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Comedy

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Volume 3

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DON JUAN

ou

LE FESTIN DE PIERRE

Comédie (1663)

ACTE PREMIER

Un palais

SCÈNE I. — SGANARELLE, GUSMAN

SGANARELLE, tenant une tabatière.

Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac: c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non-seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens; tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière, reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

GUSMAN.

Et la raison encore? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui 10peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir?

SGANARELLE.

Non pas; mais, à vue de pays, je connois à peu près le train des choses, et, sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerois presque que l’affaire va là. Je pourrois peut-être me tromper, mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

GUSMAN.

Quoi! ce départ si peu prévu seroit une infidélité de don Juan? Il pourroit faire cette injure aux chastes feux de done Elvire?

SGANARELLE.

Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage…

GUSMAN.

Un homme de sa qualité feroit une action si lâche!

SGANARELLE.

Eh! oui, sa qualité! La raison en est belle; et c’est par là qu’il s’empêcheroit des choses!

GUSMAN.

Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé.

SGANARELLE.

Eh! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est don Juan.

GUSMAN.

Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie; et je ne comprends point comme, après tant d’amour et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressans, de vœux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de sermens réitérés, tant de transports enfin, et tant d’emportemens qu’il a fait paroître, jusqu’à forcer, dans sa passion, l’obstacle sacré d’un couvent, pour mettre done Elvire en sa puissance; je ne comprends pas, dis-je, comme, après tout cela, il auroit le cœur de pouvoir manquer à sa parole.

SGANARELLE.

Je n’ai pas grande peine à le comprendre, moi; et, si tu 11connoissois le pèlerin, tu trouverois la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentimens pour done Elvire, je n’en ai point de certitude encore. Tu sais que, par son ordre, je partis avant lui; et, depuis son arrivée, il ne m’a point entretenu; mais, par précaution, je t’apprends, inter nos, que tu vois, en don Juan mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute; un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse; crois qu’il auroit plus fait pour sa passion, et qu’avec elle il auroit encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter; il ne se sert point d’autres piéges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui; et, si je te disois le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce seroit un chapitre à durer jusqu’au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours; ce n’est là qu’une ébauche du personnage, et, pour en achever le portrait, il faudroit bien d’autres coups de pinceau. Suffit[2] qu’il faut que le courroux du ciel l’accable quelque jour; qu’il me vaudrait bien mieux d’être au diable que d’être à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterois qu’il fût déjà je ne sais où; mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j’en aie; la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentimens, et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais, séparons-nous. Écoute au moins; je t’ai fait cette confidence avec franchise et cela m’est sorti un peu bien vite de la bouche; mais, s’il fallait qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu aurois menti.

SCÈNE II. — DON JUAN, SGANARELLE

DON JUAN.

Quel homme te parloit là? Il a bien de l’air, ce me semble, du bon Gusman de done Elvire?

SGANARELLE.

C’est quelque chose aussi à peu près de cela.

DON JUAN. Quoi! c’est lui?

SGANARELLE.

Lui-même.

DON JUAN

Et depuis quand est-il en cette ville?

SGANARELLE.

D’hier au soir. DON JUAN

Et quel sujet l’amène?

SGANARELLE.

Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.

DON JUAN

Notre départ, sans doute?

SGANARELLE.

Le bonhomme en est tout mortifié et m’en demandoit le sujet.

DON JUAN

Et quelle réponse as-tu faite?

SGANARELLE.

Que vous ne m’en aviez rien dit.

DON JUAN

Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus? Que t’imagines-tu de cette affaire?

SGANARELLE.

Moi! Je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

DON JUAN. Tu le crois?

SGANARELLE.

Oui.

DON JUAN.

Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.

SGANARELLE.

Eh! mon Dieu! je sais mon don Juan sur le bout du doigt, et connois votre cœur pour le plus grand coureur du monde; il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place.

DON JUAN

Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte?

SGANARELLE.

Eh! monsieur…
DON JUAN. Quoi? Parle

SGANARELLE.

Assurément que vous avez raison si vous le voulez; on ne peut pas aller là contre. Mais, si vous ne le vouliez pas, ce seroit peut-être une autre affaire.

DON JUAN

Eh bien, je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentimens.

SGANARELLE.

En ce cas, monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.

DON JUAN

Quoi! tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable; et, dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avois dix mille, je les donnerois tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté; à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait; à combattre, par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose; à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais, lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à notre cœur les charmes attrayans d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne; et j’ai, sur ce sujet, l’ambition des conquérans, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs; je me sens un cœur à aimer toute la terre, et, comme Alexandre, je souhaiterois qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

SGANARELLE.

Vertu de ma vie! comme vous débitez! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.

DON JUAN

Qu’as-tu à dire là-dessus?

SGANARELLE.

Ma foi, j’ai à dire… Je ne sais que dire; car vous tournez les choses d’une manière qu’il semble que vous ayez raison; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela. Laissez faire; une autre fois, je mettrai mes raisonnemens par écrit, pour disputer avec vous.

DON JUAN. Tu feras bien

SGANARELLE.

Mais, monsieur, cela seroit-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disois que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez?

DON JUAN

Comment! quelle vie est-ce que je mène?

SGANARELLE.

Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites!

DON JUAN

Y a-t-il rien de plus agréable?

SGANARELLE.

Il est vrai. Je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m’en accommoderois assez, moi, s’il n’y avoit point de mal; mais, monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…

DON JUAN

Va, va, c’est une affaire entre le ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble sans que tu t’en mettes en peine.

SGANARELLE.

Ma foi, monsieur, j’ai toujours ouï dire que c’est une méchante raillerie que de se railler du ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

DON JUAN

Holà, maître sot! Vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

SGANARELLE.

Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde! Vous savez ce que vous faites, vous; et, si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons: mais il y a de certains petits impertinens 16dans le monde qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts parce qu’ils croient que cela leur sied bien, et, si j’avois un maître comme cela, je lui dirois fort nettement, le regardant en face: Osez-vous bien ainsi vous jouer au ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit myrmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent! Pensez-vous que, pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre), pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que…

DON JUAN.

Paix!

SGANARELLE.

De quoi est-il question?

DON JUAN

Il est question de te dire qu’une beauté me tient au cœur, et qu’entraîné par ses appas, je l’ai suivie jusqu’en cette ville.

SGANARELLE.

Et n’y craignez-vous rien, monsieur, de la mort de ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois?

DON JUAN

Et pourquoi craindre? ne l’ai-je pas bien tué?

SGANARELLE.

Fort bien, le mieux du monde; et il auroit tort de se plaindre.

DON JUAN

J’ai eu ma grâce de cette affaire.

SGANARELLE.

Oui; mais cette grâce n’éteint pas peut-être le ressentiment des parens et des amis, et…

DON JUAN

Ah! n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu’elle y vient épouser; et le hasard me fit voir ce couple d’amans trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contentes l’une de l’autre et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion; j’en fus frappé au cœur, et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble; le dépit alluma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet attachement dont la délicatesse de mon cœur se tenoit offensée; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j’ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une promenade sur mer. Sans t’en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque et des gens, avec quoi, fort facilement, je prétends enlever la belle.

SGANARELLE.

Ah! monsieur…
DON JUAN. Hein?

SGANARELLE.

C’est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut. Il n’est rien tel en ce monde que de se contenter.

DON JUAN

Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes, afin que… (Apercevant done Elvire.) Ah! rencontre fâcheuse! Traître! tu ne m’avois pas dit qu’elle étoit ici elle-même.

SGANARELLE.

Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé.

DON JUAN

Est-elle folle de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci avec son équipage de campagne?

SCÈNE III. — DONE ELVIRE, DON JUAN, SGANARELLE

DONE ELVIRE.

Me ferez-vous la grâce, don Juan, de vouloir bien me reconnoître? Et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté?

DON JUAN

Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendois pas ici.

DONE ELVIRE

Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérois; et la manière dont vous le paroissez me persuade pleinement ce que je refusois de croire. J’admire ma simplicité, et la foiblesse de mon cœur à douter d’une trahison que tant d’apparences me confirmoient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte, pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J’ai cherché des raisons, pour excuser à ma tendresse le relâchement d’amitié qu’elle voyoit en vous; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusoit. Mes justes soupçons chaque jour avoient beau me parler, j’en rejetois la voix qui vous rendoit criminel à mes yeux, et j’écoutois avec plaisir mille chimères ridicules, qui vous peignoient innocent à mon cœur; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’œil qui m’a reçue m’apprend bien plus de choses que je ne voudrois en savoir. Je serois bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

DON JUAN.

Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti.

SGANARELLE, bas, à don Juan.

Moi, monsieur. Je n’en sais rien, s’il vous plaît.

DONE ELVIRE

Eh bien, Sganarelle, parlez. Il n’importe de quelle bouche j’entende ses raisons.

DON JUAN, faisant signe à Sganarelle d’approcher.

Allons, parle donc à madame.

SGANARELLE, bas, à don Juan.

Que voulez-vous que je dise?

DONE ELVIRE

Approchez, puisqu’on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d’un départ si prompt.

DON JUAN

Tu ne répondras pas?

SGANARELLE, bas, à don Juan.

Je n’ai rien à répondre. Vous vous moquez de votre serviteur.

DON JUAN

Veux-tu répondre, te dis-je!

SGANARELLE.

Madame…
DONE ELVIRE. Quoi?

SGANARELLE, se tournant vers son maître.

Monsieur…

DON JUAN, en le menaçant.

Si…

SGANARELLE.

Madame, les conquérans, Alexandre et les autres mondes, sont cause de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire.

DONE ELVIRE

Vous plaît-il, don Juan, nous éclaircir ces beaux mystères?

DON JUAN

Madame, à vous dire la vérité…

DONE ELVIRE

Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis; qu’il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible; qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

DON JUAN.

Je vous avoue, madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir; non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisois. J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent, que vous avez rompu des vœux qui vous engageoient autre part, et que le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste. J’ai cru que notre mariage n’étoit qu’un adultère déguisé, qu’il nous attireroit quelque disgrâce d’en haut, et qu’enfin je devois tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous, madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant, me mettre le ciel sur les bras; que par…

DONE ELVIRE

Ah! scélérat, c’est maintenant que je te connois tout entier; et, pour mon malheur, je te connois lorsqu’il n’en est plus temps, et qu’une telle connoissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer. Mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie.

DON JUAN.

Sganarelle, le ciel!

SGANARELLE.

Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres!

DON JUAN. Madame…
DONE ELVIRE

Il suffit. Je n’en veux pas ouir davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte; et, sur de tels sujets, un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures; non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais; et, si le ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée!

SCÈNE IV. — DON JUAN, SGANARELLE

SGANARELLE, à part.

Si le remords le pouvoit prendre!

DON JUAN, après un moment de réflexion.

Allons songer à l’exécution de notre entreprise amoureuse.

SGANARELLE, seul.

Ah! quel abominable maître me vois-je obligé de servir!

ACTE II

Une campagne au bord de la mer.

SCÈNE I. — CHARLOTTE, PIERROT

CHARLOTTE.

Notre dinse, Piarrot, tu t’es trouvé là bien à point!

PIERROT.

Parguienne, il ne s’en est pas fallu l’époisseur d’une éplingle qu’il ne s’ayant nayés tous deux.

CHARLOTTE.

C’est donc le coup de vent d’à matin qui les avoit renvarsés dans la mar?

PIERROT.

Aga], quien, Charlotte, je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu; car, comme dit l’autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc j’étions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la tête; car, comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi, par fouas, je batifole, je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j’ai aparçu de tout loin queuque chose qui grouilloit dans gliau, et qui venoit comme envars nous par secousse. Je voyois cela fixiblement, et pis tout d’un coup je voyois que je ne voyois plus rian. Eh! Lucas, ç’ai-je fait, je pense que v’là des hommes qui nageant là-bas. Voire, ce m’a-t-il fait, t’as été au trépassement d’un chat, t’as la vue trouble[8]. Palsanguienne, ç’ai-je fait, je n’ai point la vue trouble, ce sont des hommes. Point du tout, ce m’a-t-il fait, t’as la barlue. Veux-tu gager, ç’ai-je fait, que je n’ai point la barlue, ç’ai-je fait, et que ce sont deux hommes, ç’ai-je fait, qui nageant droit ici, ç’ai-je fait? Morguienne, ce m’a-t-il fait, je gage que non. Oh ça! ç’ai-je fait, veux-tu gager dix sous que si? Je le veux bian, ce m’a-t-il fait, et, pour le montrer, v’là argent au jeu, ce m’a-t-il fait. Moi, je n’ai point été ni fou, ni étourdi; j’ai bravement bouté à tarre quatre pièces tapées, et cinq sous en doubles, jerniguienne, aussi hardiment que si j’avois avalé un varre de vin; car je sis hasardeux, moi, et je vas à la débandade. Je savois bian ce que je faisois pourtant. Queuque gniais! Enfin donc, je n’avons pas plutôt eu gagé, que j’avons vu les deux hommes tout à plain, qui nous faisiant signe de les aller querir; et moi de tirer auparavant les enjeux. Allons, Lucas, ç’ai-je dit, tu vois 23bian qu’ils nous appelont; allons vite à leu secours. Non, ce m’a-t-il dit, ils m’ont fait perdre. Oh! donc, tanquia qu’à la parfin, pour le faire court, je l’ai tant sarmonné, que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j’avons tant fait cahin caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tout nus pour se sécher, et pis il y en est venu encore deux de la même bande, qui s’équiant sauvés tout seuls; et pis Mathurine est arrivée là, à qui l’en a fait les doux yeux. V’là justement Charlotte, comme tout ça s’est fait.

CHARLOTTE.

Ne m’as-tu pas dit, Piarrot, qu’il y en a un qu’est bien pu mieux fait que les autres?

PIERROT.

