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La Vie de Jesus

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PREMIÈRE PARTIE

L’ENFANCE DU CHRIST

CHAPITRE PREMIER

LA VISION DE ZACHARIE

En ce temps-là, le Verbe, — c’est-à-dire Monsieur Jésus (de son petit nom: Alphonse), — n’était pas encore né; mais il y avait, parmi les curés de Jérusalem, un lévite qui s’appelait Zacharie.

Ce Zacharie habitait la campagne; sa maisonnette était située à Youttah, au milieu des montagnes de Juda. Il avait une femme (les prêtres juifs étaient mariés) qui répondait, — quand on l’appelait, — au nom d’Élisabeth.

Les deux époux, nous apprend l’apôtre Luc, « étaient justes devant Dieu, et marchaient sans reproche dans les commandements et les lois du Seigneur”. Mais ils voyaient leur piété mise à une dure épreuve. Vous croyez peut-être que l’argent des fidèles ne tombait jamais dans leur tire-lire? Non, ce n’était pas cela.

Ce qui chagrinait Zacharie et Élisabeth, c’était que, malgré tous leurs efforts, ils ne pouvaient pas avoir d’enfants.

Or, monsieur le curé et sa bonne diablesse de femme commençaient à mûrir. Encore quelques années de stérilité de madame, et monsieur n’avait plus qu’à renoncer pour toujours à l’espoir de mettre en nourrice un rejeton authentique. Cela était d’autant plus vexant que chez les Israélites on montrait au doigt les ménages dépourvus de tout moutard: la stérilité était une marque d’opprobre.

Élisabeth et Zacharie travaillaient donc avec ardeur à se créer de la progéniture; mais, voyez la guigne, ils n’obtenaient aucun succès. Pas ça!

Zacharie était furieux.

Sur ces entrefaites, le lévite fut rappelé à Jérusalem pour le service du Temple. — Il faut vous dire que les curés juifs faisaient leur besogne à tour de rôle. Le métier déjà n’était pas par lui-même fatigant, et en outre il y avait des vacances. — C’était pendant ces vacances que Zacharie se prélassait dans sa maison de campagne à Youttah.

Il n’y avait pas à regimber. Zacharie aurait bien voulu continuer, en compagnie de sa femme, à planter des choux, de ces choux extraordinaires dans lesquels on trouve quelquefois un poupon. Mais le règlement était là, rigide, formel, absolu.

Au Temple, Zacharie, au Temple!

Le pauvre homme pensait que son tour de ministère sacerdotal arrivait trop tôt. Tant pis pour lui! Il fallut partir.

Zacharie prit donc, en maugréant, le chemin de Jérusalem. Heureusement, si chaque médaille a son revers, la logique veut que chaque revers de médaille ait son beau côté. Comme on tirait au sort les divers offices à remplir par les curés de semaine, le sort désigna Zacharie pour le poste de « brûleur d’encens”. Or, il est bon que vous le sachiez, le plus grand honneur qui pût échoir à un curé était précisément la charge de brûleur d’encens.

Ah! ce n’était pas une petite affaire, sapristi! Chez messieurs les juifs, les choses se passaient en grande solennité.

D’abord, au beau milieu du sanctuaire trois fois saint, entre un immense chandelier à sept branches et une table garnie de pains bénits, il y avait un autel d’or. — Hein, qu’en dites-vous, mes agneaux? Rien que ça de luxe! — Un simple voile séparait ce sanctuaire mirobolant d’un autre endroit appelé Tabernacle, celui-ci encore plus sacré que le sanctuaire; car c’était là que se tenait, drapé dans sa majestueuse invisibilité, le papa Jéhovah, autrement dit l’Excessivement-Haut, ou le Seigneur Sabaoth.

N’entrait pas qui voulait dans le Tabernacle: le brûleur d’encens seul avait le droit de pénétrer dans ce lieu redoutable.

Dès que le curé chargé de cet office arrivait dans le Temple, la foule entonnait des hymnes d’allégresse, on ravivait les flammes des lampes, on s’écartait avec respect du ministre officiant, qui, laissant ses enfants de chœur à la barrière, mettait seul le pied sur les dalles du sanctuaire.

Après quoi, à un signal donné par un prince des prêtres, il jetait des parfums sur le feu, c’est-à-dire non pas de l’eau de Cologne, comme vous pourriez le croire, mais un encens pur représentant les prières des fidèles. Tandis que l’encens brûlait, monsieur le curé s’inclinait, puis marchait vers le Tabernacle, à reculons, pour ne pas tourner le dos à l’autel. Une cloche annonçait sa sortie et les bénédictions qu’il répandait sur le peuple; aussitôt les lévites hurlaient de pieux cantiques, accompagnés par le saint charivari de la musique du Temple. C’était grandiose, c’était majestueux, c’était imposant. Oh! non, tenez, ne m’en parlez pas.

Cette cérémonie était tellement épatante d’inouïsme que les juifs n’y assistaient jamais sans une secrète inquiétude. Pensez donc! le curé qui entrait dans le Tabernacle portait à Dieu même leurs prières, figurées par l’encens qui brûlait devant le rideau baissé: que Jéhovah rejetât son offrande, qu’il le frappât pour punir quelque peccadille, tout Israël était atteint du même coup, tout Israël filait un mauvais coton. C’est qu’il ne faut pas plaisanter avec les choses saintes, savez-vous! Aussi, quelle impatience de la part de la foule, à partir du moment où le brûleur d’encens était passé de l’autre côté du rideau! Quelle réponse, se demandait chacun, va-t-il apporter de la part de l’Éternel? — Il était donc d’usage que le brûleur d’encens s’acquittât de ses fonctions le plus lestement possible, pour ne pas prolonger l’émotion générale.

Mais voici que ce jour-là Zacharie n’en finissait plus. Les craintes des Israélites étaient vives: les secondes, les minutes s’écoulaient, lentes comme des siècles, et Zacharie ne reparaissait pas.

Enfin, il mit le nez à la portière, mais quel nez! un nez immense, un nez qui s’était allongé d’une façon lamentable. Il pendait, morne et lugubre, sur un visage terrifié. De plus, le propriétaire de ce visage terrifié et de ce nez morne tremblait comme une feuille. — Il s’était donc passé quelque chose de bien grave derrière le rideau? — Je te crois, Nicolas!

Quelque chose dont on ne se fait pas une idée. Oyez l’anecdote, et frémissez.

Zacharie, lui, pas bête, s’était dit: « Pendant que je porte au père bon Dieu les prières de tout ce monde-là dont je me fiche comme d’une guigne, je devrais bien présenter à l’invisible Sabaoth une petite requête pour mon compte personnel.” Et, après s’être tenu ce raisonnement, il s’était prosterné en murmurant à voix basse: « Mon Dieu, si vous étiez gentil pour un sou, vous mettriez fin à la stérilité de ma femme, et, par la grâce de votre toute-puissance, vous arrangeriez ça de façon à ce qu’Élisabeth me gratifie d’un moutard sans me faire poser plus longtemps.” Et Zacharie était demeuré un bout de temps le front courbé sur le parvis du Tabernacle.

Quand il s’était relevé, v’lan! il s’était trouvé nez à nez avec un ange éblouissant de lumière. Au lieu d’être content, ce nigaud de Zacharie avait eu le trac; il ne s’attendait pas à voir sitôt un messager de Dieu. L’ange avait dû même le rassurer :

— Calme ta frayeur, ô Zacharie béni entre tous les Zacharies, lui avait-il dit; le Seigneur a entendu ta prière et l’a exaucée; par un effet rétroactif que ton intelligence humaine ne peut comprendre, il transforme ta femme. Tu avais laissé Elisabeth dans son état normal de stérilité; eh bien, avant neuf mois, tu m’en diras des nouvelles. Tiens, veux-tu que je t’en apprenne encore plus long? Ce sera un garçon que tu auras, et tu l’appelleras Jean. Bien mieux, il sera ta joie et celle d’Israël; il ne boira jamais de vin ni rien de ce qui peut enivrer. Il prêchera le peuple, et, comme il parlera n’ayant jamais de cuite, il sera toujours cru. Les mécréants se convertiront à sa voix, et même, — je vais t’ahurir pour le coup, mon vieux, — c’est lui, lui, ce Jean, qui sera le précurseur du Messie.

C“était trop beau. Le mari d’Élisabeth avait cru à une fumisterie, et il avait répliqué à l’ange :

— Monsieur, le bon Dieu m’accorde beaucoup plus que je ne lui ai demandé; c’est donc qu’il se moque de moi. Je veux bien vous croire; mais donnez-moi une preuve de la divinité de votre message.

L’ange s’était senti piqué au vif par ce doute.

— Ah! c’est comme cela, mon bonhomme! avait-il riposté. Ah! quand je viens tout amicalement te faire les commissions du père Sabaoth, tu t’imagines que je te monte le coup! Elle est raide, celle-là!… Eh bien, apprends que je suis Gabriel, un archange de premier calibre, un des esprits assistants devant Dieu. Et, pour t’apprendre à croire désormais sans demander des explications, tu seras, à partir de cet instant, muet jusqu’au moment où ce que je viens de t’annoncer s’accomplira.

Là-dessus, l’ange Gabriel avait repiqué sa course vers le plafond, sans seulement tirer la moindre révérence à Zacharie stupéfait.

Or, la mission de l’ange était si peu une blague que Zacharie était réellement dans l’impossibilité de blaguer. Muet comme une carpe, le malheureux!

Vous comprenez maintenant si l’infortuné lévite eut raison de faire une tête impossible, quand il apparut au peuple, en revenant de l’autre côté du rideau.

En vain lui demandait-on :

— Eh bien! quoi? qu’y a-t-il? Parlez, mais parlez donc, monsieur le curé!

Il secouait sa frimousse d’un air consterné, ce qui n’était pas fait du tout pour rassurer les fidèles. On ne put tirer de lui autre chose que des branlements de tête et des sons inarticulés.

Ce soir-là, tout Israël se coucha en proie à des transes mortelles, et, la nuit, tout Israël eut le cauchemar.

CHAPITRE II

LE PRÉCURSEUR

Son service terminé, Zacharie s’en retourna bien vite à Youttah. Peu après, le ventre de madame la curée se mit à ballonner; cela fit marcher toutes les langues de la commune, excepté celle du mari, laquelle ne fonctionnait plus du tout. Et non seulement il était muet, l’infortuné Zacharie, mais encore il était devenu sourd, bien que cela n’eût pas été tout d’abord dans le programme.

Toutefois, quoique sourd, il comprit très bien que l’on se moquait de la position si brusquement intéressante de madame Élisabeth. Aussi, pendant les cinq derniers mois de sa grossesse, la fit-il cacher. « Rien de plus naturel que cette retraite, disent les théologiens catholiques; il convenait de soustraire aux regards et à la malignité des hommes ce qu’avait de merveilleux cette conception inespérée.” Rien, en effet, n’était plus merveilleux.

Au moment voulu, Élisabeth mit au monde un beau bébé que la sage-femme déclara être du sexe masculin. La prophétie de l’ange se réalisait; mais cette coquine de prophétie ne se réalisa pas tout entière. À ce moment, l’événement annoncé par Gabriel était accompli, et Zacharie, selon la promesse du messager céleste, aurait dû se remettre à parler. Pas du tout, il demeura sourd et muet comme devant. Le père bon Dieu tenait à ce que la guérison de son prêtre s’accomplit en public; à quoi bon faire des miracles en petit comité?

Zacharie était donc sourd-muet plus que jamais, et il le resta jusqu’au jour de la cérémonie religieuse publique qui suivait chez les Juifs la naissance de tout enfant. Cette cérémonie était celle de la circoncision. Huit jours après que le petit Jean — c’était le nom qui avait été imposé par l’ange — eut fait son apparition sur cette terre, on le porta au Temple, et là on pratiqua sur lui l’opération chirurgicale qui est le baptême des israélites et des musulmans.

Soudain, Zacharie poussa un cri.

— Ah!… ah!… ah!… Ça y est!… Mes amis, je puis parler!… je parle!…

Et, pour rattraper le temps perdu pendant ses neuf mois de mutisme, il se mit, séance tenante, à débiter un long cantique de sa composition, dans lequel il célébrait la gloire de Jéhovah-Sabaoth.

Par exemple, il faut le lire, ce cantique de révélations; il mérite d’être lu, allez. On le trouve tout au long dans l’Évangile. En voici le début :

“Béni soit le Seigneur, s’écria Zacharie dès qu’il eut la langue déliée, béni soit le Dieu d’Israël, parce qu’il a regardé et qu’il va délivrer son peuple.

“Dans la famille de David, dans ma famille, le Seigneur a fait pousser une corne, et cette corne sera notre salut…, etc.”

C’est textuel; je n’invente rien. Mais ne plaignons pas Zacharie, puisqu’il se réjouissait si fort de sa corne.

Le petit Jean fut élevé par sa mère et par Zacharie avec un soin tout particulier; seulement, détail curieux à noter, le gamin s’échappait le plus souvent qu’il pouvait de la maison paternelle et allait faire l’école buissonnière dans les environs. Là, il parlait tout seul pendant des heures entières.

Décidément, on le voit, Jean était le précurseur du Messie qu’attendaient les populations juives.

Quand et comment allait naître ce Messie?

C’est ce que nous allons voir sans plus tarder.

CHAPITRE III

L’OPÉRATION DU SAINT-ESPRIT

Un garçon joliment dégourdi, c’était l’ange Gabriel, ce jeune envoyé de Jéhovah que nous avons vu tout à l’heure dans le Tabernacle. Gabriel, s’il faut en croire les livres saints, a la spécialité d’ébahir les gens en leur apprenant qu’ils auront des moutards. Nous l’avons vu fonctionner à propos de la naissance de Jean; nous allons le voir fonctionner encore, — et où çà? — chez une cousine d’Élisabeth.

Élisabeth avait une cousine, nommée Marie, qui habitait à Nazareth, obscur village de la Galilée. Marie était jeune, brune et jolie à croquer; un morceau de roi, quoi!

À cette époque, en fait de roi, il n’y avait en Judée que le sieur Hérode, lequel, à vrai dire, n’était pas le véritable roi aux yeux des Juifs; car il était un monarque imposé par les Romains, c’était un usurpateur. De roi légitime, pas un cheveu! Mais la race royale de David comptait néanmoins un certain nombre de descendants, parmi lesquels un charpentier du nom prédestiné de Joseph.

Donc, Marie, morceau de roi, avait été fiancée à Joseph, descendant de David.

Le père et la mère de la jeune fille, papa Joachim et maman Anne, avaient tout d’abord consacré leur demoiselle au Seigneur; c’est-à-dire que dès sa plus tendre enfance, ils lui avaient fait promettre solennellement en plein Temple, qu’elle ne se marierait jamais et quelle travaillerait exclusivement pour messieurs les curés.

Un beau jour, Joachim et Anne changèrent d’idée, et, pour un motif que l’Évangile oublie de nous faire connaître, ils fiancèrent leur demoiselle au charpentier Joseph. Peut-être lui devaient-ils une facture trop élevée pour leurs ressources, et Joseph, en vieux roublard qu’il était, avait-il demandé la petite en solde de tout compte. Ce sont là des arrangements qui se pratiquent quelquefois.

Bref, on avait passé l’éponge sur les engagements antérieurs, et les fiançailles de Marie et de Joseph avaient été célébrées, toujours d’une manière solennelle et au même Temple où la petite avait formulé ses vœux. Dans tous les siècles, au temps jadis aussi bien qu’aujourd’hui, les prêtres ont toujours été très accommodants: on leur avait promis la brunette pour leur service personnel; moyennant quelques pièces de cent sous, ils consentirent à s’en passer et bénirent les fiançailles du charpentier comme ils auraient béni celles du commissionnaire du coin.

Marie seule s’était fait tirer un peu l’oreille. Joseph n’était pas de la première jeunesse; il avait une grande barbe broussailleuse, un air grognon, le caillou par trop clairsemé et le langage passablement bourru; ce fiancé-là ne représentait pas un avenir bien gai; et puis, elle prenait au sérieux ses vœux, la petite.

La première fois qu’on lui parla de Joseph, elle fit une moue caractéristique, et dit :

— Zut alors! et mon vœu de virginité?

Heureusement pour lui, Joseph était un fin diplomate. Il eut un sourire ineffable, passa sa main dans ses rares mèches, et dit d’un ton dégagé :

— Oh! si ce n’est que cela qui vous inquiète, mademoiselle, il m’est bien facile de vous tranquilliser. Vous croyez peut-être que c’est pour ça que je tiens au mariage? Ma parole, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Moi, je m’en moque un peu. Le fin mot de l’histoire, c’est que je m’embête à six francs l’heure; personne pour me tenir compagnie; j’avais un perroquet, il est mort la semaine dernière; avec ça, voyez mes culottes, c’est moi qui me recouds mes boutons, sont-ils assez mal recousus! Tenez, si je cherche à prendre femme, c’est tout bonnement pour avoir mes côtelettes cuites à point et mes habits bien reprisés. Voilà comment je comprends le mariage, moi! Cela avait été dit d’une façon si bonhomme que les larmes en vinrent aux yeux de la mère Anne. Elle se tourna vers sa fille et lui glissa ces mots dans le tuyau de l’oreille :

— Allons, ne fais pas tant ta mijaurée, petite sotte! D’abord, ton père et moi, nous voulons te marier quand même, et puisque tu nous dois l’obéissance, il faudra bien que tu en passes par nos volontés. Nous n’avons pas les moyens de réaliser tes engagements passés; ton père, tu le sais, a fait depuis quelque temps de mauvaises affaires; pour que tu entres définitivement au Temple, les lévites exigent l’apport d’un trousseau assez conséquent, tandis que Joseph, lui, te prend sans dot. Décide-toi, voyons, nigaude; jamais tu ne trouveras une aussi bonne pâte de mari.

Marion avait baissé les yeux et murmuré :

— Eh bien, oui, maman, j’accepte; seulement, il est bien entendu que je ne reviendrai jamais sur mes conditions.

Joseph s’était incliné et avait répliqué :

— Mademoiselle, vous me faites bien de l’honneur.

Et voilà comment la demoiselle au père Joachim était devenue la fiancée du descendant de David.

En attendant le jour du mariage, la brunette demeurait chez son père et sa mère et gardait la maison, pendant que ceux-ci étaient en journée chez leurs patrons respectifs.

Or, par une belle matinée du mois de mars, à l’éclosion même du printemps, à un moment où Marion était seulette dans sa chambre, un beau monsieur entra: il était fort joli garçon.

La brune enfant releva la tête et se montra étonnée; mais sa surprise n’avait rien de désagréable, — au contraire.

Le beau jeune homme s’avança, un doux sourire sur les lèvres.

— Je vous salue, Marie, dit-il. Oh! vous êtes vraiment pleine de grâce. On voit bien que le Seigneur est avec vous, lui, l’auteur de tout ce qui est charmant; vous êtes privilégiée au-dessus de toutes les femmes; l’enfant qui naîtra de vous sera certainement mille fois béni.

Marie était de plus en plus étonnée, et elle était en même temps ravie: jamais elle n’avait entendu une voix-si mélodieuse à son oreille; quelle différence avec l’organe grinçant du vieux barbon qu’on lui destinait pour époux!

Ce qui l’épatait, par exemple, au superlatif, c’était de s’entendre parler d’un gosse qui devait naître d’elle. Elle répondit au joli garçon (je prends textuellement la phrase dans l’évangéliste Luc, chapitre Ier, verset 34): « Comment cela pourra-t-il se faire, puisque je ne connais point d’homme?”

Cette innocente naïveté combla d’aise le joli garçon.

— N’ayez aucun souci de cela, répliqua-t-il, ô gracieuse Marie; n’ayez aucune crainte; c’est là un détail insignifiant. Je m’appelle Gabriel et suis ange de mon métier; ainsi, vous pouvez vous en rapporter à moi. Laissez la vertu du Très-Haut vous couvrir de son ombre, et vous verrez ensuite. Je vous le dis, ma mignonne, vous aurez un enfant, vous lui donnerez le nom de Jésus, et tout le monde l’appellera le Fils de Dieu.

Dès ce moment, la petite Marie était convaincue.

— Je suis votre servante, dit-elle en s’abandonnant aux volontés du Seigneur; qu’il me soit fait selon votre parole.

Que se passa-t-il alors dans la maison de Nazareth? demande feu Mgr Dupanloup qui, lui aussi, a écrit la Vie de Jésus. Et le saint évêque ajoute: — À cet instant, le Verbe se fit chair.

Va pour le Verbe!

L’ange Gabriel, une fois sa mission terminée, secoua ses blanches ailes et disparut, toujours par le plafond.

La Vierge était fécondée; l’opération du Saint-Esprit avait obtenu une réussite complète.

À ce propos, je me permettrai de poser une simple question à mon vieil ami notre Saint-Père le Pape: — Pourquoi les Évangiles appellent-ils indifféremment Jésus-Christ le « Fils de Dieu” ou le « Fils de l’Homme” — C’est que « Fils de l’Homme” ou « Fils de Dieu”, ce n’est pas la même chose, saperlipopette! D’autant plus que Gabriel est un mot hébreu qui veut dire textuellement: l’Homme de Dieu.

Saint-Père, vous seriez bien aimable de nous expliquer cela au prochain concile; car, si des fidèles allaient s’imaginer que les Évangiles, en appelant Jésus à la fois Fils de l’Homme et Fils de Dieu, ont voulu dire que ledit Jésus est le fils de « l’Homme de Dieu”, cela risquerait de nous amener une nouvelle hérésie.

Au moins, Très Saint-Père, ne vous figurez pas que c’est pour mon compte, à moi, que je vous soumets cette observation.

Croyant jusqu’au bout des ongles, je laisse l’ange Gabriel tout à fait en dehors de l’opération du Saint-Esprit. J’aime bien mieux croire, — et fermement, je vous l’assure, — que c’est le pigeon qui s’en est acquitté tout seul.

C’est infiniment plus drôle.

CHAPITRE IV

MARIE CHEZ ÉLISABETH

Donc, le pigeon avait agi, et il faut le reconnaître, le pigeon faisait bien les choses. Si bien même qu’au bout de quelques jours la petite Marie se rendit parfaitement compte de l’heureux accident qui lui était arrivé. Elle ne disait rien à personne, nous affirme l’Évangile, mais elle savait très bien à quoi s’en tenir. Voyez-vous, la friponne!

Du matin au soir, elle restait absorbée dans ses pensées, se rappelant avec délices la visite du joli Gabriel et l’événement qui s’en était suivi.

Le père Joachim et la mère Anne, le soir en rentrant de leur travail, se demandaient pourquoi la petiote était devenue si songeuse.

— Elle pense à Joseph, disait Joachim en clignant de l’œil.

— Que nenni! répondait Anne, plus maligne; il y a quelque anguille sous roche… et cette anguille ne s’appelle pas Joseph.

— Tu crois?

— C’est comme j’ai l’honneur de te le dire, Joachim.

— Mais alors, ce serait très grave!

— Peuh! pas si grave que ça! Marion n’est pas une bête; et puis, notre chère espiègle a, sans doute, comme je le crois, sa petite idée en tête… À son âge, cela est permis, elle est arrivée au moment où le cœur parle… Mais Marion est vertueuse au fond, dans tout ça: nous pouvons être tranquilles… Elle est bien trop sage pour faire le moindre faux pas… Je la connais, ma fille, que diable! Ce n’est pas pour des prunes que je suis sa mère!

Quant à Joseph, il continuait à montrer envers Marie toute l’assiduité d’un fiancé qui prend son rôle au sérieux. Il ne laissait pas passer une semaine sans venir chez Joachim, armé d’un superbe bouquet où dominaient, parmi les fleurs, de magnifiques lis; c’était délicat et de bon goût. Dans la charpente, on a toujours su être galant, tout en demeurant réservé.

Joseph étant soupçonneux, Marie dit: C’est le pigeon! (chap. v).

Cependant, Marion, qui n’osait confier son secret ni à son papa ni à madame sa maman, éprouvait le besoin de verser le trop plein de son âme dans une âme discrète et dévouée. Ce besoin de confidence n’avait rien, du reste, que de très naturel. Elle demanda à Joachim et à Anne la permission d’aller passer quelque temps chez sa cousine Élisabeth.

Joachim et Anne se consultèrent. Ils ne virent aucun inconvénient à déférer à ce désir. Marie se rendit donc à Youttah.

Il est bon de dire qu’à ce moment la femme de Zacharie n’avait pas encore mis au monde le petit Jean; le précurseur du Messie était seulement en train. En effet, l’évangéliste Luc, qui est très précis dans ses renseignements, nous apprend qu’Élisabeth conçut juste six mois avant la fiancée de Joseph.

Lorsque Élisabeth, qui vivait dans la retraite au milieu des montagnes de Juda, vit venir à elle sa cousine, elle éprouva une surprise toute remplie d’une douce satisfaction. Au premier coup d’œil, les deux femmes se comprirent.

— Soyez la bienvenue, Marie, fit Élisabeth.

On s’embrassa sur les deux joues.

— Cousine, dit Marion un peu timide et rougissante, que je suis contente de vous voir! Si vous saviez?…

— Oui, je connais ça… Nous sommes toutes les deux bien heureuses, mais vous surtout, n’est-ce pas?… Sitôt que je vous ai vue, voyez comme cela est curieux, mon enfant a tressailli dans mon sein… C’est d’un bon augure, croyez-moi.

Marie ne demandait pas mieux que de croire à toutes les bonnes paroles de sa cousine.

On causa, on causa longuement.

— Je vous garde pour quelques jours, ma chère mignonne, disait Élisabeth; votre présence ici me portera bonheur.

Il était impossible d’être plus aimable.

Aussi Marion n’eut plus rien de caché pour Élisabeth. Elle lui raconta la visite de l’ange et comment elle aimait Celui qui avait bien voulu jeter les yeux sur elle.

Elle s’épanchait et s’écriait dans l’explosion de sa joie :

— Mon âme glorifie mon Seigneur, et mon cœur, en pensant à lui, est tous les jours rempli d’allégresse. Je suis la servante de mon Seigneur, il a daigné m’accorder ses faveurs; il a fait en moi de grandes choses…

Élisabeth souriait, pleine d’amitié pour Marie.

Celle-ci continuait :

— Son nom m’est sacré. J’étais affamée, il m’a rassasiée. Il a déployé pour moi la puissance de son bras; aussi, toutes les générations m’appelleront la bienheureuse.

Élisabeth lui prenait les mains :

— Vous êtes adorable, ma chère Marie!

Ces épanchements de cousine à cousine durèrent comme cela trois mois, jusqu’au jour où le sacrificateur Zacharie fut déclaré papa au nom de la loi.

Ce jour là, Marion retourna à Nazareth. Seulement, comme il y avait trois mois que le Verbe s’était fait chair, le bedon de la brune enfant commençait à attirer les regards.

CHAPITRE V

OÙ JOSEPH, APRÈS L’AVOIR TROUVÉE MAUVAISE, EN PREND SON PARTI

Joseph était un brave homme de charpentier, nous le savons; mais, malgré son air bonasse, il n’était pas tombé de la dernière pluie, et, de plus, il avait son petit amour-propre.

