence que ces sortes de gens ont sur celle de presque tous les artistes, d’Élias Magus, un marchand de tableaux, l’usurier des toiles. En effet Élias Magus surprit le peintre au moment où, dans cet atelier si propre, il allait se mettre à l’ouvrage. 
— Comment vous va, vieux coquin? lui dit le peintre.
Fougères avait eu la croix, Élias lui achetait ses tableaux deux ou trois cents francs, il se donnait des airs très-artistes. 
— Le commerce va mal, répondit Élias. Vous avez tous des prétentions, vous parlez maintenant de deux cents francs dès que vous avez mis pour six sous de couleur sur une toile… Mais vous 64êtes un brave garçon, vous! Vous êtes un homme d’ordre, et je viens vous apporter une bonne affaire. 
Timeo Danaos et dona ferentes, dit Fougères. Savez-vous le latin? 
— Non. 
— Eh! bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes affaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. Autrefois ils disaient: Prenez mon cheval! Aujourd’hui nous disons: Prenez mon ours… Que voulez-vous, Ulysse-Lageingeole-Élias Magus?
Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de l’esprit avec lesquels Fougères employait ce que les peintres appellent les charges d’atelier. 
— Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis. 
— Oh! oh! 
— Je vous laisse le maître, je ne les demande pas. Vous êtes un honnête artiste. 
— Au fait? 
— Hé! bien, j’amène un père, une mère et une fille unique. 
— Tous uniques! 
— Ma foi, oui!… et dont les portraits sont à faire. Ces bourgeois, fous des arts, n’ont jamais osé s’aventurer dans un atelier. La fille a une dot de cent mille francs. Vous pouvez bien peindre ces gens-là! ce sera peut-être pour vous des portraits de famille.
Ce vieux bois d’Allemagne, qui passe pour un homme et qui se nomme Élias Magus, s’interrompit pour rire d’un sourire sec dont les éclats épouvantèrent le peintre. Il crut entendre Méphistophélès parlant mariage. 
— Les portraits sont payés cinq cents francs pièce, vous pouvez me faire trois tableaux. 
— Mai-z-oui, dit gaiement Fougères. 
— Et si vous épousez la fille, vous ne m’oublierez pas. 
— Me marier, moi? s’écria Pierre Grassou, moi qui ai l’habitude de me coucher tout seul, de me lever de bon matin, qui ai ma vie arrangée… 
— Cent mille francs, dit Magus, et une fille douce, pleine de tons dorés comme un vrai Titien! 
— Quelle est la position de ces gens-là? 
— Anciens négociants; pour le moment, aimant les arts, ayant 65maison de campagne à Ville-d’Avray, et dix ou douze mille livres de rente. 
— Quel commerce ont-ils fait? 
— Les bouteilles. 
— Ne dites pas ce mot, il me semble entendre couper des bouchons, et mes dents s’agacent… 
— Faut-il les amener? 
— Trois portraits, je les mettrai au Salon, je pourrai me lancer dans le portrait, eh! bien, oui…
Le vieil Élias descendit pour aller chercher la famille Vervelle. Pour savoir à quel point la proposition allait agir sur le peintre, et quel effet devaient produire sur lui les sieur et dame Vervelle ornés de leur fille unique, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur la vie antérieure de Pierre Grassou de Fougères.
Élève, Fougères avait étudié le dessin chez Servin, qui passait dans le monde académique pour un grand dessinateur. Après, il était allé chez Schinner y surprendre les secrets de cette puissante et magnifique couleur qui distingue ce maître; mais le maître, les élèves, tout y avait été discret, et Pierre n’y avait rien surpris. De là, Fougères avait passé dans l’atelier de Gros, pour se familiariser avec cette partie de l’art nommée la Composition, mais la Composition fut sauvage et farouche pour lui. Puis il avait essayé d’arracher à Sommervieux, à Drolling père, le mystère de leurs effets d’Intérieurs. Ces deux maîtres ne s’étaient rien laissé dérober. Enfin, Fougères avait terminé son éducation chez Duval-Lecamus. Durant ces études et ces différentes transformations, Fougères eut des mœurs tranquilles et rangées qui fournissaient matière aux railleries des différents ateliers où il séjournait, mais partout il désarma ses camarades par sa modestie, par une patience et une douceur d’agneau. Les Maîtres n’avaient aucune sympathie pour ce brave garçon, les Maîtres aiment les sujets brillants, les esprits excentriques, drolatiques, fougueux, ou sombres et profondément réfléchis, qui dénotent un talent futur. Tout en Fougères annonçait la médiocrité. Son surnom de Fougères, celui du peintre dans la pièce de l’Églantine, fut la source de mille avanies; mais, par la force des choses, il accepta le nom de la ville où il était né.