Oui, c’est le maître. Il faut que ce soit queuque gros, gros monsieu, car il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu’en bas; et ceux qui le servont sont des monsieux eux-mêmes; et stapandant, tout gros monsieu qu’il est, il seroit par ma fiqué nayé si je n’aviomme été là.

CHARLOTTE.

Ardez un peu!

PIERROT.

Oh! parguienne, sans nous il en avoit pour sa maine de fèves.

CHARLOTTE.

Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot?

PIERROT.

Nannain, ils l’avont rhabillé tout devant nous. Mon Guieu, je n’en avois jamais vu s’habiller. Que d’histoire et d’engingorniaux boutont ces messieux-là les courtisans! Je me pardrois là dedans, pour moi; et j’étois tout ébobi de voir ça. Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu tête; et ils boutont ça, après tout, comme un gros bonnet de filasse. Ils ant des chemises qui ant des manches où j’entrerions tout brandis, toi et moi. En glieu d’haut-de-chausse, ils portont un garde-robe aussi large que d’ici à Pâques: en glieu de pourpoint de petites brassières, qui ne leu venont pas jusqu’au brichet; et, en glieu de rabat, un grand mouchoir de cou à réziau, aveuc quatre grosses houppes de linge qui leu pendont sur l’estomaque. Ils avont itou d’autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et, parmi tout ça, tant de rubans, tant de rubans que c’est une vraie piquié. Ignia pas jusqu’aux souliers qui n’en soyont farcis tout depis un bout jusqu’à l’autre; et ils sont faits d’une façon que je me romprois le cou aveuc.

CHARLOTTE.

Par ma fi, Piarrot, il faut que j’aille voir un peu ça.

PIERROT.

Oh! acoute un peu auparavant, Charlotte. J’ai queuque autre chose à te dire, moi.

CHARLOTTE.

Eh bian, dis, qu’est-ce que c’est?

PIERROT.

Vois-tu, Charlotte? il faut, comme dit l’autre, que je débonde mon cœur. Je t’aime, tu le sais bian, et je sommes pour être mariés ensemble; mais, marguienne, je ne suis point satisfait de toi.

CHARLOTTE.

Quement, qu’est-ce que c’est donc qu’iglia?

PIERROT.

Iglia que tu me chagraines l’esprit, franchement.

CHARLOTTE.

Et quement donc?

PIERROT.

Tétiguienne, tu ne m’aimes point.

CHARLOTTE.

Ah! ah! n’est-ce que çà?

PIERROT.

Oui, ce n’est que ça, et c’est bian assez.

CHARLOTTE.

Mon Guieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la même chose.

PIERROT.

Je te dis toujou la même chose, parce que c’est toujou la même chose; et, si ce n’étoit pas toujou la même chose, je ne te dirois pas toujou la même chose.

CHARLOTTE.

Mais qu’est-ce qu’il te faut? que veux-tu?

PIERROT.

Jerniguienne! je veux que tu m’aimes.

CHARLOTTE.

Est-ce que je ne t’aime pas?

PIERROT.

Non, tu ne m’aimes pas; et sije fais tout ce que je pis pour ça. Je t’achète, sans reproche, des rubans à tous les marciers qui passont; je me romps le cou à t’aller dénicher des marles; je fais jouer pour toi les vielleux quand ce vient ta fête, et tout ça comme si je me frappois la tête contre un mur. Vois-tu, ça n’est ni biau ni honnête de n’aimer pas les gens qui nous aimont.

CHARLOTTE.

Mais, mon Guieu, je t’aime aussi.

PIERROT.

Oui, tu m’aimes d’une belle dégaîne!

CHARLOTTE.

Quement veux-tu donc qu’on fasse?

PIERROT.

Je veux que l’en fasse comme l’en fait, quand l’en aime comme il faut.

CHARLOTTE.

Ne t’aimé-je pas aussi comme il faut?

PIERROT.

Non. Quand ça est, ça se voit, et l’en fait mille petites singeries aux parsonnes quand on les aime du bon cœur. Regarde la grosse Thomasse, comme alle est assottée du jeune Robain; alle est toujou autour de li à l’agacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al li fait queuque niche, ou li baille queuque taloche en passant; et l’autre jour qu’il étoit assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarni, v’là où l’en voit les gens qui aimont; mais toi tu ne me dis jamais mot, t’es toujou là comme eune vraie souche de bois; et je passerois vingt fois devant toi, que tu ne te grouillerois pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventreguienne! ça n’est pas bian, après tout; et t’es trop froide pour les gens.

CHARLOTTE.

Que veux-tu que j’y fasse? C’est mon himeur, et je ne me pis refondre.

PIERROT.

Ignia himeur qui quienne. Quand on a de l’amiquié pour les parsonnes, l’on en baille toujou queuque petite signifiance.

CHARLOTTE.

Enfin, je t’aime tout autant que je pis; et, si tu n’es pas content de ça, tu n’as qu’à en aimer queuque autre.

PIERROT.

Eh bian, v’là pas mon compte? Tétigué, si tu m’aimois, me dirois-tu ça?

CHARLOTTE.

Pourquoi me viens-tu aussi tarabuster l’esprit?

PIERROT.

Morgué! queu mal te fais-je? Je ne te demande qu’un peu d’amiquié.

CHARLOTTE.

Eh bien, laisse faire aussi, et ne me presse point tant. Peut-être que ça viendra tout d’un coup sans y songer.

PIERROT.

Touche donc là, Charlotte.

CHARLOTTE, donnant sa main.

Eh bien, quien.

PIERROT.

Promets-moi donc que tu tâcheras de m’aimer davantage.

CHARLOTTE.

J’y ferai tout ce que je pourrai; mais il faut que ça vienne de lui-même, Piarrot, est-ce là ce monsieu?

PIERROT.

Oui, le v’là

CHARLOTTE.

Ah! mon Guieu, qu’il est genti, et que ç’auroit été dommage qu’il eût été nayé!

PIERROT.

Je revians tout à l’heure; je m’en vas boire chopaine, pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j’ais eue.

SCÈNE II. — DON JUAN, SGANARELLE, CHARLOTTE, dans le fond de la cour

DON JUAN

Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait; mais, à te dire vrai, la paysanne que je viens de quitter répare ce malheur, et je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnoit le mauvais succès de notre entreprise. Il ne faut pas que ce cœur m’échappe, et j’y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs.

SGANARELLE.

Monsieur, j’avoue que vous m’étonnez. A peine sommes-nous échappés d’un péril de mort, qu’au lieu de rendre grâce au ciel de la pitié qu’il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa colère par vos fantaisies accoutumées et vos amours cr… (Don Juan prend un air menaçant.) Paix, coquin que vous êtes! Vous ne savez ce que vous dites, et monsieur sait ce qu’il fait. Allons.

DON JUAN, apercevant Charlotte.

Ah! ah! d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle? As-tu rien vu de plus joli? et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre?

SGANARELLE.

Assurément (A part.) Autre pièce nouvelle.

DON JUAN, à Charlotte.

D’où me vient, la belle, une rencontre si agréable? Quoi! dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes?

CHARLOTTE.

Vous voyez, monsieu. DON JUAN

Êtes-vous de ce village?

CHARLOTTE.

Oui, monsieu. DON JUAN. Et vous y demeurez?…

CHARLOTTE.

Oui, monsieu.

DON JUAN. Vous vous appelez?

CHARLOTTE.

Charlotte, pour vous servir.

DON JUAN

Ah! la belle personne! et que ses yeux sont pénétrans!

CHARLOTTE.

Monsieu, vous me rendez toute honteuse.

DON JUAN

Ah! n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu? Peut-on rien voir de plus agréable? Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Ah! que cette taille est jolie! Haussez un peu la tête, de grâce. Ah! que ce visage est mignon! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah! qu’ils sont beaux! Que je voie un peu vos dents, je vous prie. Ah! qu’elles sont amoureuses, et ces lèvres appétissantes! Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne.

CHARLOTTE.

Monsieu, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c’est pour vous railler de moi.

DON JUAN

Moi, me railler de vous? Dieu m’en garde! Je vous aime trop pour cela, et c’est du fond du cœur que je vous parle.

CHARLOTTE.

Je vous suis bien obligée, si ça est.

DON JUAN

Point du tout, vous ne m’êtes point obligée de tout ce que je dis; et ce n’est qu’à votre beauté que vous en êtes redevable.

CHARLOTTE.

Monsieu, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n’ai pas d’esprit pour vous répondre.

DON JUAN

Sganarelle, regarde un peu ses mains.

CHARLOTTE.

Fi! monsieu, elles sont noires comme je ne sais quoi.

DON JUAN

Ah! que dites-vous là! Elles sont les plus belles du monde; souffrez que je les baise, je vous prie.

CHARLOTTE.

Monsieu, c’est trop d’honneur que vous me faites; et, si j’avois su ça tantôt, je n’aurois pas manqué de les laver avec du son.

DON JUAN

Eh! dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n’êtes pas mariée, sans doute?

CHARLOTTE.

Non, monsieu; mais je dois bientôt l’être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonnette.

DON JUAN

Quoi! une personne comme vous seroit la femme d’un simple paysan! Non, non, c’est profaner tant de beautés, et vous n’êtes pas née pour demeurer dans un village. Vous méritez sans doute une meilleure fortune; et le ciel, qui le connoît bien, m’a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes: car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon cœur, et il ne tiendra qu’à vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l’état où vous méritez d’être. Cet amour est 30bien prompt, sans doute; mais quoi! c’est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et l’on vous aime autant en un quart d’heure qu’en feroit une autre en six mois.

CHARLOTTE.

Aussi vrai, monsieu, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce que vous dites me fait aise, et j’aurois toutes les envies du monde de vous croire; mais on m’a toujou dit qu’il ne faut jamais croire les monsieux, et que vous autres courtisans êtes des enjoleux, qui ne songez qu’à abuser les filles.

DON JUAN

Je ne suis pas de ces gens-là.

SGANARELLE, à part.

Il n’a garde.

CHARLOTTE.

Voyez-vous, monsieu? il n’y a pas plaisir à se laisser abuser. Je suis une pauvre paysanne; mais j’ai l’honneur en recommandation, et j’aimerois mieux me voir morte que de me voir déshonorée.

DON JUAN

Moi, j’aurois l’âme assez méchante pour abuser une personne comme vous? Je serois assez lâche pour vous déshonorer? Non, non, j’ai trop de conscience pour cela. Je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout honneur; et, pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n’ai point d’autre dessein que de vous épouser. En voulez-vous un plus grand témoignage? M’y voilà prêt quand vous voudrez; et je prends à témoin l’homme que voilà de la parole que je vous donne.

SGANARELLE.

Non, non, ne craignez point. Il se mariera avec vous tant que vous voudrez.

DON JUAN

Ah! Charlotte, je vois bien que vous ne me connoissez pas encore. Vous me faites grand tort de juger de moi par les autres; et, s’il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu’à abuser des filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi; et puis votre beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes 31de craintes; vous n’avez point l’air, croyez-moi, d’une personne qu’on abuse; et pour moi, je l’avoue, je me percerois le cœur de mille coups, si j’avois eu la moindre pensée de vous trahir.

CHARLOTTE.

Mon Dieu! je ne sais si vous dites vrai, ou non; mais vous faites que l’on vous croit.

DON JUAN

Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous réitère encore la promesse que je vous ai faite. Ne l’acceptez-vous pas, et ne voulez-vous pas consentir à être ma femme?

CHARLOTTE.

Oui, pourvu que ma tante le veuille.

DON JUAN

Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.

CHARLOTTE.

Mais au moins, monsieu, ne m’allez pas tromper, je vous prie; il y aurait de la conscience à vous, et vous voyez comme j’y vais à la bonne foi.

DON JUAN

Comment! il semble que vous doutiez encore de ma sincérité! Voulez-vous que je fasse des sermens épouvantables? Que le ciel…

CHARLOTTE.

Mon Dieu! ne jurez point! je vous crois.

DON JUAN

Donnez-moi donc un petit baiser pour gage de votre parole.

CHARLOTTE.

Oh! monsieu, attendez que je soyons mariés, je vous prie. Après ça, je vous baiserai tant que vous voudrez.

DON JUAN

Eh bien, belle Charlotte, je veux tout ce que vous voulez! abandonnez-moi seulement votre main, et souffrez que, par mille baisers, je lui exprime le ravissement où je suis…

SCÈNE III. — DON JUAN, SGANARELLE, PIERROT, CHARLOTTE

PIERROT, poussant don Juan qui baise la main de Charlotte.

Tout doucement, monsieu; tenez-vous, s’il vous plaît. Vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la puresie.

DON JUAN, repoussant rudement Pierrot.

Qui m’amène cet impertinent?

PIERROT, se mettant entre don Juan et Charlotte.

Je vous dis qu’ous vous tegniez, et qu’ous ne caressiais point nos accordées.

DON JUAN, repoussant encore Pierrot.

Ah! que de bruit!

PIERROT.

Jerniguienne! ce n’est pas comme ça qu’il faut pousser les gens.

CHARLOTTE, prenant Pierrot par le bras.

Eh! laisse-le faire aussi, Piarrot.

PIERROT.

Quement! que je le laisse faire? Je ne veux pas, moi.

DON JUAN. Ah!

PIERROT.

Tétiguienne! parce qu’ous êtes monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à notre barbe! Allez-v’s-en caresser les vôtres!

DON JUAN. Heu!

PIERROT.

Heu. (Don Juan lui donne un soufflet.) Tétigué! ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh! jerniguié! (Autre soufflet.) Ventregué! (Autre soufflet.) Palsangué! morguienne! ça n’est pas bian de battre les gens, et ce n’est pas là la récompense de v’s avoir sauvé d’être nayé.

CHARLOTTE.

Piarrot! ne te fâche point.

PIERROT.

Je me veux fâcher; et t’es une vilaine, toi, d’endurer qu’on te cajole.