Quand le blé pousse, c’est qu’on a semé du grain, se disait-il; et il n’eût pas plus tôt vu sa douce fiancée qu’il ajouta :

— Quelqu’un a marché dans mes plates-bandes!

Et le charpentier « connut dès lors la plus amère des tristesses”.

Rendons-lui cette justice: il n’était pas tout à fait dans son tort. Pouvait-il s’imaginer, lui, bonhomme à l’âme naïve, qu’un pigeon était seul son rival, et que Marie, quoique parfaitement enceinte, était aussi vierge qu’avant l’opération du Saint-Esprit?

Non, Joseph ne pouvait pas s’imaginer cela.

Mettez à sa place le marguillier le plus crédule; supposez que le dévot le plus rempli de foi ait été le fiancé de Marion, et qu’au retour d’un voyage de trois mois à Youttah, il ait trouvé la brune enfant dans la situation que vous savez; je parie cent sous en pièces du pape que notre marguillier dévot se serait fâché peut-être plus fort encore que se fâcha Joseph.

Joseph tenait à avoir une femme pour la surveillance de son pot-au-feu et le raccommodage de ses culottes; mais il ne poussait pas le désintéressement en matière d’amour conjugal jusqu’à demeurer insensible au ridicule qu’entraîne fatalement avec soi l’état de mari cocu.

Le jour où, venant selon l’usage offrir un bouquet à Marie, il s’aperçut que le ventre de sa fiancée avait pris des proportions inquiétantes, il sursauta en arrière, à en lâcher sa botte de fleurs de lis, et s’écria :

— Palsambleu! mademoiselle, vous n’avez pas perdu votre temps à enfiler des perles depuis que je n’ai eu le plaisir de vous voir!…

Marie, confuse, baissa la tête.

Père Joachim et mère Anne étaient stupéfaits.

Joseph se tourna alors vers ceux-ci :

— Malepeste! si vous croyez qu’à présent je m’en vas épouser votre galopine de fille, vous ne ferez pas mal, par la même occasion, d’attendre qu’il pousse des plumes aux abricotiers!… Un peu que déjà les camarades me blaguent d’avoir jeté mon dévolu sur une jeunesse!… C’est pour le coup qu’ils me monteraient une scie: « Ah! mon pauvre Joseph, ça y est!” J’entends d’ici toutes les chansons des ateliers… Et les apprentis, qui sont de vraies gales, c’est ceux-là qui s’en feraient une bosse, à mon propos!… Non, ma foi, ça ne peut pas aller comme ça…, Je suis dégagé de ma parole… Je n’ai pas envie de devenir la fable de tout le quartier!…

Tandis que Joseph parlait, Marion avait un peu repris contenance. Elle essaya d’amadouer son fiancé, esquissa une moue câline, pour lui faire avaler la pilule :

— Joseph, mon ami, je vous jure que vous vous trompez… Je suis aussi pure que l’enfant qui naîtra de moi…

— Aussi pure que votre futur poupon, dites-vous!… Eh bien, elle est raide, celle-là…

— Joseph, mon gros lapin, je vous donne ma parole d’honneur que je suis toujours digne de vous… Aucun homme ne peut se vanter d’avoir seulement baisé le bout de mes doigts…

— Ta, ta, ta, je ne prends pas des vessies pour des lanternes… Qui donc, si ce n’est un homme, vous a mis dans cette fichue position?

— C’est le pigeon, Joseph!

Pour le coup, le charpentier se fâcha tout rouge.

— La vaurienne! elle se moque encore de moi par-dessus le marché… Nom d’une pipe! c’est fièrement heureux qu’elle ait commencé ses cascades avant que nous ayons passé devant le maire… Une fois le conjungo accompli, c’est Bibi qui aurait été dans de beaux draps!…

Là-dessus, Joseph se retira furieux, Il est regrettable que l’évangéliste Matthieu, qui nous fait part de cet incident, ne nous ait pas donné le texte des récriminations du bonhomme aux fleurs de lis. Les paroles que je viens de prêter au fiancé de Marie doivent être bien faibles à côté de celles qu’il a dû réellement prononcer. « Vaurienne” et « galopine” sont des qualificatifs fort pâles auprès de ceux qu’a certainement appliqués à sa fiancée infidèle le charpentier vexé; car il est à présumer que notre manieur de rabot et de varlope n’a pas mis de gants pour dire à Marion tout ce qu’il avait sur le cœur.

Quant à Joachim et Anne, ils en étaient comme des tourtes; ils ouvraient une bouche démesurée, tant chez eux l’étonnement était extrême.

Lorsque Joseph fut sorti, il y eut un attrapage dans toutes les règles. Les mots désagréables grêlaient sur Marion. Le papa et la maman voulaient savoir à toute force quel polisson du voisinage était l’auteur de ce que Joachim et Anne, dans leur ignorance des desseins de Dieu, considéraient comme une vilaine besogne. Il y avait même un certain cousin, du nom de Panther, sur qui la mère Anne arrêtait particulièrement ses soupçons; ce cousin Panther n’était pas mal de sa personne et, à un moment donné, avait demandé la petite en mariage. Marion avait beau jurer ses grands dieux que le pigeon était le seul coupable; elle ne pouvait réussir à se faire croire.

Finalement, Anne et Joachim, navrés, se résignèrent à attendre les événements.

Ils avaient renoncé à l’espoir de marier jamais leur « galopine”, lorsqu’un beau matin, ils virent arriver Joseph. Le charpentier se frottait les mains avec béatitude; jamais on ne lui avait vu une figure aussi épanouie.

— Or çà! fit-il, futur beau-papa et future belle-maman, êtes-vous toujours décidés à m’accepter pour gendre?

— Ah bah! exclamèrent les deux autres, mais c’est nous qui avons cru que vous ne vouliez plus de Marion depuis son petit accident!

— Oui, en effet, j’étais furieux, je ne m’en cache pas; mais maintenant je sais tout…

Pour le coup, Anne et Joachim étaient plus ahuris que jamais.

— Quoi! dit le père, vous savez tout maintenant, et c’est pour cela que vous voulez?…

— Précisément.

— Nous avons mal entendu, sans doute.

— Je dis: précisément…

— Vous voulez rire… Joseph, ne plaisantez pas sur notre malheur!

— Je ne plaisante pas… Je sais tout, et je puis vous garantir que la petite ne nous a point trompés lorsqu’elle nous a affirmé que c’était le pigeon.

Anne et Joachim se regardèrent.

— Allez, vous n’avez pas besoin de vous regarder comme cela, avec des yeux de chat qui fait caca dans la braise… Je suis sûr de ce que j’avance à mon tour: c’est le pigeon!

— Dame, puisque vous y tenez aussi, murmura Joachim, je ne vois aucun inconvénient à ce que ce soit le pigeon… Au surplus, c’est votre affaire.

— Figurez-vous que cette nuit j’ai eu un songe… Un bel ange aux ailes d’or était assis familièrement sur ma descente de lit, les jambes croisées, et il me disait: « Joseph, sais-tu que tu es rudement godiche?… Tu n’as qu’à étendre la main pour devenir le propriétaire d’un trésor, et tu ne remues seulement pas le petit doigt!… — Où ça, un trésor? que je demandai à l’ange. — À deux pas de chez toi, dans ton village, à Nazareth même, quoi! Ce trésor, c’est Marion, la fille au père Joachim, cette jolie brune à qui tu as été fiancé. — Oui, que je répliquai, et qui est enceinte de je ne sais pas qui; tout le monde pense que c’est de Panther. Si Marion est un trésor, eh bien, ce n’est pas un trésor de vertu, toujours. — Joseph, tu te trompes. Panther n’y est pour rien, ni personne parmi les humains, Marion est vierge comme l’oiseau dans l’œuf; l’enfant qu’elle porte dans son sein, mon vieux, c’est tout bêtement le Messie, introduit par l’opération du Saint-Esprit. — Alors, ce n’était donc pas une blague, le pigeon? que je demandai. — Vrai, archi-vrai! Je suis l’archange Gabriel; ainsi, tu peux me croire. — Du moment que vous êtes l’archange Gabriel, je ne dis plus rien. Et que me conseillez-vous? — Épouse Marie au plus vite, mon garçon. Tu seras ainsi, aux yeux de la loi, et sans y avoir pris aucune peine, le papa du Messie qui sauvera le peuple d’Israël et même le monde tout entier avec.”

Joachim et Anne étaient ravis. Joseph continua :

— Vous comprenez à présent si j’ai hâte de devenir votre gendre!… Un autre n’aurait qu’à recevoir du ciel la même révélation que moi et me souffler mon trésor.

— Soit, Joseph, firent le père et la mère enchantés; topez là, excellent Joseph. Marion est à vous; le temps de publier les bans, et l’affaire est faite… irrévocablement, n’est-ce pas?

— Ir-ré-vo-ca-ble-ment!

Dix jours après cet entretien, la petite Marion s’appelait Mme Joseph. À la cérémonie nuptiale, quelques gamins risquèrent bien une ou deux plaisanteries sur la couronne de fleurs d’oranger de la mariée; mais le grand-prêtre Siméon, qui, en sa qualité, était inspiré de Dieu, poussa le coude au charpentier et lui glissa ces deux mots à voix basse :

— Veinard, va!

CHAPITRE VI

GÉNÉALOGIE DU MESSIE

Il ne serait pas mauvais ici de faire connaître la généalogie de Jésus et de rappeler les promesses faites par Jéhovah aux patriarches. Cette généalogie curieuse — curieuse surtout quant à sa conclusion — se trouve dans l’Évangile; il est donc nécessaire de lui donner une place dans ces pages.

Au moment où la Vierge fut sur le point d’enfanter, tout en demeurant pucelle (c’est un article de foi), il est logique d’admettre que les patriarches se rendirent en délégation auprès de Jéhovah et lui manifestèrent toute leur joie d’avoir dans leur descendance directe un enfant qui allait naître, suivant les prophéties, pour racheter le genre humain du péché de la pomme commis par Adam et Ève.

Abraham se présenta donc le premier au Très-Haut, et dit :

— Seigneur Dieu, pour récompenser ma fidélité à vos lois célestes, vous m’avez juré que je serais père d’une race bénie et que dans ma descendance directe le Messie naîtrait. Aujourd’hui, les temps sont accomplis. Vous, Dieu Tout-Puissant, dont les serments sont immuables et sacrés, vous avez donc réalisé votre sainte parole?

— Certainement, Abraham de mon cœur.

— Seigneur, j’ai engendré Isaac.

Isaac vint et dit: Moi, Seigneur, j’ai engendré Jacob. — Jacob vint et dit: J’ai engendré Juda. — Juda vint et dit: J’ai engendré Pharès. — Pharès vint et dit: J’ai engendré Esron. — Esron vint et dit: J’ai engendré Aram. — Aram vint et dit: J’ai engendré Aminadab. — Aminadab vint et dit: J’ai engendré Naason. — Naason vint et dit: J’ai engendré Salmon. — Salmon vint et dit: J’ai engendré Booz. — Booz vint et dit J’ai engendré Obeb. — Obeb vint et dit: J’ai engendré Jessé. — Jessé vint et dit: J’ai engendré David.

David se présenta à son tour. Jéhovah lui tapota amicalement la joue.

— Mon bien-aimé David, fit-il, toi surtout tu as été mon élu prédilectionné; aussi t’ai-je renouvelé les promesses que j’avais formulées à Abraham. Dans l’histoire, mon cher David, tu seras appelé l’ancêtre du Messie.

David s’inclina et dit :

— J’ai engendré Salomon.

Salomon vint et dit: J’ai engendré Roboam. — Roboam vint et dit: J’ai engendré Abias. — Abias vint et dit: J’ai engendré Asa. — Asa vint et dit: J’ai engendré Josaphat. — Josaphat vint et dit: J’ai engendré Joram. — Joram vint et dit: J’ai engendré Ozias. — Ozias vint et dit: J’ai engendré Joathan. — Joathan vint et dit: J’ai engendré Achaz. — Achaz vint et dit: J’ai engendré Ezéchias. — Ezéchias vint et dit: J’ai engendré Manassé.

Manassé vint. Il allait nommer son fils, quand le bon Dieu père l’arrêta du geste :

— Toi, je te connais, fit le Seigneur; c’est une fameuse chance pour toi que tu aies été inscrit à l’avance sur mon grand-livre comme devant être un des ascendants du Messie; car, ce n’est pas pour t’en faire un reproche, mais tu as été pendant toute ta vie une jolie fripouille. Tu as commis mille sacrilèges, tu as adoré le diable, tu as fait scier en deux Isaïe, l’un de mes prophètes préférés. Le Christ, qui va naître un de ces quatre matins, n’aura pas à se flatter de te compter parmi ses aïeux.

— C’est vrai, Seigneur, objecta Manassé, j’ai été un mécréant; j’ai manqué de foi, je le confesse; j’ai sacrifié aux idoles et j’ai martyrisé votre Isaïe: mais enfin, après tout, je n’ai jamais outragé la morale comme Salomon, je n’ai jamais spéculé sur les charmes de ma femme comme Abraham, je ne suis pas le fils d’une prostituée comme le gros Booz.

— Plaît-il? qu’avez-vous à dire sur mon compte? dit Booz intervenant.

— Qu’y a-t-il? qu’y a-t-il? firent Abraham et Salomon.

— Il y a, répondit Manassé, que le Seigneur me flanque au nez mes sacrilèges, et que je plaide les circonstances atténuantes en me mettant en parallèle avec vous. Il ne sera pas flatteur pour le Messie de me compter parmi ses ancêtres, soit, je l’admets; mais, en définitive, il me semble qu’il aura moins à rougir de moi que de la mère de Booz, Mme Rahab, la fille publique de Jéricho…

— Chut! chut! interrompit le Très-Haut. Ne lavons pas notre linge sale devant tous ces jeunes chérubins et séraphins qui nous écoutent. Pas de scandale, mes enfants! Manassé, mon ami, je t’ai pardonné tes frasques; je te dispense donc de critiquer les autres aïeux et aïeules du Christ. Reprenons notre petit défilé généalogique, qui est très intéressant, et dont le but est de prouver que j’ai tenu mes promesses à Abraham et à David. Qui as-tu engendré, Manassé?

Manassé dit: J’ai engendré Amon. — Amon vint et dit: J’ai engendré Josias. — Josias vint et dit: J’ai engendré Jéchonias. — Jéchonias vint et dit: J’ai engendré Salathiel. — Salathiel vint et dit: J’ai engendré Zorobabel. — Zorobabel vint et dit: J’ai engendré Abiud. — Abiud vint et dit: J’ai engendré Eliacim. — Eliacim vint et dit: J’ai engendré Azor. — Azor vint et dit: J’ai engendré Sadoc. — Sadoc vint et dit: J’ai engendré Achim. — Achim vint et dit: J’ai engendré Eliud. — Eliud vint et dit: J’ai engendré Éléazar. — Éléazar vint et dit: J’ai engendré Mathan. — Mathan vint et dit: J’ai engendré Jacob.

Jacob se leva.

— Ouf! fit Jéhovah. Il ne reste plus que toi, mon petit Jacob numéro 2.

— En effet, Seigneur, il y a peu de temps que vous m’avez retiré du nombre des vivants, et mon fils est encore sur la terre.

— Qui as-tu donc engendré?

Jacob dit: J’ai engendré Joseph.

Tous les patriarches se regardèrent.

— C’est donc ce Joseph, demanda Abraham, qui sera le père du Messie?

— Pas du tout, mon fiston; ce Joseph est seulement l’époux d’une nommée Marie, de qui naîtra le Christ en question.

— C’est cela, observa David qui croyait avoir compris; ce Joseph, mon descendant, a engendré le Messie promis par vous.

— Mais, sacrebleu! non… Joseph est étranger à cette paternité. Il est l’époux de Marie, et voilà tout. Le reste ne vous regarde pas.

Il y eut un long murmure dans les rangs des patriarches.

— Mais alors, Seigneur, s’écrièrent-ils, vous vous êtes abominablement moqué de nous!

— À quoi bon, dit Abraham, m’avoir mis à la tête de toute cette généalogie, si le dernier de mes descendants n’a collaboré en rien à l’engendrement du Messie?… Je suis volé!

— Nous sommes volés! répétèrent les autres.

Le Bon-Dieu père frappa un coup de poing sur son comptoir (un magnifique comptoir en zinc, enrichi de diamants).

— Sont-ils têtus! fit-il. Ils ne peuvent pas comprendre, et ils veulent quand même trouver la clef de l’énigme.

— Énigme tant qu’il vous plaira! objecta David; mais enfin, oui ou non, m’avez-vous juré que le Messie sortirait de ma race?

— Parfaitement.

— Et à moi? riposta Abraham.

— Parfaitement. Et c’est en effet en vertu de cette promesse que vous avez dans votre descendance directe le charpentier Joseph, époux de Marie, laquelle sera demain mère du Christ.

— Mais, seigneur Dieu, glapit toute la bande, si ce Joseph n’est qu’un époux platonique?…

— Eh bien, qu’est-ce que cela peut vous faire?

— Cela nous fait beaucoup! Vous ne tenez pas vos engagements!

— Je vous demande pardon.

— Vous les éludez!

— Pas le moins du monde.

— Oh! c’est trop fort!

Et les aïeux-postiches du Messie, en disant cela, trépignaient et ne prenaient pas la peine de cacher la colère que leur causait leur déception.

Le Très-Haut perdit patience; la moutarde lui montait au nez à son tour.

— Ah! sac à papier! cria-t-il d’une voix éclatante, vous m’ennuyez, à la fin des fins! Fichez-moi la paix, et débarrassez-moi le plancher, et lestement, je vous prie! Vos réclamations sont saugrenues. J’ai tenu ma promesse, car je suis infaillible. Joseph n’est pas le père du Messie, et cependant c’est de vous que le Messie descend. Je vous l’affirme, cela doit vous suffire. Vous n’avez pas besoin de comprendre la chose, mille millions de je ne sais quoi!… puisque c’est un mystère.

Et, comme les patriarches murmuraient encore, Sabaoth ajouta :

— Trônes, Dominations et Principautés, flanquez-moi tout ce monde à la porte!

Ce qui fut fait en un clin d’œil.

Et voilà pourquoi l’Évangile se donne un mal inouï pour nous démontrer que Jésus-Christ descend de David et d’Abraham, en n’étant pas le fils de Joseph, puisque Joseph vient en droite ligne de ces deux patriarches chéris de Dieu[1].

Courbons-nous donc, mes frères, devant ce galimatias, et sans comprendre, croyons.

CHAPITRE VII

LA NAISSANCE ET LES BERGERS

Nous savons qu’un rêve avait suffi à Joseph pour le tranquilliser. Joseph, modèle des fiancés, devait être la perle des époux. Ah! que la fille à Joachim avait eu tort de s’effrayer un moment du mariage!

Sitôt après la cérémonie nuptiale, le charpentier déclara que dans son ménage on ferait deux lits.

Tint-il toujours parole? — La légende évangélique manque de précision sur ce point. On verra, dans un des chapitres qui suivront, qu’il est à présumer que la vierge de Nazareth ne se montra pas éternellement cruelle envers son brave homme de mari. Mais n’anticipons pas sur les événements.

La vérité nous oblige à reconnaître (et nous le faisons volontiers), que, du moins au début, Marion se contenta de l’opération du Saint-Esprit.

Joseph, pour sa part, était très fier de l’honneur insigne qui allait lui échoir. Être le père en titre, sinon de fait, d’un Messie, n’était pas une mince bagatelle! Il s’institua donc, avec joie, papa légal du moutard qui allait naître; il entoura Marion des plus tendres soins.

Sur ces entrefaites, survint un édit de César-Auguste qui ordonnait le dénombrement de tous les sujets de l’empire romain. La Judée faisait partie de ce puissant empire; elle était administrée par des délégués de César, parmi lesquels il faut compter le tétrarque Hérode, que nous avons nommé précédemment.

L“édit de l’empereur prescrivait que le recensement se fît, non au lieu d’origine ou de domicile de chaque recensé, mais à l’endroit d’où provenait sa famille ou sa tribu. Ainsi, Joseph, qui appartenait à la race de David, issue de Bethléem, dut aller se faire inscrire à Bethléem.

Le voyage qu’il s’agissait d’accomplir pour ce motif tombait fort mal. Marie était arrivée au terme de sa grossesse, quand il fallut quitter Nazareth.

À peine parvenue à destination, la pauvre jeune femme fut prise des douleurs de l’enfantement. On s’adressa aux auberges du village; toutes étaient bondées de voyageurs et refusèrent l’hospitalité au ménage Joseph.

Dans ces conditions, que faire? — On chercha asile n’importe où, on entra dans la première écurie venue, et ce fut sur la paille qui servait de litière aux bêtes, loin de toute assistance, par une froide nuit d’hiver, par un temps de neige, que Marion mit au monde notre héros. Piteuse naissance pour un dieu!

Toutefois, ne nous attristons pas sur cette aventure plus grotesque que réellement lamentable. Plaignons les pauvres gens à qui ces malheurs surviennent; mais n’oublions pas que cet accouchement misérable de Jésus était prévu et voulu par lui, que rien ne l’obligeait à naître dans une écurie, et que c’est par un effet de son bon plaisir que les témoins de ses premiers vagissements furent un bœuf et un âne. Gardons donc notre compassion pour les infortunes plus sérieuses des humains en butte a une guigne imméritée.

Je profiterai seulement de l’occasion pour émettre une petite idée qui me turlupine chaque fois que je pense à la naissance de Jésus-Christ.

Joseph avait accepté, à propos de la grossesse de Marie, l’explication que lui avait donnée un ange en songe. Très bien. L’idée qu’il allait avoir dans sa famille le Messie avait calmé sa susceptibilité. Plus que très bien. Mais si, au moment de l’accouchement de la Vierge, le Messie avait été une fille, je me demande et je vous demande quelle tête aurait fait Joseph?

Je me figure même qu’à cet instant suprême le Père Éternel ne devait pas être exempt d’une certaine inquiétude. Je le vois, assis sur un nuage, comptant les secondes, et se disant: « Si la brune Marie nous donne un garçon, tout va bien; mais si le Messie que mon Saint-Esprit s’est offert le plaisir d’engendrer appartient au beau sexe, comment vais-je me tirer de là?”

Au fait, si Jésus avait été une fille, le genre humain se serait peut-être plus facilement laissé convertir.

Quoi qu’il en soit, papa bon Dieu a dû faire part de ses réflexions à monsieur le Saint-Esprit; il a sans doute longuement exposé ses transes, fait ressortir combien la naissance d’une fille dérangerait tous ses plans, et conclu qu’un Christ femelle serait difficile à crucifier, vu la galanterie reconnue des soldats, même romains.

Mais le pigeon, qui est le personnage spirituel de la Trinité, n’a certainement pas manqué de répondre :

— Père Sabaoth, vous n’y songez pas! Il est impossible que le Messie soit une fille, puisqu’il existe depuis avant sa naissance, depuis aussi longtemps que nous. Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu, vie de vie, lumière de lumière, flambeau de flambeau. Par conséquent, puisque votre Fils, dont c’est moi qui suis le Père, est aussi vieux que vous et moi, nous sommes sûrs de son sexe, qui est le sexe masculin, et nous n’avons à nous faire aucune bile.

À ce discours débité tout d’un trait, Jéhovah, sans aucun doute, n’a rien trouvé à répliquer, si ce n’est peut-être ceci :

— Saint-Esprit, ton langage est aussi beau que ton plumage. Tu es un phénix!

Quant à Marion, qui n’avait pas le pigeon sous la main dans l’étable de Bethléem, elle n’a su à quoi s’en tenir qu’une fois l’enfantement complètement terminé.

Dès cet instant, Joseph est heureux: il a son Messie, il le tient, il l’enveloppe de chiffons, il lui fait risette; c’est lui, et personne autre, qui passera pour le papa. Quelle gloire!

Sans compter que Joseph, qui est destiné à marcher d’épatements en épatements, n’en a pas fini avec les surprises: elles ne font que commencer.

D’abord c’est une procession de bergers qui descendent de toutes les collines des environs pour venir adorer son fils.

Des bergers! allez-vous me dire, des bergers qui flânent sur les collines en plein hiver! — car la scène se passe au 25 décembre.

Oui, monsieur, oui, madame, des bergers en chair et en os, des bergers qui faisaient paître leurs troupeaux à minuit, au beau milieu de la neige.

Cela vous étonne? Il en est pourtant ainsi, puisque l’Église nous en donne sa parole d’honneur.

Ces bergers étaient installés sur les collines de Bethléem; ils gardaient leurs moutons. Tout à coup, une grande lumière les environna. Le firmament s’entr’ouvrit et laissa pleuvoir des anges en masse, qui, embouchant leurs trompettes, se mirent à faire un charivari de tous les diables. Le tapage dut, à coup sûr, être formidable; car, dit saint Luc, « les bergers furent saisis d’une grande crainte.”

— Rassurez-vous, bergers, firent les anges. Nous venons vous annoncer une grande joie pour vous et pour tout votre peuple. En cet instant, un Sauveur vient de naître tout exprès à votre intention. Descendez en ville; vous prendrez la troisième rue à gauche sur la grande route; vous trouverez, à cinquante pas de la sixième lanterne, une étable mal fermée; là-dedans, vous verrez une jeune femme, un bœuf, un vieux bonhomme, un âne, et un bébé mal emmaillotté. Le bébé en question, c’est le Messie. Avez-vous lu les livres des prophètes? Non, car vous ne savez pas lire. Mais peu importe; apprenez que les prophètes ont annoncé un Messie; le monde entier l’attend depuis quatre mille ans, vous voyez que ce n’est pas d’hier: or, ce Messie si attendu, vous le possédez aujourd’hui. Allez à Bethléem, allez, vous l’avez!

Les bergers se levèrent, et les anges, remontant vers l’endroit très élevé d’où ils étaient dégringolés, chantèrent à pleins poumons: « Hosannah! hosannah! hosannah au plus haut des cieux! et paix aux hommes, et paix aux hommes, et paix aux hommes de bonne volonté!”

Quelques quarts d’heure après, les bergers envahissaient l’écurie, se prosternaient devant le poupon qui piaillait comme on fait à cet âge, l’adoraient, lui offraient du beurre, du lait et toutes sortes de fromages.

Joseph les remerciait, leur donnait des poignées de main et fourrait les fromages dans sa besace en disant, les yeux remplis de larmes de joie :

— C’est pour l’enfant!

CHAPITRE VIII

MARIE, QUOIQUE VIERGE, SE PURIFIE

Après avoir rempli les formalités légales du recensement, Joseph n’avait plus aucun motif de demeurer à Bethléem, ce village inhospitalier, où on laissait les pucelles accoucher dans les écuries.

Il reprit donc son carton à chapeau, sa femme, son parapluie et son moutard, et se rendit à Jérusalem pour présenter le poupon au Temple, suivant l’usage.

Au huitième jour de la naissance, il était nécessaire de circoncire le petit Jésus, toujours pour se conformer aux prescriptions de la religion israélite.

De graves discussions se sont engagées parmi les savants théologiens catholiques au sujet de cette circoncision: quel a été l’opérateur? se sont demandé tous les docteurs chrétiens. Le fait est que les Évangiles sont muets sur ce point, qu’il eut été pourtant intéressant d’élucider.

