LES FLEURS DU MAL
par CHARLES BAUDELAIRE
PRÉFACE
Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien élève de l’école des Chartes, qui s’était fait éditeur par goût pour les raffinements typographiques et pour la littérature qu’il jugeait en érudit et en artiste beaucoup plus qu’en commerçant; aussi bien ne fit- il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis longtemps très recherchés des bibliophiles.
Les poésies de Baudelaire disséminées un peu partout dans les petits journaux d’avant-garde comme le Corsaire et jusque dans la grave Revue des Deux-Mondes, n’avaient point encore, en 1857, été réunies en volume. Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire enthousiasmait, s’offrit de les publier sous le titre de Fleurs du Mal, titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non point par Baudelaire ni par l’éditeur, mais par Hippolyte Babou.
Les Fleurs du Mal se présentaient comme un bouquet poétique composé de fleurs rares et vénéneuses d’un parfum encore ignoré. Ce fut un succès — succès d’ailleurs préparé par la Revue des Deux- Mondes qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait fort à une réclame déguisée:
«Ce qui nous paraît ici mériter l’intérêt, disait-elle, c’est l’expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre temps. Il nous semble, d’ailleurs, qu’il est des cas où la publicité n’est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l’influence d’un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon.»
C«était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles justificatifs d’Edmond Thierry, Barbey d’Aurevilly, Charles Asselineau, etc…, il sollicitait l’amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout récemment poursuivi pour avoir écrit Madame Bovary), des moyens de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait la teneur à son avocat, Me Chaix d’Est-Ange. Sur le réquisitoire de M. Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l’Intérieur), le délit d’offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la prévention d’outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la Cour prononça la suppression de six pièces: Lesbos, Femmes damnées, le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du Vampire, et la condamnation à une amende de l’auteur et de l’éditeur (21 août 1857).
Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l’édition était presque épuisée lors de la saisie.
Tout d’abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu’il abandonna lors de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des Fleurs du Mal en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de revues très méfiants à son égard, lorsqu’il leur présentait quelques pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s’en ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé d’atteindre l’idéale perfection et ne traitant d’ailleurs que des sujets auxquels le grand public était alors (encore plus qu’aujourd’hui) complètement étranger.
Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la condamnation des Fleurs du Mal. L’insuccès de Baudelaire à l’Académie n’était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu’il fit d’ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance.
On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque d’argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu’il appelait son « vase de tristesse», n’était qu’une sotte dont le cœur et la pensée étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée et dont la démarche de reine pleine d’une grâce farouche, avait à la fois quelque chose de divin et de bestial». Et Banville ajoute: « Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand fauteuil; il la regardait avec amour et l’admirait longuement; il lui disait des vers dans une langue qu’elle ne savait pas. Certes, c’est là peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles détonneraient, sans doute, dans l’ardente symphonie que chante sa beauté; mais il est naturel aussi que la femme n’en convienne pas et s’étonne d’être adorée au même titre qu’une belle chatte.»
Baudelaire n’aima qu’elle et il l’aima exclusivement pour sa beauté, car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu’il était seul auprès d’elle, que les hommes sont irrévocablement seuls. Personne ne comprend personne. Nous n’avons d’autre demeure que nous- mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois sa sensibilité était d’autant plus profonde qu’elle semblait moins apparente. Rien ne la révélait. Il avait l’air froid, quelque peu distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d’Espagne, son épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence, l’enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui, le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités ne le servirent point — du moins financièrement — il ignorait l’art de monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d’autres, il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de lui-même.
Baudelaire habitait dans l’île Saint-Louis, sur le quai d’Anjou, en ce vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s’ouvraient sur le fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d’un papier aux larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui s’accordaient avec les draperies d’un lourd damas. Les meubles étaient antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance alors, mais que se disputeraient aujourd’hui à coups de millions les princes de la finance américaine.
Au temps de Baudelaire, c’est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième siècle, l’île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province où l’on va nu-tête chez le voisin, où l’on s’attarde à bavarder au seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d’été à l’heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire bonjour sans quitter leur costume d’intérieur et flânaient en négligé sur le quai Bourbon et sur le quai d’Anjou, si parfaitement déserts que c’était une joie d’y regarder couler l’eau et d’y boire la lumière.
Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait un bain de soleil sur le quai d’Anjou, tout en croquant de délicieuses pommes de terre frites qu’il prenait une à une dans un cornet de papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes dames amies de sa mère, l’ambassadrice, et qui s’amusèrent beaucoup à voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L’une d’elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire.
— « C’est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là?
— Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de pommes de terre frites avec une grâce suprême.»
Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation qu’elles seraient restées là jusqu’à la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le salon d’une vieille parente à elle, lui demanda si elle n’aurait pas l’occasion de manger encore des pommes de terre frites.
— « Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet, très bonnes, mais seulement la première fois qu’on en mange.»
Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue classique; mais nous n’avons pu résister au plaisir de la répéter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d’ironie souriante. Cependant ses embarras d’argent devenus chroniques, aussi bien que son état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète. Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après une longue agonie, il s’éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses œuvres lui ont survécu, mais la place d’honneur qu’il méritait par son génie parmi les romantiques ne lui fut vraiment accordée qu’à l’aube de ce siècle. On l’avait tenu jusqu’alors pour un très habile ciseleur de phrases, le Benvenuto Cellini des vers, mais c’était presque un incompris, un névrosé.
Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien davantage les gens d’esprit en laissant à la postérité ce livre immortel: les Fleurs du Mal.
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets répugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé d’une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas! n’est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde;
C’est l’Ennui! — L'œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, —
Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère!
SPLEEN ET IDÉAL
BENEDICTION
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:
«Ah! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation!
«Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari, Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
«Je ferai rejaillir la haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés, Et je tordrai si bien cet arbre misérable, Qu’il ne pourra poussa ses boutons empestés!»
Elle ravale ainsi l’écume de sa haine, Et, ne comprenant pas les desseins éternels, Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange, L’Enfant déshérité s’enivre de soleil, Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage
Et s’enivre en chantant du chemin de la croix; Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte, Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l’essai de leur férocité.
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats; Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche, Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques: « Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer, Je ferai le métier des idoles antiques, Et comme elles je veux me faire redorer;
«Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe, De génuflexions, de viandes et de vins, Pour savoir si je puis dans un cœur qui m’admire
Usurper en riant les hommages divins!
«Et, quand je m’ennuîrai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main; Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, Sauront jusqu’à son cœur se frayer un chemin.
«Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein, Et, pour rassasier ma bête favorite, Je le lui jetterai par terre avec dédain!»
Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide, Le Poète serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux:
«Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés, Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés!
«Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
«Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
«Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair;
«Car il ne sera fait que de pure lumière, Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs!»
L’ALBATROS
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid!
L’un agace son bec avec un brûle-gueule, L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait!
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
ELEVATION
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde, Tu sillonnes gaîment l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides, Va te purifier dans l’air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse, Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins!
Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, — Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
LES PHARES
Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse, Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d’un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s’exhale des ordures, Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement;
Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christ, et se lever tout droits
Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;
Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats;
Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues, Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapin toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C’est pour les cœurs mortels un divin opium.
C’est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix; C’est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité!
LA MUSE VENALE
O Muse de mon cœur, amante des palais, Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse à sec autant que ton palais, Récolteras-tu l’or des voûtes azurées?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, Comme un enfant de choeur, jouer de l’encensoir, Chantes des Te Deum auxquels tu ne crois guère,
Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas
Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas, Pour faire épanouir la rate du vulgaire.
L’ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, Traversé ça et là par de brillants soleils; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j’ai touché l’automne des idées, Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées, Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
— O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie, Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie!
LA VIE ANTERIEURE
J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
BOHEMIENS EN VOYAGE
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.
L’HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets, Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes; O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs éternels, ô frères implacables!
DON JUAN AUX ENFERS
Quand don Juan descendit vers l’onde souterraine, Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène, D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l’époux perfide et qui fui son amant
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
CHATIMENT DE L’ORGUEIL
En ces temps merveilleux où la Théologie
Fleurit avec le plus de sève et d’énergie, On raconte qu’un jour un docteur des plus grands — Après avoir forcé les cœurs indifférents, Les avoir remués dans leurs profondeurs noires; Après avoir franchi vers les célestes gloires
Des chemins singuliers à lui-même inconnus, Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, — Comme un homme monté trop haut, pris de panique, S'écria, transporté d’un orgueil satanique: « Jésus, petit Jésus! je t’ai poussé bien haut!
Mais, si j’avais voulu t’attaquer au défaut
De l’armure, ta honte égalerait ta gloire, Et tu ne serais plus qu’un fœtus dérisoire!»
Immédiatement sa raison s’en alla. L'éclat de ce soleil d’un crêpe se voila; Tout le chaos roula dans cette intelligence, Temple autrefois vivant, plein d’ordre et d’opulence. Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. Le silence et la nuit s’installèrent en lui, Comme dans un caveau dont la clef est perdue. Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue, Et, quand il s’en allait sans rien voir, à travers
Les champs, sans distinguer les étés des hivers, Sale, inutile et laid comme une chose usée, Il faisait des enfants la joie et la risée.
LA BEAUTE
Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris; J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes. Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d’austères études;
Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles: Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!
L’IDEAL
Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d’un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.
Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses, Soa troupeau gazouillant de beautés d’hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
Ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme, C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans;
Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans!
LE MASQUE
STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE
A ERNEST CHRISTOPHE
STATUAIRE
Contemplons ce trésor de grâces florentines; Dans l’ondulation de ce corps musculeux
L’Elégance et la Force abondent, sœurs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux, Et charmer les loisirs d’un pontife ou d’un prince.
— Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
Où la Fatuité promène son extase; Ce long regard sournois, langoureux et moqueur; Ce visage mignard, tout encadré de gaze, Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur: « La Volupté m’appelle et l’Amour me couronne!»
A cet être doué de tant de majesté
Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
Approchons, et tournons autour de sa beauté.
O blasphème de l’art! ô surprise fatale!
La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale!
Mais non! Ce n’est qu’un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d’une exquise grimace, Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face
Renversée à l’abri de la face qui ment. — Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux; Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
— Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite
Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète?
— Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu!
Et parce qu’elle vit! Mais ce qu’elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux, C’est que demain, hélas! il faudra vivre encore!
Demain, après-demain et toujours! — comme nous!
HYMNE A LA BEAUTE
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, O Beauté? Ton regard, infernal et divin, Verse confusément le bienfait et le crime, Et l’on peut pour cela te comparer au vin. Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore;
Tu répands des parfums comme un soir orageux; Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux. Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques; De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant, Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L«éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau!
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!
Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu?
De Satan ou de Dieu, qu’importe? Ange ou Sirène, Qu’importé, si tu rends, — fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine! —
L’univers moins hideux et les instants moins lourds?
LA CHEVELURE
O toison, moutonnant jusque sur l’encolure!
O boucles! O parfum chargé de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir.
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!
Comme d’autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.
J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève, Se pâment longuement sous l’ardeur des climats; Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève!
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:
Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur; Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire, Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé; Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé!
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir, Afin qu’à mon, désir tu ne sois jamais sourde!
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir?
Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne, O vase de tristesse, ô grande taciturne, Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis, Et que tu me parais, ornement de mes nuits, Plus ironiquement accumuler les lieues
Qui séparent mes bras des immensités bleues.
Je m’avance à l’attaque, et je grimpe aux assauts, Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux, Et je chéris, ô bête implacable et cruelle, Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle!
Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle, Femme impure! L’ennui rend ton âme cruelle. Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, Il te faut chaque jour un cœur au râtelier. Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques
Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques, Usent insolemment d’un pouvoir emprunté, Sans connaître jamais la loi de leur beauté.
Machine aveugle et sourde en cruauté féconde!
Salutaire instrument, buveur du sang du monde, Comment n’as-tu pas honte, et comment n’as-tu pas
Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas?
La grandeur de ce mal où tu te crois savante
Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante, Quand la nature, grande en ses desseins cachés, De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, — De toi, vil animal, — pour pétrir un génie?
O fangeuse grandeur, sublime ignominie!
SED NON SATIATA
Bizarre déité, brune comme les nuits, Au parfum mélangé de musc et de havane, Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane, Sorcière au flanc d’ébène, enfant des noirs minuits,
Je préfère au constance, à l’opium, au nuits, L'élixir de ta bouche où l’amour se pavane; Quand vers toi mes désirs partent en caravane, Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.
Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme; Je ne suis pas le Styx pour t’embrasser neuf fois,
Hélas! et je ne puis, Mégère libertine, Pour briser ton courage et te mettre aux abois, Dans l’enfer de ton lit devenir Proserpine!
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Même quand elle marche, on croirait qu’elle danse, Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
Comme le sable morne et l’azur des déserts, Insensibles tous deux à l’humaine souffrance, Comme les longs réseaux de la houle des mers, Elle se développe avec indifférence.
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants, Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,
Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants, Resplendit à jamais, comme un astre inutile, La froide majesté de la femme stérile.
LE SERPENT QUI DANSE
Que j’aime voir, chère indolente, De ton corps si beau, Comme une étoile vacillante, Miroiter la peau!
Sur ta chevelure profonde Aux âcres parfums, Mer odorante et vagabonde Aux flots bleus et bruns.
Comme un navire qui s’éveille Au vent du matin, Mon âme rêveuse appareille Pour un ciel lointain.
Tes yeux, où rien ne se révèle De doux ni d’amer, Sont deux bijoux froids où se mêle L’or avec le fer.
A te voir marcher en cadence, Belle d’abandon, On dirait un serpent qui danse Au bout d’un bâton;
Sous le fardeau de ta paresse Ta tête d’enfant
Se balance avec la mollesse D’un jeune éléphant,
Et son corps se penche et s’allonge Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord, et plonge Ses vergues dans l’eau.
Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants, Quand l’eau de ta bouche remonte Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohême, Amer et vainqueur, Un ciel liquide qui parsème D'étoiles mon cœur!
UNE CHAROGNE
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux: Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint.
Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s’épanouir; La puanteur était si forte que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague, Où s’élançait en pétillant; On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un œil fâché, Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché.
— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion!
Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté, dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés!
DE PROFUNDIS CLAMAVI
J’implore ta pitié. Toi, l’unique que j’aime, Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé. C’est un univers morne à l’horizon plombé, Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème;
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