CHARLOTTE.

Oh! Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses. Ce monsieu veut m’épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.

PIERROT.

Quetement? Jerni! tu m’es promise.

CHARLOTTE.

Ça n’y fait rien, Piarrot. Si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne madame?

PIERROT.

Jerniguié! non. J’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.

CHARLOTTE.

Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine. Si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

PIERROT.

Ventreguienne! je gni en porterai jamais, quand tu m’en payerois deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t’écoutes ce qu’il te dit? Morguienne, si j’avois su ça tantôt, je me serois bien gardé de le tirer de gliau, et je gli aurois baillé un bon coup d’aviron sur la tête.

DON JUAN, s’approchant de Pierrot pour le frapper.

Qu’est-ce que vous dites?

PIERROT, se mettant derrière Charlotte.

Jerniguienne! je ne crains parsonne.

DON JUAN, passant du côté où est Pierrot.

Attendez-moi un peu.

PIERROT, repassant de l’autre côté.

Je me moque de tout, moi.

DON JUAN, courant après Pierrot.

Voyons cela

PIERROT, se sauvant encore derrière Charlotte.

J’en avons bian vu d’autres!

DON JUAN. Ouais!

SGANARELLE.

Eh! monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C’est conscience de le battre. (A Pierrot, en se mettant entre lui et don 34Juan.) Écoute, mon pauvre garçon, retire-toi, et ne lui dis rien.

PIERROT, passant devant Sganarelle, et regardant fièrement don Juan.

Je veux lui dire, moi!

DON JUAN, levant la main pour donner un soufflet à Pierrot.

Ah! je vous apprendrai…

Pierrot baisse la tête et Sganarelle reçoit le soufflet.

SGANARELLE, regardant Pierrot.

Peste soit du maroufle!

DON JUAN, à Sganarelle.

Te voilà payé de charité.

PIERROT.

Jarni! je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci.

SCÈNE IV. — DON JUAN, CHARLOTTE, SGANARELLE

DON JUAN, à Charlotte.

Enfin, je m’en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerois pas mon bonheur contre toutes les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme, et que…

SCÈNE V. — DON JUAN, MATHURINE, CHARLOTTE, SGANARELLE

SGANARELLE, apercevant Mathurine.

Ah! ah!

MATHURINE, à don Juan.

Monsieu, que faites-vous donc là avec Charlotte? Est-ce que vous lui parlez d’amour aussi?

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Non. Au contraire, c’est elle qui me témoignoit une envie d’être ma femme, et je lui répondois que j’étois engagé à vous.

CHARLOTTE, à don Juan.

Qu’est-ce que c’est donc que vous veut Mathurine?

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudroit bien que je l’épousasse; mais je lui dis que c’est vous que je veux.

MATHURINE.

Quoi! Charlotte

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Tout ce que vous lui direz sera inutile; elle s’est mis cela dans la tête.

CHARLOTTE.

Quement donc! Mathurine…

DON JUAN, bas, à Charlotte.

C’est en vain que vous lui parlerez; vous ne lui ôterez point cette fantaisie.

MATHURINE.

Est-ce que…

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.

CHARLOTTE.

Je voudrois…

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Elle est obstinée comme tous les diables.

MATHURINE.

Vraiment…

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Ne ne lui dites rien, c’est une folle.

CHARLOTTE.

Je pense…

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Laissez-la là, c’est une extravagante.

MATHURINE.

Non, non, il faut que je lui parle.

CHARLOTTE.

Je veux voir un peu ses raisons.

MATHURINE.

Quoi!…

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Je gage qu’elle va vous dire que je lui ai promis de l’épouser.

CHARLOTTE.

Je…

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Gageons qu’elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.

MATHURINE.

Holà! Charlotte, ça n’est pas bian de courir su le marché des autres.

CHARLOTTE.

Ça n’est pas honnête, Mathurine, d’être jalouse que monsieu me parle.

MATHURINE.

C’est moi que monsieu a vue la première.

CHARLOTTE.

S’il vous a vue la première, il m’a vue la seconde, et m’a promis de m’épouser.

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Eh bien, que vous ai-je dit?

MATHURINE, à Charlotte.

Je vous baise les mains; c’est moi, et non pas vous, qu’il a promis d’épouser.

DON JUAN, bas, à Charlotte.

N’ai-je pas deviné?

CHARLOTTE.

A d’autres, je vous prie; c’est moi, vous dis-je.

MATHURINE.

Vous vous moquez des gens; c’est moi, encore un coup.

CHARLOTTE.

Le v’là qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.

MATHURINE.

Le v’là qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.

CHARLOTTE.

Est-ce, monsieu, que vous lui avez promis de l’épouser?

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Vous vous raillez de moi.

MATHURINE.

Est-il vrai, monsieu, que vous lui avez donné parole d’être son mari?

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Pouvez-vous avoir cette pensée?

CHARLOTTE.

Vous voyez qu’al le soutient.

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Laissez-la faire.

MATHURINE.

Vous êtes témoin comme al l’assure.

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Laissez-la dire.

CHARLOTTE.

Non, non, il faut savoir la vérité.

MATHURINE.

Il est question de juger ça.

CHARLOTTE.

Oui, Mathurine, je veux que monsieu vous montre votre bec jaune.

MATHURINE.

Oui, Charlotte, je veux que monsieu vous rende un peu camuse.

CHARLOTTE.

Monsieu, videz la querelle, s’il vous plaît.

MATHURINE.

Mettez-nous d’accord, monsieu.

CHARLOTTE, à Mathurine.

Vous allez voir

MATHURINE, à Charlotte.

Vous allez voir vous-même.

CHARLOTTE, à don Juan.

Dites

MATHURINE, à don Juan.

Parlez.

DON JUAN

Que voulez-vous que je dise? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas, en elle-même, de quoi se moquer des discours de l’autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse? Tous les 38discours n’avancent point les choses. Il faut faire et non pas dire; et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je vous veux mettre d’accord; et l’on verra, quand je me marierai, laquelle des deux a mon cœur. (Bas, à Mathurine.) Laissez-lui croire ce qu’elle voudra. (Bas, à Charlotte.) Laissez-la se flatter dans son imagination. (Bas, à Mathurine.) Je vous adore. (Bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (Bas, à Mathurine.) Tous les visages sont laids auprès du vôtre. (Bas, à Charlotte.) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. (Haut.) J’ai un petit ordre à donner, je viens vous retrouver dans un quart d’heure.

SCÈNE VI. — CHARLOTTE, MATHURINE, SGANARELLE

CHARLOTTE, à Mathurine.

Je suis celle qu’il aime, au moins.

MATHURINE, à Charlotte.

C’est moi qu’il épousera.

SGANARELLE, arrêtant Charlotte et Mathurine.

Ah! pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre: ne vous amusez point à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village.

SCÈNE VII. — DON JUAN, CHARLOTTE, MATHURINE, SGANARELLE

DON JUAN, dans le fond du théâtre, à part.

Je voudrois bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.

SGANARELLE.

Mon maître est un fourbe; il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres; c’est l’épouseur du genre humain, et… (Apercevant don Juan.) Cela est faux; et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu’il en a menti. Mon maître n’est point l’épouseur du genre humain, il n’est point fourbe, il n’a pas dessein de vous tromper, et 39n’en a point abusé d’autres. Ah! tenez, le voilà; demandez-le plutôt à lui-même.

DON JUAN, regardant Sganarelle, et le soupçonnant d’avoir parlé.

Oui!

SGANARELLE.

Monsieur, comme le monde est plein de médisans, je vais au-devant des choses; et je leur disois que, si quelqu’un leur venoit dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui dire qu’il en auroit menti.

DON JUAN. Sganarelle!

SGANARELLE, à Charlotte et à Mathurine.

Oui, monsieur est homme d’honneur; je le garantis tel.

DON JUAN. Hon!

SGANARELLE.

Ce sont des impertinens.

SCÈNE VIII. — DON JUAN, LA RAMÉE, CHARLOTTE, MATHURINE, SGANARELLE

LA RAMÉE, bas, à don Juan.

Monsieur, je viens vous avertir qu’il ne fait pas bon ici pour vous.

DON JUAN. Comment?
LA RAMÉE

Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver ici dans un moment; je ne sais par quel moyen ils peuvent vous avoir suivi; mais j’ai appris cette nouvelle d’un paysan qu’ils ont interrogé, et auquel ils vous ont dépeint. L’affaire presse; et le plus tôt que vous pourrez sortir d’ici sera le meilleur.


SCÈNE IX. — DON JUAN, CHARLOTTE, MATHURINE, SGANARELLE.


DON JUAN, à Charlotte et à Mathurine.

Une affaire pressante m’oblige de partir d’ici; mais je vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous ai 40donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant qu’il soit demain au soir.

SCÈNE X. — DON JUAN, SGANARELLE

DON JUAN.

Comme la partie n’est pas égale, il faut user de stratagème et éluder adroitement le malheur qui me cherche. Je veux que Sganarelle se revête de mes habits; et moi…

SGANARELLE.

Monsieur, vous vous moquez. M’exposer à être tué sous vos habits, et…

DON JUAN

Allons vite, c’est trop d’honneur que je vous fais; et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître.

SGANARELLE.

Je vous remercie d’un tel honneur. (Seul.) O ciel! puisqu’il s’agit de mort, fais-moi la grâce de n’être point pris pour un autre!

ACTE III

Une forêt.

SCÈNE I. — DON JUAN, en habit de campagne, SGANARELLE, en médecin

SGANARELLE.

Ma foi, monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autre déguisés à merveille. Votre premier 41dessein n’étoit point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.

DON JUAN.

Il est vrai que te voilà bien; et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.

SGANARELLE.

Oui. C’est l’habit d’un vieux médecin, qui a été laissé en gage au lieu où je l’ai pris, et il m’en a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, monsieur, que cet habit me met déjà en considération; que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on me vient consulter ainsi qu’un habile homme?

DON JUAN. Comment donc?

SGANARELLE.

Cinq ou six paysans et paysannes, en me voyant passer, me sont venus demander mon avis sur différentes maladies.

DON JUAN

Tu leur as répondu que tu n’y entendois rien?

SGANARELLE.

Moi? point du tout. J’ai voulu soutenir l’honneur de mon habit; j’ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.

DON JUAN

Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés?

SGANARELLE.

Ma foi, monsieur, j’en ai pris par où j’en ai pu attraper, j’ai fait mes ordonnances à l’aventure, et ce seroit une chose plaisante si les malades guérissoient, et qu’on m’en vînt remercier.

DON JUAN

Et pourquoi non? Par quelle raison n’aurois-tu pas les mêmes priviléges qu’ont tous les autres médecins? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès; et tu peux profiter, comme eux, du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard et des forces de la nature.

SGANARELLE.

Comment, monsieur, vous êtes aussi impie en médecine?

DON JUAN

C’est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes.

SGANARELLE.

Quoi! vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique.

DON JUAN

Et pourquoi veux-tu que j’y croie?

SGANARELLE.

Vous avez l’âme bien mécréante. Cependant vous voyez depuis un temps, que le vin émétique fait bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits; et il n’y a pas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.

DON JUAN.

Et quoi!

SGANARELLE.

Il y avoit un homme qui, depuis six jours, étoit à l’agonie; on ne savoit plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisoient rien; on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique.

DON JUAN

Il réchappa, n’est-ce pas?

SGANARELLE.

Non, il mourut. DON JUAN. L’effet est admirable

SGANARELLE.

Comment! il y avoit six jours entiers qu’il ne pouvoit mourir, et cela le fit mourir tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace?

DON JUAN. Tu as raison

SGANARELLE.

Mais laissons là la médecine où vous ne croyez point, et parlons des autres choses; car cet habit me donne de l’esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez pas les remontrances.

DON JUAN. Eh bien?

SGANARELLE.

Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au ciel?

DON JUAN. Laissons cela

SGANARELLE.

C’est-à-dire que non. Et à l’enfer?

DON JUAN. Eh!

SGANARELLE.

Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît?

DON JUAN. Oui, oui

SGANARELLE.

Aussi peu. Ne croyez-vous point à l’autre vie?

DON JUAN. Ah! ah! ah!

SGANARELLE.

Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu; «le moine bourru, qu’en croyez-vous, eh?

DON JUAN

«La peste soit du fat!

SGANARELLE.

«Et voilà ce que je ne puis souffrir; car il n’y a rien de plus vrai que le moine bourru, et je me ferois pendre pour celui-là. Mais encore faut-il croire quelque chose «dans le monde.» Qu’est-ce «donc» que vous croyez?

DON JUAN

Ce que je crois?

SGANARELLE.

Oui. DON JUAN

Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

SGANARELLE.

La belle croyance «et les beaux articles de foi» que voilà! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne sauroit se vanter de m’avoir jamais rien appris; mais avec mon petit bon sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que les livres, et je comprends fort bien que tout ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là: est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre? Ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là, et qui… Oh! dame, interrompez-moi donc, si vous voulez. Je ne saurois disputer, si l’on ne m’interrompt. Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

DON JUAN

J’attends que ton raisonnement soit fini.

SGANARELLE.

Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauroient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’ai quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer 45les pieds, aller à droite, à gauche, en avant, en arrière, tourner…

Il se laisse tomber en tournant.

DON JUAN.

Bon! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

SGANARELLE.

Morbleu! je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous; croyez ce que vous voudrez; il m’importe bien que vous soyez damné!

DON JUAN

Mais, tout en raisonnant, je crois que nous nous sommes égarés. Appelle un peu cet homme que voilà là-bas, pour lui demander le chemin.

SCÈNE II. — DON JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE

SGANARELLE.

«Holà! oh! l’homme! oh! mon compère! oh! l’ami! un petit mot, s’il vous plaît. Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.

LE PAUVRE

«Vous n’avez qu’à suivre cette route, messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt; mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que, depuis quelque temps, il y a des voleurs ici autour.