Grassou de Fougères ressemblait à son nom. Grassouillet et d’une taille médiocre, il avait le teint fade, les yeux bruns, les cheveux noirs, le nez en trompette, une bouche assez large et les oreilles longues. 66Son air doux, passif et résigné relevait peu ces traits principaux de sa physionomie pleine de santé, mais sans action. Il ne devait être tourmenté ni par cette abondance de sang, ni par cette violence de pensée, ni par cette verve comique à laquelle se reconnaissent les grands artistes. Ce jeune homme, né pour être un vertueux bourgeois, venu de son pays pour être commis chez un marchand de couleurs, originaire de Mayenne et parent éloigné des d’Orgemont, s’institua peintre par le fait de l’entêtement qui constitue le caractère breton. Ce qu’il souffrit, la manière dont il vécut pendant le temps de ses études, Dieu seul le sait. Il souffrit autant que souffrent les grands hommes quand ils sont traqués par la misère et chassés comme des bêtes fauves par la meute des gens médiocres et par la troupe des Vanités altérées de vengeance. Dès qu’il se crut de force à voler de ses propres ailes, Fougères prit un atelier en haut de la rue des Martyrs, où il avait commencé à piocher. Il fit son début en 1819. Le premier tableau qu’il présenta au Jury pour l’Exposition du Louvre représentait une noce de village, assez péniblement copiée d’après le tableau de Greuze. On refusa la toile. Quand Fougères apprit la fatale décision, il ne tomba point dans ces fureurs ou dans ces accès d’amour-propre épileptique auxquels s’adonnent les esprits superbes, et qui se terminent quelquefois par des cartels envoyés au directeur ou au secrétaire du Musée, par des menaces d’assassinat. Fougères reprit tranquillement sa toile, l’enveloppa de son mouchoir, la rapporta dans son atelier en se jurant à lui-même de devenir un grand peintre. Il plaça sa toile sur son chevalet, et alla chez son ancien Maître, un homme d’un immense talent, chez Schinner, artiste doux et patient comme il était, et dont le succès avait été complet au dernier Salon: il le pria de venir critiquer l’œuvre rejetée. Le grand peintre quitta tout et vint. Quand le pauvre Fougères l’eut mis face à face avec l’œuvre, Schinner, au premier coup d’œil, serra la main de Fougères. 
— Tu es un brave garçon, tu as un cœur d’or, il ne faut pas te tromper. Écoute, tu tiens toutes les promesses que tu faisais à l’atelier. Quand on trouve ces choses-là au bout de sa brosse, mon bon Fougères, il vaut mieux laisser ses couleurs chez Brullon, et ne pas voler la toile aux autres. Rentre de bonne heure, mets un bonnet de coton, couche-toi sur les neuf heures; va le matin, à dix heures, à quelque bureau où tu demanderas une place, et quitte les Arts. 
— Mon ami, dit Fougères, ma toile a déjà été condamnée, et ce n’est pas l’arrêt que je demande, mais les motifs. 
— Eh! bien, tu fais gris et sombre, tu vois la Nature à travers un crêpe; ton dessin est lourd, empâté; ta composition est un pastiche de Greuze qui ne rachetait ses défauts que par les qualités qui te manquent.
En détaillant les fautes du tableau, Schinner vit sur la figure de Fougères une si profonde expression de tristesse qu’il l’emmena dîner et tâcha de le consoler. Le lendemain, dès sept heures, Fougères était à son chevalet, retravaillait le tableau condamné; il en réchauffait la couleur, il y faisait les corrections indiquées par Schinner, il replâtrait ses figures. Puis, dégoûté de son tableau, il le porta chez Élias Magus. Élias Magus, espèce de Hollando-Belge-Flamand, avait trois raisons d’être ce qu’il devint: avare et riche. Venu de Bordeaux, il débutait alors à Paris, brocantait des tableaux et demeurait sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Fougères, qui comptait sur sa palette pour aller chez le boulanger, mangea très-intrépidement du pain et des noix, ou du pain et du lait, ou du pain et des cerises, ou du pain et du fromage, selon les saisons. Élias Magus, à qui Pierre offrit sa première toile, la guigna longtemps, il en donna quinze francs. 
— Avec quinze francs de recette par an et mille francs de dépense, dit Fougères en souriant, on ne va pas loin.
Élias Magus fit un geste, il se mordit les pouces en pensant qu’il aurait pu avoir le tableau pour cent sous. Pendant quelques jours, tous les matins, Fougères descendit de la rue des Martyrs, se cacha dans la foule sur le boulevard opposé à celui où était la boutique de Magus, et son œil plongeait sur son tableau qui n’attirait point les regards des passants. Vers la fin de la semaine, le tableau disparut. Fougères remonta le boulevard, se dirigea vers la boutique du brocanteur, il eut l’air de flâner. Le Juif était sur sa porte. 
— Hé! bien, vous avez vendu mon tableau? 
— Le voici, dit Magus, j’y mets une bordure pour pouvoir l’offrir à quelqu’un qui croira se connaître en peinture.
Fougères n’osa plus revenir sur le Boulevard, il entreprit un nouveau tableau; il resta deux mois à le faire en faisant des repas de souris, et se donnant un mal de galérien.
Un soir, il alla jusque sur le Boulevard, ses pieds le portèrent 68fatalement jusqu’à la boutique de Magus, il ne vit son tableau nulle part. 