Les plus malins pensent que ce fut Joseph lui-même qui se chargea de pratiquer le rite sacré: le papa nourricier versa donc les premières gouttes du sang divin.

Mais, sans perdre notre temps à examiner si les malins ont raison, constatons la bizarrerie de ce Dieu, qui descend sur la terre expressément pour démolir la religion Israélite et en fonder une autre à sa place, et dont le premier acte (puisque rien ne se produit sans sa volonté) est de se faire consacrer juif.

En opérant la circoncision sur les enfants, on leur donnait un nom. Notre héros reçut celui de Jésus, que l’ange Gabriel avait indiqué à Marie le jour de sa visite à Nazareth. Malgré cela, Jésus fut appelé, pendant sa vie et après sa mort, d’une infinité d’autres noms, parmi lesquels le sobriquet de Christ, qui veut dire « l’Oint”. Un seul prénom a été oublié au catalogue clérical: celui qui a été écrit au commencement de cet ouvrage, prénom que, dans la suite, il se montra digne de porter. On verra plus loin que je n’exagère pas.

Ce n’était pas tout.

D’après la loi de Moïse, il ne suffisait pas de présenter au Temple tout enfant nouveau-né; il fallait encore purifier la mère.

À toute époque, les clergés ont été habiles à imaginer des expédients pour garnir leur table et remplir leur caisse. La cérémonie de la purification obligeait la femme, que les commandements de l’Église d’alors déclaraient souillée par l’enfantement, à apporter aux curés juifs une colombe et un agneau, ou, à leur défaut, cinq schékels, soit vingt francs de notre monnaie. L’agneau, offert d’abord en holocauste sur l’autel, formait ensuite au presbytère l’élément principal d’un ragoût intime pour le prêtre de service; quant aux vingt francs, ils étaient également bons à prendre.

Marie ne crut pas devoir se soustraire à l’usage établi. Elle aurait bien pu faire valoir que l’opération du Saint-Esprit ne l’avait nullement souillée, qu’elle était plus vierge que jamais, et que, par conséquent, elle n’avait besoin de purification d’aucune espèce. Il faut donc croire qu’elle n’était pas personnellement aussi persuadée de sa virginité que son charpentier de mari.

Elle fit bien, du reste, d’aller au Temple; car cela lui procura le plaisir d’y rencontrer le vieux grand-prêtre Siméon, le même qui avait béni son union avec Joseph, et d’entendre ce pontife, chanter un cantique que nous rapporte l’Évangile et qui n’était pas piqué des vers.

Siméon, en dépit de son grand âge, possédait à merveille la mémoire des physionomies. Il reconnut Marion et Joseph du premier coup d’œil, et, quand on lui présenta le petit Jésus, il s’écria en mi bémol :

— Maintenant je puis tourner de l’œil; cela m’est égal, puisque je viens de voir celui qui sera le salut d’Israël!

Et, comme il était en veine d’improvisation ce jour-là, il ajouta en s’adressant à la maman-vierge :

— Pour ce qui vous concerne, la petite mère, vous n’avez pas autant de chances que votre fils: lui, il sera glorifié par tout notre peuple, tandis que vous, vous aurez le cœur percé par son glaive.

Admirez un peu comme c’est beau, une prophétie.

Siméon prédit à Marie qu’elle aura le cœur transpercé et que Jésus, par contre, sera l’enfant gâté de la nation. Or, la maman n’a jamais eu le cœur percé, et c’est précisément au fils que le peuple juif a infligé ce supplice. Eh bien, interrogez le premier calotin venu, et il vous dira, je vous en réponds, que la prophétie du père Siméon s’est parfaitement réalisée en tous points.

Ce qui prouve que rien n’est aussi facile que d’interpréter les discours des diseurs de bonne aventure. Pour peu qu’on y mette de la complaisance, on peut toujours arriver à se convaincre qu’ils avaient raison.

CHAPITRE IX

UNE ÉTOILE MIROBOLANTE

Vers cette époque, de nombreux petits royaumes se trouvaient dans l’extrême Orient, et ces royaumes étaient gouvernés par des monarques qu’on appelait « mages,” parce qu’ils s’occupaient de magie, d’astrologie et autres sciences du même acabit.

Trois de ces rois mages, notamment, étaient liés d’amitié; ils quittaient leurs états et allaient à tour de rôle, chez l’un d’eux, se livrer à l’étude de leurs grimoires.

Les évangélistes ne connaissaient pas les noms de ces trois savants monarques; mais saint Bède, un vieux moine anglais, qui vivait au huitième siècle, en a eu la révélation, et, grâce à lui, tout le monde catholique les sait aujourd’hui par cœur.

Ils s’appelaient donc: le premier, Melchior; le second, Gaspard; et le troisième, Balthazar.

Saint Bède, qui en connaît plus long là-dessus que les quatre évangélistes ensemble, nous donne encore bien d’autres renseignements. « Melchior était un vieillard à cheveux blancs, à la longue barbe; Gaspard, jeune au contraire, n’avait pas de barbe et était rouge de couleur; quant à Balthazar, il appartenait à la race nègre et portait toute sa barbe.”

L’enfant Jésus adoré par les trois rois-mages (chap. x).

Nos trois rois-mages, par une belle nuit d’octobre, se trouvaient réunis à l’observatoire de l’un d’entre eux, et là ils regardaient dans les astres, cherchant à découvrir quelque nouvelle comète.

Tout à coup, ils virent surgir, du fond de la voûte céleste, une étoile plus brillante que toutes les autres, laquelle, au lieu de rester fixe, se donnait un mouvement extraordinaire,

Ce phénomène surprit fort les trois observateurs.

— Vous voyez bien? demanda Melchior aux deux autres; cette étoile bouge, n’est-ce pas?

— Elle va de droite à gauche et de gauche à droite, fît Balthazar.

— Bien mieux, je crois, ma parole, qu’elle danse une polka, riposta Gaspard.

Et les mages ajoutèrent :

— Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?

Melchior, en sa qualité de doyen de la royale société, émit la proposition suivante :

— Nous allons nous retirer, pendant une bonne heure, chacun en un cabinet particulier; dans le silence et la méditation, nous creuserons ce problème, et ensuite, nous nous communiquerons le résultat de nos calculs.

Il fut fait ainsi.

Durant une heure, les trois savants monarques entassèrent sur d’interminables parchemins des montagnes et des montagnes de chiffres. Le délai expiré, ils étaient affreusement pâles, tant le travail auquel ils s’étaient livrés les avaient fatigués.

Revenus dans la grande salle de l’observatoire, ils déposèrent avec gravité leurs parchemins chiffrés sur la table du milieu; puis, ils se mirent encore un moment à la fenêtre.

L“étoile brillante était toujours là et se livrait de plus belle à un chahut échevelé.

— Étrange! étrange! étrange! murmurèrent les mages, en reprenant place prés de la table.

Melchior prit le premier la parole;

— J’ai compté tous les bonds de l’étoile pendant dix-$ept minutes; j’en ai fait le total; j’ai multiplié ce total par 4,228,695. Du produit, j’ai retranché 5,672. J’ai ensuite divisé le chiffre qui me restait par 47. Après quoi, j’ai fait 29 multiplications, suivies d’autant de soustractions et d’autant de divisions, en opérant toujours avec le même multiplicateur, la même quantité soustractive et le même diviseur. Voici mon quotient définitif.

En disant cela, il montrait un nombre d’une longueur démesurée.

Gaspard et Balthasar, de leur côté, avaient aussi pioché dur et exécuté des tours de force mathématiques, en prenant pour bases de leurs opérations les premiers nombres qui leur étaient venus à l’idée.

Or, — voyez la merveille! — leur quotient définitif était le même que celui de Melchior.

Alors, les trois rois mages se regardèrent et dirent lentement, tous les trois ensemble :

— Le résultat de nos opérations sur les mouvements de cette étoile indique, clair comme il fait jour à midi, quand il n’y a pas d’éclipse, que, dans un village des environs de Jérusalem, il va naître, cet hiver, un nouveau roi aux Juifs, et que, ce roi étant un dieu, nous devons aller l’adorer.

Quelle belle chose que les mathématiques! Quelle belle chose que les sciences exactes!

Notez que je n’exagère rien. — D’après l’Évangile lui-même, ce n’est pas un ange qui est venu annoncer aux mages la naissance de l’Oint[3]; non, c’est une étoile mobile qui leur a donné à comprendre, par ses allures, que, dans un village des environs de Jérusalem, etc…

L“étoile ne leur ayant pas parlé, c’est donc par suite de calculs extraordinaires qu’ils ont eu le fin mot de ce problème phénoménal.

— Allons adorer ce nouveau roi des Juifs, répétèrent Gaspard, Balthazar et Melchior.

Sans prendre le temps de donner le bonsoir à leurs épouses, ils se mirent en route, ne se souciant même pas de laisser leurs États sans monarque pendant leur voyage qui avait des chances d’être long.

Il dura quatre mois, ce voyage. On était dans les premiers jours de février quand les trois potentats arrivèrent à Jérusalem.

Leurs calculs avaient indiqué à ces savants princes qu’un nouveau roi était sur le point de naître aux Juifs; mais les calculs en question n’avaient pas désigné l’endroit exact de cette naissance miraculeuse. Pour trouver l’endroit en question, ils eurent un guide infaillible: l’étoile elle-même.

Cette étoile marchait devant eux, brillant le jour comme la nuit. Ils n’avaient que la peine de la suivre.

Elle les conduisit de la sorte jusqu’à Jérusalem, peu de jours après que Marie s’était purifiée et avait présenté son enfant au Temple.

CHAPITRE X

L’ADORATION DES MAGES

Tout compte fait, nos mages reconnurent à leur arrivée que le nouveau roi des Juifs était né depuis une quarantaine de jours. Ils étaient partis environ trois mois avant sa venue au monde.

Je vous laisse à penser si les gens de Jérusalem devaient être dans l’étonnement à l’aspect dans cette riche caravane de monarques orientaux. Ils n’avaient vu magnificence pareille depuis longtemps. Les gamins s’attroupaient dans les rues et contemplaient d’un œil émerveillé les chameaux tout caparaçonnés d’étoffes précieuses.

Les mages prirent un cicerone et se firent conduire auprès du roi. N’ayant pas été prévenus par leurs calculs que le prince nouveau-né ne faisait pas partie de la famille d’Hérode, ils s’attendaient à trouver dans le palais principal de la ville le moutard auquel ils apportaient leurs hommages.

Quelqu’un donc qui fut surpris, ce fut Hérode, quand il entendit ses collègues à couronne, venus des plus lointains pays, lui dire dans la langue juive la plus pure :

— Cher cousin, nous venons vous féliciter de l’heureuse naissance de votre fils.

— Ah bah! répondit Hérode, mais ma femme ne m’en a pas donné depuis quelque temps.

— Cependant, objecta Melchior, nous sommes mathématiquement sûrs qu’un futur roi des Juifs est né il y a peu de jours par ici. S’il ne fait pas partie de votre progéniture, veuillez du moins avoir la bonté de nous indiquer où nous le trouverons.

— Ça, que me chantez-vous? interrogea Hérode.

— Une étoile nous est apparue, sire, une étoile mirobolante, une étoile qui marche. Elle nous a conduits jusqu’en ces lieux. Or, quand une étoile se permet de pareilles libertés, ce n’est pas sans un motif, des plus sérieux. Du reste, nous avons la certitude de ce que nous avançons. Nous sommes plongés jusqu’au cou dans la science des astres, et nous ne pouvons que vous répéter notre question: Si le futur roi des Juifs n’est pas chez vous, où perche-t-il?

Hérode se sentit troublé par l’assurance avec laquelle parlaient ces princes savants. Il se dit in petto que ces nobles inconnus ne s’étaient pas payé l’ennui de faire des milliers de lieues à dos de chameau pour venir le mystifier. Et, comme il ne voyait pas pour l’avenir d’autre roi juif que son héritier présomptif, il éprouva une grande crainte de quelque concurrence mystérieuse.

Néanmoins, en habile homme qu’il était, il sut ne rien laisser paraître du trac qui l’agitait, et ce fut avec le sourire sur les lèvres qu’il répliqua aux mages :

— La nouvelle que vous m’annoncez, chers collègues, est une vraie nouvelle pour moi; mais elle me comble d’allégresse. Soyez assez aimables pour continuer à suivre votre étoile, et, quand vous aurez trouvé le futur roi des Juifs, repassez à mon palais pour me dire exactement le lieu de sa résidence. Je serai heureux alors d’aller rendre visite à mon tour à cet enfant prédestiné.

— Oh! ce n’est pas une simple visite que nous allons lui rendre, observa Gaspard; ce futur roi des Juifs sera plus puissant que vous et nous. Nous allons bel et bien auprès de lui pour l’adorer.

— Comment donc! s’écria Hérode; mais, moi aussi, je veux l’adorer. Vous ne pouvez me refuser ce plaisir.

Hérode offrit aux mages un verre de muscat et un biscuit, et ceux-ci le quittèrent en lui promettant de lui donner à leur retour l’adresse exacte du futur roi.

À partir de ce moment, Hérode fut en proie à une vive inquiétude. Il fut tellement inquiet qu’il ne pensa pas au moyen le plus simple à employer pour trouver ce concurrent dont la naissance, à lui subitement révélée, lui causait tant de chagrin. Ce moyen était celui-ci: Hérode n’aurait eu qu’à suivre l’étoile, à l’instar des mages; mais l’idée ne lui en vint pas à l’esprit.

Balthazar, Melchior et Gaspard, seuls, continuèrent à emboîter le pas à l’astre vagabond.

Où pensez-vous qu’il les mena à la fin de toutes ces pérégrinations?

À Nazareth? — Pas du tout.

Joseph et sa famille avaient filé de Bethléem, une fois leur inscription faite sur les tables du recensement; ils étaient venus à Jérusalem pour la présentation de Jésus au Temple. Après cela, ils n’avaient plus qu’à retourner à Nazareth, leur domicile attitré. — Eh bien, non, il paraît que c’est à Bethléem, le village inhospitalier, qu’ils se rendirent de nouveau, puisque c’est à Bethléem, d’après l’Évangile, qu’eut lieu l’adoration des rois.

En vain objecterait-on que cette adoration s’est accomplie avant la présentation au Temple de Jérusalem.

Je répondrais :

— Cela est impossible. Hérode, prévenu de la naissance du Messie et le recherchant, le petit Jésus n’aurait certes pas échappé à sa fureur, si ses parents avaient à ce moment commis l’imprudence de l’exhiber en pleine synagogue et dans une cérémonie publique présidée par le grand-prêtre Siméon[4].

Logiquement, — si l’on peut parler de logique à propos des fables de l’Évangile, — le ménage Joseph s’acquitta d’abord des formalités de présentation et purification exigées par la loi de Moïse, et retourna ensuite sans aucun but à Bethléem. Peut-être le charpentier avait-il oublié dans l’étable une douzaine de faux-cols.

Ce fut donc dans le village de David que l’étoile s’arrêta, et cela au-dessus de la légendaire écurie. Sans doute, le bœuf et l’âne s’y trouvaient encore. Quant à Joseph, s’il faut en croire Saint Matthieu, il était absent.

“Les rois, dit le Nouveau Testament, entrèrent dans la pauvre demeure, où ils virent l’enfant avec Marie, sa mère; et, se prosternant, le front dans la poussière, ils l’adorèrent; puis, ouvrant leurs trésors, ils lui offrirent pour présents de l’or, de l’encens et de la myrrhe.”.

Cette offrande des rois-mages m’a toujours plongé dans un abîme de réflexions.

Les écrivains ecclésiastiques nous indiquent en détail quel présent fut fait par chacun des monarques, et l’on doit convenir que d’eux d’entre eux ne se montrèrent pas d’une générosité bien grande.

Melchior ouvrit sa cassette et en donna tout le contenu, qui était de l’or. Gaspard offrit de l’encens, qui ne vaut pas grandchose. Balthazar déposa devant la crèche un peu de myrrhe, sorte de résine odorante ne valant ni guère plus ni guère moins que l’encens.

Pour des monarques venus de si loin, Gaspard et Balthazar se montraient d’une ladrerie inqualifiable. C’était bien la peine d’avoir voyagé durant quatre mois pour se fendre de pareils cadeaux!

De l’encens, si l’on veut encore, c’était chiche, mais cela pouvait avoir un sens flatteur. Gaspard y allait, à bon marché, de son petit compliment.

Mais Balthazar?… Oh! ce Balthazar! quel crasseux!… De la myrrhe? voilà tout ce qu’il apporte à son Dieu!… Si cela ne fait pas suer des lames de rasoir!…

Et pourquoi faire votre myrrhe, Balthazar?

Saint Bède nous explique la chose: « La myrrhe, qui était entre les mains du roi nègre, rappelait que le Fils de l’Homme devait mourir.” En effet, on se servait de la myrrhe chez les anciens pour embaumer les morts. Hein? voilà une attention délicate, voilà une étrenne bien à-propos: de la résine d’embaumeur pour un nouveau-né!

Pour ma part, je me refuse à admettre l’explication de saint Bède: à mon avis, Balthazar était un pingre qui ne dépensait pas des sommes folles quand il se mêlait de payer des cadeaux; mais je ne lui fais pas l’injure de croire qu’il ait voulu faire au Messie la farce lugubre de lui offrir à sa naissance un accessoire d’enterrement. Voici ce que je pense: la myrrhe, on le sait, est employée par les pharmaciens à la confection, entre autres choses, de cataplasmes destinés à empêcher les bébés de pisser au lit; c’est donc sans doute dans ce but que Balthazar avait apporté sa résine. J’aime mieux ça!

Quoi qu’il en soit, la cassette d’or faisait passer l’encens et la myrrhe.

Somme tout, le présent de Melchior était vraiment royal. En supposant la cassette de grandeur moyenne, elle devait contenir de l’or pour une valeur de 30 à 40, 000 francs; ce qui était une réelle fortune à cette époque.

Nouveau sujet d’étonnement pour ma candeur, l’Évangile ne parle plus de cette fortune; le livre saint nous dit au contraire que Marie et Joseph vécurent toujours dans la pauvreté; quant à Jésus, il se comporta toute sa vie comme un pas grand’chose, vivant d’expédients et des libéralités de certaines donzelles dont nous aurons à nous occuper.

Pour que l’or apporté par le roi-mage ait été si promptement dissipé par la brune Marie, il faut donc admettre que la jeune femme avait des vices cachés. Qui sait? Elle n’aura jamais révélé à Joseph la bonne aubaine de la visite du vieux Melchior; puis, elle aura joué à la loterie pour doubler son magot, et elle aura tout perdu.

CHAPITRE XI

LA SAINTE FAMILLE DÉTALE

Pas méfiants le moins du monde, nos trois rois-mages se proposaient de tenir leur promesse à Hérode. Ils comptaient revoir le tétrarque et lui indiquer l’écurie où trônait son futur concurrent: ils allaient commettre là une fière boulette. Heureusement, du haut du ciel, Jéhovah veillait sur son Fils, — ainsi nommé parce qu’il avait été engendré par le pigeon.

Les trois mages eurent une nuit le même songe.

Une voix leur dit :

— Gardez-vous bien de revoir le roi Hérode. C’est un méchant qui en veut au gosse que vous avez si bien adoré. Ne remettez plus les pieds à Jérusalem, et retournez dans votre pays par un autre chemin.

Nos mages obéirent.

Comment parvinrent-ils dans leur pays en ne prenant pas la même route qu’ils avaient suivie pour venir? — L’Écriture sainte ne le mentionne pas. Une étoile nouvelle (ou peut-être la même) leur aura sans doute servi encore de guide. — À leur arrivée, à coup sûr, ils trouvèrent leurs peuples inquiets de leur absence, et ils reprirent les rênes du gouvernement comme par le passé. Seulement, ce qui est curieux, c’est que ces rois, qui avaient exécuté une promenade de huit mois, y compris l’aller et le retour, pour venir adorer un dieu nouveau, n’aient pas songé ensuite à établir sa religion dans leurs États. Aucun historien, en effet, ne rapporte que l’on ait adoré, à n’importe quelle époque, le Christ en Perse, région où se trouvaient les royaumes des mages.

Mais ce sont là des détails insignifiants.

Revenons à Joseph.

Peu après l’adoration des mages, le charpentier revit en rêve — les songes jouent décidément un grand rôle dans l’Écriture

Hérode fait égorger 20.000 innocents dans Bethléem (chap. xii).

sainte — l’archange Gabriel. Ce messager du ciel l’informa du péril que courait le petit Jésus.

— Lève-toi, Joseph, dit l’archange. Prends le poupon et sa maman, et fichez tous le camp. Allez en Égypte, c’est à deux pas; vous n’avez qu’à traverser l’Arabie; Abraham, d’après la Bible, a mis quelque soixante ans à parcourir ce chemin; mais, avec le progrès qui envahit tout, vous irez beaucoup plus vite. Fuis, fuis, ô Joseph, car le roi Hérode va, dès demain, rechercher le petit Jésus pour lui faire passer le goût du biberon.

Joseph ne se le fit pas dire deux fois. Il n’attendit pas le lever de l’aurore.

Il secoua sa femme qui, sur la paille de l’étable, était en train de rêver du Saint-Esprit, et lui cria :

— Hoh! hop! ma femme, debout!

— Quoi? qu’y a-t-il? demanda Marie en se frottant les yeux.

— Debout! debout! répétait l’autre.

— Oh! Joseph, que vous êtes ennuyeux! Ne pourriez-vous pas me laisser dormir en paix?

— Il ne s’agit pas de taper de l’œil, ma femme. Il y a que le roi Hérode veut tuer Jésus. Voulez-vous lutter contre ce puissant monarque? Je sais bien que votre fils, qui est un dieu, ne se laisserait pas égorger; mais mon avis est qu’il ne faut pas compter encore sur le pouvoir souverain du moutard. Donc, il est plus sage de ne pas risquer notre peau dans l’égorgement qui se prépare. Attrapez votre nourrisson, madame, et prenons illico de la poudre d’escampette!

À cette exhortation, qui ne souffrait pas de réplique, Mme Joseph se leva.

— Soit! dit-elle, j’adhère à votre projet de départ; mais qui portera tous mes ustensiles? Vous pensez bien que je ne vais pas me charger d’un autre colis que du poupon.

— Qu’à cela ne tienne, madame; nous emmènerons avec nous cet âne.

— Mais il n’est pas à nous. On l’a placé dans cette écurie pour l’y abriter. En vertu de la plus vulgaire probité, nous ne pouvons nous en emparer.

— Pardon, ce n’est pas pour nous que nous allons agir; c’est pour le compte et le salut de votre fils. Or, Jésus n’est-il pas le maître du monde?

Il n’y avait plus d’objection à faire. On s’empara de l’âne. Marie se plaça dessus, prit le gosse dans ses bras, et l’on partit[5].

Quand le soleil parut à l’horizon, la sainte famille était déjà loin de Bethléem.

On chemina toute la journée.

Sur le soir, à la tombée de la nuit, des hommes de mauvaise mine entourèrent les émigrants.

— La bourse ou la vie! cria le chef de la bande.

Marie n’avait pas dit à Joseph qu’elle emportait une cassette pleine de l’or du roi mage.

Aussi, Joseph, à la sommation du brigand, répondit avec une ingénuité parfaite :

— Mes bons messieurs, vous vous trompez du tout au tout à notre propos. Nous ne sommes pas de riches voyageurs, comme vous paraissez le croire. Je suis, pour ma part, un malheureux charpentier, et je quitte très pauvrement mon pays. Je n’ai pour toute fortune que ma scie et mon rabot. Mademoiselle que vous voyez là est ma femme, et le petit n’est autre que le Messie promis aux Juifs par les prophètes.

Le bandit, à ce qu’il paraît, avait lu les prophéties, et même il y croyait.

Il se jeta aux genoux de la maman-pucelle et la pria de l’excuser pour son procédé un peu trop sans-façon.

— Madame ou mademoiselle, fit-il, je me nomme Dimas. Je suis voleur par profession, mais cela ne m’empêche pas d’avoir de bons sentiments. Je vous demande pardon de vous avoir arrêtée, et, pour la peur que ma bande vous a dû causer, je vous prie d’accepter l’hospitalité chez moi cette nuit. J’ai un enfant, moi aussi; le pauvre chéri est malade. Venez à la maison; vous trouverez un bon gîte; et puisque votre moutard est le Messie, votre séjour chez moi me portera bonheur.

— Que penses-tu de cette offre? demanda Joseph à Marie; elle me semble faite de bon cœur. Au surplus, il risque de pleuvoir. Il ne serait pas honnête de laisser pincer un rhume au divin moutard dont Jéhovah nous a confié le dépôt.

— Il y a des honnêtes gens, même chez les voleurs, répondit la Vierge; acceptons donc l’hospitalité qu’il nous offr.

Dimas était heureux de l’honneur que lui faisait la mère de son Dieu. Il conduisit la sainte famille à sa demeure et les reçut de son mieux.

La légende chrétienne ne nous a pas conservé d’autre incident de ce départ pour l’Égypte. La première nuit de déménagement du ménage Joseph fut passée chez le larron Dimas, que nous retrouverons plus tard, vers la fin de ce récit. Le lendemain, quand Jésus quitta le toit hospitalier du voleur, l’enfant malade était guéri.

Bien plus, en ce logis, se trouvait une fontaine où Marie lava les langes du divin poupon; car, quoique Dieu, Jésus était soumis aux lois de l’humaine nature.

De nos jours, on montre encore aux pèlerins, dans les environs de Bethléem, cette fontaine de Dimas, où furent nettoyés les chiffons qui emmaillottaient le petit Christ; et cette fontaine, en mémoire de ce nettoyage, accomplit souvent de grands miracles.

CHAPITRE XII

SA MAJESTÉ HÉRODE À SES NERFS

Cependant, Hérode, ainsi que nous l’avons dit, avait conçu ombrage de la naissance du petit Oint. Ce nouveau-né, lui avaient affirmé les mages, qui paraissaient s’y connaître, devait régner plus tard sur les Juifs; c’était donc que lui, Hérode, serait détrôné. Le tétrarque était d’autant plus ombrageux qu’il tenait à sa couronne.

Il fit appeler tous les princes des prêtres et les scribes ou docteurs du peuple, et les assembla dans son palais. Il leur raconta en détail la visite des rois-mages, leur répéta ce qu’ils lui avaient débité, cita notamment le fait de l’étoile ambulante, et leur posa nettement cette question :

— Qu’y a-t-il de vrai au fond de tout ceci?

Les princes des prêtres répondirent :

— Nous avons bien vu la caravane des rois mages, nous avons bien vu l’étoile ambulante; mais nous ne savons pas ce que cela veut dire.

— Vous êtes donc des ânes! riposta Hérode, furieux. Quoi! ces mages qui n’ont jamais lu les livres de vos prophètes ont, à force de calculs sur les mouvements d’un astre, trouvé qu’un nouveau roi allait naître aux environs de Jérusalem, et vous, vous qui avez été élevés dans le Temple, qui connaissez sur le bout du doigt toutes les prédictions formulées par les élus de votre Dieu, vous ne vous doutez pas le moins du monde de ce qui va arriver? C’est trop fort! Vous volez votre argent, messieurs. Traduisez-moi promptement les prophéties, ou sinon, gare à la potence!