DON JUAN

«Je te suis obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.

LE PAUVRE

«Si vous vouliez me secourir, monsieur, de quelque aumône.

DON JUAN

«Ah! ah! ton avis est intéressé, à ce que je vois.

LE PAUVRE

«Je suis un pauvre homme, monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.

DON JUAN

«Eh! prie le ciel qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

SGANARELLE.

«Vous ne connoissez pas monsieur bonhomme; il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et quatre et quatre sont huit.

DON JUAN

«Quelle est ton occupation parmi ces arbres?

LE PAUVRE

«De prier le ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

DON JUAN

«Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise.

LE PAUVRE

«Hélas! monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

DON JUAN

«Tu te moques: un homme qui prie le ciel tout le jour ne peut manquer d’être bien dans ses affaires.

LE PAUVRE

«Je vous assure, monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.

DON JUAN

«Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah! ah! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

LE PAUVRE

«Ah! monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché?

DON JUAN

«Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or, ou non: en voici un que je te donne, si tu jures. Tiens: il faut jurer.

LE PAUVRE. «Monsieur…
DON JUAN

«A moins de cela, tu ne l’auras pas.

SGANARELLE.

«Va, va, jure un peu; il n’y a pas de mal.

DON JUAN

«Prends, le voilà; prends, te dis-je; mais jure donc!

LE PAUVRE

«Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

DON JUAN

«Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité.» (Regardant dans la forêt.) Mais que vois-je là? Un homme attaqué par trois autres? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

Il met l’épée à la main, et court au lieu du combat.

SCÈNE III. — SGANARELLE

Mon maître est un vrai enragé d’aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas. Mais, ma foi, le secours a servi, et les deux ont fait fuir les trois.

SCÈNE IV. — DON JUAN, DON CARLOS, SGANARELLE, au fond du théâtre

DON CARLOS, remettant son épée.

On voit, par la fuite de ces voleurs, de quel secours est votre bras. Souffrez, monsieur, que je vous rende grâces d’une action si généreuse, et que…

DON JUAN

Je n’ai rien fait, monsieur, que vous n’eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de pareilles aventures; et l’action de ces coquins étoit si lâche, que c’eût été y prendre part que de ne pas s’y opposer. Mais par quelle rencontre vous êtes-vous trouvé entre leurs mains?

DON CARLOS

Je m’étois, par hasard, égaré d’un frère et de tous ceux de notre suite; et, comme je cherchois à les rejoindre, j’ai fait rencontre de ces voleurs, qui d’abord ont tué mon cheval, et qui, sans votre valeur, en auroient fait autant de moi.

DON JUAN

Votre dessein est-il d’aller du côté de la ville?

DON CARLOS

Oui, mais sans y vouloir entrer; et nous nous voyons 48obligés, mon frère et moi, à tenir la campagne pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier, eux et leur famille, à la sévérité de leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que, si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le royaume; et c’est en quoi je trouve la condition d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au déréglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos et ses biens, dépendre de la fantaisie du premier téméraire qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr.

DON JUAN.

On a cet avantage, qu’on fait courir le même risque et passer mal aussi le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gaieté de cœur. Mais ne seroit-ce point une indiscrétion que de vous demander quelle peut être votre affaire?

DON CARLOS

La chose en est aux termes de n’en plus faire de secret; et, lorsque l’injure a une fois éclaté, notre honneur ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que nous en avons. Ainsi, monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l’offense que nous cherchons à venger est une sœur séduite et enlevée d’un couvent, et que l’auteur de cette offense est un don Juan Tenorio, fils de don Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l’avons suivi ce matin sur le rapport d’un valet, qui nous a dit qu’il sortoit à cheval, accompagné de quatre ou cinq, et qu’il avoit pris le long de cette côte; mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n’avons pu découvrir ce qu’il est devenu.

DON JUAN

Le connoissez-vous, monsieur, ce don Juan dont vous parlez?

DON CARLOS

Non, quant à moi; je ne l’ai jamais vu, et je l’ai seulement 49ouï dépeindre à mon frère; mais la renommée n’en dit pas force bien, et c’est un homme dont la vie…

DON JUAN.

Arrêtez, monsieur, s’il vous plaît. Il est un peu de mes amis, et ce seroit à moi une espèce de lâcheté que d’en ouïr dire du mal.

DON CARLOS

Pour l’amour de vous, monsieur, je n’en dirai rien du tout; et c’est bien la moindre chose que je vous doive, après m’avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d’une personne que vous connoissez, lorsque je ne puis en parler sans en dire du mal; mais, quelque ami que vous lui soyez, j’ose espérer que vous n’approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d’en prendre la vengeance.

DON JUAN

Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles. Je suis ami de don Juan, je ne puis pas m’en empêcher; mais il n’est pas raisonnable qu’il offense impunément des gentilshommes, et je m’engage à vous faire faire raison par lui.

DON CARLOS

Et quelle raison peut-on faire à ces sortes d’injures?

DON JUAN

Toute celle que votre honneur peut souhaiter; et, sans vous donner la peine de chercher don Juan davantage, je m’oblige à le faire trouver au lieu que vous voudrez, et quand il vous plaira.

DON CARLOS

Cet espoir est bien doux, monsieur, à des cœurs offensés; mais, après ce que je vous dois, ce me seroit une trop sensible douleur que vous fussiez de la partie.

DON JUAN

Je suis si attaché à don Juan, qu’il ne sauroit se battre que je ne me batte aussi; mais enfin j’en réponds comme de moi-même, et vous n’avez qu’à dire quand vous voulez qu’il paroisse et vous donne satisfaction.

DON CARLOS

Que ma destinée est cruelle! Faut-il que je vous doive vie, et que don Juan soit de vos amis?

SCÈNE V. — DON ALONSE, DON CARLOS, DON JUAN, SGANARELLE.

DON ALONSE, parlant à ceux de sa suite, sans voir don Carlos ni don Juan.

Faites boire là mes chevaux, et qu’on les amène après nous; je veux un peu marcher à pied. (Les apercevant tous deux.) O ciel! que vois-je ici? Quoi! mon frère, vous voilà avec notre ennemi mortel?

DON CARLOS. Notre ennemi mortel?

DON JUAN, mettant la main sur la garde de son épée.

Oui, je suis don Juan moi-même; et l’avantage du nombre ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom.

DON ALONSE, mettant l’épée à la main.

Ah! traître, il faut que tu périsses, et…

Sganarelle court se cacher.

DON CARLOS

Ah! mon frère, arrêtez. Je lui suis redevable de la vie; et, sans le secours de son bras, j’aurois été tué par des voleurs que j’ai trouvés.

DON ALONSE

Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance? Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d’aucun mérite pour engager notre âme; et, s’il faut mesurer l’obligation à l’injure, votre reconnoissance, mon frère, est ici ridicule; et, comme l’honneur est infiniment plus précieux que la vie, c’est ne devoir rien proprement que d’être redevable de la vie à qui nous a ôté l’honneur.

DON CARLOS

Je sais la différence, mon frère, qu’un gentilhomme doit toujours mettre entre l’un et l’autre; et la reconnoissance de l’obligation n’efface point en moi le ressentiment de l’injure; mais souffrez que je lui rende ici ce qu’il m’a prêté, 51que je m’acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois, par un délai de notre vengeance, et lui laisse la liberté de jouir, durant quelques jours, du fruit de son bienfait.

DON ALONSE.

Non, non, c’est hasarder notre vengeance que de la reculer, et l’occasion de la prendre peut ne plus revenir. Le ciel nous l’offre ici, c’est à nous d’en profiter. Lorsque l’honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures; et, si vous répugnez à prêter votre bras à cette action, vous n’avez qu’à vous retirer, et laisser à ma main la gloire d’un tel sacrifice.

DON CARLOS

De grâce, mon frère…

DON ALONSE

Tous ces discours sont superflus: il faut qu’il meure.

DON CARLOS

Arrêtez, vous dis-je, mon frère. Je ne souffrirai point du tout qu’on attaque ses jours; et je jure le ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu’il a sauvée; et, pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.

DON ALONSE

Quoi? vous prenez le parti de votre ennemi contre moi; et, loin d’être saisi à son aspect des mêmes transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur!

DON CARLOS

Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime, et ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, et non point par le mouvement d’une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une obligation dont il faut que je m’acquitte avant toute chose. Notre vengeance, pour être différée, n’en sera pas moins éclatante; au contraire, elle en tirera de l’avantage; et cette occasion de l’avoir pu prendre la fera paroître plus juste aux yeux de tout le monde.

DON ALONSE

O l’étrange foiblesse, et l’aveuglement effroyable, de hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la ridicule pensée d’une obligation chimérique!

DON CARLOS

Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine. Si je fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge de tout le soin de notre honneur; je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d’un jour, que ma reconnoissance lui demande, ne fera qu’augmenter l’ardeur que j’ai de le satisfaire. Don Juan, vous voyez que j’ai soin de vous rendre le bien que j’ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m’acquitte avec même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l’injure que le bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connoissez assez la grandeur de l’offense que vous nous faites, et je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire, il en est de violents et de sanglants; mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m’avez donné parole de me faire raison par don Juan. Songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que, hors d’ici, je ne dois plus qu’à mon honneur.

DON JUAN

Je n’ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j’ai promis.

DON CARLOS

Allons, mon frère; un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir.

SCÈNE VI. — DON JUAN, SGANARELLE

DON JUAN.

Holà! hé! Sganarelle!

SGANARELLE

sortant de l’endroit où il étoit caché.

Plaît-il!

DON JUAN

Comment! coquin, tu fuis quand on m’attaque!

SGANARELLE.

Pardonnez-moi, monsieur, je viens seulement d’ici près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine que de le porter.

DON JUAN

Peste soit l’insolent! Couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus honnête. Sais-tu bien qui est celui à qui j’ai sauvé la vie!

SGANARELLE.

Moi? non.

DON JUAN

C’est un frère d’Elvire.

SGANARELLE.

Un…

DON JUAN

Il est assez honnête homme, il en a bien usé, et j’ai regret d’avoir démêlé avec lui.

SGANARELLE.

Il vous seroit aisé de pacifier toutes choses.

DON JUAN

Oui; mais ma passion est usée pour done Elvire, et l’engagement ne compatit point avec mon humeur. J’aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurois me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles le pourront. Mais quel est le superbe édifice que je vois entre ces arbres?

SGANARELLE.

Vous ne le savez pas?

DON JUAN. Non, vraiment

SGANARELLE.

Bon! c’est le tombeau que le commandeur faisoit faire lorsque vous le tuâtes.

DON JUAN

Ah! tu as raison. Je ne savois pas que c’étoit de ce côté-ci qu’il étoit. Tout le monde m’a dit des merveilles de cet 54ouvrage, aussi bien que de la statue du commandeur, et j’ai envie de l’aller voir.

SGANARELLE.

Monsieur, n’allez point là.

DON JUAN.

Pourquoi?

SGANARELLE.

Cela n’est pas civil, d’aller voir un homme que vous avez tué.

DON JUAN

Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme. Allons, entrons dedans.

Le tombeau s’ouvre, et l’on voit la statue du commandeur.

SGANARELLE.

Ah! que cela est beau! les belles statues! le beau marbre! les beaux piliers! ah! que cela est beau! Qu’en dites-vous, monsieur?

DON JUAN

Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé durant sa vie d’une assez simple demeure en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.

SGANARELLE.

Voici la statue du commandeur.

DON JUAN

Parbleu! le voilà bon, avec son habit d’empereur romain!

SGANARELLE.

Ma foi, monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feroient peur si j’étois tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.

DON JUAN

Il auroit tort, et ce seroit mal recevoir l’honneur que je lui fais. Demande-lui s’il veut venir souper avec moi.

SGANARELLE.

C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.

DON JUAN

Demande-lui, te dis-je.

SGANARELLE.

Vous moquez-vous! Ce seroit être fou que d’aller parler à une statue.

DON JUAN

Fais ce que je te dis.

SGANARELLE.

Quelle bizarrerie! Seigneur commandeur… (A part.) Je ris de ma sottise, mais c’est mon maître qui me la fait faire. (Haut.) Seigneur commandeur, mon maître don Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui. (La statue baisse la tête.) Ah!

DON JUAN.

Qu’est-ce? qu’as-tu? dis donc! Veux-tu parler?

SGANARELLE, baissant la tête comme la statue.

La statue…
DON JUAN

Eh bien, que veux-tu dire, traître?

SGANARELLE.

Je vous dis que la statue…

DON JUAN

Eh bien, la statue? Je t’assomme, si tu ne parles.

SGANARELLE.

La statue m’a fait signe.

DON JUAN

La peste! le coquin!

SGANARELLE.

Elle m’a fait signe, vous dis-je; il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir. Peut-être…

DON JUAN

Viens, maraud, viens. Je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie. Prends garde. Le seigneur commandeur voudroit-il venir souper avec moi?

La statue baisse encore la tête.

SGANARELLE.

Je ne voudrois pas en tenir dix pistoles. Eh bien, monsieur?

DON JUAN. Allons, sortons d’ici

SGANARELLE, seul.

Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire!

ACTE IV

Le théâtre représente l’appartement de don Juan.

SCÈNE I. — DON JUAN, SGANARELLE, RAGOTIN

DON JUAN, à Sganarelle.

Quoi qu’il en soit, laissons cela; c’est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.

SGANARELLE.

Eh! monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons vu des yeux que voilà. Il n’est rien de plus véritable que ce signe de tête; et je ne doute point que le ciel, scandalisé de votre vie, n’ait produit ce miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de…

DON JUAN

Écoute. Si tu m’importunes davantage de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeler quelqu’un, demander un nerf de bœuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille coups. M’entends-tu bien?

SGANARELLE.