— J’ai vendu votre tableau, dit le marchand à l’artiste. 
— Et combien? 
— Je suis rentré dans mes fonds avec un petit intérêt. Faites-moi des intérieurs flamands, une leçon d’anatomie, un paysage, je vous les paierai, dit Élias.
Fougères aurait serré Magus dans ses bras, il le regardait comme un père. Il revint, la joie au cœur: le grand peintre Schinner s’était donc trompé! Dans cette immense ville de Paris, il se trouvait des cœurs qui battaient à l’unisson de celui de Grassou, son talent était compris et apprécié. Le pauvre garçon, à vingt-sept ans, avait l’innocence d’un jeune homme de seize ans. Un autre, un de ces artistes défiants et farouches, aurait remarqué l’air diabolique d’Élias Magus, il eût observé le frétillement des poils de sa barbe, l’ironie de sa moustache, le mouvement de ses épaules qui annonçait le contentement du Juif de Walter Scott fourbant un chrétien. Fougères se promena sur les Boulevards dans une joie qui donnait à sa figure une expression fière: il ressemblait à un Lycéen qui protége une femme. Il rencontra Joseph Bridau, l’un de ses camarades, un de ces talents excentriques destinés à la gloire et au malheur. Joseph Bridau, qui avait quelques sous dans sa poche, selon son expression, emmena Fougères à l’Opéra. Fougères ne vit pas le ballet, il n’entendit pas la musique, il concevait des tableaux, il peignait. Il quitta Joseph au milieu de la soirée, il courut chez lui faire des esquisses à la lampe, il inventa trente tableaux pleins de réminiscences, il se crut un homme de génie. Dès le lendemain, il acheta des couleurs, des toiles de plusieurs dimensions; il installa du pain, du fromage sur sa table, il mit de l’eau dans une cruche, il fit une provision de bois pour son poêle; puis, selon l’expression des ateliers, il piocha ses tableaux; il eut quelques modèles, et Magus lui prêta des étoffes. Après deux mois de réclusion, le Breton avait fini quatre tableaux. Il redemanda les conseils de Schinner, auquel il adjoignit Joseph Bridau. Les deux peintres virent dans ces toiles une servile imitation des paysages hollandais, des intérieurs de Metzu, et dans la quatrième une copie de la Leçon d’anatomie de Rembrandt. 
— Toujours des pastiches, dit Schinner. Ah! Fougères aura de la peine à être original. 
— Tu devrais faire autre chose que de la peinture, dit Bridau. 
— Quoi? dit Fougères. 
— Jette-toi dans la littérature.
Fougères baissa la tête à la façon des brebis quand il pleut, il demanda, il obtint encore des conseils utiles, et retoucha ses tableaux avant de les porter à Élias. Élias paya chaque toile vingt-cinq francs. A ce prix, Fougères n’y gagnait rien, mais il ne perdait pas, eu égard à sa sobriété. Il fit quelques promenades, pour voir ce que devenaient ses tableaux, et eut une singulière hallucination. Ses toiles si peignées, si nettes, qui avaient la dureté de la tôle et le luisant des peintures sur porcelaine, étaient comme couvertes d’un brouillard, elles ressemblaient à de vieux tableaux. Élias venait de sortir, Fougères ne put obtenir aucun renseignement sur ce phénomène. Il crut avoir mal vu. Le peintre rentra dans son atelier y faire de nouvelles vieilles toiles. Après sept ans de travaux continus, Fougères parvint à composer, à exécuter des tableaux passables. Il faisait aussi bien que tous les artistes du second ordre. Élias achetait, vendait tous les tableaux du pauvre Breton qui gagnait péniblement une centaine de louis par an, et ne dépensait pas plus de douze cents francs.
A l’Exposition de 1829, Léon de Lora, Schinner et Bridau, qui tous trois occupaient une grande place et se trouvaient à la tête du mouvement dans les Arts, furent pris de pitié pour la persistance, pour la pauvreté de leur vieux camarade; et ils firent admettre à l’Exposition, dans le grand Salon, un tableau de Fougères. Ce tableau, puissant d’intérêt, qui tenait de Vigneron pour le sentiment et du premier faire de Dubufe pour l’exécution, représentait un jeune homme à qui, dans l’intérieur d’une prison, l’on rasait les cheveux à la nuque. D’un côté un prêtre, de l’autre une vieille et une jeune femme en pleurs. Un greffier lisait un papier timbré. Sur une méchante table se voyait un repas auquel personne n’avait touché. Le jour venait à travers les barreaux d’une fenêtre élevée. Il y avait de quoi faire frémir les bourgeois, et les bourgeois frémissaient. Fougères s’était inspiré tout bonnement du chef-d’œuvre de Gérard Dow: il avait retourné le groupe de la Femme hydropique vers la fenêtre, au lieu de le présenter de face. Il avait remplacé la mourante par le condamné: même pâleur, même regard, même appel à Dieu. Au lieu du médecin flamand, il avait peint la froide et officielle figure du greffier vêtu de noir; mais il avait ajouté une vieille femme auprès de la jeune fille de Gérard Dow. 70Enfin la figure cruellement bonasse du bourreau dominait ce groupe. Ce plagiat, très-habilement déguisé, ne fut point connu.