Les scribes et les princes des prêtres ne se souciaient pas d’être pendus. Ils apportèrent tous leurs livres et se mirent à les feuilleter.

Rien, dans la Bible, n’annonçait, d’une manière précise, la naissance d’un roi des Juifs pour l’époque de César-Auguste. Néanmoins, comme il leur fallait à tout prix donner satisfaction à Hérode, ils lui traduisirent un passage du prophète Michée, où il était dit :

“Et toi, petite ville de Bethléem-Ephrata, tu es une des plus minuscules dans le territoire de Juda, et pourtant de toi sortira un prince qui paîtra le peuple d’Israël ramené par lui à Dieu.”

Quand et comment devait naître ce prince? — La prophétie de Michée n’en disait rien.

Dans l’espèce, pour ne pas contredire Hérode, les docteurs juifs opinèrent qu’il pouvait bien y avoir une coïncidence entre cette prédiction passablement vague, et les calculs algébriques des rois-mages.

— Bon, se dit Hérode, j’ouvrirai l’œil sur Bethléem.

Et il congédia les prêtres du Temple, sans leur faire part des sinistres projets qu’il méditait; car il méditait des projets sinistres.

Parmi ces membres du clergé israélite, un cependant aurait pu renseigner Hérode d’une façon très claire. C’était le grand-prêtre Siméon, qui avait présidé à la purification de Marie et à la présentation de Jésus au Temple: Siméon, on ne l’a pas oublié, avait reçu l’inspiration de Jéhovah, et il avait reconnu le Messie du premier coup d’œil. Il est plus que probable qu’il faisait partie de la réunion des princes des prêtres au palais du tétrarque. Pourquoi ne donna-t-il aucun renseignement sur ce qu’il savait? Sans doute, Jéhovah qui, le 2 février, l’avait rendu si loquace, cette fois lui ferma la bouche.

Hérode résolut donc d’attendre le retour des mages.

Mais les mages, obéissant à une voix nocturne, s’abstinrent de repasser par Jérusalem.

D’où il résulta que le roi Hérode, s’agaçant de plus en plus, finit par avoir une terrible crise de nerfs. Il entra dans une fureur inénarrable, cassa toute sa vaisselle, gifla tous ses domestiques, tourna le dos chaque soir à sa femme, s’arracha de nombreux cheveux et se foula même le poignet en voulant s’administrer un coup de poing dans une glace.

Il se rendit à Bethléem, accompagné de l’exécuteur des hautes-œuvres et de ses aides; là, il fit comparaître par devant lui les notables habitants du village.

— Est-ce que trois rois de l’extrême Orient ne sont pas venus tout récemment ici? leur demanda-t-il.

— Parfaitement, sire. Trois rois, montés sur des chameaux superbes, suivaient une étoile et se sont rendus à une écurie.

— À une écurie?

— Oui, sire, à une écurie où un vieux bonhomme et sa femme, fraîchement accouchée, avaient pris gîte.

— Êtes-vous bien sûrs de cela?

— Dame! sire, notre village ne compte pas trois mille habitants, répondirent les notables. Nous nous connaissons tous ici, et vous pensez bien que l’arrivée d’une caravane de trois rois n’a pas pu passer inaperçue. Ce n’a pas été un mince étonnement pour nous que de voir ces trois rois et leurs chameaux se rendre majestueusement à une écurie!… Une mauvaise étable creusée dans le roc, et où n’étaient remisés que les bestiaux des pâtres et des charretiers sans le sou!

Hérode réfléchit un moment; puis, il reprit son interrogatoire :

— Ces trois rois bizarres, qui vont rendre visite aux gens dans les écuries, où sont-ils?

— Par exemple! pour cela, nous n’en savons rien. Ils n’ont questionné personne, puisqu’ils se liaient à leur étoile, et ils sont repartis comme ils étaient venus.

— Et le vieux bonhomme, et la femme fraîchement accouchée, et l’enfant, sont-ils toujours à l’écurie?

— Non, sire; ils ont disparu un beau matin, ou, pour mieux dire, une belle nuit; car c’est le matin qu’on s’est aperçu qu’ils avaient déguerpi. Ils ont même emmené avec eux un âne qu’un pauvre diable de muletier avait abrité dans cette étable. Nous ne savons certes pas qu’est-ce que c’est que cette famille; mais à coup sûr ce ne sont pas des honnêtes gens.

— Cela suffit, murmura Hérode. Vous me cachez la vérité. Vous avez parmi vous cet enfant extraordinaire en l’honneur duquel sont venus à Bethléem les trois rois et leur étoile…

— Mais, sire, nous vous jurons…

— Je me moque de vos serments. Comme j’ai un intérêt politique très grand à ne pas laisser vivre une seconde de plus l’enfant en question, et comme je veux être sûr de ne pas le manquer, monsieur le bourreau et ses aides, que j’ai l’honneur de vous présenter, vont, sur l’heure même, massacrer tous les enfants mâles de Bethléem âgés de moins de deux ans.

Ce fut une lamentation générale. Les infortunés notables se roulèrent en larmes aux pieds d’Hérode. Il fut inflexible.

— Bourreaux, s’écria-t-il, vous m’avez entendu. Faites votre devoir!

Les bourreaux, aussitôt, commencèrent la tournée des deux ou trois cents maisons qui composaient le village, et, quand le soir le soleil eut disparu de l’horizon, ils avaient accompli leur sanglante besogne: dans cette bourgade de trois mille âmes, ils avaient égorgé — nous affirme l’Église — vingt mille enfants innocents.

Quant au bon Dieu père, il ne fit rien pour empêcher cet horrible massacre. Les victimes de la fureur d’Hérode devaient, sans doute (il me le semble du moins), être particulièrement intéressantes pour un bon Dieu un peu juste; un souffle du Tout-Puissant aurait pu préserver de la mort cette multitude de bébés, à qui la naissance du Christ n’était, selon la raison, pas imputable: mais Sabaoth, ce jour-là, ne jugea pas à propos de descendre de son nuage, et il assista, d’un œil impassible, à cet effroyable égorgement.

CHAPITRE XIII

JÉSUS EN EGYPTE

La distance qui existe entre Bethléem et Héliopolis (ville d’Égypte qui, selon la légende chrétienne, fut le refuge de la sainte famille) est d’environ quatre cents kilomètres, ce qui donne cent lieues. Ajoutez à cela que, pour parcourir cette jolie distance, il fallait traverser dans sa belle largeur l’Arabie Pétrée, territoire de sable et de cailloux, dépourvu de tout chemin, vrai désert où il était impossible de ne pas s’égarer, à moins d’avoir à sa disposition une boussole (ou, à son défaut, une étoile ambulante), et vous aurez une idée de la partie de plaisir que fut pour le ménage Joseph sa fugue en Égypte.

Mais maman-pucelle et son époux ne s’égarèrent point.

Ils allèrent tout simplement droit devant eux, guidés de temps en temps, par des anges.

La nuit, ils se passaient de lanternes; « le corps du divin enfant répandait autour de lui une vive lumière”.

L“âne, chipé à l’étable, ne mourut-il pas en route? — On ne le sait.

Selon saint Bonaventure, un père de l’Église, Joseph et Marie avaient, à un moment donné, mieux que ce maigre équipage: la sainte famille, dit-il, voyagea sur un char magnifique attelé de quatre chevaux.

Une peinture célèbre, qui existe dans l’église de Saint-Nicolas, à Revel, a consacré la description de saint Bonaventure. M. Léouzon-Leduc, dans son ouvrage sur la Baltique, rapporte la composition de ce tableau religieux: « La Vierge roule avec l’enfant Jésus dans un superbe carrosse à quatre chevaux; saint Joseph, en perruque poudrée, est sur le siège, remplissant les fonctions de cocher, tandis que des anges voltigent aux portières, protégeant les divins voyageurs contre les ardeurs du soleil; on dirait un riche seigneur esthonien qui se rend dans ses terres.”

Il y a là, évidemment, de l’exagération.

Ce qui est certain, — ou, pour parler avec plus d’exactitude, — ce qui est généralement admis par l’Église, c’est que les miracles se multiplièrent sur le passage de la sainte famille pour lui rendre le voyage facile.

Des routes se tracèrent toutes seules, et le malheur est qu’elles disparurent aussitôt que le ménage Joseph n’en eut plus besoin. Le sable du désert se changeait — provisoirement — en terre fertile où poussaient à la minute des roses de Jéricho. Des fruits, il y en avait à tous les pas; saint Joseph n’avait aucune peine pour les cueillir: les arbres se penchaient d’eux-mêmes.

On conçoit que, dans ces conditions, la sainte famille ait fait allègrement ses cent lieues.

Nous savons encore que les lions d’Arabie, les tigres et même les dragons (vu qu’à cette époque il y avait des dragons) accouraient en foule au devant du Seigneur et se prosternaient pour rendre hommage à sa divinité.

C’est la ville d’Héliopolis ou On, aujourd’hui Matarieh, à huit kilomètres du Caire, qui fut la résidence du ménage Joseph sur la terre égyptienne.

Personne ne sait à quoi s’occupèrent les bienheureux émigrants durant leur exil. Le plus clair de cet épisode de la vie de Jésus, c’est qu’actuellement il y a, à Matarieh, un couvent de moines coptes, où l’on montre aux pèlerins, moyennant finances, un majestueux sycomore à qui la Vierge fit l’honneur de s’abriter pour donner à téter au petit.

Vous me direz peut-être que ce sycomore doit être bien vieux et bien desséché. Pas du tout. Il est plus verdoyant que jamais; malgré ses dix-neuf cents ans, il a gardé toute la vigueur de sa jeunesse.

Et il y a des incrédules qui demandent des miracles pour se convaincre? Qu’ils aillent au couvent de Matarieh, qu’ils y passent seulement deux ou trois cents ans, et ils viendront m’en dire des nouvelles!

Un autre miracle, que tout le monde peut se procurer sans avoir besoin d’aller en Égypte, c’est le miracle des dattes.

Achetez pour cinq sous de dattes; mangez-les; vous remarquerez que sur chaque noyau de ces fruits, il y a un petit O. Eh bien, autrefois, il n’y avait pas de petit O sur les dattes; les noyaux étaient tout unis.

Voici ce qui est arrivé: Jésus avait dix-huit mois; sa mère lui présenta un jour des dattes; le bébé, qui n’avait jusqu’alors que bégayé, les regarda et dit tout à coup: « Oh! les beaux fruits!”

C’est en mémoire de ce prodige qu’il y a un petit O sur les noyaux de dattes; miracle perpétuel qui en rappelle un autre.

L’exil de la sainte famille dura sept ans, au dire de saint Bonaventure.

Pendant ce laps, l’enfant fut élevé par sa mère, qui l’avait nourri de son lait: du lait de vierge, encore un miracle.

Il s’amusa sans doute avec les outils du papa Joseph; celui-ci, sans doute encore, lui confectionna des toupies. Bref, la première enfance du Christ, à part quelques petits miracles, se passa comme toutes celles des autres moutards; il est même à présumer que le divin morveux se moucha souvent sur sa manche ou dans le bas des jupes de sa mère.

Joseph se fit avec soin tenir au courant, par les anges, de tous les faits et gestes d’Hérode.

C’est ainsi qu’il apprit le massacre des vingt mille enfants mâles de Bethléem; on pense s’il se félicita vivement d’avoir levé le pied en temps opportun.

Il sut même qu’un fait vraiment étourdissant s’était passé à ce propos. Rachel, la femme préférée du vieux Jacob, fils d’Isaac, son ancêtre, Rachel, dont le tombeau se trouvait à Rama, à une demi-heure de Bethléem, Rachel, le jour du massacre, s’était réveillée dans son sépulcre, et avait poussé des cris de douleur que l’on entendit à une lieue. Le miracle est consigné dans l’Évangile. « Et alors un grand bruit a été entendu venant de Rama; c’était Rachel qui mêlait ses cris lamentables aux plaintes des mères désolées de Bethléem, et elle ne voulait point se consoler, parce que ses fils n’étaient plus.” (Matthieu, chap. II, verset 18.)

Quand Hérode mourut, Joseph en fut informé sans retard, par un ange.

Il pensa alors que le moment était venu de retourner en Judée, et, après avoir vendu son fonds de commerce d’Héliopolis, il reprit le chemin de Nazareth où il comptait s’établir de nouveau. (Luc, chap. II, verset 39.)

Je ferai remarquer ici, pour conclure sur Hérode, qu’une importante contradiction existe entre les historiens et les évangélistes. Suivant l’histoire, et notamment d’après la détermination de Whiston et de Fréret, il est reconnu d’une manière universelle, que « Hérode est mort juste quatre ans avant la date assignée par l’Église à la naissance de Jésus.”

À part cela, la légende chrétienne est l’expression sincère de la vérité. Hérode fut donc un scélérat égorgeur de petits enfants. Maudissons la mémoire de ce monstre qui, même après sa mort, recevait chez lui des rois mages et ordonnait d’épouvantables massacres.

CHAPITRE XIV

PRÉCOCITÉ DU FILS BON-DIEU

Grandissant en âge et en sagesse, tel Jésus nous est représenté par l’évangéliste Luc.

Et les pères de l’Église ajoutent :

“Son intelligence s’éveillait au fur et à mesure que ses organes se développaient.” (Manuscrits du Vatican, du Sinaï et de Bèze).

Tiens! mais alors Jésus n’eut donc pas la plénitude de son esprit divin dès l’instant même de sa conception? Quoi! lorsqu’il tressaillait dans le ventre maternel, il n’était qu’un fœtus vulgaire? Quoi! tant que ses organes ont été imparfaits, sa pensée de jeune dieu a été imparfaite?

Mystère, mystère.

L’abbé Fouard, auteur d’une Vie de Jésus approuvée par le cardinal de Bonnechose, en donne sa langue aux chiens.

“Jésus, dit-il, puisqu’il a été enfant, a-t-il été soumis aux lents progrès de l’âge? Il y a là, nous l’avouons, une impénétrable difficulté, et mieux vaut abaisser notre esprit que de nous entêter à la résoudre. Nous croyons d’une ferme foi que Jésus est le fils de Dieu, Dieu comme son père, et, à ce titre, infiniment sage et infiniment grand; d’un autre côté, nous lisons dans l’Évangile que Jésus a été enfant, qu’il a crû en âge, en grâce, en sagesse. Ni l’une ni l’autre de ces vérités ne doit être niée ou altérée; quant à la manière de les concilier, elle nous échappe; mais il n’en peut être autrement sans que l’Incarnation cesse d’être ce que Dieu a voulu qu’elle fût, un mystère qui surpasse notre raison sans la contredire.”

Cet abbé a vraiment tort de se faire tant de bile.

Qu’importe, après tout, que le fils de Marie et du pigeon ait eu toute son intelligence divine dès le moment où il exista ne fût-ce qu’à l’état de simple embryon, ou bien que toutes les facultés de son esprit n’aient été parfaites qu’au jour où ses organes furent complètement développés.

Pour mieux s’humilier, monsieur Dieu fils a tenu à ne pas savoir ce qu’il disait avant l’époque ordinaire, comme il serait devenu un bon dieu gâteux s’il était mort de vieillesse.

Ce qui eût été déplorable, c’est si son intelligence ne s’était jamais éveillée, et s’il était demeuré un cancre pendant toute la durée de ses précieux jours. Pauvre religion chrétienne! elle est déjà remplie de pas mal d’absurdités, pour avoir été fondée par un Dieu qui avait grandi en âge et en sagesse; pensez un peu ce qu’elle serait, si son fondateur avait grandi en âge et en crétinisme!

Heureusement, il n’en a pas été ainsi.

Le petit Jésus a été soumis à tous les embarras que comporte la nature humaine; mais il a eu du moins la chance d’être très précoce.

Il eût pu savoir lire tout d’un coup, sans avoir jamais appris; cela se serait fait, s’il l’avait voulu. Il préféra ne pas le vouloir et commencer son instruction comme tout le monde, par le B-A-BA.

Ce fut sa mère qui lui donna ses premières leçons; elle lui apprit à lire dans la Bible. « Or, disent les théologiens catholiques, le livre saint ne parlait que de lui, et Marie savait qui il était; de sorte que, chargée du devoir de l’instruire, elle n’oublia jamais celui de l’adorer”.

Je me représente volontiers cette éducation en partie double: elle a un aspect réellement joyeux.

La maman. — Jésus, récitez-moi votre leçon,

Le petit. — Maman, je me suis levé tard ce matin, et je n’ai pas eu le temps de l’apprendre.

La maman. — Montrez-moi alors vos devoirs.

Le petit. — Maman, je me suis agacé parce que je ne pouvais pas arriver à finir une phrase, et j’ai fait un gros pâté sur mon cahier, et, ma foi, j’ai jeté mes devoirs dans le feu.

La maman. — Monsieur, vous êtes un vilain; ce soir, à dîner, vous serez privé de dessert.

Le petit, pleurnichant. — Maman, maman, je ne le ferai plus!

La maman, en elle-même. — Allons, bon! voilà que je fais verser des larmes à mon Dieu!

Le petit, se remettant. — D’abord, moi, je veux du dessert, na! et tu ne peux pas m’en priver, puisque je suis le maître de tout l’univers!

La maman, joignant les mains. — Ô Jésus, ô Seigneur, je vous en prie, ne vous fâchez pas contre votre mère qui est votre servante; vous aurez une belle tartine de confiture, ô mon divin Maître.

Le petit. — À la bonne heure, maman, comme ça, tu es bien gentille; et-maintenant que la classe est terminée, maman, mets-toi à genoux et adore-moi.

La maman se met à genoux et adore le petit.

Il ne faut pas croire cependant que tous les jours les choses se passaient de la sorte. En général, le petit Jésus qui était précoce, savait ses leçons et n’apportait pas à la classe des devoirs couverts de pâtés. L’instruction que sa mère lui donnait, tout en l’adorant, lui profitait.

Lorsqu’il eut douze ans, Joseph rappela à Marie que la loi juive les obligeait à conduire l’enfant à Jérusalem.

En effet, à cet âge, l’enfant israélite se trouvait, dans une certaine mesure, soustrait à l’autorité paternelle. Introduit dans la synagogue, il commençait dès lors à ceindre son front des « phylactères” qui étaient de longues bandes de parchemin couvertes de textes sacrés, et devenait « Fils de la Loi”, soumis à ses prescriptions, dont une des principales était de visiter Jérusalem à la fête de Pâque.

Le jeune Oint avait donc douze ans (Luc, chap. ii, verset 42), quand, pour la première fois sans doute, il fit avec sa famille le voyage de Jérusalem. Il y avait trente-deux lieues de Nazareth à cette ville. Cette pérégrination demandait de trois à quatre jours.

La sainte famille passa à Jérusalem les sept jours de la Pâque. On mena Jésus au Temple, et aussi dans toutes les baraques de femmes géantes; car la Pâque était une véritable fête nationale, à l’occasion de laquelle les saltimbanques venaient, comme de tout temps, gruger les gros sous des badauds.

Les fêtes terminées, Joseph et Marie pensèrent à rentrer à Nazareth. Ils se joignirent aux caravanes qui allaient de ce côté. Au bout d’un jour de marche, le père et la mère s’aperçurent que l’enfant n’était plus avec eux. Jésus avait été égaré comme un simple parapluie.

Citons le texte de l’Évangile :

“Quand les jours de la fête furent passés, lorsqu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta dans Jérusalem sans que son père ni sa mère s’en aperçussent, et ils marchèrent ainsi durant un jour; et pensant qu’il était avec quelqu’un de ceux de leur compagnie, ils le cherchèrent parmi leurs parents et parmi ceux de leur connaissance; mais, ne l’ayant point trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour l’y chercher.” (Luc, chap. ii, versets 43, 44 et 45.)

— Diable! diable! faisait Joseph, te rappelles-tu, Marie, si l’enfant était avec nous quand nous sommes sortis de chez le veau à six têtes?

— Je n’en suis pas bien sûre, mais il me semble que oui.

— Oui, en effet, c’est cela; à ce moment, Jésus était encore avec nous, puisque c’est précisément en sortant de chez le veau à six têtes que nous avons acheté des gaufres à l’enfant… Bon! je vois maintenant où nous l’avons perdu…

— Où ça?

— Chez la belle Bérénice, la femme-poisson.

— Mais non!

— Mais si!

— À propos de Messie, je crois plutôt qu’il est resté à la ménagerie des chiens savants… Te rappelles-tu, Joseph, comme cela l’intéressait, l’exercice de l’épagneul qui marchait sur une boule?

— Tu as peut-être raison… Allons demander à la municipalité ce que sont devenus les montreurs de chiens savants.

— Pourvu que ces maudits saltimbanques n’aient pas emmené notre petit Jésus avec eux, gémissait Marie. Je ne veux pas qu’ils fassent de mon enfant un danseur de corde!…

— Calme-toi, ma femme, calme-toi, répondait Joseph; nous le retrouverons: bien sûr, il est à l’hôtel de ville, chez le concierge, avec les clefs perdues.

Ils allèrent donc partout, d’abord chez les autorités, ensuite dans les établissements publics; pas plus de Jésus que dans ma poche!

Joseph perdait la tête: il ne pouvait pas croire au malheur qui lui était survenu; il se frappait la poitrine à coups redoublés et s’accusait, non sans quelque raison, de négligence. Il lui semblait à tout instant qu’il se trouvait au jugement dernier et qu’il entendait le père Éternel lui crier d’une voix tonnante :

— Arrive ici, Joseph!… Plus près, sacripant, afin que je te pulvérise!… Vieux propre à rien, je t’avais confié mon fils, ou plutôt celui du pigeon, afin que tu l’eusses en bonne garde; ce fils était un Messie qui devait obtenir la grande croix de sauvetage pour avoir repêché le genre humain noyé dans le péché… Je comptais sur toi comme j’eusse compté sur moi-même, si mes fonctions m’avaient laissé le temps de venir sur terre élever le divin moutard… Et voilà que le morveux n’a pas eu plutôt douze ans que tu t’es empressé d’avoir la bêtise d’aller le perdre dans une foule!… Non, un pareil idiotisme dépasse toutes bornes!… Par ta faute, le genre humain n’a pas été sauvé, vu qu’on n’a jamais pu retrouver mon Messie… Et tu crois que je peux digérer cela?… Fichu imbécile, ta négligence est un crime qui mérite un châtiment exemplaire!… Je te condamne à trois éternités d’enfer, Joseph; tu ne les a pas volées!

Le malheureux charpentier se demandait à tout instant s’il ne rêvait pas, tant son infortune lui paraissait trop grande pour être possible. Deux fois par heure, il défaisait une de ses malles pour voir si le petit Jésus ne s’était pas caché à l’intérieur, histoire de rire.

Quant à Marie, elle était atterrée. Elle eût préféré les souffrances de mille morts à l’inquiétude qui la tourmentait.

Ces recherches infructueuses durèrent trois jours (Luc, chap. ii, verset 46); au troisième jour seulement, ils rencontrèrent l’enfant, « assis dans le Temple au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant, et tous ceux qui l’entendaient étaient ravis en admiration de sa sagesse et de ses réponses.”

Il paraît que le gamin était épatant. Il était entré là, dans le Temple, avec un aplomb imperturbable, comme s’il avait été chez lui. Il avait d’abord posé des questions aux plus forts des maîtres en théologie, et il s’amusait à leur river leur clou.

Cependant, les docteurs du Temple n’étaient pas peu malins. Il y avait là tout le haut clergé israélite: « Hillel, révéré à l’égal de Moïse, et gardant encore toute la majesté de la vieillesse; l’inflexible Shammaï, enchaînant tout ce que déliait Hillel; Jonathas, fils d’Uziel, dont la parole était si ardente que les oiseaux se brûlaient en passant sur sa tête, ou se transformaient en séraphins[8]. À leurs côtés, les parents de Jésus purent voir encore Rabban Siméon, le même qui avait prophétisé lors de la cérémonie de la Purification, et Joseph d’Arimathie, qui était sénateur.”

Et le petit Jésus émerveillait tout ce monde-là; il embrouillait et débrouillait les problèmes théologiques à sa guise. Tous avaient fini par prendre le parti de se taire; Jésus tenait le crachoir, et ils l’écoutaient bouche béante.

“Toutefois l’étonnement où cette scène jeta Marie ne put lui faire oublier tout ce qu’elle venait de souffrir, et de son cœur s’exhalèrent des reproches.”

— Eh bien, qu’est-ce donc que cela, petit polisson? Vous vous échappez de votre famille, et, pendant que votre père et moi nous vous cherchons tout affligés, vous êtes en ce lieu à faire de l’esprit! Allons, allons, monsieur le vagabond, rentrez au logis, et du leste!

Jésus, qui n’était pas embarrassé pour répondre, répliqua en se campant avec un petit air de suffisance :

— « Hé! pourquoi me cherchiez-vous? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je sois occupé à ce qui regarde le service de mon père?” (Luc, chap. ii, verset 49.)

Mais Joseph qui, en vertu de la loi, se considérait comme le seul papa, n’entendait pas que la plaisanterie durât plus longtemps. Il prit le gamin par le bras et l’entraîna hors du Temple. Après quoi, la sainte famille, au grand complet, reprit le chemin de Nazareth.

Il faut même croire que Joseph, ne voulant plus de pareilles escapades, fit couper court à l’instruction de l’enfant; car il lui donna dès lors un état manuel. Il le mit en apprentissage dans sa boutique, et notre adolescent docteur devint un modeste ouvrier menuisier, en attendant que ses velléités de prédication le reprissent.

En effet, plus tard, quand ses compatriotes l’entendirent à la synagogue de Nazareth, ils s’écrièrent (le propos est inscrit dans l’Évangile): « N’est-ce pas là le charpentier, fils de Marie?”

Jusqu’à l’âge de trente ans, Jésus vécut tranquille, à son atelier, maniant la scie et le rabot, et succédant à Joseph quand celui-ci trépassa.

Nous allons le voir maintenant, entreprenant sérieusement ce qu’il appelait sa mission divine, et qui n’était, somme toute, qu’un vagabondage en actes et en paroles.

C’est depuis le jour où il jasa, des heures entières, au milieu des docteurs du Temple, que Jésus mérita d’être nommé le « Verbe”, — tant il avait la langue bien pendue

DEUXIÈME PARTIE

LES DÉBUTS DU VERBE

CHAPITRE XV

INCRÉDULITÉ DE LA FAMILLE DE JÉSUS

Or donc, Jésus fut, jusqu’à trente ans, le soutien de sa famille, laquelle était assez nombreuse.

Joseph, nous l’avons vu, « ne connut point Marie jusqu’au jour où elle enfanta un fils, qui fut le Christ”; mais après, il prit bravement sa revanche.

À quel moment se posa-t-il en rival du Saint-Esprit et fit-il valoir ses droits d’époux? Comment cela se passa-t-il? — On ne le sait pas au juste. — Le champ est donc ouvert à toutes les suppositions.

Sans doute, Marion, qui, à l’époque où elle n’était que fiancée, avait envisagé avec terreur la perspective de toute une existence passée en tête-à-tête avec le charpentier, revint petit à petit sur ses craintes et finit par se convaincre que ses appréhensions de jeune fille étaient mal fondées.