Fort bien, monsieur, le mieux du monde. Vous vous expliquez clairement; c’est ce qu’il y a de bon en vous, que vous n’allez point chercher de détours: vous dites les choses avec une netteté admirable.

DON JUAN

Allons, qu’on me fasse souper le plus tôt que l’on pourra. Une chaise, petit garçon.

SCÈNE II. — DON JUAN, SGANARELLE, LA VIOLETTE, RAGOTIN

LA VIOLETTE.

Monsieur, voilà votre marchand, monsieur Dimanche, qui demande à vous parler.

SGANARELLE.

Bon! voilà ce qu’il nous faut, qu’un compliment de créancier. De quoi s’avise-t-il de nous venir demander de l’argent? et que ne lui disois-tu que monsieur n’y est pas?

LA VIOLETTE

Il y a trois quarts d’heure que je lui dis; mais il ne veut pas le croire, et s’est assis là dedans pour attendre.

SGANARELLE.

Qu’il attende tant qu’il voudra.

DON JUAN

Non, au contraire, faites-le entrer. C’est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il est bon de les payer de quelque chose; et j’ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.

SCÈNE III. — DON JUAN, MONSIEUR DIMANCHE, SGANARELLE, LA VIOLETTE, RAGOTIN

DON JUAN.

Ah! monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord! J’avois donné ordre qu’on ne me fît parler à personne; mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, je vous suis fort obligé.

DON JUAN, parlant à Violette et à Ragotin.

Parbleu! coquins, je vous apprendrai à laisser monsieur Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connoître les gens!

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, cela n’est rien.

DON JUAN, à M. Dimanche.

Comment! vous dire que je n’y suis pas! à monsieur Dimanche, au meilleur de mes amis!

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, je suis votre serviteur. J'étois venu…

DON JUAN

Allons, vite un siége pour monsieur Dimanche.

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, je suis bien comme cela.

DON JUAN

Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.

MONSIEUR DIMANCHE

Cela n’est point nécessaire.

DON JUAN

Otez ce pliant, et apportez un fauteuil.

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, vous vous moquez, et…

DON JUAN

Non, non, je sais ce que je vous dois; et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.

MONSIEUR DIMANCHE. Monsieur…
DON JUAN. Allons, asseyez-vous.

MONSIEUR DIMANCHE

Il n’est pas besoin, monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J'étois…

DON JUAN

Mettez-vous là, vous dis-je.

MONSIEUR DIMANCHE

Non, monsieur, je suis bien. Je viens pour…

DON JUAN

Non, je ne vous écoute point si vous n’êtes assis.

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je…

DON JUAN

Parbleu! monsieur Dimanche, vous vous portez bien?

MONSIEUR DIMANCHE

Oui, monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu…

DON JUAN

Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil et des yeux vifs.

MONSIEUR DIMANCHE

Je voudrois bien…

DON JUAN

Comment se porte madame Dimanche, votre épouse?

MONSIEUR DIMANCHE

Fort bien, monsieur, Dieu merci.

DON JUAN

C’est une brave femme.

MONSIEUR DIMANCHE

Elle est votre servante, monsieur. Je venois…

DON JUAN

Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle?

MONSIEUR DIMANCHE

Le mieux du monde.

DON JUAN

La jolie petite fille que c’est! je l’aime de tout mon cœur.

MONSIEUR DIMANCHE

C’est trop d’honneur que vous lui faites, monsieur. Je vous…

DON JUAN

Et le petit Collin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour?

MONSIEUR DIMANCHE

Toujours de même, monsieur. Je…

DON JUAN

Et votre petit chien Brusquet gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous?

MONSIEUR DIMANCHE

Plus que jamais, monsieur; et nous ne saurions en chevir.

DON JUAN

Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille, car j’y prends beaucoup d’intérêt.

MONSIEUR DIMANCHE

Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je…

DON JUAN, lui tendant la main.

Touchez donc là, monsieur Dimanche. Êtes-vous bien de mes amis?

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, je suis votre serviteur.

DON JUAN

Parbleu! je suis à vous de tout mon cœur.

MONSIEUR DIMANCHE

Vous m’honorez trop. Je…

DON JUAN

Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.

MONSIEUR DIMANCHE

Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

DON JUAN

Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

MONSIEUR DIMANCHE

Je n’ai point mérité cette grâce, assurément. Mais, monsieur…

DON JUAN

Oh çà, monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi?

MONSIEUR DIMANCHE

Non, monsieur; il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je…

DON JUAN, se levant.

Allons, vite un flambeau pour conduire monsieur Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.

MONSIEUR DIMANCHE, se levant aussi.

Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais…

Sganarelle ôte les siéges promptement.

DON JUAN

Comment! Je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse 61trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et de plus votre débiteur.

MONSIEUR DIMANCHE.

Ah! monsieur…
DON JUAN

C’est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.

MONSIEUR DIMANCHE. Si…
DON JUAN

Voulez-vous que je vous reconduise?

MONSIEUR DIMANCHE

Ah! monsieur, vous vous moquez! Monsieur…

DON JUAN

Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.

Il sort.

SCÈNE IV. — MONSIEUR DIMANCHE, SGANARELLE

SGANARELLE.

Il faut avouer que vous avez en monsieur un homme qui vous aime bien.

MONSIEUR DIMANCHE

Il est vrai; il me fait tant de civilités et tant de complimens, que je ne saurois jamais lui demander de l’argent.

SGANARELLE.

Je vous assure que toute sa maison périroit pour vous; et je voudrois qu’il vous arrivât quelque chose, que quelqu’un s’avisât de vous donner des coups de bâton, vous verriez de quelle manière…

MONSIEUR DIMANCHE

Je le crois; mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.

SGANARELLE.

Oh! ne vous mettez pas en peine, il vous payera le mieux du monde.

MONSIEUR DIMANCHE

Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre particulier.

SGANARELLE.

Fi! ne parlez pas de cela.

MONSIEUR DIMANCHE. Comment! Je…

SGANARELLE.

Ne sais-je pas bien que je vous dois?

MONSIEUR DIMANCHE. Oui. Mais…

SGANARELLE.

Allons, monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.

MONSIEUR DIMANCHE. Mais mon argent?

SGANARELLE, prenant M. Dimanche par le bras.

Vous moquez-vous?

MONSIEUR DIMANCHE

Je veux…

SGANARELLE, le tirant.

Eh!

MONSIEUR DIMANCHE. J’entends…

SGANARELLE, le poussant vers la porte.

Bagatelles!

MONSIEUR DIMANCHE. Mais…

SGANARELLE, le poussant encore.

Fi!

MONSIEUR DIMANCHE. Je…

SGANARELLE, le poussant tout à fait hors du théâtre.

Fi! vous dis-je.

SCÈNE V. — DON JUAN, SGANARELLE, LA VIOLETTE

LA VIOLETTE, à don Juan.

Monsieur, voilà monsieur votre père.

DON JUAN

Ah! me voici bien! Il me falloit cette visite pour me faire enrager.

SCÈNE VI. — DON LOUIS, DON JUAN, SGANARELLE

DON LOUIS.

Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. A dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un l’autre, et, si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportemens. Hélas! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs non pareilles; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyois qu’il devoit être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage; cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent à toute heure à lasser les bontés du souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis? Ah! quelle bassesse est la vôtre? Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité, et qu’avez-vous fait, dans le monde, pour être gentilhomme? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendans. Ainsi 64vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature; que la vertu est le premier titre de noblesse; que je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait, et que je ferois plus d’état du fils d’un crocheteur qui seroit honnête homme que du fils d’un monarque qui vivroit comme vous!

DON JUAN.

Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.

DON LOUIS

Non, insolent, je ne veux point m’asseoir ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions; que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes déréglemens, prévenir sur toi le courroux du ciel, et laver, par ta punition, la honte de t’avoir fait naître.

SCÈNE VII. — DON JUAN, SGANARELLE

DON JUAN, adressant encore la parole à son père, quoiqu’il soit sorti.

Eh! mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils.

Il se met dans un fauteuil.

SGANARELLE.

Ah! monsieur, vous avez tort.

DON JUAN, se levant.

J’ai tort!

SGANARELLE, tremblant.

Monsieur…

DON JUAN. J’ai tort!

SGANARELLE.

Oui, monsieur, vous avez tort d’avoir souffert ce qu’il vous 65a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de plus impertinent? Un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d’honnête homme, et cent autres sottises de pareille nature! Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre? J’admire votre patience, et, si j’avois été en votre place, je l’aurois envoyé promener. (Bas, à part.) O complaisance maudite! à quoi me réduis-tu?

DON JUAN

Me fera-t-on souper bientôt?

SCÈNE VIII. — DON JUAN, SGANARELLE, RAGOTIN.

RAGOTIN.

Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.

DON JUAN

Que pourroit-ce être?

SGANARELLE.

Il faut voir

SCÈNE IX. — DONE ELVIRE, voilée, DON JUAN, SGANARELLE

DONE ELVIRE.

Ne soyez point surpris, don Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est un motif pressant qui m’oblige à cette visite, et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j’étois ce matin. Ce n’est plus cette done Elvire qui faisoit des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetoit que menace et ne respiroit que vengeance. Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentois pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel, tous ces honteux emportemens d’un amour terrestre et grossier, et il n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

DON JUAN, bas à Sganarelle.

Tu pleures, je pense?

SGANARELLE.

Pardonnez-moi.

DONE ELVIRE

C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, don Juan, je sais tous les déréglemens de votre vie; et ce même ciel, qui m’a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égaremens de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous, par aucun attachement du monde. Je suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées; ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j’aurois une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du ciel; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, don Juan, accordez-moi pour dernière faveur cette douce consolation; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes; et, si vous n’êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamné à des supplices éternels.

SGANARELLE à part.

Pauvre femme!

DONE ELVIRE

Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous; j’ai oublié mon devoir pour vous; j’ai fait toutes choses pour vous; et toute la récompense 67que je vous en demande, c’est de corriger votre vie et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, don Juan, je vous le demande avec larmes; et, si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

SGANARELLE, à part, regardant don Juan.

Cœur de tigre!
DONE ELVIRE

Je m’en vais après ce discours, et voilà tout ce que j’avois à vous dire.

DON JUAN

Madame, il est tard, demeurez ici. On vous y logera le mieux qu’on pourra.

DONE ELVIRE

Non, don Juan, ne me retenez pas davantage.

DON JUAN

Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.

DONE ELVIRE

Non, vous dis-je; ne perdons point de temps en discours superflus. Laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.

SCÈNE X. — DON JUAN, SGANARELLE

DON JUAN.

Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint?

SGANARELLE.

C’est-à-dire que ses paroles n’ont fait aucun effet sur vous.

DON JUAN.

Vite à souper!

SGANARELLE.

Fort bien.

SCÈNE XI. — DON JUAN, SGANARELLE, LA VIOLETTE, RAGOTIN

DON JUAN, se mettant à table.

Sganarelle, il faut songer à s’amender, pourtant.

SGANARELLE.

Oui-da?
DON JUAN

Oui, ma foi, il faut s’amender. Encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous.

SGANARELLE.

Oh!

DON JUAN

Qu’en dis-tu?

SGANARELLE.

Rien. Voilà le souper.

Il prend un morceau d’un des plats qu’on apporte et le met dans sa bouche.

DON JUAN

Il me semble que tu as la joue enflée: qu’est-ce que c’est? Parle donc. Qu’as-tu là?

SGANARELLE.

Rien.

DON JUAN

Montre un peu. Parbleu! c’est une fluction qui lui est est tombée sur la joue. Vite une lancette pour percer cela! Le pauvre garçon n’en peut plus, et cet abcès le pourroit étouffer. Attends; voyez voyez comme il étoit mûr! Ah! coquin que vous êtes!

SGANARELLE.

Ma foi, monsieur, je voulois voir si votre cuisinier n’avoit point mis trop de sel ou trop de poivre.

DON JUAN

Allons, mets-toi là et mange. J’ai affaire de toi quand j’aurai soupé. Tu as faim, à ce que je vois.

SGANARELLE, se mettant à table.

Je le crois bien, monsieur, je n’ai point mangé depuis ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du monde. (A Ragotin, qui, à mesure que Sganarelle met quelque chose sur son69 assiette, la lui ôte dès que Sganarelle tourne la tête.) Mon assiette, mon assiette! Tout doux s’il vous plaît! Vertubleu! petit compère que vous êtes habile à donner des assiettes nettes! Et vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos!

Pendant que la Violette donne à boire à Sganarelle, Ragotin ôte encore son assiette.

DON JUAN

Qui peut frapper de cette sorte?

SGANARELLE.

Qui diable nous vient troubler dans notre repas?

DON JUAN

Je veux souper en repos, au moins, et qu’on ne laisse entrer personne.

SGANARELLE.

Laissez-moi faire, je m’y en vais moi-même.

DON JUAN, voyant venir Sganarelle effrayé.

Qu’est-ce donc? qu’y a-t-il?

SGANARELLE, baissant la tête comme la statue.

Le… qui est là. DON JUAN

Allons voir, et montrons que rien ne me sauroit ébranler.

SGANARELLE.

Ah! pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu?

SCÈNE XII. — DON JUAN, LA STATUE DU COMMANDEUR, SGANARELLE, LA VIOLETTE, RAGOTIN

DON JUAN, à ses gens.

Une chaise et un couvert. Vite donc! (Don Juan et la statue se mettent à table. A Sganarelle.) Allons, mets-toi à table.

SGANARELLE.

Monsieur, je n’ai plus faim.

DON JUAN

Mets-toi là, te dis-je. A boire. A la santé du commandeur! Je te la porte, Sganarelle. Qu’on lui donne du vin!

SGANARELLE.

Monsieur, je n’ai pas soif.

DON JUAN

Bois, et chante ta chanson, pour régaler le commandeur.

SGANARELLE.

Je suis enrhumé, monsieur.

DON JUAN

Il m’importe; allons! (A ses gens.) Vous autres, venez, accompagner sa voix.