Le livret contenait ceci:
Grassou de Fougères (Pierre), rue de Navarin, 2.
La toilette d’un chouan, condamné a mort en 1801.
Quoique médiocre, le tableau eut un prodigieux succès. La foule se forma tous les jours devant la toile à la mode, et Charles X s’y arrêta. Madame, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, s’enthousiasma pour le Breton. Le duc d’Orléans marchanda la toile. Les ecclésiastiques dirent à madame la Dauphine que le sujet était plein de bonnes pensées: il y régnait en effet un air religieux très-satisfaisant. Monseigneur le Dauphin admira la poussière des carreaux, une grosse lourde faute, car Fougères avait répandu des teintes verdâtres qui annonçaient de l’humidité au bas des murs. Madame acheta le tableau mille francs, le Dauphin en commanda un autre. Charles X donna la croix au fils du paysan qui s’était jadis battu pour la cause royale en 1799. Joseph Bridau, le grand peintre, ne fut pas décoré. Le Ministre de l’Intérieur commanda deux tableaux d’église à Fougères. Ce salon fut pour Pierre Grassou toute sa fortune, sa gloire, son avenir, sa vie. Inventer en toute chose, c’est vouloir mourir à petit feu; copier, c’est vivre. Après avoir enfin découvert un filon plein d’or, Grassou de Fougères pratiqua la partie de cette cruelle maxime à laquelle la société doit ces infâmes médiocrités chargées d’élire aujourd’hui les supériorités dans toutes les classes sociales; mais qui naturellement s’élisent elles-mêmes, et font une guerre acharnée aux vrais talents. Le principe de l’Élection, appliqué à tout, est faux, la France en reviendra. Néanmoins, la modestie, la simplicité, la surprise du bon et doux Fougères firent taire les récriminations et l’envie. D’ailleurs il eut pour lui les Grassou parvenus, solidaires des Grassou à venir. Quelques gens, émus par l’énergie d’un homme que rien n’avait découragé, parlaient du Dominiquin, et disaient: «Il faut récompenser la volonté dans les Arts! Grassou n’a pas volé son succès! voilà dix ans qu’il pioche, pauvre bonhomme!» Cette exclamation de pauvre bonhomme! était pour la moitié dans les adhésions et les félicitations que recevait le peintre. La pitié élève autant de médiocrités que l’envie rabaisse de grands artistes. Les journaux n’avaient pas épargné les critiques, mais le 71chevalier Fougères les digéra comme il digérait les conseils de ses amis, avec une patience angélique. Riche alors d’une quinzaine de mille francs bien péniblement gagnés, il meubla son appartement et son atelier rue de Navarin, il y fit le tableau demandé par monseigneur le Dauphin, et les deux tableaux d’église commandés par le Ministère, à jour fixe, avec une régularité désespérante pour la caisse du Ministère, habituée à d’autres façons. Mais admirez le bonheur des gens qui ont de l’ordre? S’il avait tardé, Grassou, surpris par la Révolution de Juillet, n’eût pas été payé. A trente-sept ans, Fougères avait fabriqué pour Élias Magus environ deux cents tableaux complétement inconnus, mais à l’aide desquels il était parvenu à cette manière satisfaisante, à ce point d’exécution qui fait hausser les épaules à l’artiste, et que chérit la bourgeoisie. Fougères était cher à ses amis par une rectitude d’idées, par une sécurité de sentiments, une obligeance parfaite, une grande loyauté; s’ils n’avaient aucune estime pour la palette, ils aimaient l’homme qui la tenait. — Quel malheur que Fougères ait le vice de la peinture! se disaient ses camarades. Néanmoins Grassou donnait des conseils excellents, semblable à ces feuilletonistes incapables d’écrire un livre, et qui savent très-bien par où pèchent les livres; mais il y avait entre les critiques littéraires et Fougères une différence: il était éminemment sensible aux beautés, il les reconnaissait, et ses conseils étaient empreints d’un sentiment de justice qui faisait accepter la justesse de ses remarques. Depuis la Révolution de Juillet, Fougères présentait à chaque Exposition une dizaine de tableaux, parmi lesquels le Jury en admettait quatre ou cinq. Il vivait avec la plus rigide économie, et tout son domestique consistait dans une femme de ménage. Pour toute distraction, il visitait ses amis, il allait voir les objets d’art, il se permettait quelques petits voyages en France, il projetait d’aller chercher des inspirations en Suisse. Ce détestable artiste était un excellent citoyen: il montait sa garde, allait aux revues, payait son loyer et ses consommations avec l’exactitude la plus bourgeoise. Ayant vécu dans le travail et dans la misère, il n’avait jamais eu le temps d’aimer. Jusqu’alors garçon et pauvre, il ne se souciait point de compliquer son existence si simple. Incapable d’inventer une manière d’augmenter sa fortune, il portait tous les trois mois chez son notaire, Cardot, ses économies et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à Grassou mille écus, il les plaçait par première hypothèque, avec subrogation dans les 72droits de la femme, si l’emprunteur était marié, ou subrogation dans les droits du vendeur, si l’emprunteur avait un prix à payer. Le notaire touchait lui-même les intérêts et les joignait aux remises partielles faites par Grassou de Fougères. Le peintre attendait le fortuné moment où ses contrats arriveraient au chiffre imposant de deux mille francs de rente, pour se donner l’otium cum dignitate de l’artiste et faire des tableaux, oh! mais des tableaux! enfin de vrais tableaux! des tableaux finis, chouettes, kox-noffs et chocnosoffs. Son avenir, ses rêves de bonheur, le superlatif de ses espérances, voulez-vous le savoir? c’était d’entrer à l’Institut et d’avoir la rosette des Officiers de la Légion-d’Honneur! S’asseoir à côté de Schinner et de Léon de Lora, arriver à l’Académie avant Bridau! avoir une rosette à sa boutonnière! Quel rêve! Il n’y a que les gens médiocres pour penser à tout.