L’homme aux fleurs de lis était, en somme, bon enfant: sous sa rude écorce se trouvait une nature pas trop désagréable.

Il est démontré, en outre, aujourd’hui, que Joseph était beaucoup plus vert qu’on ne pourrait le croire et qu’il était de taille à rendre des points aux jeunes Panther et autres cousins de Marion.

À la longue, la virginale épouse comprit que, du moment qu’elle avait gardé sa pureté au grand complet pour engendrer le Messie, c’était très suffisant, et que son devoir envers Dieu était convenablement rempli.

Du reste, le Saint-Esprit n’avait aucun motif de redescendre sur terre à l’effet de procréer un second Christ, puisque le premier, quoique non vacciné, avait échappé à la petite vérole, qui fait tant de victimes chez les jeunes enfants.

Marie se trouvait libre de tout engagement.

Il y avait bien le vœu formulé devant les autels à l’époque où elle était encore gamine; mais n’avait-elle pas été relevée de ce vœu par le grand-prêtre qui avait consacré son mariage? On ne se marie pas pour casser des noisettes, que diable!

Quant à la promesse qu’elle s’était faite à elle-même de ne jamais revenir sur les conditions posées lors de ses fiançailles, ce n’était certes qu’une bagatelle. Combien de fois une fillette se dit-elle: « Je serai sage”, et, quand l’occasion se présente de mordre à la pomme, ajoute-t-elle: « un autre jour!” Fragiles serments que ceux que l’on se jure à soi.

En réalité, Joseph dut manœuvrer habilement.

Il ne heurta pas à coup sûr les susceptibilités de sa jeune épouse. Il se montra, après la naissance du fils du pigeon, aussi réservé dans sa galanterie — j’en mettrais ma main au feu — qu’il l’avait été auparavant. En cela consista certainement toute la tactique du bonhomme, qui, en dépit de son âge, sut très bien prendre son temps.

Je ne serais même pas étonné si j’apprenais un jour que les premières avances vinrent de Marie.

Et pourquoi non, au fait?

Marie s’habitua au charpentier: il témoignait au petit Jésus toute l’affection d’un papa « pour de vrai”; il avait protégé les jours du divin poupon; il l’avait nourri, élevé tout comme s’il avait été sa progéniture authentique.

Peu à peu, Marion, je gage, trouva à son mari un aspect moins rébarbatif; sa grosse voix lui sembla à peu près douce; ses manières lui parurent aimables, et, un beau soir, elle se dit :

— Ce pauvre Joseph! je ne suis vraiment pas gentille pour lui, et cependant il est tout plein gentil pour moi!…

Quand une femme se tient un raisonnement de ce genre, de graves événements se préparent. Nourrices, faites-vous inscrire au bureau.

La conclusion de tout cela fut que quatre évangélistes sur quatre reconnaissent que Jésus eut des frères et des sœurs (Matthieu, chap. XII, vers. 46—50; Marc, chap. III, vers. 31—35; Luc, chap. VIII, vers. 19—21; Jean, chap. VII, vers. 3—10). On ne sait pas les noms ni la quantité des sœurs; mais le Nouveau-Testament indique très nettement les noms des frères qui étaient quatre: « Jacques, Joseph, Simon et Jude.” (Marc, chap. VI, vers. 3).

Saint Épiphane, père de l’Église assez chicaneur, veut à toute force que ces frères et ces sœurs de Jésus soient des enfants de Joseph, issus d’un premier mariage.

Allez conter cette histoire à d’autres, trop malin Épiphane!

D’abord, il n’est dit nulle part dans l’Évangile que le charpentier était veuf lorsqu’il épousa Marie.

Ensuite, il existe une légende régulièrement admise par l’Église dont nous n’avons pas parlé au début de cet ouvrage, mais qui trouve à ravir sa place ici. — Quand le père Joachim et la mère Anne, revenant sur la promesse qu’ils avaient faite de consacrer Marion au service du Temple, résolurent de la mettre en ménage, tous les prétendants furent réunis, et il fût décidé que la main de la petite serait accordée au plus pur d’entre tous. Il y eut en quelque sorte un concours de virginités. L’épreuve adoptée fut celle-ci: chaque prétendant apporta un bâton bien sec et l’on s’en remit au Seigneur pour avoir un miracle significatif; et voilà que les bâtons de chacun restèrent secs, tandis que le bâton seul de Joseph se mit subito à fleurir, en s’agrémentant d’un magnifique lis. Ce lis en disait plus que bien des commentaires. — Nous avions négligé de relater cette aventure, et nous en demandons bien pardon aux lecteurs; mais il n’est jamais trop tard pour dire de belles choses.

Enfin, si Joseph avait eu des enfants d’un premier mariage, nous les aurions vu figurer à Bethléem pour le recensement, et, en outre, Joseph les aurait aussi trimballés en Egypte.

Par conséquent, rengainez votre interprétation, excellent saint Épiphane: qui veut trop prouver ne prouve rien.

Il est tout naturel d’admettre que Jésus fût l’aîné de ses frères et sœurs, que ceux-ci naquirent vers l’époque de son retour d’Égypte, et que le Christ fut, avec et après Joseph, le gagne-pain de toute la famille.

Quand il fut parvenu à l’âge de trente ans, deux de ses frères devaient entrer dans leur majorité, et Jésus, pensant alors que les siens pouvaient désormais se passer de lui, se décida à entreprendre ses prédications.

Au premier moment, lorsque l’Oint manifesta ses intentions de verbiage, ce fut à qui se ficherait de lui dans sa famille; on haussait les épaules, quand il annonçait qu’il allait remuer le monde au seul bruit de sa voix.

Ses frères, ses parents, ses amis s’abordaient tristement et se tenaient des conversations dans le goût de celle-ci :

— Eh bien, et Jésus, que devient-il?

— Je l’ai vu hier. Il a toujours sa marotte…

— Ça ne lui passe donc pas?

— Hélas, non!

— Quoi, il persiste à vouloir convertir le genre humain?

— Plus que jamais!

— Je vous plains sincèrement et je plains surtout sa mère. Cette brave femme ne méritait pas cela.

— Que voulez-vous? il faut en prendre son parti. Jésus a la cervelle détraquée, et il est têtu comme un mulet rouge. Il veut prêcher, il prêchera…

— Ah! il va raconter de jolies choses!…

— Je ne sais pas ce qu’il débitera aux badauds; mais, à coup sûr, ce n’est pas nous, ses frères, qui irons l’entendre. Il nous a déjà rebattu les oreilles d’un tas de sornettes de l’autre monde: c’est à vous rendre idiot en vingt-quatre heures. Aussi, quand ça lui prend, nous nous sauvons au plus vite…

— Triste, triste; je vois qu’il a complètement perdu la boule.

— C’est comme vous le dites.

— Quel malheur pour votre famille! Ce garçon-là finira mal…

Et là-dessus, parents et amis se séparaient en secouant lamentablement la tête.

Vous croyez que j’exagère?

Lisez l’évangile de saint Jean (chap. VII. vers. 5): « Ses frères eux-mêmes ne croyaient point en lui.”

Et si cela ne vous suffit pas encore, lisez saint Marc (ch. III, verset 21): « Ses parents disaient: Il devient fou.”

Si Joseph avait été encore sur terre au moment où Jésus éprouva ses premières velléités de vagabondage, peut-être aurait-il mis ordre à cela; mais le bonhomme était allé rejoindre ses aïeux. Sa mort fut sans doute fort vulgaire; car l’Évangile ne dit même pas dans quelles circonstances le charpentier dévissa son établi.

Toujours est-il que Jésus avait de la famille et que cette famille ne croyait guère à la divinité de sa mission. — Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre; il n’est pas de prophète pour son frère ou son cousin.

CHAPITRE XVI

JEAN-BAPTISTE S’EN MÊLE

Établissons quelques dates précises pour taquiner un brin les partisans de la fable chrétienne.

Il est reconnu, grâce à des témoignages irréfutables, qu’Hérode mourut au mois d’avril 750 de la fondation de Rome. D’autre part, suivant ce qu’ont décidé les papes infaillibles, l’ère chrétienne commence à l’année de la naissance de Jésus, laquelle, toujours selon les papes, correspond à l’an de Rome 753.

Entre la mort d’Hérode et la naissance du Christ, il s’est donc écoulé: neuf mois de l’an 750, tout l’an 751, tout l’an 752 et l’an 753 moins six jours; soit environ quatre ans.

L“Église nous dit encore que Jésus commença ses prédications à trente ans, qu’il prêcha trois ans et qu’il mourut à l’âge de trente-trois ans; c’est très net, cela.

Or, saint Luc déclare ceci dans son Évangile (chapitre III, verset 1—2): « L’an quinzième de l’empire de Tibère César, Ponce-Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode[10] étant tétrarque de la Galilée, son frère Philippe l’étant de l’Iturée et du pays des Trachonites, et Lysanias, de la contrée d’Abila, sous le pontificat d’Anne et de Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert.”

Le Nouveau Testament affirme, en outre, que la prédication de Jean précéda de quelques mois à peine les débuts du ministère de Jésus.

Par contre, il est certain que César-Auguste, à qui succéda Tibère, mourut le 19 août, an 767 de Rome; donc, la quinzième année du règne de Tibère commence le 19 août, an 781 de Rome; en conséquence, Jésus avait alors vingt-huit ans, et non pas trente.

D’où il résulte que, bien qu’inspiré par le pigeon, l’Évangile est encore une fois en flagrante contradiction avec lui-même. Pour que le Christ ait effectué ses débuts à trente ans, il faut nécessairement qu’il soit né deux ans avant l’ère chrétienne. Ce qui est assez comique.

Mais ne nous arrêtons pas davantage à ces balourdises.

Arrivons à ce Jean, fils de Zacharie, dont nous avons constaté la naissance dans nos premiers chapitres.

Jean, avons-nous dit, fit l’école buissonnière dès les premiers jours de son enfance. Au lieu de fréquenter ses jeunes amis, il s’en allait dans le désert, et là, il prenait plaisir à parler tout seul.

Son désert, à lui, était la partie inculte du territoire qui s’étend d’Hébron à Jérusalem: ce n’est qu’une suite de collines entrecoupées de vallons desséchés. De chétifs arbustes y rompent à grand’peine la monotonie des terres crayeuses dont l’éclat fatigue les yeux. Cette maigre verdure disparaît même complètement dès qu’on approche de la mer Morte; la désolation y est absolue.

Tel est l’aspect du désert où Jean demeura jusqu’à l’âge de trente ans. On se demande de quoi il pouvait bien se nourrir. Sabaoth lui envoyait-il des cailles rôties du haut du ciel? — L’évangéliste Matthieu raconte qu’il mangeait des sauterelles fumées à son déjeuner et à son dîner.

Quoi qu’il en soit, de rares voyageurs rencontrèrent notre homme, en firent part aux gens du pays, et pas mal de curieux s’en vinrent examiner cet original qui du matin au soir ne cessait de crier :

— « Préparez la voie du Seigneur, rendez droits ses sentiers; toute vallée sera remplie, toute montagne sera abaissée; les chemins tortus seront rectifiés, et les raboteux seront unis.” (Luc, chapitre III, versets 4—5.)

En outre, l’Écriture relate que ce saint homme ne se coupa jamais les cheveux. Sa longue tignasse, une ceinture de cuir et un manteau en poil de chameau constituaient tout son vêtement.

Ces diverses cocasseries ne tardèrent pas à faire une petite célébrité à Jean.

Ce que voyant, le fils de Zacharie s’installa sur les bords du Jourdain. Il invitait ses visiteurs à se mettre dans l’eau jusqu’au nombril; puis, il leur versait, par dessus le marché, des baquets sur la tête. Il y avait toujours, dans la foule des curieux, quelques bons vivants qui se prêtaient à cette plaisanterie.

Parfois, notre maniaque recevait assez mal son monde.

Des individus qui venaient lui demander son baptême[11], croyant lui faire plaisir, étaient accueillis par cette engueulade :

— « Races de vipères, serpents nés de serpents, qui vous a avertis de fuir la colère qui doit tomber sur vous?” (Luc, chap. III, vers. 7)

Ou bien :

— « Vous n’avez pas besoin d’être fiers, vous autres, et de dire: « Nous avons Abraham pour père”; car, je vous le déclare, Dieu peut faire naître de ces pierres mêmes des enfants à Abraham.” (Id., vers. 8).

Les gens se regardaient, abasourdis; il y avait de quoi.

Alors, Jean, tout satisfait de l’effet produit, ajoutait :

— « Je vous baptise dans l’eau, c’est bien peu de chose; après moi, il en viendra un autre bien plus puissant que moi, car je ne suis pas même digne de porter ses souliers; et celui-là vous baptisera dans le feu. (Matthieu, chap. III, verset 11.) Celui dont je vous parle, vous le reconnaîtrez au van qu’il a dans sa main: il donnera à son aire un coup de balai complet et amassera son blé dans son grenier; mais il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteindra jamais.” (Id., vers. 12).

Et voilà qu’un jour, Jésus, en personne, se rendit, en suivant la foule, auprès de son cousin.

Celui-ci ne l’avait jamais vu; mais il le reconnut tout de même.

— Qu’y a-t-il pour votre service? demanda-t-il au Christ.

— Dame! répondit l’autre, je fais comme tout le monde, je viens me faire baptiser.

— Est-ce pour rire que vous dites cela? répliqua Jean. C’est moi qui dois être baptisé par vous, et c’est vous qui venez à moi?…

— Laissez, laissez ces politesses inutiles, repartit Jésus. Pour le quart d’heure, c’est à vous qu’incombe le soin de baptiser. Baptisez-moi!

Jean pensa qu’il ne serait pas convenable d’insister. Il empoigna le fils de Marie, le plongea dans le Jourdain et lui fit subir son ablution.

Quand le Christ sortit de la rivière, secouant son corps mouillé, tout à coup les cieux s’entr’ouvrirent, un pigeon, qui pourrait bien avoir été un canard, en descendit, vint se percher sur l’épaule de Jésus, et Jean entendit le volatile prononcer d’une voix très distincte les mots suivants :

— « Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection.” (Matthieu, chap. III, verset 13—17).

Malheureusement, les gens qui assistaient à cette scène n’ouïrent pas ces paroles. Sans cela, ils se seraient convertis, séance tenante, il n’y a pas à en douter. Or, le baptême de Jésus, malgré cette apparition miraculeuse de l’oiseau Saint-Esprit, ne fit aucune conversion. C’est donc que Jean fut seul témoin du miracle; les autres eurent, pendant qu’il s’exécutait, les yeux fermés et les oreilles closes.

Saint Justin ajoute que, sitôt le baptême de Jésus accompli, le Jourdain fut changé en fleuve de feu. (Dialogue avec Tryphon, parag. 88.)

J’aime à croire que c’était du punch qui coulait, et que les assistants en burent à tire-larigot.

CHAPITRE XVII

OU LE DIABLE SE MET EN TÊTE DE DAMNER DIEU

Rien n’est contagieux comme la folie. Jean le Baptiseur avait la manie du désert; Jésus, une fois baptisé, l’eut à son tour. Jean ne se nourrissait que de sauterelles fumées; Jésus résolut de faire encore plus fort que cela.

Du côté de Jéricho, il y avait un vaste espace de terrain, en tout semblable à la solitude où Jean avait établi son domicile. Ce fut là que l’Oint se rendit. Il établit sa résidence sur une colline remplie de grottes, que l’on a nommée depuis le mont de la Quarantaine, le fils de Marie y ayant demeuré quarante jours.

Dans ce désert, on n’avait pas même une sauterelle à se mettre sous la dent. Il n’y avait là rien, absolument rien, si ce n’est des bêtes féroces. Les prophètes ont fait la description de ce territoire désolé. « Les lions et les léopards s’y promenaient, sortant des halliers du Jourdain; la montagne retentissait nuit et jour du cri lugubre des chacals.” (Jérémie, chap. XLIX, vers. 19; chap. L, vers. 44; Zacharie, chap. IX, vers. 3.) Ce fut au milieu de ces carnassiers que Jésus passa ses quarante jours de retraite. Cette compagnie des animaux sauvages, est, du reste, constatée par l’évangéliste Marc. (Chap. I, vers. 13.)

Jésus, plus avancé que Jean dans la perfection, puisqu’il était dieu, ne prit aucune nourriture durant ce long séjour. Il est juste de dire qu’à raison même de ce qu’il était dieu, le Christ n’avait pas grand mérite à se passer entièrement de vivres. Ce qui est plus miraculeux, par exemple, c’est que les chacals, les lions et les léopards ne se soient pas offert un bifteck du Seigneur; car, après tout, du moment qu’ils n’avaient rien à manger, eux aussi, ils devaient faire grand cas de toute viande humaine à qui prenait la fantaisie de venir explorer leurs tanières.

Il est vrai que le dieu, étant tout-puissant, pouvait à loisir se rendre impalpable, dès que les animaux féroces s’imaginaient de vouloir planter leurs crocs dans son Verbe fait chair.

“Et les anges le servaient”, ajoute l’évangéliste Marc. On se demande en quoi, puisque Jésus-Christ s’était soumis à un jeûne complet. Évidemment les séraphins ne lui apportaient pas des entrecôtes aux pommes sur un plateau d’argent. Quel était donc le service des anges auprès de Jésus? — Ah! j’y suis: ils lui ciraient ses bottes.

Ce fut sur ces entrefaites que le diable, messire Satan, eut une idée bien bizarre: il résolut d’aller tenter le Christ.

Ce grand nigaud de Satan était tellement contrarié par la naissance de ce Messie, venu au monde pour racheter l’effroyable crime de la pomme, qu’il ne songea pas une minute à se tenir le raisonnement suivant :

— Si quelqu’un est impeccable, c’est à coup sûr Dieu; il est de toute impossibilité que Dieu se laisse aller à commettre un péché. Je vais donc bêtement perdre mon temps avec ma stupide tentation.

Satan oublia de se dire cela, et il partit, au contraire, avec bon espoir.

— Si je réussissais, pensait-il, à flanquer un péché mortel sur la conscience de Jésus, c’est cela qui serait drôle! Le bon Dieu en enfer, quelle aubaine! C’est pour le coup que j’attiserais ferme le feu de ma rôtissoire!…

Et le tentateur se dirigeait gaiement vers le désert de Jéricho.

C“était alors le quarantième jour de jeûne de Jésus. Malgré tous les avantages de sa divinité, le fils de Marie commençait à avoir faim. Pendant quarante jours consécutifs, il n’éprouva pas le moindre appétit; mais, au bout de ce laps, l’estomac se mit à réclamer un peu de pitance.

C’est l’Évangile qui le dit: « Il demeura au désert quarante jours, et il ne mangea rien pendant ce temps-là, et lorsque ces jours furent passés, il eut faim.” (Luc, chap. IV, verset 2). Satan se présenta alors à lui et lui tira poliment sa révérence, en diable bien élevé.

— Tu es bien bon, insinua-t-il, de ne pas calmer tes tiraillements d’estomac. Dire que tu as là, devant toi, des pierres, et que tu ne les manges pas! Cela est par trop naïf!…

Jésus haussa les épaules.

— Je ne plaisante pas, poursuivit le diable: tu es, oui ou non, le Fils de Dieu; si tu l’es, tu n’as qu’à commander à ces pierres de devenir du pain, et elles se feront un devoir de le devenir.

Telle fut la première tentation. Supposons un instant que Jésus ait suivi le conseil de Satan; je ne vois pas trop où aurait été le péché mortel commis. Fabriquer du pain par un miracle n’est pas un acte digne de l’enfer. Combien de saints, au contraire, ont été canonisés par les papes pour avoir censément exécuté des tours de prestidigitation de ce genre! Et Jésus ne devait-il pas lui-même, un peu plus tard, accomplir, à plusieurs reprises, des miracles analogues?

Tout le péché aurait pu consister dans la rupture du jeûne que Jésus avait à subir, en vertu des décisions du père Jéhovah;

mais, à cet instant, le jeûne était précisément terminé, puisque dès ce jour Jésus se mit à manger.

N’importe! le Christ ferma l’oreille à la tentation de Satan.

Il lui répondit :

— Je n’ai nul besoin de transformer ces pierres en pain. L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.

Satan ne trouva rien à répliquer à cela; ce qui prouve que la parole de Dieu est un mets très nourrissant. Si j’étais cuisinier d’un évêque, quand il me dirait de lui servir une omelette aux truffes, je lui lirais la Bible; je serais curieux de savoir comment il prendrait la chose.

Le diable ne fit donc aucune objection. Il avait encore deux cordes à son arc. Il prit carrément dans ses bras Jésus, qui se laissa faire, et le transporta, à travers les airs, jusqu’à l’un des pinacles du Temple de Jérusalem. Les théologiens pensent que ce fut sur le sommet du portique de Salomon, qui bordait à l’est le torrent du Cédron. Le toit de cette galerie élevée s’avançait en saillie sur les cours du Temple. Puis, le diable, montrant la foule qui emplissait les parvis, suggéra à Jésus de faire quelque action d’éclat.

— Hein! fit-il, voilà une belle hauteur. C’est le moment de te montrer, mon gaillard. Fiche-toi en bas; tu sais que tu ne risques pas de te casser les côtes, puisque les anges veillent sur toi et te porteront sur leurs mains, de peur que tes pieds ne heurtent contre une pierre.

Cette seconde tentation, pas plus que la première, n’incitait Jésus à commettre une action défendue par Dieu; mais Jésus repoussa encore les propositions de Satan par ces simples mots :

— Il est écrit quelque part: « Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu.”

Alors, le démon, saisissant de nouveau le Seigneur son Dieu et le retransportant à travers l’espace, vola aussi haut qu’il put. Enfin, il le déposa au sommet d’une montagne extraordinairement élevée.

“De cette montagne, affirme l’Évangile, on découvrait tous les royaumes de la terre.” Si élevé que soit ce sommet, on a peine à s’expliquer comment on pouvait y jouir d’un coup d’œil embrassant toute la terre, qui est ronde. Mais passons sur ce détail.

Satan montra à Jésus tous les royaumes du monde et la gloire qui les accompagne.

— Est-ce assez beau, tout cela! s’exclama-t-il. Eh bien, ces empires immenses sont ma propriété, à moi. Je les distribue à qui me plaît. En veux-tu un, deux, trois, quatre? Les veux-tu tous? Je suis prêt à te les donner, mais à une condition: c’est que toi, qui es mon dieu, tu vas te prosterner devant moi et m’adorer, moi qui suis le diable.

Jésus aurait dû répondre à cette offre par un joyeux éclat de rire; car il est évident qu’à ce moment le diable ne devait pas être en possession de tout son bon sens.

Cependant, lui, le Christ, qui avait toléré que Satan pût le tenir à sa discrétion et lui faire accomplir dans ses bras infernaux des voyages aériens, il se rebiffa cette fois et lui dit, sur un ton de mauvaise humeur :

— En voilà assez, Satan, retire-toi, et un peu vivement! N’intervertissons pas les rôles, vieux roué; c’est toi qui dois m’adorer et me servir. Ainsi, trêve à ces plaisanteries! Vade retro!

Le diable ne se fit pas répéter cette injonction de son maître, et, déguerpissant sans mot dire, il dégringola dans les abîmes, fort mortifié de l’insuccès de sa tentative.

CHAPITRE XVIII

LES PREMIERS COMPLÉMENTS DU VERBE

Maître Jean, lui, tandis que le Christ se laissait porter par le diable aux sommets du Temple et d’une haute montagne, continuait de plus belle à s’égosiller sur les bords du Jourdain. Et, comme les curieux lui venaient, de jour en jour plus nombreux, il en sauçait pas mal dans les eaux de la rivière.

Peu à peu, le bruit se répandit à Jérusalem qu’il y avait, à Béthanie, un homme étrange qui aspergeait et trempait les gens, et que, parmi ceux ainsi baptisés par lui, il s’en trouvait un dont il avait dit: « Celui-ci vient après moi, mais il est au-dessus de moi, parce qu’il était avant moi.” (Jean, chap. I, verset 15).

À cette nouvelle, quelques-uns des prêtres du Sanhédrin, qui était le grand conseil du clergé juif, s’émurent et se demandèrent si l’on devait permettre à ce Jean-Baptiste de poursuivre le cours de ses fantaisies religieuses. Jean était-il un concurrent redoutable, en train de fonder un nouveau culte? Ou bien devait-on le considérer simplement comme un de ces hallucinés si nombreux, dont l’aliénation mentale n’offre aucun danger?

Pour savoir au juste à quoi s’en tenir, le conseil suprême désigna quelques-uns de ses membres qui devraient se rendre auprès du baptiseur et l’interroger habilement. Les sanhédrites désignés pour cette mission furent choisis dans la secte des pharisiens, qui étaient chez les Juifs ce que les jésuites sont chez les catholiques: les pharisiens formaient, en effet, une société religieuse, dont les adhérents, disséminés, fréquentaient le monde et jouissaient d’un très grand crédit; ils s’occupaient activement de politique, prétendaient guérir toutes les maladies au moyen d’exorcismes, et aspiraient surtout à dominer leurs compatriotes et coreligionnaires. En somme, c’étaient des intrigants ambitieux.

Ces délégués se firent escorter par des lévites et allèrent à Béthanie.

— Qui es-tu? demandèrent-ils au baptiseur. Es-tu le Messie que nous attendons?

— Jamais de la vie! répondit Jean. Moi, le Messie! Je ne le suis pas; non, je ne le suis pas!

— Serais-tu par hasard Élie, qui a disparu il y a quelques cents ans et reviendrais-tu sur la terre?

— Je ne suis pas Élie.

— Es-tu du moins un prophète?

— Pas davantage.

— Mais qui es-tu donc, alors?

— Je suis la voix de celui qui crie dans le désert: Redressez les sentiers du Seigneur!

Cette fois, les pharisiens étaient renseignés. Toutefois, l’un d’entre eux, pensant que Jean n’était pas absolument dans son droit lorsqu’il baignait ses visiteurs, lui posa encore cette question :

— Pourquoi fichtre baptises-tu, si tu n’es ni le Messie, ni Élie, ni prophète?

Jean, évitant une réponse directe, leur dit :

— Eh! qu’est-ce que cela peut vous faire que je baptise? Pour moi, je baptise dans l’eau; mais il y en a un au milieu de vous que vous ne connaissez pas, et c’est précisément celui-là qui doit venir après moi, et celui-là qui est au milieu de vous, je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers!

Les pharisiens n’insistèrent pas. Chacun d’entre eux avait le droit de prendre pour un compliment à son adresse la dernière phrase du baptiseur. Ils s’en retournèrent à Jérusalem et rendirent compte de leur mission au Sanhédrin.

Voici, sans conteste, quelle fut leur opinion :

— Nous avons vu le baptiseur. Quel toqué, mes amis! On a rarement connu d’aliénés battant la breloque à ce point. Quant à être dangereux, c’est une autre affaire: tant qu’il se contentera de s’époumonner dans le désert, on peut le laisser tranquille. Un crâne fêlé, voilà tout.

Le lendemain de cette visite des pharisiens, Jésus, qui descendait de la haute montagne où il avait permis au diable de le transporter, vint à son tour vers Jean-Baptiste.