LA STATUE.

Don Juan, c’est assez. Je vous invite à venir demain souper avec moi. En aurez-vous le courage?

DON JUAN

Oui, j’irai, accompagné du seul Sganarelle.

SGANARELLE.

Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.

DON JUAN, à Sganarelle.

Prends ce flambeau.

LA STATUE

On n’a pas besoin de lumière quand on est conduit par le ciel.

ACTE V

Le théâtre représente une campagne.

SCÈNE I. — DON LOUIS, DON JUAN, SGANARELLE

DON LOUIS.

Quoi! mon fils, seroit-il possible que la bonté du ciel eût exaucé mes vœux? Ce que vous me dites est-il bien vrai? ne m’abusez-vous point d’un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante d’une telle conversion?

DON JUAN

Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs; je ne suis plus le même d’hier au soir, et le ciel, tout d’un coup, a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde. Il a touché mon âme et désillé mes yeux; et je regarde avec horreur le long aveuglement où j’ai été et les désordres criminels de la vie que j’ai menée. J’en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m’étonne comme le ciel les a pu souffrir si longtemps, et n’a pas vingt fois, sur ma tête, laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du ciel une pleine rémission. C’est à quoi je vais travailler; et je vous prie, monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m’aider vous-même à faire choix d’une personne qui me serve de guide et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je m’en vais entrer.

DON LOUIS.

Ah! mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous m’avez donnés, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l’avoue; je jette des larmes de joie; tous mes vœux sont satisfaits, et je n’ai plus rien désormais à demander au ciel. Embrassez-moi, mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j’en vais, tout de ce pas, porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grâces au ciel des saintes résolutions qu’il a daigné vous inspirer.

SCÈNE II. — DON JUAN, SGANARELLE

SGANARELLE.

Ah! monsieur, que j’ai de joie de vous voir converti! Il y a longtemps que j’attendois cela; et voilà, grâces au ciel, tous mes souhaits accomplis.

DON JUAN

La peste le benêt!

SGANARELLE.

Comment, le benêt?

DON JUAN.

Quoi! tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche étoit d’accord avec mon cœur?

SGANARELLE.

Quoi! ce n’est pas… Vous ne… Votre… (A part.) Oh! quel homme! quel homme! quel homme!

DON JUAN.

Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes.

SGANARELLE.

Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante?

DON JUAN

Il y a bien quelque chose là dedans que je ne comprends pas; mais, quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable, ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme; et, si j’ai dit que je voulois corriger ma conduite et me jeter dans un train de vie exemplaire, c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourroient m’arriver. Je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence, et je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses.

SGANARELLE.

Quoi! vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien?

DON JUAN

Et pourquoi non? Il y en a tant d’autres comme moi qui se mêlent de ce métier et qui se servent du même masque pour abuser le monde!

SGANARELLE, à part.

Ah! quel homme! quel homme!

DON JUAN

Il n’y a plus de honte maintenant à cela: l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de 73tous les personnages qu’on puisse jouer. Aujourd’hui la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les attire tous sur les bras, et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connoît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres; ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connoisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se font un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchans hommes du monde? On a beau savoir leurs intrigues et les connoître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié et deux roulemens d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes; mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public après eux; qui les accableront d’injures et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des foiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

SGANARELLE.

O ciel! qu’entends-je ici? il ne vous manquoit plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point; et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m’emporte, et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira; battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi si vous voulez; il faut que je décharge mon cœur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, monsieur, que tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise; et, comme dit fort bien cet auteur que je ne connois pas, l’homme est, en ce monde, ainsi que l’oiseau sur la branche; la branche est attachée à l’arbre; qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles; les belles paroles se trouvent à la cour; à la cour sont les courtisans; les courtisans suivent la mode; la mode vient de la fantaisie; la fantaisie est une faculté de l’âme; l’âme est ce qui nous donne la vie; la vie finit par la mort; la mort nous fait penser au ciel; le ciel est au-dessus de la terre; la terre n’est point la mer; la mer est sujette aux orages; les orages tourmentent les vaisseaux; les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote; un bon pilote a de la prudence; la prudence n’est pas dans les jeunes gens; les jeunes gens doivent obéissance aux vieux; les vieux aiment les richesses; les richesses font les riches; les riches ne sont pas pauvres; les pauvres ont de la nécessité; la nécessité n’a point de loi; qui n’a pas de loi vit en bête brute, et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables.

DON JUAN.

O le beau raisonnement!

SGANARELLE.

Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.

SCÈNE III. — DON CARLOS, DON JUAN, SGANARELLE

DON CARLOS.

Don Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, et que je me suis, en votre présence, chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cèle point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur; et il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et pour vous voir publiquement confirmer à ma sœur le nom de votre femme.

DON JUAN, d’un ton hypocrite.

Hélas! je voudrois bien de tout mon cœur vous donner la satisfaction que vous souhaitez; mais le ciel s’y oppose directement; il a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie, et je n’ai point d’autres pensées maintenant que de quitter entièrement tous les attachemens du monde, de me dépouiller au plus tôt de toutes sortes de vanités, et de corriger désormais, par une austère conduite, tous les déréglemens criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.

DON CARLOS

Ce dessein, don Juan, ne choque point ce que je dis; et la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le ciel vous inspire.

DON JUAN

Hélas! point du tout. C’est un dessein que votre sœur elle-même a pris; elle a résolu sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps.

DON CARLOS

Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous feriez d’elle et de notre famille; et notre honneur demande qu’elle vive avec vous.

DON JUAN

Je vous assure que cela ne se peut. J’en avois, pour moi, toutes les envies du monde, et je me suis même encore aujourd’hui conseillé au ciel pour cela; mais, lorsque je l’ai consulté, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devois point songer à votre sœur, et qu’avec elle assurément je ne ferois point mon salut.

DON CARLOS.

Croyez-vous, don Juan, nous éblouir par ces belles excuses?

DON JUAN

J’obéis à la voix du ciel.

DON CARLOS

Quoi! vous voulez que je me paye d’un semblable discours?

DON JUAN

C’est le ciel qui le veut ainsi.

DON CARLOS

Vous aurez fait sortir ma sœur d’un couvent pour la laisser ensuite?

DON JUAN

Le ciel l’ordonne de la sorte.

DON CARLOS

Nous souffrirons cette tache en notre famille?

DON JUAN

Prenez-vous-en au ciel.

DON CARLOS

Et quoi! toujours le ciel!

DON JUAN

Le ciel le souhaite comme cela.

DON CARLOS

Il suffit, don Juan, je vous entends. Ce n’est pas ici que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas; mais, avant qu’il soit peu, je saurai vous trouver.

DON JUAN

Vous ferez ce que vous voudrez. Vous savez que je ne manque point de cœur, et que je sais me servir de mon épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent; mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre: 77le ciel m’en défend la pensée; et, si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.

DON CARLOS.

Nous verrons, de vrai, nous verrons.

SCÈNE IV. — DON JUAN, SGANARELLE

SGANARELLE.

Monsieur, quel diable de style prenez-vous là? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerois bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J’espérois toujours de votre salut; mais c’est maintenant que j’en désespère; et je crois que le ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

DON JUAN

Va, va, le ciel n’est pas si exact que tu penses; et, si toutes les fois que les hommes…

SCÈNE V. — DON JUAN, SGANARELLE, UN SPECTRE, en femme voilée

SGANARELLE, apercevant le spectre.

Ah! monsieur, c’est le ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne.

DON JUAN

Si le ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende.

LE SPECTRE

Don Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du ciel; et, s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.

SGANARELLE.

Entendez-vous, monsieur?

DON JUAN

Qui ose tenir ces paroles? Je crois connoître cette voix.

SGANARELLE.

Ah! monsieur, c’est un spectre, je le reconnois au marcher.

DON JUAN

Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c’est.

Le spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main.

SGANARELLE.

O ciel! Voyez-vous, monsieur, ce changement de figure?

DON JUAN

Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur; et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit.

Le spectre s’envole dans le temps que don Juan veut le frapper.

SGANARELLE.

Ah! monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir!

DON JUAN

Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi!

SCÈNE VI. — LA STATUE DU COMMANDEUR, DON JUAN, SGANARELLE

LA STATUE.

Arrêtez, don Juan. Vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.

DON JUAN

Oui. Où faut-il aller?

LA STATUE

Donnez-moi la main.

DON JUAN.

La voilà.

LA STATUE

Don Juan, l’endurcissement au péché trame une mort funeste, et les grâces du ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.

DON JUAN

O ciel! que sens-je? un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent! Ah!

Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur don Juan. La terre s’ouvre et l’abîme, et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé.

SCÈNE VII. — SGANARELLE

Ah! mes gages! mes gages! Voilà, par sa mort, un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parens outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content; il n’y a que moi seul de malheureux. Mes gages, mes gages, mes gages!

FIN DU FESTIN DE PIERRE.

L’AMOUR MÉDECIN

COMÉDIE-BALLET

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A VERSAILLES, LE 15 SEPTEMBRE 1665 ET A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 22 DU MÊME MOIS.


Trois mois après la représentation du Festin de Pierre, Louis XIV ayant demandé à Molière un divertissement nouveau, lui donna cinq jours pour l’inventer, l’écrire, le faire apprendre et le faire jouer.

C’est de cet impromptu en trois actes, divisés par des danses, que Molière fit ensuite un seul acte en supprimant les ballets dont Lulli avait composé la musique. C’est un chef-d’œuvre en son genre que cette esquisse improvisée.

Il y avait peu de temps que Bacon avait recommandé l’étude de la nature, l’observation et l’expérience. Les médecins tenaient encore au moyen âge. C'étaient des grands-prêtres ou plutôt des sorciers qui employaient les amulettes, les pierres de sympathie et les chiffres magiques, parlaient latin, grec et hébreu, enseignaient les propriétés merveilleuses des chiffres et des nombres, et couraient la ville, montés sur leurs mules, affublés d’énormes manteaux et de chapeaux pointus, cachés sous de longues perruques, ensevelis dans le satin et la fourrure. Ces personnages astrologiques, représentants de la superstition sans la foi, déjà criblés des flèches de Rabelais et de Montaigne, et qui n’avaient pour se défendre ni l’autorité de la Sorbonne ni les dogmes de l’Église, s’étaient donnés récemment en spectacle ridicule. La bouffonnerie de leurs querelles particulières, les 81procès intéressés entre apothicaires et médecins, provoquaient le mépris public et annonçaient la mort prochaine de l’empirisme. On avait vu, près du lit de mort de Mazarin, Desfougerais, Vallot, Brayer et Guénaud, se réunir à Vincennes et s’enquérir gravement de sa maladie. Vallot plaçait la maladie au poumon, Brayer à la rate, Desfougerais au mésentère, et Guénaud au foie. Ce dernier eut le dessus et emporta le malade.

«Laissons passer M. le docteur, s’écriait un jour un charretier parisien qui voyait venir à lui la mule de Guénaud: c’est lui qui nous a fait la grâce de tuer le cardinal;» tant le mépris de la médecine était devenu une opinion populaire. Guy-Patin et Gassendi avaient soulevé contre eux et leur hypocrisie doctorale l’indignation des classes élevées; Boileau et Pascal marchaient contre eux. Ce n’était pas à la médecine, mais au mensonge du savoir, que l’on en voulait; «déniaisés, désabusés,» esprits forts, tous ceux qui, comme Guy-Patin, s’étaient «débarrassés du sot,» prenaient parti avec Molière contre l’empirisme. Ce fut Boileau qui créa les noms grecs sous lesquels Molière ridiculisa, dans sa nouvelle farce, les quatre premiers médecins de la cour: vive jouissance pour le vieux Guy-Patin; s’il faut même l’en croire, on fabriqua des masques comiques représentant le visage des quatre empiriques sacrifiés.

Il faut reléguer parmi les fables ces anecdotes apocryphes d’après lesquelles Molière aurait vengé sur la Faculté les querelles particulières de deux femmes de la troupe. Les motifs du grand écrivain étaient plus profonds et plus naturels. Ses passions et ses études avaient altéré sa santé. Il travaillait beaucoup, souffrait infiniment; sa poitrine était attaquée, et, forcé de demander secours aux Hippocrates du temps, vivant de régime, mais mourant de ses passions, il ne tarda pas à découvrir le néant de leur art et le vide de leurs prétentions. Il venait d’éprouver qu’il était difficile d’attaquer les courtisans et dangereux d’attaquer la Sorbonne; il retomba sur les médecins, et leur fit éprouver toute la force de son génie.

AU LECTEUR

Ce n’est ici qu’un simple crayon, un petit impromptu dont le roi a voulu se faire un divertissement. Il est le plus précipité de tous ceux que Sa Majesté m’ait commandés; et, lorsque je dirai qu’il a été proposé, fait, appris et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai. Il n’est pas nécessaire de vous avertir qu’il y a beaucoup de choses qui dépendent de l’action. On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir, dans la lecture, tout le jeu du théâtre. Ce que je vous dirai, c’est qu’il seroit à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornemens qui les accompagnent chez le roi. Vous les verriez dans un état beaucoup plus supportable; et les airs et les symphonies de l’incomparable M. Lulli mêlés à la beauté des voix et à l’adresse des danseurs, leur donnent sans doute des grâces dont ils ont toutes les peines du monde à se passer.


PROLOGUE

LA COMÉDIE, LA MUSIQUE, LE BALLET

LA COMÉDIE.

Quittons, quittons notre vaine querelle;

Ne nous disputons point nos talens tour à tour;

Et d’une gloire plus belle

Piquons-nous en ce jour.

Unissons-nous tous trois d’une ardeur sans seconde.

Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Unissons-nous tous trois d’une ardeur sans seconde,

Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.

LA MUSIQUE.

De ses travaux, plus grands qu’on ne peut croire,

Il se vient quelquefois délasser parmi nous.