En entendant le bruit de plusieurs pas dans l’escalier, Fougères se rehaussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un melon dans les ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille, vêtue de drap bleu, ornée d’un paquet de breloques tintinnabulant. Le melon soufflait comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, improprement appelés des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit marchand de bouteilles, et l’eût mis immédiatement à la porte en lui disant qu’il ne peignait pas les légumes. Fougères regarda la pratique sans rire, car monsieur Vervelle présentait un diamant de mille écus à sa chemise.
Fougères regarda Magus et dit: — Il y a gras! en employant un mot d’argot, alors à la mode dans les ateliers.
En entendant ce mot, monsieur Vervelle fronça les sourcils. Ce bourgeois attirait à lui une autre complication de légumes dans la personne de sa femme et de sa fille. La femme avait sur la figure un acajou répandu, elle ressemblait à une noix de coco surmontée d’une tête et serrée par une ceinture. Elle pivotait sur ses pieds, sa robe était jaune, à raies noires. Elle produisait orgueilleusement des mitaines extravagantes sur des mains enflées comme les gants d’une enseigne. Les plumes du convoi de première classe flottaient sur un chapeau extravasé. Des dentelles paraient des épaules aussi bombées par derrière que par devant: ainsi la forme sphérique du coco était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent des abatis, étaient ornés d’un bourrelet de six lignes au-dessus du cuir verni des souliers. Comment les pieds y étaient-ils entrés? On ne sait.
IMP. S. RAÇON.
M. VERVELLE.
… Et ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée melon dans les ateliers.
(PIERRE GRASSOU.)
Suivait une jeune asperge, verte et jaune par sa robe, et qui montrait une petite tête couronnée d’une chevelure en bandeau, d’un jaune-carotte qu’un Romain eût adoré, des bras filamenteux, des taches de rousseur sur un teint assez blanc, des grands yeux innocents, à cils blancs, peu de sourcils, un chapeau de paille d’Italie avec deux honnêtes coques de satin bordé d’un liséré de satin blanc, les mains vertueusement rouges, et les pieds de sa mère. Ces trois êtres avaient, en regardant l’atelier, un air de bonheur qui annonçait en eux un respectable enthousiasme pour les Arts. 
— Et c’est vous, monsieur, qui allez faire nos ressemblances? dit le père en prenant un petit air crâne. 
— Oui, monsieur, répondit Grassou. 
— Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari pendant que le peintre avait le dos tourné. 
— Est-ce que j’aurais fait faire nos portraits par un artiste qui ne serait pas décoré?… dit l’ancien marchand de bouchons.
Élias Magus salua la famille Vervelle et sortit, Grassou l’accompagna jusque sur le palier. 
— Il n’y a que vous pour pêcher de pareilles boules. 
— Cent mille francs de dot! 
— Oui; mais quelle famille! 
— Trois cent mille francs d’espérances, maison rue Boucherat, et maison de Campagne à Ville-d’Avray. 
— Boucherat, bouteilles, bouchons, bouchés, débouchés, dit le peintre. 
— Vous serez à l’abri du besoin pour le reste de vos jours, dit Élias.
Cette idée entra dans la tête de Pierre Grassou, comme la lumière du matin avait éclaté dans sa mansarde. En disposant le père de la jeune personne, il lui trouva bonne mine et admira cette face pleine de tons violents. La mère et la fille voltigèrent autour du peintre, en s’émerveillant de tous ses apprêts, il leur parut être un dieu. Cette visible adoration plut à Fougères. Le veau d’or jeta sur cette famille son reflet fantastique. 
— Vous devez gagner un argent fou? mais vous le dépensez comme vous le gagnez, dit la mère. 
— Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas, je 74n’ai pas le moyen de m’amuser. Mon notaire place mon argent, il sait mon compte, une fois l’argent chez lui, je n’y pense plus. 
— On me disait, à moi, s’écria le père Vervelle, que les artistes étaient tous paniers percés. 
— Quel est votre notaire, s’il n’y a pas d’indiscrétion? demanda madame Vervelle. 
— Un brave garçon, tout rond, Cardot. 