Dès que le fils de Zacharie aperçut son cousin, il se mit à beugler :

— Le voilà! le voilà! l’agneau divin! le voilà, celui qui porte les péchés du monde!

Les assistants, n’apercevant ni agneau, ni mouton, ne prirent point garde aux cris de Jean.

Jean continua :

— Je ne le connaissais pas, le divin agneau. Mais il vient après moi, et il est au-dessus de moi, parce qu’il était avant moi.

— Vous l’avez déjà dit, fit observer quelqu’un.

— Cela ne fait rien, je le répète. Et si vous me demandez pourquoi je baptise dans l’eau, sachez que c’est afin que l’agneau soit connu de tout Israël.

On faisait cercle autour de Jean. Cette foule de curieux qui s’amassait l’encourageait à beugler de plus belle.

— J’ai vu le Saint-Esprit, poursuivit-il, je l’ai vu, je l’ai vu; un pigeon est descendu du ciel sur l’agneau et est demeuré sur lui. Pour moi, je vous en donne ma parole la plus sacrée, je ne le connaissais pas; mais celui qui m’a envoyé baptiser m’avait dit: « Quand le pigeon descendra sur l’agneau, c’est que l’agneau sera le fils de Dieu[14].”

Personne n’ayant compris que Jean voulait parler de Jésus, on s’en alla, en commentant diversement la folie du baptiseur.

Le surlendemain, Jean-Baptiste était encore là avec deux pêcheurs galiléens: André, fils de Jonas, et Jean, fils de Zébédée; ce dernier était un tout jeune adolescent, aux longs cheveux blonds, joli comme un cœur.

Passa Jésus. Le baptiseur, cette fois, désigna du geste le fils de Marie, en répétant sa ritournelle :

— Vous le voyez, ce grand châtain-clair qui se balade là-bas?… Eh bien, c’est lui qui est l’agneau divin dont je vous parle tant.

Jean et André lâchèrent Baptiste et suivirent Jésus. Alors, le Christ se retourna et, voyant qu’ils le suivaient, il leur dit :

— Que cherchez-vous?

Ils lui répondirent :

— Faites-nous savoir seulement où vous demeurez.

Jésus répliqua :

— Dans ce cas, venez avec moi.

Il les conduisit donc à une hutte abandonnée, où il couchait quelquefois la nuit, les fit entrer et referma la porte sur eux. Il était la dixième heure du jour, c’est à dire quatre heures de l’après-midi.

Que se passa-t-il dans la hutte? L’Évangile n’en dit rien. Quel fut l’Entretien du Verbe avec ses deux compléments? Mystère.

Un théologien, à qui j’emprunterai encore souvent ses commentaires sur l’Évangile[15], écrit ceci: « Cet entretien se prolongea sans doute et devint une de ces communions intimes, chères aux âmes saintes, d’où elles sortent pleines de force et de lumière, avec l’inébranlable certitude que Dieu s’est révélé à elles. Quand la nuit vint, les deux disciples étaient gagnés à Jésus.” — N’insistons pas.

Toujours est-il qu’André et Jean, le joli garçon, furent enchantés de leur nouvelle connaissance. André en parla même à son frère Simon, pêcheur comme lui, et l’amena à Jésus.

Celui-ci l’interpella en ces termes :

— Vous êtes Simon, fils de Jonas, n’est-ce pas? À dater d’aujourd’hui, je change votre nom. Vous vous appellerez Céphas, c’est-à-dire pierre.

Simon accepta de s’appeler caillou.

Le lendemain, Jésus, toujours sur les bords du Jourdain, rencontra un quatrième galiléen nommé Philippe. Il était de Bethsaïde, le village d’André et de Pierre.

— Suis-moi, lui fit Jésus; qui m’aime me suive!

Philippe suivit.

Enfin, un nommé Nathanaël, fils de Tolmaï (Bar-Tolmaï, d’où l’on a fait Barthélemy), se joignit à la petite troupe sur les exhortations de Philippe.

Quand on le lui présenta, Jésus dit :

— Pour le coup, voilà un vrai israélite; il me plaît, cet homme-là.

— Tiens, objecta Barthélemy, d’où me connaissez-vous?

— Avant que Philippe t’appelât, répondit Jésus, je t’ai vu.

— Quand ça?

— Il y a déjà quelque temps.

— Où donc?

— Eh! eh! sous le figuier.

“Évidemment, dit notre théologien commentateur, Jésus faisait allusion à quelque action accomplie sous un figuier avant l’appel de Philippe, action secrète pour nous, mais connue de lui et de Barthélémy. En la rappelant, le Seigneur se révélait comme le voyant divin à qui rien ne peut être caché.”

— Bigre! s’écria Barthélemy, vous êtes fort, vous! Décidément, vous êtes le Fils de Dieu, le roi d’Israël!

Jésus poursuivit :

— Ah! mon gaillard, je t’épate. Parce que je t’ai dit que je t’avais vu sous le figuier, tu crois. Tout cela n’est rien. Laisse-moi faire, et tu verras de bien plus grandes choses.

— Qu’est-ce que je pourrais bien voir encore? demanda Barthélemy.

Et les autres disciples interrogeaient aussi le Christ d’un regard curieux.

— Vous verrez… je vous le donne en mille… vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur moi.

Les disciples bondirent de joie à la promesse de ce beau spectacle.

Dès lors, Jésus avait formé son noyau d’apôtres: André, Jean le bien-aimé, Simon-Caillou, Philippe et Barthélemy.

Le Verbe était complété par cinq disciples, qui devaient à leur tour lui attirer de nouveaux adhérents.

Ainsi Baptiste, qui précéda Jésus, fut le sujet du Verbe; les apôtres furent ses compléments. Nous trouverons plus loin la conjonction.

CHAPITRE XIX

COMMENT UN DIEU SE CONDUIT DANS UNE NOCE

Quand le chef eut de la sorte réuni les premiers éléments de sa bande, il se mit en route. Accompagné de ses cinq lieutenants, il se dirigea d’abord du côté de Nazareth. Voyageant sans équipage ni bêtes de somme, ils purent camper la première nuit à Sichem, la seconde à El-Gannim, et de là, traversant la plaine d’Esdrélon, ils atteignirent la ville obscure où demeurait sa famille.

Nos vagabonds — ne l’oublions pas — n’avaient ni sou ni maille: ils avaient, tous les six, abandonné leurs métiers, peu lucratifs, sans doute, mais en somme honorables, et ils s’étaient proposé de vivre désormais aux crochets des imbéciles. Sur leur route, il n’y a pas à en douter, bien des poulaillers furent mis à contribution, et bien des vergers leur fournirent les desserts de leurs repas de bohêmes.

Ils comptaient demander peut-être quelques subsides à leurs amis de Nazareth; mais, lorsqu’ils y arrivèrent, toute la famille de Jésus était à une noce dans les environs.

— Bien, fit observer le Christ, nous nous invitons à la noce.

Et ils repartirent pour Cana, qui est à une lieue seulement de Nazareth.

Il s’agissait d’humbles artisans qui mariaient leur fille.

En Judée, le mariage était le gros événement de l’existence, et, même dans les familles pauvres, on le célébrait avec un certain apparat.

Quand Jésus survint, flanqué de ses cinq compagnons de vagabondage, la noce était déjà en train. Toutes les cérémonies d’usage étaient accomplies, il ne restait plus que le festin; mais ce festin nuptial durait souvent plusieurs jours. C’était là, cela va sans dire, la partie essentielle, pour notre bande de pique-assiettes; ils ne pensèrent donc pas qu’ils arrivaient trop tard.

Ils tombèrent au beau milieu de la fête, à l’heure où venait de finir la procession des fiancés. C’était un mercredi, jour consacré au mariage des demoiselles; les veuves qui se remariaient avaient pour elles le jeudi.

Voici comment les choses se passaient :

L“épouse se préparait avec soin au grand jour. D’abord, la veille, elle prenait un bain, — ce qui, quelquefois, était une nouveauté pour la belle, — un bain parfumé. Ensuite, elle se parait de tous ses bijoux et ornements, parmi lesquels une coquine de ceinture solidement agrafée, que l’époux seul avait le droit de défaire. Enfin, elle couronnait son front de myrte et se couvrait des pieds à la tête d’un immense voile.

Ainsi attifée, la jeune fille attendait l’arrivée du cortège. Près d’elle veillaient dix vierges qui devaient lui faire la conduite, une lampe à la main. C’était à une heure avancée que retentissait le cri adopté: « Voici, voici l’époux! sortez au-devant de lui!” On avait soin de choisir une belle nuit, ce qui n’était pas difficile, vu la fréquence du beau temps sous le climat de l’Asie-Mineure. La procession s’avançait, précédée d’une troupe de chanteurs qui mêlaient leurs voix au son des flûtes et des tambourins. Derrière eux, venait l’époux, vêtu de son habit de gala, le front ceint d’un turban doré qu’entouraient des guirlandes de myrte et de roses. Près de lui, dix amis tenaient en main des rameaux de palmier. Les parents l’escortaient, portant des torches allumées, et toutes les demoiselles du quartier les saluaient de leurs acclamations :

— Tiens, Éléazar qui se marie aujourd’hui!

— C’est la petite Noémi qu’il épouse, pas vrai?

— Parbleu, oui! la fille au père Samuel… Ils se sont connus à un bal, chez la grosse Rébecca, à la forêt des kikajons…

— Et comment est-elle, la Noémi?… Pas mèche de voir le bout de son nez, avec son grand diable de voile…

— Une roussotte, ni mal ni bien, avec une bouche qui a toujours l’air de vouloir avaler la lune… C’est une gaillarde…

— On dit qu’elle adore son futur… Y a pas huit jours qu’on les a surpris à se tarabuster près de la mare aux sangsues.

— Aussi, est-il heureux, ce fripon d’Éléazar!… Voyez donc, il fait des yeux de merlan frit!…

Une fois la procession terminée, l’époux, suivi de ses compagnons, s’avançait vers la jeune fille, et, la prenant par la main, l’amenait au seuil de la demeure: là, il recevait de son beau-père une large pierre plate sur laquelle était inscrit le chiffre de la dot, — quand il y avait une dot.

Après quoi, le cortège reprenait sa marche vers le lieu du festin.

J’ai dit que la noce durait plusieurs jours, comme en Bretagne. Les dîners succédaient aux déjeuners, les soupers aux dîners; on s’empiffrait jusqu’à s’en faire éclater la bedaine, et, entre les repas, on s’égayait par des énigmes et autres jeux d’esprit. Les choses se passaient ainsi, je n’invente rien.

“Une semaine entière, deux même parfois, s’écoulaient dans ces réjouissances.” (Tobie, chap. VIII, vers. 23.) Aussi, pour modérer l’excès du plaisir et ramener les esprits aux graves pensées, était-il d’usage de briser de temps en temps le verre des fiancés. Cette coutume du verre brisé se continue, du reste, de nos jours, dans les mariages israélites. À d’autres moments encore, tous les convives se voilaient la tête avec leur serviette ou avec un coin de la nappe, et poussaient des cris lugubres.

La série des festins s’ouvrait, quand nos pique-assiettes parurent. Ils s’installèrent sans façon au milieu des invités, et, vu la gaieté générale, le maître du logis ne songea point à leur faire affront.

Marie essaya bien d’adresser à Jésus une remontrance maternelle; mais le chenapan, qui ne brillait pas plus par le respect filial que par la politesse, lui répondit avec impertinence :

— « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi?”

Ces paroles, plus que grossières, l’Évangile a le sang-froid de les rapporter (Jean, chap. II, vers. 4), comme s’il s’agissait d’une réplique toute naturelle d’un fils à sa mère.

Notez qu’elles ne sont pas seulement le fait d’un goujat, mais encore d’un fieffé idiot. À la rigueur, Jésus aurait pu dire à Joseph, s’il avait été là: « Il n’y a rien de commun entre nous deux”; mais à sa mère!… Quelle monument d’inepte polissonnerie!

J’en appelle à tous les pères et à toutes les mères: est-ce que cela ne méritait pas une solide paire de calottes?

Une seule excuse peut militer en faveur de Jésus: c’est qu’il devait avoir ingurgité un peu trop d’apéritifs avant d’entrer dans la salle du banquet, et qu’il avait en conséquence la tête pas mal échauffée.

N’importe; Marie était faible, comme beaucoup de mères. Elle se contenta de se retourner vers l’amphitryon et ses domestiques, et elle leur dit :

— Ma foi, ne le contrariez pas, laissez-le faire.

Toute la sainte séquelle s’installa donc à la table des invités. Cet André, ce Simon, ce petit Jean, ce Philippe et ce Barthélemy, que personne n’avait jamais vus et qui n’avaient pas reçu la moindre lettre de faire-part, s’assirent carrément au milieu des gens de la noce.

Avec des malotrus de cette force, on pense si les bouteilles furent vile mises à sec. Au bout de quelque temps, tout le monde demandait du vin.

Jésus, qui avait le gosier altéré comme les autres, éprouva alors le besoin de faire jouer les ficelles de sa toute-puissance: il résolut de mettre sa divinité à profit pour exécuter un miracle, qu’en somme il devait bien aux assistants.

Il y avait là six grandes urnes de pierre, que l’on remplissait d’eau à la fin du repas, pour que les convives pussent se laver les mains.

Le Christ appela les serviteurs et leur dit :

— Emplissez les urnes d’eau.

Et les serviteurs remplirent d’eau les urnes jusqu’au bord.

— Maintenant, continua Jésus, puisez dans les urnes, et portez à boire à tout le monde.

Et les serviteurs lui obéirent encore.

Ô prodige! l’eau avait été transformée en vin, et en vin exquis, s’il vous plaît.

Le beau-père, sur le coup, crut que le tour venait de son gendre, qui avait ménagé à ses invités une surprise.

Il lui dit donc :

— Mes compliments! Vous n’êtes pas comme les autres, vous! Les autres servent d’abord leur bon vin, et puis, quand chaque convive a son compte, ils font servir un vin de rebut, à la mauvaise qualité duquel personne ne prend plus garde. Vous, vous nous avez offert du bon vin d’abord; et, à présent, vous nous en offrez du meilleur encore. C’est bien, mon ami, c’est parfait; vous avez toute mon estime.

Mais, le nouveau marié savait très bien le compte de ses bouteilles; il rendit justice au charpentier vagabond qui, en fabriquant subitement du bon vin avec de l’eau pure, payait son écot et celui des camarades intrus. De la sorte, Jésus, qu’on n’avait pas vu d’abord de très bon œil, devint le héros de la fête.

Il en profita pour se faire applaudir dans une chansonnette de sa composition, laquelle nous a été conservée par saint Augustin (Épître 236, à l’évêque Cérétius). Cette chansonnette n’était peut-être pas très convenable, vu la présence de la jeune fiancée dont l’époux s’apprêtait à délier la ceinture; mais enfin, on fait ce qu’on peut, même lorsqu’on est un Messie.

Voici la chanson (air inconnu) :

C“était la poésie de l’époque. — Dans de telles conditions, vous le comprenez, la soirée se termina fort allègrement.

Grâce à Jésus, les vins des meilleurs crus coulaient à flots. On s’en fourra jusque-là, et tout le monde s’en alla fort joyeux de cette petite ribote.

Le premier miracle du Christ fut donc un miracle d’ivrogne.

CHAPITRE XX

UN ESCLANDRE DANS LE TEMPLE

Je vous laisse à penser si le miracle fit du tapage à Nazareth. Seulement, les compatriotes de Jésus ne croyaient pas trop à ses prodiges.

— Vous savez, disaient les Nazaréens en s’abordant le lendemain de la noce, vous savez, Jésus, le fils du charpentier…

— Eh bien, quoi? qu’a-t-il fait encore, le vaurien?

— Hier, il s’est invité à la noce d’Éléazar…

— Cela ne m’étonne pas, il a tous les toupets.

— Ce n’est pas tout, il avait amené avec lui une bande de cinq gueusards qu’il a connus on ne sait où et qu’il intitule ses disciples…

— Et alors?

— Ils ont bu comme des éponges, et, quand il n’y a plus eu de vin, le charpentier en a fabriqué…

— Il a fabriqué du vin! et avec quoi?

— Avec de l’eau.

— Oui, avec de l’eau et du campêche, ou tout autre bois de teinture. On la connaît, tous les débitants fabriquent du vin comme cela.

— Mais non! il paraît qu’il ne s’est servi que d’eau pure.

— Qu’en savez-vous? Y étiez-vous, à la noce?

— Moi, pas; mais Nabé l’affirme, et Nabé le tient de Mathuzael, qui le tient de Josias, qui le tient de Gédéon, dont le cousin Hircan lui en a fait le récit.

— Eh! ce cousin Hircan est bien l’oncle de la fiancée Noémi, n’est-ce pas?

— Précisément.

— Dame, je ne vois pas alors quelle foi on peut ajouter à ses paroles: c’est un ivrogne de la pire espèce, il se sera saoûlé selon sa sainte habitude, et le charpentier lui aura fait voir tout ce qu’il aura voulu.

— C’est, ma foi, bien possible; du reste, tous les gens de la noce étaient pleins comme des huîtres.

— Parbleu! ce Jésus est un rusé compère, il s’est moqué d’eux tous; son prodige est une supercherie de sa façon. En voilà un que la délicatesse ne gêne pas!…

En effet, si le miracle de Cana mettait en mouvement toutes les langues nazaréennes, du moins il produisait d’innombrables haussements d’épaules.

C’est ce qui ressort de l’Évangile.

Le petit Jean, un des disciples présents à la noce, ne se prive pas de montrer son dépit chaque fois que, dans son livre, il a occasion de parler des gens de Nazareth. « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth?” (Jean, chap. I, vers. 46.) Cette opinion était aussi celle de Barthélemy.

“La rudesse des Nazaréens était proverbiale, dit un pieux commentateur; peut-être ne virent-ils qu’imposture dans le miracle de Cana, et forcèrent-ils le fils de Joseph, comme ils l’appelaient, à s’éloigner de leur pays.”

Résultat: — À part les convives de la noce qui, pour comble de malheur, ont négligé de transmettre leur impression à la postérité, à part eux et le petit Jean, le fameux tour de l’eau changée en vin ne rencontra que des incrédules.

Jésus eut vite compris qu’à Nazareth il n’aurait aucun succès s’il voulait tenter un déballage de miracles, et il s’empressa de fuir cette ville où il se considérait comme beaucoup trop connu.

Il se rendit sur les bords du lac de Génésareth. Là, le pays était plus splendide et les gens plus simples d’esprit. En outre, il y avait autour du lac nombre de villas de plaisance où les belles petites de Galilée menaient joyeuse vie; or, notre gaillard de Jésus ne haïssait pas la fréquentation des jeunes et jolies pécheresses. Capharnaüm, Magdala et Tibériade étaient, au bord du lac, les villes les plus renommées en produits de ce genre. Enfin, les rivages de Génésareth se prêtaient admirablement à ses prédications. Le Christ n’avait qu’à monter sur une barque, et de là il débitait à la foule son boniment. En cas de danger, à la moindre apparition des sergents de ville du temps, il levait l’ancre et filait à grandes voiles sur la rive de vis-à-vis qui n’appartenait plus au territoire gouverné par Hérode Antipas.

Ce fut à Capharnaüm, ville d’eaux, qu’il fit sa première station; mais il n’y demeura pas longtemps.

Quand il pensa que l’affaire de Cana était oubliée, il résolut de se signaler de nouveau, mais cette fois à Jérusalem même. C’était l’époque de la Pâque: les caravanes se formaient sur tous les points de la Galilée, et se mettaient en route pour la ville sainte. Jésus et ses cinq compagnons suivirent une de ces caravanes, en compagnie d’autres mendiants, dévôts et vagabonds.

Son premier soin, à son arrivée à Jérusalem, fut de se rendre au Temple. La foule y affluait. On ne pouvait mieux choisir un endroit pour être remarqué en cas d’un esclandre quelconque.

L’Oint avait son plan en tête.

Le Temple, en ce temps-là, était encombré de marchands d’objets destinés aux sacrifices. Dans les cours, les parvis, les avenues et jusque sous le péristyle, se trouvait réuni tout ce qu’exigeait le service des autels. De même qu’aux alentours de nos églises modernes, de même que dans les vestibules de nos cathédrales d’aujourd’hui, il y a, à l’usage des bigots, un vrai marché d’articles de piété; de même, au temps de Jésus, les marchands offraient aux visiteurs du sanctuaire les victimes prescrites par la loi. De nos jours, c’est un assortiment complet de cierges, de médailles bénites, de scapulaires, d’agnus, de reliques, de chapelets, d’images avec oraisons jaculatoires au verso, de catéchismes, de menus riens indulgenciés, que des vendeurs alertes repassent aux fidèles naïfs; autrefois, c’étaient des colombes destinées aux offrandes des pauvres, des troupeaux de bœufs et de brebis pour les offrandes des riches. On n’immolait pas, en effet, rien que l’agneau pascal; les juifs, qui habitaient les villes lointaines et qui ne venaient à Jérusalem qu’une fois l’an, réservaient leurs dévotions pour la grande fête religioso-nationale: alors, on tenait toutes les promesses faites pendant les douze mois de l’année, on accomplissait d’un coup tous les vœux. Les choses n’ont pas changé, comme on voit.

Il suffit d’avoir assisté, par exemple, à Paris, à la neuvaine de sainte Geneviève du Panthéon, pour concevoir une juste idée du tumulte dans lequel se trouvaient, à la Pâque de Jérusalem, les parvis du Temple.

C“était un bazar universel, auquel ne manquaient même pas les changeurs. D’après la Bible (Exode, chap. XXX, versets 11—16), chacun devait aux prêtres un demi-shekel d’argent « pour le rachat de son âme”. Or, depuis la conquête romaine, la monnaie juive était rare; la plupart des pèlerins n’apportaient avec eux que des monnaies à l’effigie de César, et l’on pense bien que cet argent était indigne d’être offert au Seigneur. Aussi, les curés juifs avaient-ils installé à la porte du Temple des comptoirs de changeurs. Pas bêtes, les prêtres du temps! ils faisaient payer un droit de change sur une pièce d’argent qu’ils encaissaient sans délivrer la moindre marchandise. Vous me donnez cinq francs, je les prends, et je vous fais encore verser quinze centimes sous prétexte que j’ai eu la peine de mettre vos cinq francs dans mon gousset.

Jésus était là, avec ses cinq compagnons.

— Saperlipopette! murmurait Simon-Caillou en écarquillant les yeux, y en a-t-il de l’argent sur toutes ces tables! Et dire que nous n’avons pas le sou!

— Et des bœufs, y en a-t-il! et des moutons! ajoutait André.

— Comme un de ces agneaux irait bien à notre broche! repartait Barthélemy.

— Je me chargerais bien d’une paire de pigeons, roucoulait le petit Jean.

Les six malandrins se consultèrent du regard.

— Attention! fit le chef de la bande, et gare à la bousculade!

Sur ce, saisissant une poignée de cordes, il se précipita comme un fou furieux au milieu des marchands du Temple: à grands coups de pied, il renversa les comptoirs des changeurs, jetant par terre les piles de monnaie; en même temps, il tapait dur et ferme sur les bœufs, les moutons, les brebis et les agneaux, qui, beuglant et bêlant, se sauvèrent sous le fouet de Jésus; quant aux pigeons, race qui avait pourtant produit son père le Saint-Esprit, il défonça du poing leurs cages en hurlant à tue-tête à leurs propriétaires :

— Hors d’ici, marchands éhontés! Vous souillez cette maison de prières! vous en faites une caverne de voleurs!

On voit d’ici la bagarre. Si Jésus avait été seul à cogner, bien certainement il ne s’en serait pas tiré à bon compte, et les marchands lui auraient fait à coup sûr un mauvais parti. Un individu, si fort qu’il soit, ne bouscule pas sans aucun aide des centaines de marchands entourés d’une foule sympathique. Au contraire, une bande de chenapans, se ruant dans une multitude en désarroi et faisant l’esclandre décrit par l’Évangile, réussit facilement à augmenter le désordre sans courir de trop grands risques. C’est ainsi que l’événement a, sans aucun doute, eu lieu.

Jésus a pris pour lui la plus forte part de cette belle besogne; mais il a été secondé par les cinq camarades, renforcés d’autres vagabonds avec qui ils avaient lié connaissance en venant à Jérusalem.

La raison de cet esclandre n’était pas mal trouvée.

Entre nous, ce n’était qu’un prétexte, et voici le motif de mon opinion là-dessus: — Jésus était dieu, je ne le conteste pas; en sa qualité de dieu, il lisait dans l’avenir; lisant dans l’avenir, il savait que les prêtres chrétiens établiraient des bazars d’articles de piété aux portes de leurs églises, tout comme les prêtres juifs aux portes de leur Temple. En sa qualité de dieu, Jésus vit encore et il est tout-puissant, cela est indéniable; vivant encore, il voit que les prêtres chrétiens d’aujourd’hui sont aussi commerçants que les prêtres juifs d’autrefois; étant tout-puissant, s’il ne pulvérise pas les vendeurs de chapelets et de cierges qui encombrent les vestibules des églises catholiques, c’est qu’il juge que le commerce ne souille pas sa maison divine. Par conséquent, vu la divinité de Jésus, vu sa prescience, vu son éternité, vu sa toute-puissance, il est certain que le fils du pigeon a joué une petite comédie en bousculant à Jérusalem les marchands du Temple, sous prétexte que le commerce des articles de piété ne doit pas se faire dans un lieu sacré.

La vérité doit être que Jésus a tenu à se faire remarquer dans la capitale de la Judée, tout en procurant à bon marché à ses disciples argent et victuailles.

Quand la foule fut un peu revenue de sa surprise, quelques-uns interpellèrent le turbulent vagabond et lui demandèrent pourquoi il agissait de la sorte.

— Ah çà! répondit le Christ avec orgueil, est-ce que j’ai des comptes à vous rendre? Je suis le Messie, sacrebleu!

— Le Messie? dirent-ils en ouvrant un large bec. Et comment pourriez-vous prouver ce que vous avancez?

— Oh! rien n’est plus simple. Vous n’avez qu’à démolir ce temple, et je me charge de le rebâtir en trois jours.

— Quoi! s’écrièrent les Juifs, ce temple a coûté quarante-six ans à construire, et vous le réédifieriez en trois jours! Pour qui nous prenez-vous?

— Je l’ai dit, riposta Jésus, je ne m’en dédis pas. Qui tient le pari?

Cette fois, un silence général accueillit les paroles du Christ. Le Verbe était triomphant, et cela ne lui coûtait aucun miracle. On pense bien que, pour le plaisir de tenir un pari, les personnes assistant à cette scène n’allaient pas entreprendre la démolition du temple. D’abord, ils n’avaient pas sous la main les outils nécessaires. Ensuite, c’était commettre un délit que renverser un monument public.

Quant aux changeurs et aux marchands de moutons, ils avaient bien autre chose à faire qu’à discuter la valeur des calembredaines du bonhomme: les uns ramassaient leurs écus roulés à terre, les autres tâchaient de rattraper leurs bestiaux enfuis dans toutes les directions.

Profitant de l’ébahissement général causé par son aplomb imperturbable, le seigneur Jésus disparut dans la foule et s’en fut rejoindre ses disciples, qui, comme bien l’on pense, n’avaient pas perdu leur temps.