LE BALLET.

Est-il de plus grande gloire?

Est-il bonheur plus doux?

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Unissons-nous tous trois d’une ardeur sans seconde,

Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.

ACTE PREMIER

SCÈNE I. — SGANARELLE, AMINTE, LUCRÈCE, M. GUILLAUME, M. JOSSE

SGANARELLE.

Ah! l’étrange chose que la vie! et que je puis bien dire, avec ce grand philosophe de l’antiquité, que qui terre a guerre a, et qu’un malheur ne vient jamais sans l’autre! Je n’avais qu’une seule femme, qui est morte.

M. GUILLAUME.

Et combien donc en voulez-vous avoir?

SGANARELLE.

Elle est morte, monsieur Guillaume, mon ami. Cette perte m’est très-sensible, et je ne puis m’en ressouvenir sans pleurer. Je n’étois pas fort satisfait de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble; mais enfin la mort rajuste toutes choses. Elle est morte; je la pleure. Si elle étoit en vie, nous nous querellerions. De tous les enfans que le ciel m’avoit donnés, il ne m’a laissé qu’une fille, et cette fille est toute ma peine; car enfin je la vois dans une mélancolie la plus sombre du monde, dans une tristesse épouvantable, dont il n’y a pas moyen de la retirer, et dont je ne saurois même apprendre la cause. Pour moi, j’en perds 85l’esprit, et j’aurois besoin d’un bon conseil sur cette matière. (A Lucrèce.) Vous êtes ma nièce (à Aminte); vous, ma voisine (à M. Guillaume et à M. Josse); et vous, mes compères et mes amis; je vous prie de me conseiller tous ce que je dois faire.

M. JOSSE.

Pour moi, je tiens que la braverie[30] et l’ajustement est la chose qui réjouit le plus les filles; et, si j’étois que de vous, je lui achèterois, dès aujourd’hui, une belle garniture de diamans, ou de rubis, ou d’émeraudes.

M. GUILLAUME.

Et moi, si j’étois en votre place, j’achèterois une belle tenture de tapisserie de verdure, ou à personnages, que je ferois mettre à sa chambre, pour lui réjouir l’esprit et la vue.

AMINTE.

Pour moi, je ne ferois pas tant de façons, et je la marierois fort bien, et le plus tôt que je pourrois, avec cette personne qui vous la fit, dit-on, demander il y a quelque temps.

LUCRÈCE

Et moi, je tiens que votre fille n’est point du tout propre pour le mariage. Elle est d’une complexion trop délicate et trop peu saine, et c’est la vouloir envoyer bientôt en l’autre monde, que de l’exposer, comme elle est, à faire des enfans. Le monde n’est point du tout son fait, et je vous conseille de la mettre dans un couvent, où elle trouvera des divertissemens qui seront mieux de son humeur.

SGANARELLE.

Tous ces conseils sont admirables, assurément; mais je les tiens un peu intéressés, et trouve que vous me conseillez fort bien pour vous. Vous êtes orfèvre, monsieur Josse; et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. Vous vendez des tapisseries, monsieur Guillaume, et vous avez la mine d’avoir quelque tenture qui vous incommode. Celui que vous aimez, ma voisine, a, dit-on, quelque inclination pour ma fille; et vous ne seriez pas fâchée de la voir la femme d’un autre. Et quant à vous, ma chère nièce, ce n’est pas mon dessein, comme on sait, de marier ma fille avec qui que ce soit, et j’ai mes raisons 86pour cela; mais le conseil que vous me donnez de la faire religieuse est d’une femme qui pourroit bien souhaiter charitablement d’être mon héritière universelle. Ainsi, messieurs et mesdames, quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s’il vous plaît, que je n’en suive aucun. (Seul.) Voilà de mes donneurs de conseils à la mode!

SCÈNE II. — LUCINDE, SGANARELLE.

SGANARELLE.

Ah! voilà ma fille qui prend l’air. Elle ne me voit pas, Elle soupire; elle lève les yeux au ciel. (A Lucinde.) Dieu vous garde! Bonjour, ma mie. Eh bien, qu’est-ce? Comme vous en va? Eh quoi! toujours triste et mélancolique comme cela, et tu ne veux pas me dire ce que tu as? Allons donc, découvre-moi ton petit cœur! Là, ma pauvre mie, dis, dis, dis tes petites pensées à ton petit papa mignon. Courage! veux-tu que je te baise? Viens. (A part.) J’enrage de la voir de cette humeur-là. (A Lucinde.) Mais, dis-moi, me veux-tu faire mourir de déplaisir, et ne puis-je savoir d’où vient cette grande langueur? Découvre-m’en la cause, et je te promets que je ferai toutes choses pour toi. Oui, tu n’as qu’à me dire le sujet de ta tristesse; je t’assure ici, et te fais serment qu’il n’y a rien que je ne fasse pour te satisfaire; c’est tout dire. Est-ce que tu es jalouse de quelqu’une de tes compagnes que tu voies plus brave que toi? et seroit-il quelque étoffe nouvelle dont tu voulusses avoir un habit? Non. Est-ce que ta chambre ne te semble pas assez parée, et que tu souhaiterois quelque cabinet[31] de la foire Saint-Laurent? Ce n’est pas cela. Aurois-tu envie d’apprendre quelque chose, et veux-tu que je te donne un maître pour te montrer à jouer du clavecin? Nenni. Aimerois-tu quelqu’un, et souhaiterois-tu d’être mariée?

Lucinde fait signe que oui.

87

SCÈNE III. — SGANARELLE, LUCINDE, LISETTE.

LISETTE.

Eh bien, monsieur, vous venez d’entretenir votre fille: avez-vous su la cause de sa mélancolie?

SGANARELLE.

Non. C’est une coquine qui me fait enrager.

LISETTE.

Monsieur, laissez-moi faire; je m’en vais la sonder un peu.

SGANARELLE.

Il n’est pas nécessaire; et, puisqu’elle veut être de cette humeur, je suis d’avis qu’on l’y laisse.

LISETTE.

Laissez-moi faire, vous dis-je! Peut-être qu’elle se découvrira plus librement à moi qu’à vous. Quoi! madame, vous ne nous direz point ce que vous avez, et vous voulez affliger ainsi tout le monde? Il me semble qu’on n’agit point comme vous faites, et que, si vous avez quelque répugnance à vous expliquer à un père, vous n’en devez avoir aucune à me découvrir votre cœur. Dites-moi, souhaitez-vous quelque chose de lui? Il nous a dit plus d’une fois qu’il n’épargneroit rien pour vous contenter. Est-ce qu’il ne vous donne pas toute la liberté que vous souhaiteriez? et les promenades et les cadeaux[32] ne tenteroient-ils point votre âme? Eh! avez-vous reçu quelque déplaisir de quelqu’un? Eh! n’auriez-vous point quelque secrète inclination avec qui vous souhaiteriez que votre père vous mariât? Ah! je vous entends; voilà l’affaire. Que diable! pourquoi tant de façons? Monsieur, le mystère est découvert, et…

SGANARELLE.

Va, fille ingrate, je ne te veux plus parler, et je te laisse dans ton obstination.

LUCINDE.

Mon père, puisque vous voulez que je vous dise la chose…

88

SGANARELLE.

Oui, je perds toute l’amitié que j’avois pour toi.

LISETTE.

Monsieur, sa tristesse…

SGANARELLE.

C’est une coquine qui me veut faire mourir.

LUCINDE.

Mon père, je veux bien…

SGANARELLE.

Ce n’est pas la récompense de t’avoir élevée comme j’ai fait.

LISETTE.

Mais, monsieur…

SGANARELLE.

Non, je suis contre elle dans une colère épouvantable.

LUCINDE.

Mais, mon père…

SGANARELLE.

Je n’ai plus aucune tendresse pour toi.

LISETTE.

Mais…

SGANARELLE.

C’est une friponne!

LUCINDE.

Mais…

SGANARELLE.

Une ingrate!

LISETTE.

Mais…

SGANARELLE.

Une coquine, qui ne me veut pas dire ce qu’elle a.

LISETTE.

C’est un mari qu’elle veut.

SGANARELLE, faisant semblant de ne pas entendre.

Je l’abandonne

LISETTE.

Un mari!

SGANARELLE.

Je la déteste!

89

LISETTE.

Un mari

SGANARELLE.

Et la renonce pour ma fille!

LISETTE.

Un mari

SGANARELLE.

Non, ne m’en parlez point!

LISETTE.

Un mari

SGANARELLE.

Ne m’en parlez point.

LISETTE.

Un mari

SGANARELLE.

Ne m’en parlez point!

LISETTE.

Un mari, un mari, un mari!

SCÈNE IV. — LUCINDE, LISETTE.

LISETTE.

On dit bien vrai, qu’il n’y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent point entendre.

LUCINDE.

Eh bien, Lisette, j’avois tort de cacher mon déplaisir, et je n’avois qu’à parler pour avoir tout ce que je souhaitois de mon père! Tu le vois.

LISETTE.

Par ma foi, voilà un vilain homme; et je vous avoue que j’aurois un plaisir extrême à lui jouer quelque tour. Mais d’où vient donc, madame, que jusqu’ici vous m’avez caché votre mal?

LUCINDE.

Hélas! de quoi m’auroit servi de te le découvrir plus tôt? et n’aurois-je pas autant gagné à le tenir caché toute ma vie? Crois-tu que je n’aie pas bien prévu tout ce que tu vois maintenant, que je ne susse pas à fond tous les sentimens de mon père, et que le refus qu’il a fait porter à celui 90qui m’a demandée par un ami n’ait pas étouffé dans mon âme toute sorte d’espoir?

LISETTE.

Quoi! c’est cet inconnu qui vous fait demander, pour qui vous…?

LUCINDE.

Peut-être n’est-il pas honnête à une jeune fille de s’expliquer si librement; mais enfin je t’avoue que, s’il m’étoit permis de vouloir quelque chose, ce seroit lui que je voudrois. Nous n’avons eu ensemble aucune conversation, et sa bouche ne m’a point déclaré la passion qu’il a pour moi; mais, dans tous les lieux où il m’a pu voir, ses regards et ses actions m’ont toujours parlé si tendrement, et la demande qu’il a fait faire de moi m’a paru d’un si honnête homme, que mon cœur n’a pu s’empêcher d’être sensible à ses ardeurs; et, cependant, tu vois où la dureté de mon père réduit toute cette tendresse.

LISETTE.

Allez, laissez-moi faire. Quelque sujet que j’aie de me plaindre de vous du secret que vous m’avez fait, je ne veux pas laisser de servir votre amour; et, pourvu que vous ayez assez de résolution…

LUCINDE.

Mais que veux-tu que je fasse contre l’autorité d’un père? Et s’il est inexorable à mes vœux…

LISETTE.

Allez, allez, il ne faut pas se laisser mener comme un oison, et, pourvu que l’honneur n’y soit pas offensé, on peut se libérer un peu de la tyrannie d’un père. Que prétend-il que vous fassiez? N'êtes-vous pas en âge d’être mariée? et croit-il que vous soyez de marbre? Allez, encore un coup, je veux servir votre passion; je prends, dès à présent, sur moi tout le soin de ses intérêts, et vous verrez que je sais des détours… Mais je vois votre père. Rentrons, et me laissez agir.

SCÈNE V. — SGANARELLE.

Il est bon quelquefois de ne point faire semblant d’entendre les choses qu’on n’entend que trop bien; et j’ai fait sagement 91de parer la déclaration d’un désir que je ne suis pas résolu de contenter. A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l’on veut assujettir les pères, rien de plus impertinent et de plus ridicule que d’amasser du bien avec de grands travaux, et d’élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour se dépouiller de l’un et de l’autre entre les mains d’un homme qui ne nous touche de rien? Non, non; je me moque de cet usage, et je veux garder mon bien et ma fille pour moi.

SCÈNE VI. — SGANARELLE, LISETTE.

LISETTE, courant sur le théâtre et feignant de ne pas voir Sganarelle.

Ah! malheur! ah! disgrâce! Ah! pauvre seigneur Sganarelle! où pourrai-je te rencontrer?

SGANARELLE, à part.

Que dit-elle là?

LISETTE, courant toujours.

Ah! misérable père! que feras-tu quand tu sauras cette nouvelle?

SGANARELLE, à part.

Que sera-ce?

LISETTE.

Ma pauvre maîtresse!

SGANARELLE, à part.

Je suis perdu!

LISETTE.

Ah!

SGANARELLE, courant après Lisette.

Lisette!

LISETTE.

Quelle infortune!

SGANARELLE.

Lisette!

LISETTE.

Quel accident!

SGANARELLE.

Lisette!

92

LISETTE.

Quelle fatalité!

SGANARELLE.

Lisette!

LISETTE, s’arrêtant.

Ah! monsieur!

SGANARELLE.

Qu’est-ce?

LISETTE.

Monsieur!

SGANARELLE.

Qu’y a-t-il?

LISETTE.

Votre fille…

SGANARELLE.

Ah! ah!

LISETTE.

Monsieur, ne pleurez donc point comme cela, car vous me feriez rire.

SGANARELLE.

Dis donc vite!

LISETTE.

Votre fille, toute saisie des paroles que vous lui avez dites, et de la colère effroyable où elle vous a vu contre elle, est montée vite dans sa chambre, et, pleine de désespoir, a ouvert la fenêtre qui regarde sur la rivière.

SGANARELLE.

Eh bien?

LISETTE.

Alors, levant les yeux au ciel: «Non, a-t-elle dit, il m’est impossible de vivre avec le courroux de mon père; et, puisqu’il me renonce pour sa fille, je veux mourir.»

SGANARELLE.

Elle s’est jetée?

LISETTE.

Non, monsieur. Elle a fermé tout doucement la fenêtre, et s’est allée mettre sur son lit. Là, elle s’est prise à pleurer amèrement; et tout d’un coup son visage a pâli, ses yeux se sont tournés, le cœur lui a manqué, et elle m’est demeurée entre les bras.