— Tiens! tiens! est-ce farce! dit Vervelle, Cardot est le nôtre. 
— Ne vous dérangez pas! dit le peintre. 
— Mais tiens-toi donc tranquille, Anténor, dit la femme, tu ferais manquer monsieur, et si tu le voyais travailler tu comprendrais. 
— Mon Dieu! pourquoi ne m’avez-vous pas appris les Arts? dit mademoiselle de Vervelle à ses parents. 
— Virginie, s’écria la mère, une jeune personne ne doit pas apprendre certaines choses. Quand tu seras mariée… bien! mais, jusque-là, tiens-toi tranquille.
Pendant cette première séance, la famille Vervelle se familiarisa presque avec l’honnête artiste. Elle dut revenir deux jours après. En sortant, le père et la mère dirent à Virginie d’aller devant eux; mais malgré la distance, elle entendit ces mots dont le sens devait éveiller sa curiosité. 
— Un homme décoré… trente-sept ans… un artiste qui a des commandes, qui place son argent chez notre notaire. Consultons Cardot? Hein, s’appeler madame de Fougères!… ça n’a pas l’air d’être un méchant homme!… Tu me diras un commerçant?… mais un commerçant tant qu’il n’est pas retiré, vous ne savez pas ce que peut devenir votre fille! tandis qu’un artiste économe… puis nous aimons les Arts… Enfin!…
Pierre Grassou, pendant que la famille Vervelle le discutait, discutait la famille Vervelle. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans son atelier, il se promena sur le Boulevard, il y regardait les femmes rousses qui passaient! Il se faisait les plus étranges raisonnements: l’or était le plus beau des métaux, la couleur jaune représentait l’or, les Romains aimaient les femmes rousses, et il devint Romain, etc. Après deux ans de mariage, quel homme s’occupe de la couleur de sa femme? La beauté passe… mais la laideur reste! L’argent est la moitié du bonheur. Le soir, en se couchant, le peintre trouvait déjà Virginie Vervelle charmante.
Quand les trois Vervelle entrèrent le jour de la seconde séance, l’artiste les accueillit avec un aimable sourire. Le scélérat avait fait sa barbe, il avait mis du linge blanc; il s’était agréablement disposé les cheveux, il avait choisi un pantalon fort avantageux et des pantoufles rouges à la poulaine. La famille répondit par un sourire aussi flatteur que celui de l’artiste, Virginie devint de la couleur de ses cheveux, baissa les yeux et détourna la tête, en regardant les études. Pierre Grassou trouva ces petites minauderies ravissantes. Virginie avait de la grâce, elle ne tenait heureusement ni du père, ni de la mère; mais de qui tenait-elle? 
— Ah! j’y suis, se dit-il toujours, la mère aura eu un regard de son commerce.
Pendant la séance il y eut des escarmouches entre la famille et le peintre qui eut l’audace de trouver le père Vervelle spirituel. Cette flatterie fit entrer la famille au pas de charge dans le cœur de l’artiste, il donna l’un de ses croquis à Virginie, et une esquisse à la mère. 
— Pour rien? dirent-elles.
Pierre Grassou ne put s’empêcher de sourire. 
— Il ne faut pas donner ainsi vos tableaux, c’est de l’argent, lui dit Vervelle.
A la troisième séance, le père Vervelle parla d’une belle galerie de tableaux qu’il avait à sa campagne de Ville-d’Avray: des Rubens, des Gérard Dow, des Mieris, des Terburg, des Rembrandt, un Titien, des Paul Potter, etc. 
— Monsieur Vervelle a fait des folies, dit fastueusement madame Vervelle, il a pour cent mille francs de tableaux. 
— J’aime les Arts, reprit l’ancien marchand de bouteilles.
Quand le portrait de madame Vervelle fut commencé, celui du mari était presque achevé, l’enthousiasme de la famille ne connaissait alors plus de bornes. Le notaire avait fait le plus grand éloge du peintre: Pierre Grassou était à ses yeux le plus honnête garçon de la terre, un des artistes les plus rangés qui d’ailleurs avait amassé trente-six mille francs; ses jours de misère étaient passés, il allait par dix mille francs chaque année, il capitalisait les intérêts; enfin il était incapable de rendre une femme malheureuse. Cette dernière phrase fut d’un poids énorme dans la balance. Les amis des Vervelle n’entendaient plus parler que du célèbre Fougères. Le jour où Fougères entama le portrait de Virginie, il était in petto 76déjà le gendre de la famille Vervelle. Les trois Vervelle fleurissaient dans cet atelier qu’ils s’habituaient à considérer comme une de leurs résidences: il y avait pour eux un inexplicable attrait dans ce local propre, soigné, gentil, artiste. Abyssus abyssum, le bourgeois attire le bourgeois. Vers la fin de la séance, l’escalier fut agité, la porte fut brutalement ouverte, et entra Joseph Bridau: il était à la tempête, il avait les cheveux au vent; il montra sa grande figure ravagée, jeta partout les éclairs de son regard, tourna tout autour de l’atelier et revint à Grassou brusquement, en ramassant sa redingote sur la région gastrique, et tâchant, mais en vain, de la boutonner, le bouton s’étant évadé de sa capsule de drap. 