CHAPITRE XXI

NICODÈME

Vous n’avez pas oublié cette ambassade de pharisiens que le Sanhédrin envoya auprès de Jean-Baptiste. Vous vous rappelez que ces délégués revinrent à Jérusalem avec la conviction bien arrêtée que le mangeur de sauterelles des bords du Jourdain était parfaitement toqué.

Eh bien, la vérité m’oblige à dire que, parmi ces pharisiens, il s’en trouva un qui ne sut pas au juste à quoi s’en tenir.

Il ne dit rien; mais, en rentrant chez lui le soir, il se posa en lui-même toute une série de points d’interrogation.

— Ce Jean est-il un vulgaire illuminé? ou bien est-il réellement inspiré de Dieu? Est-ce un farceur qui bat la campagne? ou bien est-ce un prophète bon teint? Prophète, il nie l’être; il nie être Élie; il vide des baquets d’eau sur la tête des gens, et il annonce l’arrivée d’un monsieur dont il se proclame indigne de dénouer les cordons des souliers. Ce monsieur est-il arrivé? viendra-t-il? ou ne viendra-t-il pas? Faut-il croire ce Jean? ou faut-il ne pas le croire? Dois-je faire un rapport concluant à ce que cet étrange individu soit enfermé dans un hospice d’aliénés? ou bien dois-je aller me prosterner devant lui et implorer l’honneur de recevoir son baquet d’eau sur mon occiput?

Le pharisien en question était on ne peut plus perplexe.

Il s’appelait Nicodème. Son nom est resté. Quand on veut traiter quelqu’un d’imbécile, on lui dit: — Eh! va donc, Nicodème!

Nicodème vivait sur des charbons ardents, depuis qu’il avait vu Jean-Baptiste.

Il regardait en dessous son valet de chambre, son jardinier, son cuisinier, son cocher, et disait :

— C’est peut-être celui-là qui est le Messie! Je l’emploie à mon service, et je ne suis pas même digne de dénouer les cordons de ses souliers!

Puis, après avoir longuement considéré son homme, il reprenait, toujours en son for intérieur :

— Nicodème que je suis! Qu’est-ce que viendrait faire un Messie à cette heure? Jamais le culte du Seigneur n’a été si prospère, jamais la dévotion n’a été si fervente. Chaque année, aux fêtes de la Pâque, le Temple est encombré de pèlerins venus de tous les coins et recoins de la Judée. Que diable! la foi ne se meurt pas, le Messie viendra plus tard.

La nuit, quand il était bien étendu mollement dans son lit, voilà que le doute se mettait de nouveau à envahir son âme, et il s’endormait en pensant à Jean-Baptiste.

En plein sommeil, sa femme était réveillée par une douleur aiguë: c’était Nicodème qui mordait à pleines dents dans le bras de madame.

— Ah! çà, Nicodème, vous devenez fou?

— Pardon, mignonne, je rêvais que Jean m’administrait le baptême dans le désert et que je mangeais des sauterelles.

Ce n’était plus une existence tenable que menait l’incertain sénateur; — car il faut vous dire que Nicodème était membre du Sénat juif.

Aussi, lorsque Jésus vint faire son bacchanal au Temple, Nicodème, ayant appris la chose, en fut frappé, et vit dans cette aventure toutes sortes de coïncidences avec les prédictions de Jean-Baptiste.

— Un homme, pensa-t-il, qui envoie des coups de pied dans les comptoirs des changeurs de monnaies, est évidemment un particulier dont le premier venu ne dénouerait pas les cordons de souliers.

Et il se posa pour la centième fois cette question :

— Si c’était, celui-là, le Messie?

À tout hasard, il résolut d’aller demander à Jésus lui-même s’il n’était pas, par aventure, le personnage annoncé par les prophètes. Cette démarche ne lui coûterait rien, et il finirait peut-être par être fixé.

Seulement, messire Nicodème, quoiqu’il eût hâte d’étancher la soif de son incertitude, ne tenait pas à se compromettre, et il attendit la nuit pour aller rendre visite au nommé Jésus.

Il réussit — l’Évangile ne dit pas comment — à trouver la demeure du vagabond, et il frappa à sa porte.

Comme il avait la prétention d’être malin, Nicodème n’ouvrit pas l’entretien par une interrogation. Il forma, au contraire, le beau projet de tirer les vers du nez au charpentier en rupture d’établi.

Il le salua jusqu’à terre et l’appela: Rabbi.

Chez les israélites, il y avait deux mots, commençant tous les deux par Ra, qui étaient, l’un le maximum du respect, l’autre le maximum de l’injure.

C“étaient Rabbi et Raca.

Dire à quelqu’un: Rabbi, cela équivalait à toutes les louanges possibles et imaginables. Dire à quelqu’un: Raca, c’était plus que le souffleter sur les deux joues.

— Rabbi, fit mielleusement Nicodème, nous savons tous très bien que vous êtes venu de la part de Dieu pour nous instruire comme un docteur. Il n’y a qu’une voix dans tout Jérusalem pour célébrer les miracles que vous exécutez à la satisfaction générale, et, du moment que vous accomplissez des miracles, c’est que Dieu est avec vous.

Admirez un moment la rouerie du cauteleux sénateur. Jésus n’avait pas encore accompli un seul miracle à Jérusalem. Il n’avait alors à son actif que l’affaire de l’eau changée en vin à Cana, tour exécuté dans une société de pochards, et dont les incrédules Nazaréens faisaient des gorges chaudes. En tout cas, si cet exploit de prestidigitateur était un miracle, le bruit n’en était pas venu à la capitale. Nicodème n’était au courant de rien du tout; mais, pour se mettre du premier coup dans les bonnes grâces de l’Oint, il jugeait bon de débuter par une flatterie qu’il croyait adroite.

Mais il avait affaire à forte partie. Celui qui avait coupé au Verbe le filet n’avait pas volé son argent.

Jésus mit son poing sur la hanche et répondit à Nicodème :

— Vous êtes bien bon. Je vois pourquoi vous venez ici. Vous voudriez avoir des renseignements exacts sur ma mission; mais mon bon ami, pour voir le royaume de Dieu, il faut d’abord vous donner la peine de naître de nouveau.

La réponse était obscure, Nicodème se sentit démonté.

— Faites excuse, répliqua-t-il. Je ne saisis pas bien. Comment peut naître un homme qui est déjà vieux? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère pour naître une seconde fois?

Jésus riait en lui-même.

— Ce nigaud-là, pensait-il, ne comprend pas mon apologue: soyons bon garçon, et mettons-le sur la voie.

Et il riposta :

— En vérité, en vérité, je vous le dis, excellent Nicodème, si un homme ne renaît de l’eau et du souffle, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu.

— De l’eau?

— Oui, de l’eau et du souffle.

— Qu’est-ce que cela veut dire?

— Ah! ah! c’est ici que je vous pince. Vous ne vous êtes pas fait saucer dans l’eau jusqu’au nombril par mon cousin Jean; vous n’avez pas reçu sur votre crâne chauve le souffle du pigeon. Voilà pourquoi vous ne comprenez goutte au sens de mes phrases. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit.

Nicodème ouvrait des yeux, grands comme des portes cochères.

Jésus continua :

— Ne vous étonnez pas de ce que je vous raconte, c’est très sérieux. Je vous dit et vous répète qu’il faut que vous naissiez de nouveau. Le pigeon souffle où il veut, et vous entendez sa voix; mais vous ne savez ni d’où il vient ni où il va. Il est de même de tout homme qui est né du pigeon.

— Fichtre! s’écria Nicodème, vous me dites des choses étonnantes; le malheur est qu’elles dépassent mon intelligence. Ce pigeon qui souffle et de qui des hommes sont nés, cette nécessité de naître une seconde fois en se trempant dans l’eau de votre cousin Jean, comment tout cela peut-il se faire?

Jésus, à son tour, prit un air étonné.

— Quoi! répliqua-t-il, vous êtes passé maître dans la science théologique, vous appartenez au Sanhédrin, et vous ignorez ce à quoi je fais allusion?… Cela est bien étrange.

— Ma parole!

— En vérité, en vérité, je vous le dis, je n’avance rien que je ne sache et que je ne sois prêt à prouver. Ce que je vous affirme, je l’ai vu; et cependant vous restez là, bouche béante, comme si je vous racontais des histoires extraordinaires. Mais, si vous ne me croyez point quand je vous parle d’eau et de souffle, c’est-à-dire des choses de la terre, comment me croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel? Aussi, personne n’est monté au ciel que celui qui est descendu du ciel, à savoir le Fils de l’Homme qui est dans le ciel. Suivez bien mon raisonnement. De même que Moïse a élevé dans le désert un serpent d’airain… Vous y êtes, n’est-ce pas?

— Allez toujours.

— Eh bien! de même il faut que le Fils de l’Homme soit élevé en haut…

— Mais je ne vois pas quel rapport…

— Afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle. Et voyez, mon cher ami, Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… Cela vous épate? et pourtant cela est ainsi. Or, si Dieu a envoyé son Fils dans le monde, ce n’est pas pour juger le monde, comme vous pourriez vous l’imaginer; c’est afin que le monde soit sauvé par lui. Tout cela, c’est pour vous dire que le Fils de Dieu, c’est… quelqu’un dont vous ne vous doutez pas.

Cet entretien charentonnesque est rapporté tout au long dans l’Évangile (Jean, chap. III, versets 1—21). Notez, chers lecteurs, que j’en passe; car je n’ai pas envie de vous rendre comme Nicodème au sortir de chez le Verbe.

Ah! le malheureux sénateur! C’est pour le coup qu’il allait être plongé de plus belle dans l’océan de la perplexité.

Lui, que Jean-Baptiste avait réussi à intriguer, il s’était frotté au fils de Marie!… Or, Baptiste n’était qu’un apprenti blagueur auprès de son cousin.

Nulle part, nous ne voyons dans l’Évangile, que Jean le précurseur ait été le moins du monde éloquent. Tandis que Jésus, c’était une autre affaire! S’il ne s’exprimait pas toujours dans un langage sensé, du moins il tenait sans peine son robinet ouvert pendant de longues heures: il avait l’élocution facile, monsieur le Verbe; quand il disait des bêtises, il en disait beaucoup.

Cet infortuné Nicodème eut, pendant plusieurs jours, la tête pleine des phrases incohérentes que lui avait débitées le divin moulin à paroles.

Quand il retourna chez lui, les oreilles lui tintaient; il lui semblait entendre un interminable bourdonnement.

En résumé, il avait voulu jouer au plus fin, et cela ne lui avait pas réussi. Il rentrait à son domicile Gros-Jean comme devant, se demandant plus que jamais :

— Y a-t-il un Messie? N’y en a-t-il pas? Est-ce Jean-Baptiste? Est-ce Jésus? N’est-ce personne? Jean est-il fou? Jésus s’est-il moqué de moi? Comment vais-je m’y prendre pour renaître de nouveau? Dirai-je à mes collègues du Sanhédrin que le Fils de Dieu va venir? Ou bien leur dirai-je de ne s’inquiéter de rien et de ne pas s’occuper de bavards qui sont des farceurs? Faut-il aller dénoncer ces faits à Hérode? Ou bien dois-je attendre de sentir sur mon crâne pelé le souffle du pigeon?

CHAPITRE XXII

OÙ JEAN-BAPTISTE FILE UN MAUVAIS COTON

N’allez pas vous figurer au moins que le Verbe, cette fois, établit sa résidence à Jérusalem. Notre Jésus n’était pas casanier; il ne pouvait rester en place.

Ajoutez à cela qu’après la bousculade des marchands du Temple, l’air de Jérusalem n’était guère bon à respirer pour lui et ses disciples.

Il reprit donc sa course vagabonde à travers la Judée.

Où alla-t-il? — On l’ignore. — Les docteurs catholiques supposent que ce fut vers les frontières de l’Idumée et s’appliquent à en établir les preuves. Ne les contrarions pas pour si peu.

En tout cas, il ne se promena point au sommet des collines ni dans les terrains arides; car l’Évangile nous apprend qu’après cette Pâque, Jésus se mit à baptiser tout comme saint Jean.

Le fils de Zacharie aurait pu trouver la concurrence déloyale; mais c’était une bonne nature.

Tels n’étaient pas les disciples de Jean-Baptiste; le mangeur de sauterelles avait fini, en effet, par rassembler autour de lui quelques toqués qui partageaient ses idées baroques.

Ceux-ci prenaient leur métier en pontifes et trempaient les gens dans le fleuve avec une gravité sans pareille.

Ils pensaient, non sans quelque apparence de raison, que leur maître avait inventé la cérémonie du baquet d’eau sur la tête, et, lorsqu’on vint leur apprendre que Jésus s’offrait de son côté ce passe-temps, ils crièrent à la contrefaçon.

Ils se rendirent donc auprès de Jean-Baptiste et lui tinrent ce langage :

— Maître, nous avons des nouvelles de ce grand châtain-clair à qui vous avez donné le baptême à l’époque où vous exerciez sur les bords du Jourdain.

— Tant mieux, mes amis, et que devient-il?

— C’est un plagiaire. Il paraît qu’il nous imite à présent. Il se met à baptiser comme s’il n’avait fait que cela dans sa vie, et, le plus vexant de l’histoire, c’est que tout le monde va à lui.

Sentez-vous toute l’aigreur qui ressort de cette plainte?

Jean-Baptiste et ses disciples avaient dû renoncer à opérer gratuitement. Une concurrence s’établissait à quelques lieues de leur petit commerce; les disciples se montraient vexés.

Mettez-vous un peu à leur place! Le métier était devenu bon, et voilà un gaillard qui venait le gâter.

Pour le coup, ils furent furieux.

Notre Jean, — tranquille comme Baptiste, c’est le cas de le dire, — écouta leurs doléances.

Il haussa les épaules et répondit à ses disciples :

— Le soleil luit pour tout le monde, la concurrence est l’âme du commerce. L’homme ne peut rien avoir qu’il n’ait reçu préalablement du ciel. Il faut envisager les choses, mes amis, d’une façon un peu plus large, saperlotte! Je vous ait toujours dit que je n’étais pas le Christ et que j’étais seulement envoyé pour l’annoncer.

— Soit, repartirent les autres, mais c’est vous qui avez eu l’idée du baquet d’eau; le Christ pourrait bien se dispenser de vous copier et de nous porter ainsi préjudice.

Jean de plus belle haussa les épaules.

— Vous me faites rire, s’écria-t-il. Ayez un peu la bonté d’écouter cette comparaison: L’époux est celui à qui est l’épouse, pas vrai? Or, quand un individu assiste au mariage de son ami, il est transporté de joie à l’aspect du bonheur de son ami qui épouse. De même, moi, je suis transporté de joie en apprenant que mon cousin Jésus est heureux de baptiser. Au lieu d’être jaloux de son bonheur, je m’en réjouis. C’est à cela que l’on reconnaît les vrais amis. Jésus croît tous les jours, et moi, au fur et à mesure, je diminue. Vive mon cousin!

Et, comme les disciples n’étaient pas convaincus par ce raisonnement, le fils de Zacharie ajouta :

— Voyez-vous, mes petits agneaux, nous provenons de la terre, tandis que mon cousin vient du ciel. Par conséquent, il est bien au-dessus de nous; c’est clair, cela!

Les disciples souriaient.

— Ah! ne riez pas de la sorte, s’écria Jean-Baptiste; vous me bassinez à la fin. Jésus est le fils du pigeon, et le pigeon est Dieu. Ce n’est pas sans motif, nom d’un petit bonhomme! que le pigeon a mis au monde un fils. Dieu aime son fils, hein? Alors, si vous voulez suivre mon conseil, ayez le bon esprit de ne pas tarabuster Jésus, vu que celui qui croit au fils de Dieu aura la vie éternelle, et, au contraire, celui qui ne croit pas attirera sur lui la colère de Dieu. Gare!

Cette fois, les disciples jugèrent inutile d’insister. Ils pensèrent des idées du baptiseur ce qu’ils voulurent; mais ils ne contrarièrent point leur maître. Quand Jean-Baptiste avait quelque chose en tête, il ne l’avait pas aux pieds.

Toujours est-il que notre homme fut loin de se formaliser de ce que Jésus l’imitait. Il continua, de son côté, à verser des baquets d’eau sur la tête des gens, et même, il ajouta une corde à son arc: il s’établit orateur politique et se mit à faire la critique du gouvernement.

Le tétrarque de Galilée était, je l’ai dit, Hérode Antipas, fils d’Hérode-le-Grand. Cet Antipas, né d’une samaritaine nommée Malthace, quatrième femme du vieil Hérode, avait un frère, Philippe, tétrarque de la Batanée, de la Trachonitide et de la Gaulanitide. Philippe devait le jour à Mariamne, fille d’un grand-prêtre, troisième femme d’Hérode-le-Grand.

Philippe avait épousé une de ses nièces, la belle Hérodiade, jeune personne très impérieuse et ardente.

Un beau jour, Antipas, se trouvant à la cour de son frère Philippe, s’amouracha d’Hérodiade, qui, en même temps que sa belle-sœur, était sa nièce, à lui aussi.

Longtemps il comprima cette passion naissante; mais il finit par ne plus pouvoir y résister. Il invita alors à dîner le frère Philippe et sa femme, leur donna un festin somptueux, en un mot, les régala de la façon la plus gracieuse du monde.

Philippe se disait :

— C’est curieux! il est diablement gentil aujourd’hui, mon frère Antipas. Bien sûr, il a quelque chose à me demander. Sans doute médite-t-il une guerre contre un prince voisin, et, tout à l’heure, entre la poire et le fromage, il va solliciter mon alliance. Ce scélérat d’Antipas! est-il rusé! le malheur est que je vois son jeu.

Je t’en fiche, Philippe ne voyait rien du tout.

Antipas ne pensait à aucune guerre. Pour faire à ses invités les honneurs de la maison, Antipas avait placé sa femme à côté de son frère, et Hérodiade, par contre, était assise auprès de lui-même. Tout le temps du dîner, Antipas pressait le genou d’Hérodiade, tandis que Philippe, sans arrière-pensée aucune, versait gravement à boire à sa belle-sœur.

Les mets succulents succédaient aux mets succulents, et Antipas pressait toujours le genou d’Hérodiade. Enfin, le dessert fut servi.

— Philippe, fit le tétrarque de Galilée, j’ai quelque chose de particulier à te dire.

— Nous y voilà, pensa Philippe.

Et il ajouta tout haut, d’un petit ton d’intelligence :

— Tiens, tiens, tiens… Eh bien, dis-le donc, mon cher Antipas!

— Non, pas pour le moment; tout à l’heure, après le dîner.

— Ce sera comme tu voudras.

— Ce que j’ai à te communiquer, vois-tu, Philippe, ne peut pas être dit devant ces dames.

— Bigre de bigre! exclama le tétrarque de Batanée, qui pour le coup fut surpris.

Il ne s’agissait donc pas d’une alliance en prévision d’une guerre alors. Que pouvait bien signifier l’air mystérieux du frère Antipas? Les deux épouses ne devaient pas entendre ce qui allait se dire; c’était en conséquence quelque chose de fort délicat.

Vivement intrigué, Philippe avala son dessert en quelques bouchées, et, sans même prendre le temps d’essuyer avec la serviette sa figure barbouillée de confiture, il se leva de table. Antipas en fit autant.

Les deux frères-rois se prirent par le bras et s’en allèrent dans le jardin, sous une tonnelle.

— Qu’est-ce donc? demanda Philippe.

— Mon cher, ma femme me sort des yeux, j’en ai par dessus la tête, je vais la répudier.

— Je comprends que tu n’aies pas tenu à me faire tes confidences tantôt à table… Cependant, Antipas, ta femme n’est pas mal, elle est gentille…

— C’est possible, mais je ne l’aime pas, et j’en aime une autre…

— Cela se complique… Répudie ta femme, puisque tu ne l’aimes pas, et épouse celle que tu aimes. Seulement, tu sais, ton beau-père Arétas n’est pas commode: il est puissant, il est roi d’Arabie, il commande à de nombreuses troupes. À coup sûr, il prendra mal la chose, et il te déclarera la guerre…

— C’est vrai! mais j’aime tant celle que j’aime!!!

— Pauvre frère, te voilà pris! Je te plains, sincèrement… Tu connais, Antipas, mon affection pour toi. Eh bien, compte sur moi. Si ton beau-père envahit ton territoire, je viendrai à ton aide, je te le promets.

— Merci, Philippe.

— Ainsi donc, convole à de nouvelles noces. Tu m’inviteras, hein?

— Philippe, je vais te dire tout… Je veux bien répudier ma femme, mais je ne puis pas épouser celle que j’aime.

— Pourquoi?

— Bédame, elle est mariée.

— Enlève-la alors!

— Comme tu y vas!… Seulement, il y a des situations qu’un homme est obligé de respecter… Je suppose que tu tombes amoureux de la femme d’un de tes meilleurs amis, tu n’iras pas la lui ravir, que diable!

— En effet, le cas est, ma foi, très embarrassant.

— Si encore on pouvait s’entendre avec l’ami, s’il était assez dévoué pour céder sa femme à l’amoureux, tout irait sur des roulettes. — Eh bien, essaie, Antipas. Va trouver cet ami et ouvre-lui franchement ton cœur.

— Il m’enverra à la balançoire!

— Qui sait? Tout le monde n’est pas fou de passion comme toi, mon pauvre Antipas. J’en connais, quant à moi, pour qui la femme n’est qu’un meuble… et un meuble très secondaire.

Antipas poussa un soupir; puis, s’enhardissant :

— Philippe, fit-il, tu m’encourages; je t’ai promis de te dire tout, je te dirai tout…

— Est-ce que je la connais, celle que tu aimes?

— Oui.

— Est-ce que je puis t’être utile dans les négociations de cette affaire?

— Oui.

— Donne-moi donc le nom du mari, et pour peu qu’il appartienne à la catégorie dont je te parle, je me charge de lui persuader qu’il n’a plus qu’à divorcer avec sa femme pour te faire plaisir.

— C’est que, Philippe… mon cher Philippe…

— Quoi encore?

— C’est que… c’est que…

— Allons, parle, sapristi!

— Tu le veux?… Eh bien, ce mari, c’est toi.

— Ah bah! Tu aimes Hérodiade?

— Si je l’aime!… Mais c’est-à-dire que je l’adore, que je l’idolâtre! Le Vésuve n’est plus à Naples, Philippe.; il est dans ma poitrine!…

En disant cela, il se donnait un grand coup de poing dans le creux de l’estomac. Philippe était ahuri. Le premier moment de surprise passé, il partit d’un grand éclat de rire.

— Par exemple! exclama-t-il, si je m’attendais à celle-là!… Tu aimais ma femme, et tu ne m’en disais rien?

— Que veux-tu, Philippe? Il y a des cas où l’on ne peut aller crier son amour sur les toits.

— Oui, c’est bon pour les chats… En résumé, tu es amoureux, tu vas répudier d’une part, et tu voudrais me voir divorcer de l’autre… Une dernière question: ma femme t’aime-t-elle?

— Parbleu!… mais je te jure que… tu sais… pas le moindre coup de canif dans ton contrat…

— Ton affirmation me suffit… Eh bien! Antipas, mon cher Antipas, puisque tu aimes Hérodiade, qui est, du reste, notre nièce à tous deux, je te la cède, je divorce, épouse-la.

— Je n’osais pas te le demander.

— Que tu étais bébête!

Et les deux frères s’embrassèrent avec effusion.

Quelqu’un à qui cette solution fit plaisir, c’est Hérodiade; mais c’est la fille au roi d’Arabie qui ne fut pas contente!

Elle se drapa dans sa dignité, et, sans attendre que la répudiation d’Hérode Antipas fut insérée au journal officiel du royaume, elle se retira dans une forteresse, la forteresse de Machéronte, située sur un des monts qui bordent, à l’orient, la mer Morte.

Philippe, lui, tint sa promesse: le divorce eut lieu à l’amiable, et Antipas épousa solennellement Hérodiade. L’ex-mari fut de la noce, et l’on peut même croire qu’il signa comme témoin, — si toutefois, à cette époque, il y avait des témoins qui signaient.

Bref, Philippe se comporta envers Antipas comme le meilleur des frères, et Antipas ne sut jamais à quel point lui témoigner sa reconnaissance.

Au milieu de ses transports d’amour, il disait à Hérodiade :

— C’est égal, un autre n’aurait peut-être pas pris la chose comme ça… C’est une crème que ce Philippe!

Et il pressait Hérodiade sur son cœur.

— Il a toujours été bien bon pour moi, ajoutait la belle; c’est à sa générosité que nous devons notre bonheur.

Et elle posait amoureusement sa tête sur l’épaule d’Antipas. Et tous deux murmuraient en confondant leurs baisers :

— Que Dieu conserve de longs jours à cet excellent Philippe!

Mais voilà qu’il y eut un monsieur que cet arrangement fraternel exaspéra au plus haut degré: ce fut Jean-Baptiste.

Quand des voyageurs venaient dans son désert pour se faire verser des baquets d’eau sur la tête, il leur faisait part de ses impressions sur la conduite d’Hérode.

— Quelle abomination! hurlait-il. C’est un scandale! Ce roi est doublement incestueux. Sa nouvelle femme est à la fois sa nièce et sa belle-sœur. Infamie! infamie!

— Pardon, objectaient quelques-uns; relativement au premier cas, ce n’est pas le premier mariage entre oncle et nièce qui se voit sous la calotte du ciel, et vous-même n’avez rien trouvé à reprendre quand c’était l’oncle Philippe qui épousait Hérodiade; pour ce qui est de la question belle-sœur, puisque Philippe a divorcé de bon gré et suivant la loi, qu’est-ce que cela peut vous faire, à vous?

— Ce que cela peut me faire?… mais cela me vexe, voilà!

— La vie privée des gens, cependant, ne vous regarde pas.

— Elle me regarde!… Je n’entends pas que cette union, qui me déplaît, dure plus longtemps.

— Que ferez-vous donc pour y mettre un terme?

— Je crierai du matin au soir et du soir au matin qu’Hérode est un pas grand’chose, et qu’Hérodiade ne vaut pas mieux que lui.

— Cela ne vous avancera à rien. Ce n’est pas parce que vous crierez votre indignation à tous les échos que le roi reprendra son ancienne femme, qu’il a répudiée dans toutes les règles.

— Arrivera ce qu’il arrivera, je crierai tout de même.

— On rira de vous, Hérode finira par se fâcher, et vous serez coffré.

— Il ne l’osera pas.

— Comptez là-dessus!

Jean-Baptiste ne voulait entendre aucun des avis salutaires qu’on lui donnait. Il allait, comme un vieux concierge, clabauder partout contre le tétrarque.

D’abord, Hérode trouva drôle ce marchand de baquets d’eau, qui se mêlait de censurer sa conduite. Puis, à la longue, il déclara que Jean-Baptiste serait invité à lui ficher la paix, et l’invitation fut faite à l’illuminé du Jourdain. Mais celui-ci n’y prit garde.

À bout d’averlissements, Hérode donna des ordres sévères.