— Le bois est cher, dit-il à Grassou. 
— Ah! 
— Les Anglais sont après moi. Tiens, tu peins ces choses-là? 
— Tais-toi donc! 
— Ah! oui!
La famille Vervelle, superlativement choquée par cette étrange apparition, passa de son rouge ordinaire au rouge-cerise des feux violents. 
— Ça rapporte! reprit Joseph. Y a-t-il aubert en fouillouse? 
— Te faut-il beaucoup? 
— Un billet de cinq cents… J’ai après moi un de ces négociants de la nature des dogues, qui, une fois qu’ils ont mordu, ne lâchent plus qu’ils n’aient le morceau. Quelle race! 
— Je vais t’écrire un mot pour mon notaire… 
— Tu as donc un notaire? 
— Oui. 
— Ça m’explique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tons roses, excellents pour des enseignes de parfumeur!
Grassou ne put s’empêcher de rougir, Virginie posait. 
— Aborde donc la Nature comme elle est! dit le grand peintre en continuant. Mademoiselle est rousse. Eh! bien, est-ce un péché mortel? Tout est magnifique en peinture. Mets-moi du cinabre sur ta palette, réchauffe-moi ces joues-là, piques-y leurs petites taches brunes, beurre-moi cela! Veux-tu avoir plus d’esprit que la Nature? 
— Tiens, dit Fougères, prends ma place pendant que je vais écrire.
Vervelle roula jusqu’à la table et s’approcha de l’oreille de Grassou. 
— Mais ce pacant-là va tout gâter, dit le marchand. 
— S’il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille fois le mien, répondit Fougères indigné.
En entendant ce mot, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa femme stupéfaite de l’invasion de la bête féroce, et assez peu rassurée de la voir coopérant au portrait de sa fille. 
— Tiens, suis ces indications, dit Bridau en rendant la palette et prenant le billet. Je ne te remercie pas! je puis retourner au château de d’Arthez à qui je peins une salle à manger et où Léon de Lora fait les dessus de porte, des chefs-d’œuvre. Viens nous voir!
Il s’en alla sans saluer, tant il en avait assez d’avoir regardé Virginie. 
— Qui est cet homme? demanda madame Vervelle. 
— Un grand artiste, répondit Grassou.
Un moment de silence. 
— Êtes-vous bien sûr, dit Virginie, qu’il n’a pas porté malheur à mon portrait? il m’a effrayée. 
— Il n’y a fait que du bien, répondit Grassou. 
— Si c’est un grand artiste, j’aime mieux un grand artiste qui vous ressemble, dit madame Vervelle. 
— Ah! maman, monsieur est un bien plus grand peintre, il me fera tout entière, fit observer Virginie.
Les allures du Génie avaient ébouriffé ces bourgeois, si rangés.
On entrait dans cette phase d’automne si agréablement nommée l’Été de la Saint-Martin. Ce fut avec la timidité du néophyte en présence d’un homme de génie que Vervelle risqua une invitation de venir à sa maison de campagne dimanche prochain: il savait combien peu d’attraits une famille bourgeoise offrait à un artiste. 
— Vous autres! dit-il, il vous faut des émotions! des grands spectacles et des gens d’esprit; mais il y aura de bons vins, et je compte sur ma galerie pour vous compenser l’ennui qu’un artiste comme vous pourra éprouver parmi des négociants.
Cette idolâtrie qui caressait exclusivement son amour-propre charma le pauvre Pierre Grassou, si peu accoutumé à recevoir de tels compliments. L’honnête artiste, cette infâme médiocrité, ce cœur d’or, cette loyale vie, ce stupide dessinateur, ce brave garçon, décoré de l’Ordre royal de la Légion-d’Honneur, se mit sous les armes pour aller jouir des derniers beaux jours de l’année, à Ville-d’Avray. Le peintre vint modestement par la voiture publique, et ne put s’empêcher d’admirer le beau pavillon du marchand de bouteilles, jeté au milieu d’un parc de cinq arpents, au sommet de Ville-d’Avray, au plus beau point de vue. Épouser Virginie, c’était avoir cette belle villa quelque jour! Il fut reçu par les Vervelle avec un enthousiasme, une joie, une bonhomie, une franche bêtise bourgeoise qui le confondirent. Ce fut un jour de triomphe. On promena le futur dans les allées couleur nankin qui avaient été ratissées comme elles devaient l’être pour un grand homme. Les arbres eux-mêmes avaient un air peigné, les gazons étaient fauchés. L’air pur de la campagne amenait des odeurs de cuisine infiniment réjouissantes. Tous, dans la maison, disaient: Nous avons un grand artiste. Le petit père Vervelle roulait comme une pomme dans son parc, la fille serpentait comme une anguille, et la mère suivait d’un pas noble et digne. Ces trois êtres ne lâchèrent pas Grassou pendant sept heures. Après le dîner, dont la durée égala la somptuosité, monsieur et madame Vervelle arrivèrent à leur grand coup de théâtre, à l’ouverture de la galerie illuminée par des lampes à effets calculés. Trois voisins, anciens commerçants, un oncle à succession, mandés pour l’ovation du grand artiste, une vieille demoiselle Vervelle et les convives suivirent Grassou dans la galerie, assez curieux d’avoir son opinion sur la fameuse galerie du petit père Vervelle, qui les assommait de la valeur fabuleuse de ses tableaux. Le marchand de bouteilles semblait avoir voulu lutter avec le roi Louis-Philippe et les galeries de Versailles. Les tableaux magnifiquement encadrés avaient des étiquettes où se lisaient en lettres noires sur fond d’or:
Rubens.
Danse de faunes et de nymphes.
Rembrandt.
Intérieur d’une salle de dissection. Le docteur Tromp faisant sa leçon à ses élèves.
Il y avait cent cinquante tableaux tous vernis, époussetés, quelques-uns étaient couverts de rideaux verts qui ne se tiraient pas en présence des jeunes personnes.
L’artiste resta les bras cassés, la bouche béante, sans parole sur les lèvres, en reconnaissant la moitié de ses tableaux dans cette galerie: il était Rubens, Paul Potter, Mieris, Metzu, Gérard Dow! il était à lui seul vingt grands maîtres. 
— Qu’avez-vous? vous pâlissez! 
— Ma fille, un verre d’eau, s’écria la mère Vervelle.
Le peintre prit le père Vervelle par le bouton de son habit, et l’emmena dans un coin, sous prétexte de voir un Murillo. Les tableaux espagnols étaient alors à la mode. 
— Vous avez acheté vos tableaux chez Élie Magus? 
— Oui, tous originaux! 
— Entre nous, combien vous a-t-il vendu ceux que je vais vous désigner?
Tous deux, ils firent le tour de la galerie. Les convives furent émerveillés du sérieux avec lequel l’artiste procédait en compagnie de son hôte à l’examen des chefs-d’œuvre. 
— Trois mille francs! dit à voix basse Vervelle en arrivant au dernier; mais je dis quarante mille francs! 
— Quarante mille francs un Titien? reprit à haute voix l’artiste, mais ce serait pour rien. 
— Quand je vous le disais, j’ai pour cent mille écus de tableaux, s’écria Vervelle. 
— J’ai fait tous ces tableaux-là, lui dit à l’oreille Pierre Grassou, je ne les ai pas vendus tous ensemble plus de dix mille francs… 
— Prouvez-le-moi, dit le marchand de bouteilles, et je double la dot de ma fille, car alors vous êtes Rubens, Rembrandt, Terburg, Titien! 
— Et Magus est un fameux marchand de tableaux! dit le peintre qui s’expliqua l’air vieux de ses tableaux et l’utilité des sujets que lui demandait le brocanteur.
Loin de perdre dans l’estime de son admirateur, monsieur de Fougères, car la famille persistait à nommer ainsi Pierre Grassou, grandit si bien, qu’il fit gratis les portraits de la famille, et les offrit naturellement à son beau-père, à sa belle-mère et à sa femme.
Aujourd’hui, Pierre Grassou, qui ne manque pas une seule Exposition, passe pour un des bons peintres de portraits. Il gagne une douzaine de mille francs par an, et gâte pour cinq cents francs de toiles. Sa femme a eu six mille francs de rentes en dot, il vit avec son beau-père et sa belle-mère. Les Vervelle et les Grassou, qui s’entendent à merveille, ont voiture et sont les plus heureuses gens du monde. Pierre Grassou ne sort pas d’un cercle bourgeois où il est considéré comme un des plus grands artistes de l’époque; et il ne se dessine pas un portrait de famille, entre la barrière du Trône et la rue du Temple, qui ne se 80fasse chez lui, qui ne se paie au moins cinq cents francs. Comme il s’est très-bien montré dans les émeutes du 12 mai, il a été nommé Officier de la Légion-d’Honneur. Il est chef de bataillon dans la Garde nationale. Le Musée de Versailles n’a pas pu se dispenser de commander une bataille à un si excellent citoyen. Madame de Fougères adore son époux à qui elle a donné deux enfants. Ce peintre, bon père et bon époux, ne peut cependant pas ôter de son cœur une fatale pensée: les artistes se moquent de lui, son nom est un terme de mépris dans les ateliers, les feuilletons ne s’occupent pas de ses ouvrages. Mais il travaille toujours, et il se porte à l’Académie, où il entrera. Puis, vengeance qui lui dilate le cœur! il achète des tableaux aux peintres célèbres quand ils sont gênés, et il remplace les croûtes de la galerie de Ville-d’Avray par de vrais chefs-d’œuvre, qui ne sont pas de lui. On connaît des médiocrités plus taquines et plus méchantes que celle de Pierre Grassou qui, d’ailleurs, est d’une bienfaisance anonyme et d’une obligeance parfaite.
Paris, décembre 1839.

LES SECRETS DE LA PRINCESSE DE CADIGNAN.

A THÉOPHILE GAUTIER.

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