La police se présenta à Jean-Baptiste :

— Tant que vous vous êtes contenté de flanquer des douches aux gens, fit le chef, on vous a laissé tranquille. Le rapport des pharisiens était que votre tête avait complètement déménagé; on tolérait vos fantaisies inoffensives. Mais aujourd’hui, vous êtes devenu un fou dangereux. Vous injuriez d’une façon quotidienne le gouvernement. Vous dites prêcher la religion; or, les hommes de religion déclarent que le respect est dû à l’autorité. Vous êtes par le fait en contradiction avec vous-même; ce qui prouve que vous êtes plus toqué que jamais. Seulement, comme voilà trop longtemps que cela dure, nous avons l’honneur de vous arrêter.

On s’empara donc de la personne du baptiseur, on saisit son baquet et l’on mit les scellés sur sa hutte.

Après quoi, on l’inséra dans la forteresse de Machéronte, la même où la première femme d’Antipas s’était réfugiée. Seulement l’épouse répudiée y vivait en toute liberté, tandis que Jean-Baptiste y figurait derrière de bonnes grilles et sous de solides verrous.

La position n’était pas gaie, surtout pour un habitant du désert, pour un amateur de larges horizons.

Au lieu de le calmer, cette incarcération le mettait hors de lui, et, quand une hirondelle descendait d’un créneau pour se jeter dans l’espace, Jean-Baptiste, agitant les mains à travers les barreaux de sa fenêtre, lui criait comme un enragé :

— Hirondelle gentille, va dire au roi Hérode qu’il a perdu toute mon estime et que ça lui portera malheur!

CHAPITRE XXIII

LA CONQUÊTE D’UNE SAMARITAINE

Bien que doué de la toute-puissance, le seigneur Jésus n’était pas précisément ce qu’on est convenu d’appeler un homme courageux. Il avait même un certain fond de poltronnerie.

Quand il eut connaissance de l’arrestation de Jean-Baptiste, il se dit que son tour pourrait bien ne pas tarder à venir et il s’empressa de changer de contrée.

L“Évangile, pour pallier le ridicule de cette caponnade, explique que le Christ fut poussé à s’enfuir, non de son propre mouvement, mais « par la vertu du Saint-Esprit.” Voilà encore le pigeon qui s’en mêle. C’est saint Luc qui a trouvé le moyen d’arranger si bien les choses (chap. IV, v. 14).

Or, comme notre vagabond baptisait alors sur les frontières de l’Idumée, et que la Galilée était la région où il avait décidé de porter ses pas, il lui fallut traverser toute la Judée et ensuite la Samarie.

L’apôtre Jean, le joli garçon, s’est chargé de nous transmettre le récit de ce voyage.

Ce fut, paraît-il, sur le coup de midi, — voyez comme les souvenirs de Jean sont précis, — que Jésus franchit la frontière qui séparait la Samarie de la Judée.

La petite ville de Sichem apparaissait à gauche de la route, entourée de prairies et de jardins. L’Oint ne poussa pas jusque-là. Fatigué d’une longue marche, il s’arrêta à l’entrée du vallon où la ville est située et près du puits de Jacob.

Les disciples, cependant, continuèrent la route vers Sichem; car leurs provisions étaient à bout et il s’agissait d’aller un peu marauder plus près de la cité pour se procurer de quoi manger.

Demeuré seul, Jésus chercha un abri sous la voûte du puits; presque tous les puits, en Orient, ont une voûte et des bancs.

Il regarda s’il n’y avait pas moyen de boire: impossibilité absolue; c’était un puits dépourvu de seau. Une corde pendait seule à une poulie. Les gens qui venaient puiser apportaient leur cruche, rattachaient à la corde, la remplissaient d’eau et s’en retournaient ainsi, leur provision faite.

Jésus était fort altéré. À moins de boire l’eau dont la corde se trouvait imbibée, il ne pouvait satisfaire sa soif.

Il allait prendre ce parti, quand il vit venir sur la route une femme portant une cruche sur son épaule. C’était une Samaritaine. Elle était jeune, alerte, jolie femme.

— Voilà mon affaire, se dit le vagabond.

Il la laissa s’approcher.

Un moment, il pensa qu’à l’aspect d’un homme, la beauté de Sichem s’effaroucherait et prendrait la fuite: en effet, les femmes orientales sont assez timides. Elles n’ont pas la coutume d’aller ainsi puiser de l’eau au milieu du jour; défiantes à l’excès, et sachant combien ces polissons d’hommes sont entreprenants, elles ne se montrent auprès des fontaines que par bandes et au coucher du soleil. Or, celle-ci venait seulette, et même, quand elle aperçut un robuste gars assis nonchalamment sur le banc du puits, elle ne s’épouvanta pas. C’était une vertu facile, il n’y avait pas à en douter.

Elle attacha sa cruche à la corde pendante, et, une demi-minute après, la retira pleine d’eau.

— Donnez-moi à boire, fit Jésus, sans autre entrée en matière.

La Samaritaine regarda l’étranger. La civilité ne paraissait pas être la vertu capitale du monsieur. À son accent, à son costume, la belle fille comprit qu’elle avait affaire à un juif.

— Tiens, répondit-elle, avec une pointe d’ironie, vous êtes juif, et vous me demandez à boire, à moi qui suis samaritaine?

Il est bon que le lecteur sache qu’une inimitié sourde régnait entre les samaritains et les juifs. Les orgueilleux enfants de la Judée affectaient de considérer leurs voisins du pays de Samarie comme des êtres indignes de vivre.

Mais Jésus n’était pas d’humeur à faire le fier; il avait trop soif. Et voyez à quel point l’aventure était étrange: ce prestidigitateur émérite, qui avait su si bien fabriquer du vin aux noces de Cana, n’était plus capable, à Sichem, de se fabriquer de l’eau.

Il tirait la langue, le pauvre sire. Aussi, pour avoir quelques gouttes du liquide dont son gosier desséché avait besoin, essaya-t-il de se rendre intéressant.

— Ah! riposta-t-il à la Samaritaine, il y a eau et eau, comme il y a fagots et fagots. Je vous demande à boire, et vous avez l’air de me refuser. Si vous saviez quel est celui qui vous parle, au lieu de lui refuser à boire, c’est vous qui lui demanderiez de l’eau vive.

— Vous me la baillez belle, fit la Samaritaine, avec votre eau vive! Et comment en tireriez-vous de ce puits si profond, vous qui n’avez pas le moindre seau ni la moindre cruche à votre service? Etes-vous donc plus malin que notre ancêtre Jacob qui nous a légué ce puits et qui y a bu, ainsi que ses fils et ses troupeaux?

Tout en disant cela, la belle enfant avait ramené sa cruche remplie, et, pas mauvaise fille au fond, elle en approcha les bords de la bouche de Jésus. Celui-ci se désaltéra.

Puis :

— Entendons-nous! repartit-il. L’eau que vous venez de tirer de ce puits est une eau qui ne calme pas absolument la soif, tandis qu’avec l’eau dont je parle on est pour jamais désaltéré. Si je vous faisais boire à ma source, vous en auriez pour l’éternité à ne plus en réclamer une goutte!

— Il est drôle, ce gaillard-là, pensa la Samaritaine.

Et elle ajouta à haute voix :

— Pendant que vous y êtes, vous devriez bien m’en donner un peu de votre eau, afin que je ne connaisse plus jamais la soif.

Jésus cligna de l’œil.

— Allez me chercher votre mari, dit-il; je serais bien aise de faire sa connaissance.

La Samaritaine partit d’un éclat de rire.

— Mais je n’ai pas de mari! fit-elle.

— À qui le racontez-vous? répliqua Jésus. Vous n’avez pas de mari? Parbleu! vous ne les comptez plus, ceux qui vous ont épousée. Vous en avez eu deux, trois, quatre, cinq, une ribambelle; et celui que vous avez maintenant n’est pas votre mari. Je m’y connais, la petite mère!

La petite mère se campa, regarda bien en face le seigneur Jésus, et s’écria :

— Ma parole, vous êtes renversant, vous! Vous devinez tout ça rien qu’au premier coup d’œil… Vous êtes sorcier, alors?… Ah! ça, c’est donc vrai ce qu’on m’avait dit, que les docteurs de Jérusalem étaient au courant de tout!… car, je le comprends très bien à présent, vous êtes un docteur de Jérusalem… À vos habits fripés, on ne s’en douterait pas; mais enfin, mettons que les savants de chez vous sont vêtus de guenilles… Voyez tout de même comme on peut s’entendre… C’est une simple bagatelle qui divise nos deux races: nos pères ont adoré Dieu sur cette montagne, et, vous autres, vous dites qu’il faut aller l’adorer dans le temple à Jérusalem.

Jésus attira la Samaritaine à lui :

— Croyez en moi, lui dit-il; l’heure vient où vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem. Celui que vous adorerez, ma mignonne, ce sera le Messie, ce sera le Christ.

— En effet, on nous a dit, dans le temps, qu’un Messie devait venir et qu’il nous apprendrait beaucoup de choses. Où est-il donc ce Messie?

— C’est tout bêtement moi.

— Ah bah!

— Je vous l’affirme, vous pouvez me croire sur parole. La Samaritaine était portée à la dévotion comme toutes les femmes de mœurs légères. Elle ne demandait pas mieux que d’adorer quelqu’un de plus. Elle se jeta aux genoux de notre vagabond, et elle lui embrassait les mains. Celui-ci se félicitait de son succès.

Tout à coup parurent les disciples.

— Zut! se dit en lui-même Jésus, quels fâcheux! ils arrivent juste au moment où la conversion de cette belle enfant allait être complète.

La Samaritaine, confuse d’avoir été surprise en pleine campagne à baiser les mains d’un gars, se sauva prestement en laissant là sa cruche.

Et des gens de Sichem, l’ayant rencontrée sur la route dans ce désarroi, lui demandèrent :

— Pourquoi courez-vous de la sorte? Vous êtes toute troublée.

— Il y a de quoi, fit-elle. J’ai vu un homme que je ne connaissais pas. Il m’a raconté un tas d’histoires, les miennes; il m’a dit qu’il était le Christ. Si cela était vrai par hasard?…

Les gens de Sichem ne manquèrent pas de s’arrêter au puits où se tenait le personnage étrange qui leur était signalé.

Notre homme, se voyant le point de mire de la curiosité, ne manqua pas alors, de débiter un petit boniment.

Tandis que ses camarades lui offraient des provisions, en lui disant: « Maître, mangez”, il répondit tout haut, de façon à être entendu de tout le monde :

— Inutile, mes amis, de m’offrir à manger. Je vous remercie. J’ai à manger une nourriture que vous ne savez pas.

Les disciples, étonnés, se dirent l’un à l’autre :

— Il paraît que quelqu’un lui a déjà donné des vivres. Ce doit être la femme avec qui nous l’avons trouvé.

“Mais Jésus n’entendait point parler d’une nourriture corporelle, dit un théologien. Il était tout à la joie d’avoir jeté quelques étincelles de son amour divin dans l’âme de la Samaritaine, et le parfait rassasiement de son cœur lui faisait oublier toute autre faim.”

C’est pourquoi il riposta :

— Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.

Les gens de Sichem pensèrent :

— S’il compte sur ce bifteck-là pour engraisser, nous le plaignons.

Jésus poursuivit en s’adressant à ses camarades :

— Levez vos yeux, et faites-moi le plaisir de regarder ces campagnes. Dans quatre mois, ce sera le temps de la moisson, vous dites-vous. Eh bien, moi, je vous dis: les campagnes sont déjà blanches et prêtes à être moissonnées. Et j’ajoute: celui qui sème n’est pas toujours celui qui récolte; et cependant tous les deux sont contents. Ainsi, saisissez bien mon allusion: je vous ai envoyés pour moissonner de quoi faire pitance, et, tandis que vous étiez éloignés, une autre est venue, et c’est moi qui l’ai moissonnée.

Pendant que le fils du pigeon jargonnait de la sorte, les curieux l’entouraient.

Plusieurs, ravis d’entendre le Verbe, l’invitèrent à demeurer dans leur ville, et il y resta deux jours.

De son côté, la femme du puits alla raconter partout qu’elle avait fait une nouvelle connaissance, et que ce Jésus était mirobolant.

Les habitants de Sichem disaient à la Samaritaine :

— Il vous a épatée, c’est possible; mais nous, il nous en a débité bien davantage. Maintenant que nous l’avons entendu, nous sommes sûrs qu’il est le Christ et qu’il sauvera le monde.

C’est du moins ce que nous raconte l’Évangile.

Vu que je n’y étais pas, je me garde bien de vous garantir l’authenticité de ce langage attribué aux Sichémites. Notez que je ne le conteste pas non plus.

Je l’enregistre, et je me contente de vous faire observer que nous ne trouvons, même dans l’Évangile, aucune trace sérieuse de cette conversion de toute une ville.

Les Sichémites proclamèrent chez eux que Jésus était le Christ et qu’il sauverait le monde; mais pas un d’entre eux ne jugea bon de se joindre à la petite escorte des disciples. Conversion, en somme, fort platonique.

Telle fut la première manifestation de Jésus à ses compatriotes d’Israël (Jean, chap. IV, versets 1—42).

Il avait débuté par un miracle en l’honneur d’une société de pochards; sa première action d’éclat à Jérusalem avait été un

Jésus se révèle à une aimable Samaritaine (chap. xxiii).

acte de pillage; et quand il jugea le moment venu de se manifester, ce fut pour conquérir d’abord le cœur d’une femme de mauvaise vie. Car tous les commentateurs catholiques s’accordent à reconnaître que la Samaritaine du puits de Sichem était une gadoue.

CHAPITRE XXIV

LE PREMIER CAMOUFLET

Une fois qu’il eut terminé sa propagande en Samarie, Jésus repartit pour la Galilée, se dirigeant vers Nazareth.

Les railleries de ses compatriotes, après l’affaire de Cana, lui tenaient au cœur, et il ne désespérait pas de passer à la longue pour un grand personnage auprès des villageois qui l’avaient connu simple charpentier.

Il espérait que son esclandre de Jérusalem aurait fait du bruit jusqu’à Nazareth. Il se disait que, s’il parvenait à augmenter un peu sa renommée pendant le reste de son voyage, il obtiendrait un véritable triomphe dans l’humble cité habitée par sa famille.

Pour atteindre ce résultat, il se donna, partout où il eut l’occasion de s’arrêter, comme étant un docteur très expert dans toutes les matières théologiques.

On l’accueillait alors dans les synagogues et on lui demandait un bout de sermon. Je vous laisse à penser si le gaillard s’en donnait à cœur-joie et si sa langue allait bon train.

Sur un verset de la Bible, le premier venu, il faisait une dissertation à n’en plus finir.

Notez que, bien qu’il n’eût suivi aucun cours spécial, il avait bien le droit de se dire docteur. Ce qui eût été illégitime de la part d’un autre était fort naturel chez lui. En somme, il était fils du pigeon; il possédait la science infuse; les balourdises qui pouvaient s’échapper de sa bouche étaient des oracles, du moment qu’elles émanaient de lui, individu divin. Le pigeon, son père et son co-associé dans la Trinité, était seul responsable de ses discours; c’était le pigeon qui les lui inspirait; en cas de boulette, le coupable était le pigeon: c’est clair.

Il allait donc son chemin, sans prendre garde à la critique.

Quand il mettait le pied dans une ville, il s’empressait de se rendre tout d’abord à la synagogue, au moment des offices.

Les synagogues, à cette époque, étaient toutes bâties sur le même modèle. Elles ne différaient que par la richesse et la grandeur, suivant l’importance des villes. Leur plan uniforme était celui-ci: une longue salle s’étendant entre deux portiques, et terminée par un sanctuaire.

On n’y voyait ni images, ni autel, mais un coffre de bois couvert d’un voile et renfermant les livres sacrés d’Israël. Ce meuble, qui rappelait par sa forme la caisse dans laquelle se trouvait Jéhovah lorsqu’il causait la nuit avec le petit Samuel, occupait la place d’honneur dans la synagogue.

Le sanctuaire était la partie de l’édifice la plus en vénération. C’est là que se trouvaient les premiers sièges où les scribes et les pharisiens posaient leurs respectables derrières; là encore étaient les places où l’on conduisait les fidèles distingués par leur opulence, car de tout temps les propriétaires des forts capitaux ont été hautement considérés dans les églises. Saint Frusquin est l’éternel saint des saints.

Vers le milieu s’élevait l’estrade où montaient le lecteur des livres sacrés et le rabbi qui exhortait l’assemblée.

Quant au troupeau des fidèles, il se tenait comme il pouvait dans la nef de l’église, séparée par une barrière en deux parties, dont l’une était réservée aux hommes et l’autre aux femmes.

Une lampe brûlait jour et nuit devant l’arche des livres saints, et le faîte du monument devait dépasser toutes les maisons de la ville, ou du moins élever au-dessus d’elles une longue flèche semblable aux campaniles des églises modernes et des mosquées musulmanes.

Auprès des portes figuraient, accrochés aux piliers, différents troncs, ouvrant leurs gueules toujours prêtes à engloutir l’argent des naïfs.

On le voit, les fondateurs de la religion chrétienne ont copié le judaïsme jusque dans ses moindres détails.

Toute synagogue avait à sa tête un chef, assisté de vieillards auxquels on donnait le nom de pasteurs. Ce chapitre présidait aux exercices religieux, jugeait, châtiait, excommuniait les audacieux qui avaient l’aplomb de ne pas tenir pour sérieuses toutes les mômeries de la sainte boutique; on allait même, quand les mécréants poussaient trop loin l’irrévérence des choses sacrées, jusqu’à les envoyer enchaînés au Sanhédrin, grand conseil de Jérusalem.

Le membre le plus actif avait un nom suave; on l’appelait l’Ange. Les trois quarts du temps, c’était un vieux puant, cassé en deux, les gencives édentées, les lèvres baveuses, le nez en pomme de terre, la tête branlante, le crâne chauve comme un œuf d’autruche. On l’appelait l’Ange tout de même, bien qu’il donnât une idée peu avantageuse des habitants des cieux.

Au-dessous des dignitaires se trouvait le Chazzan, ministre inférieur qui présentait les livres sacrés au lecteur, veillait sur les portes et faisait les apprêts nécessaires.

Quant à l’ordre du service, il était fixé par des règles scrupuleusement observées. En entrant, on trempait les mains dans une eau bénite, soi-disant pour les laver. Le ministre officiant récitait une prière avec les bras étendus. Puis, toute l’assistance entonnait des psaumes, chacun beuglant plus ou moins en mesure, ce qui ne manquait pas de produire une affreuse cacophonie au milieu de laquelle perçait la voix grinçante des chantres. Le célébrant récitait des invocations, et tous les fidèles répondaient en chœur: Amen.

Après quoi, venaient une série de dix-huit bénédictions et le sermon, qui était le morceau de résistance de la cérémonie. Généralement, c’était le Rabbi qui en faisait les frais; mais quand un juif étranger, réputé savant, paraissait dans l’assemblée, vite on le conduisait à l’estrade pour entendre son speech.

Ce fut un jour de grande cérémonie religieuse que Jésus arriva à Nazareth. Ses disciples se rendirent avant lui à la synagogue, pour lui préparer son entrée en scène. Ils s’étaient mêlés à la foule.

L’Oint avait quelque peu changé son costume. Les commentateurs catholiques nous disent qu’il avait ce jour-là un grand manteau l’enveloppant et qu’il s’était mis sur la tête un voile serré autour du front par une cordelette à la mode des Bédouins. De sa tenue ordinaire, il n’avait conservé que sa tunique.

Par exemple, cette tunique mérite une mention expresse.

Elle était sans couture. Entendez-vous? sans aucune couture! Et elle lui servait depuis sa naissance!!!

Cette tunique modèle était d’une étoffe particulière, qui s’agrandissait au fur et à mesure des développements du corps de Jésus. Ses membres augmentaient de grandeur, de force, ils pouvaient se raidir même, jamais la tunique ne craquait. Quand il prenait du ventre, élargissement de la tunique; quand il maigrissait, rétrécissement. Cette tunique merveilleuse, Jésus l’a gardée jusqu’à sa mort. Nous verrons à ce moment-là ce qu’elle est devenue; car ce vêtement a sa légende.

Le bon ami de la Samaritaine se présenta donc brusquement au milieu de la synagogue de Nazareth. Les disciples, qui avaient le mot, de s’écrier tous ensemble :

— Un docteur! un docteur de Jérusalem! À la tribune! à la tribune!

Comme s’il avait été demandé par l’unanimité de l’assistance, Jésus s’élança sur l’estrade et saisit prestement la longue bande de papyrus que le chazzan tenait roulée sur un bâton d’ivoire et sur laquelle étaient inscrits les textes sacrés. Aussitôt, il développa l’inscription et se mit à lire ou à faire semblant de lire :

— Prophétie d’Isaïe!… Attention!… L’esprit du Seigneur est sur moi; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction, il m’a envoyé pour évangéliser les pauvres, guérir les cœurs affligés, annoncer aux captifs leur délivrance et aux aveugles le recouvrement de leur vue, pour renvoyer libres ceux qui sont brisés sous leurs fers, pour publier l’an de pardon du Seigneur et le jour de sa justice!

Il est facile de comprendre quel parti le malin compère se proposait de tirer de sa citation si adroitement choisie.

Il referma le livre, le rendit au ministre, et s’assit. Tout le monde, dans la synagogue, dit l’Évangile, avait les yeux fixés sur lui.

Alors, il commença gravement :

— Mesdames! messieurs!… C’est aujourd’hui que cette prédiction, dont je viens de vous donner lecture, est accomplie!

Premier camouflet: four d’une conférence de Jésus (chap. xxiv).

C“était de l’aplomb.

La masse des fidèles, multitude toujours disposée à avaler toutes les bourdes qu’on lui présente avec autorité, était dans le ravissement, comptant les syllabes qui tombaient de cette bouche doctorale.

Jésus allait continuer, quand tout à coup un des assistants, un peu moins naïf que les autres, s’écria :

— Ah! mais je ne me trompe pas, c’est le charpentier, c’est le fils de Joseph!

Il n’en fallut pas davantage pour rompre le charme. Qui connaît le caractère si impressionnable et si flottant des foules se rendra facilement compte du revirement subit qui se produisit.

Quelques-uns des fidèles s’étaient dit en eux-mêmes :

— Il me semble que j’ai déjà vu cette tête quelque part. Lorsque le moins naïf cria: « C’est le charpentier”, tous répondirent en chœur :

— Parbleu!

Et alors, en avant les interpellations.

Chacun était vexé de s’en être laissé imposer.

Ce fut une avalanche d’exclamations narquoises :

— Que ça de toupet!

— Il voulait nous fourrer dedans, le camarade!

— Jésus, est-ce qu’on va bien, chez toi?

— Oùs qu’est ton rabot?

— T’as donc quitté la menuiserie pour les montages de coups?

— C’est-y le père Joseph qui t’a fait recevoir docteur?

— Faut laisser à d’autres l’interprétation des prophètes, ma vieille, et surtout l’interprétation d’Isaïe, qui a été massacré avec des scies!

— C’est pour ça qu’il explique Isaïe, pardienne! c’est comme ancien charpentier qu’il veut encore le massacrer!

— Retourne à ton établi, Jésus!

— Tu fais le docteur, commence par te guérir toi-même! Tu es malade, ma pauvre branche; faut soigner ça!

Les quolibets pleuvaient comme grêle. Le fils du pigeon essaya de dominer l’orage.

Au premier moment de répit qui se fit dans le tumulte, il dit :

— J’entends quelqu’un qui me crie: « Médecin, guéris-toi toi-même.” — Je comprends très bien la raillerie. Je vois à vos murmures que vous n’avez pas grande confiance en moi. Ces prodiges que j’ai accomplis, vous a-t-on dit, à Cana, vous désirez, pour me croire, que je les accomplisse ici, à Nazareth. Permettez-moi une seule comparaison. Lorsqu’il y eut, en Israël, une famine de trois ans, Élie porta secours à une veuve; mais cette veuve était une païenne de Sarepta, ville des Sidoniens. En outre, sous le prophète Élisée, il y avait de nombreux lépreux sur la terre de Judée. Qui Élisée guérit-il? un de ses compatriotes? Non, il guérit Naaman, général syrien. Donc, ne vous étonnez pas si les prophètes comme Élie, Élisée et moi, ont l’habitude de réserver leurs miracles pour les étrangers.

La réponse était pas mal impertinente, on en conviendra. Aussi, ce fut une explosion générale de mécontentement dans la synagogue. Un transport de colère souleva l’assemblée. Eux, Nazaréens, comparés à des païens et des lépreux! C’était trop fort.

Il n’y eut plus des murmures cette fois; il y eut un seul cri :

— Enlevez-le! enlevez-le!

On se précipita sur lui, on l’arracha de l’estrade, on le fit sortir de la synagogue avec force torgnoles.

Jésus reçut tous les horions.

Il riait dans sa barbe; à chaque coup de poing ou coup de pied qui lui était allongé, il se murmurait à voix basse :

— Allez-y, mes chers compatriotes, tapez dur! c’est tout à l’heure que vous allez être épatés!

Les autres le bousculaient ferme, ne sachant pas ce qui se préparait: ils le poussaient devant eux, avec bourrades et renfoncements à la clef, et ils le conduisirent ainsi jusqu’en haut d’une montagne qui était hors de la ville et la dominait. Au sommet de cette montagne se trouvait un précipice; nos mécréants comptaient faire exécuter au charpentier un saut de belle hauteur.

Mais quand ils furent arrivés au bord du précipice, Jésus, mettant subitement en action sa divinité, les écarta, passa au milieu d’eux et se retira. (Luc, chap. IV, vers. 15—30).

Les Nazaréens en restèrent bleus. Seulement, ils étaient si mal disposés pour Jésus que, malgré le miracle, pas un d’entre eux ne se convertit.

Le fils du pigeon, lui, s’en retourna, le cœur rempli de tristesse. Il aurait pu être fier d’avoir donné à ses compatriotes incrédules cette preuve indiscutable de sa force; au contraire, il ne pensa à cette aventure que pour envisager le camouflet qu’il avait reçu à la synagogue.

Quoi! lui, dieu et tiers de dieu tout à la fois, il avait accordé à Nazareth l’honneur de le compter plus de vingt ans parmi ses habitants, et c’était de la sorte qu’on le recevait!…

Il prenait la peine d’expliquer aux fidèles que les prédictions d’Isaïe étaient réalisées, et, dès les premiers mots de son discours, on l’accueillait par d’unanimes sifflets, comme un ténor qui chante faux!…

C“était vexant pour son amour-propre.

Quant aux apôtres, ils n’avaient guère brillé pendant toute la bagarre. L’Évangile ne relate pas qu’un seul d’entre eux se soit montré et se soit opposé à la conduite au précipice.

Dès qu’ils avaient vu que cela tournait mal, ils s’étaient tenus cois.

Ils ne furent donc pas les moins surpris de voir leur chef revenir sain et sauf de la montagne.

Et, si Jésus leur demanda: — Où diable étiez-vous passés? — sans doute, ils répondirent qu’ils avaient bien fait tout leur possible pour empêcher le Maître d’être mis en capilotade, mais que leurs efforts s’étaient brisés contre la colère de la foule, et que… etc., etc.

CHAPITRE XXV

L’OFFICIER DE CAPHARNAÜM

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