93

SGANARELLE.

Ah! ma fille! [Elle est morte?

LISETTE.

Non, monsieur][33]. A force de la tourmenter, je l’ai fait revenir; mais cela lui reprend de moment en moment, et je crois qu’elle ne passera pas la journée.

SGANARELLE.

Champagne! Champagne! Champagne!

SCÈNE VII. — SGANARELLE, CHAMPAGNE, LISETTE.

SGANARELLE.

Vite, qu’on m’aille quérir des médecins, et en quantité. On n’en peut trop avoir dans une pareille aventure. Ah! ma fille! ma pauvre fille!

PREMIÈRE ENTRÉE.

SCÈNE VIII.

Champagne, valet de Sganarelle, frappe, en dansant, aux portes de quatre médecins.

SCÈNE IX

Les quatre médecins dansent et entrent avec cérémonie chez Sganarelle.

ACTE II

SCÈNE I. — SGANARELLE, LISETTE.

LISETTE.

Que voulez-vous donc faire, monsieur, de quatre médecins? N’est-ce pas assez d’un pour tuer une personne?

SGANARELLE.

Taisez-vous. Quatre conseils valent mieux qu’un.

94

LISETTE.

Est-ce que votre fille ne peut pas bien mourir sans le secours de ces messieurs-là?

SGANARELLE.

Est-ce que les médecins font mourir?

LISETTE.

Sans doute; et j’ai connu un homme qui prouvoit, par bonnes raisons, qu’il ne faut jamais dire: Une telle personne est morte d’une fièvre et d’une fluxion sur la poitrine; mais: Elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires.

SGANARELLE.

Chut! n’offensez pas ces messieurs-là.

LISETTE.

Ma foi, monsieur, notre chat est réchappé depuis peu d’un saut qu’il fit du haut de la maison dans la rue; et il fut trois jours sans manger et sans pouvoir remuer ni pied ni patte; mais il est bien heureux de ce qu’il n’y a point de chats médecins, car ses affaires étoient faites, et il n’auroit pas manqué de le purger et de le saigner.

SGANARELLE.

Voulez-vous vous taire, vous dis-je! Mais voyez quelle impertinence! Les voici.

LISETTE.

Prenez garde, vous allez être bien édifié. Ils vous diront en latin que votre fille est malade.

SCÈNE II. — MM. TOMÈS, DESFONANDRÈS, MACROTON, BAHIS, SGANARELLE, LISETTE.

SGANARELLE.

Eh bien, messieurs?

M. TOMÈS[34].

Nous avons vu suffisamment la malade, et sans doute qu’il y a beaucoup d’impuretés en elle.

SGANARELLE.

Ma fille est impure?

M. TOMÈS.

Je veux dire qu’il y a beaucoup d’impuretés dans son corps, quantité d’humeurs corrompues.

SGANARELLE.

Ah! je vous entends.

M. TOMÈS.

Mais… Nous allons consulter ensemble.

SGANARELLE.

Allons, faites donner des siéges.

LISETTE, à M. Tomès.

Ah! monsieur, vous en êtes!

SGANARELLE, à Lisette.

De quoi donc connoissez-vous monsieur?

LISETTE.

De l’avoir vu l’autre jour chez la bonne amie de madame votre nièce.

M. TOMÈS.

Comment se porte son cocher?

LISETTE.

Fort bien. Il est mort.

M. TOMÈS.

Mort?

LISETTE.

Oui.

M. TOMÈS.

Cela ne se peut.

LISETTE.

Je ne sais pas si cela se peut, mais je sais bien que cela est.

M. TOMÈS.

Il ne peut pas être mort, vous dis-je.

LISETTE.

Et moi, je vous dis qu’il est mort et enterré.

M. TOMÈS.

Vous vous trompez

LISETTE.

Je l’ai vu.

M. TOMÈS.

Cela est impossible. Hippocrate dit que ces sortes de maladies 96ne se terminent qu’au quatorze ou au vingt-un; et il n’y a que six jours qu’il est tombé malade.

LISETTE.

Hippocrate dira ce qu’il lui plaira; mais le cocher est mort.

SGANARELLE.

Paix, discoureuse! allons, sortons d’ici! Messieurs, je vous supplie de consulter la bonne manière. Quoique ce ne soit pas la coutume de payer auparavant, toutefois, de peur que je l’oublie, et afin que ce soit une affaire faite, voici…

Il leur donne de l’argent, et chacun, en le recevant, fait un geste différent.

SCÈNE III. — MM. DESFONANDRÈS, TOMÈS, MACROTON, BAHIS, ils s’asseyent et toussent.

M. DESFONANDRÈS[35].

Paris est étrangement grand, et il faut faire de longs trajets quand la pratique donne un peu.

M. TOMÈS.

Il faut avouer que j’ai une mule admirable pour cela, et qu’on a peine à croire le chemin que je lui fais faire tous les jours.

M. DESFONANDRÈS.

J’ai un cheval merveilleux, et c’est un animal infatigable.

M. TOMÈS.

Savez-vous le chemin que ma mule a fait aujourd’hui? J’ai été, premièrement, tout contre l’Arsenal; de l’Arsenal, au bout du faubourg Saint-Germain, du faubourg Saint-Germain, au fond du Marais; du fond du Marais, à la porte Saint-Honoré; de la porte Saint-Honoré, au faubourg Saint-Jacques; du faubourg Saint-Jacques, à la porte de Richelieu[36]; de la porte de Richelieu, ici; et d’ici je dois aller encore à la place Royale.

97

M. DESFONANDRÈS.

Mon cheval a fait tout cela aujourd’hui; et de plus j’ai été à Ruel voir un malade.

M. TOMÈS.

Mais, à propos, quel parti prenez-vous dans la querelle des deux médecins Théophraste et Artémius? car c’est une affaire qui partage tout notre corps.

M. DESFONANDRÈS.

Moi, je suis pour Artémius.

M. TOMÈS.

Et moi aussi. Ce n’est pas que son avis, comme on a vu, n’ait tué le malade, et que celui de Théophraste ne fût beaucoup meilleur assurément; mais enfin il a tort dans les circonstances, et il ne devoit pas être d’un autre avis que son ancien. Qu’en dites-vous?

M. DESFONANDRÈS.

Sans doute. Il faut toujours garder les formalités, quoi qu’il puisse arriver.

M. TOMÈS.

Pour moi, j’y suis sévère en diable, à moins que ce soit entre amis; et l’on nous assembla, un jour, trois de nous autres, avec un médecin de dehors, pour une consultation où j’arrêtai toute l’affaire, et ne voulus point endurer qu’on opinât, si les choses n’alloient dans l’ordre. Les gens de la maison faisoient ce qu’ils pouvoient, et la maladie pressoit; mais je n’en voulus point démordre, et la malade mourut bravement pendant cette contestation.

M. DESFONANDRÈS.

C’est fort bien fait d’apprendre aux gens à vivre et de leur montrer leur bec jaune[37].

M. TOMÈS.

Un homme mort n’est qu’un homme mort, et ne fait point de conséquence; mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins.

98

SCÈNE IV. — SGANARELLE, MM. TOMÈS, DESFONANDRÈS, MACROTON, BAHIS.

SGANARELLE.

Messieurs, l’oppression de ma fille augmente; je vous prie de me dire vite ce que vous avez résolu.

M. TOMÈS, à M. Desfonandrès.

Allons, monsieur.

M. DESFONANDRÈS.

Non, monsieur; parlez, s’il vous plaît.

M. TOMÈS.

Vous vous moquez

M. DESFONANDRÈS.

Je ne parlerai pas le premier.

M. TOMÈS.

Monsieur…

M. DESFONANDRÈS.

Monsieur…

SGANARELLE.

Eh! de grâce, messieurs, laissez toutes ces cérémonies, et songez que les choses pressent.

Ils parlent tous quatre à la fois.

M. TOMÈS.

La maladie de votre fille…

M. DESFONANDRÈS.

L’avis de tous ces messieurs tous ensemble…

M. MACROTON[38].

A-près a-voir bi-en con-sul-té.

M. BAHIS[39].

Pour raisonner…

SGANARELLE.

Eh! messieurs, parlez l’un après l’autre, de grâce.

99

M. TOMÈS.

Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille, et mon avis, à moi, est que cela procède d’une grande chaleur de sang: ainsi je conclus à la saigner le plus tôt que vous pourrez.

M. DESFONANDRÈS.

Et moi, je dis que sa maladie est une pourriture d’humeurs causée par une trop grande réplétion; ainsi je conclus à lui donner de l’émétique.

M. TOMÈS.

Je soutiens que l’émétique la tuera.

M. DESFONANDRÈS.

Et moi, que la saignée la fera mourir.

M. TOMÈS.

C’est bien à vous de faire l’habile homme!

M. DESFONANDRÈS.

Oui, c’est à moi; et je vous prêterai le collet[40] en tout genre d’érudition.

M. TOMÈS.

Souvenez-vous de l’homme que vous fîtes crever ces jours passés.

M. DESFONANDRÈS.

Souvenez-vous de la dame que vous avez envoyée en l’autre monde il y a trois jours.

M. TOMÈS, à Sganarelle.

Je vous ai dit mon avis.

M. DESFONANDRÈS, à Sganarelle.

Je vous ai dit ma pensée.

M. TOMÈS.

Si vous ne faites saigner tout à l’heure votre fille, c’est une personne morte.

Il sort.

M. DESFONANDRÈS.

Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d’heure.

Il sort.

100

SCÈNE V. — SGANARELLE, MM. MACROTON, BAHIS.

SGANARELLE.

A qui croire des deux? et quelle résolution prendre sur des avis si opposés? Messieurs, je vous conjure de déterminer mon esprit, et de me dire, sans passion, ce que vous croyez le plus propre à soulager ma fille.

M. MACROTON.

Mon-si-eur, dans ces ma-ti-è-res-là, il faut pro-cé-der a-vec-que cir-con-spec-tion, et ne ri-en fai-re, com-me on dit, à la vo-lé-e, d’au-tant que les fau-tes qu’on y peut fai-re sont, se-lon no-tre maî-tre Hip-po-cra-te, d’u-ne dange-reu-se con-sé-quen-ce.

M. BAHIS, bredouillant.

Il est vrai, il faut bien prendre garde à ce qu’on fait; car ce ne sont pas ici des jeux d’enfant; et, quand on a failli, il n’est pas aisé de réparer le manquement, et de rétablir ce qu’on a gâté: experimentum periculosum. C’est pourquoi il s’agit de raisonner auparavant comme il faut, de peser mûrement les choses, de regarder le tempérament des gens, d’examiner les causes de la maladie, et de voir les remèdes qu’on y doit apporter.

SGANARELLE, à part.

L’un va en tortue, et l’autre court la poste.

M. MACROTON.

Or, mon-si-eur, pour ve-nir au fait, je trou-ve que vo-tre fil-le a u-ne ma-la-di-e chro-ni-que, et qu’el-le peut pé-ri-cli-ter, si on ne lui don-ne du se-cours, d’au-tant que les symp-tô-mes qu’el-le a sont in-di-ca-tifs d’u-ne va-peur fu-li-gi-neu-se et mor-di-can-te qui lui pi-co-te les mem-bra-nes du cer-veau. Or cet-te va-peur, que nous nom-mons en grec at-mos, est cau-sé-e par des hu-meurs pu-tri-des, te-na-ces et con-glu-ti-neu-ses, qui sont con-te-nu-es dans le bas-ven-tre.

M. BAHIS.

Et, comme ces humeurs ont été là engendrées par une longue succession de temps, elles s’y sont recuites, et ont acquis cette malignité qui fume vers la région du cerveau.

101

M. MACR0T0N.

Si bi-en donc que, pour ti-rer, dé-ta-cher, ar-ra-cher, ex-pul-ser, é-va-cu-er les-di-tes hu-meurs, il fau-dra u-ne pur-ga-ti-on vi-gou-reu-se. Mais, au pré-a-la-ble, je trou-ve à pro-pos, et il n’y a pas d’in-con-vé-ni-ent, d’u-ser de pe-tits re-mè-des a-no-dins, c’est-à-di-re, de pe-tits la-ve-mens ré-mol-li-ents et dé-ter-sifs, de ju-leps et de si-rops ra-fraî-chis-sants qu’on mê-le-ra dans sa ti-sa-ne.

M. BAHIS.

Après, nous en viendrons à la purgation et à la saignée, que nous réitérerons s’il en est besoin.

M. MACROTON.

Ce n’est pas qu’a-vec-que tout ce-la vo-tre fil-le ne puis-se mou-rir; mais au moins vous au-rez fait quel-que cho-se, et vous au-rez la con-so-la-ti-on qu’el-le se-ra mor-te dans les for-mes.

M. BAHIS.

Il vaut mieux mourir selon les règles que de réchapper contre les règles.

M. MACROTON.

Nous vous di-sons sin-cè-re-ment no-tre pen-sée.

M. BAHIS.

Et nous avons parlé comme nous parlerions à notre propre frère.

SGANARELLE, à M. Macroton, en allongeant ses mots.

Je vous rends très-hum-bles grâ-ces. (A M. Bahis, en bredouillant.) Et vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise[41].

SCÈNE VI. — SGANARELLE.

Me voilà justement un peu plus incertain que je n’étois auparavant. Morbleu! il me vient une fantaisie; il faut que j’aille acheter de l’orviétan[42] et que je lui en fasse prendre. L’orviétan est un remède dont beaucoup de gens se sont bien trouvés. Holà!

102

DEUXIÈME ENTRÉE.

SCÈNE VII — SGANARELLE, UN OPÉRATEUR.

SGANARELLE.

Monsieur, je vous prie de me donner une boîte de votre orviétan, que je m’en vais vous payer.

L’OPÉRATEUR, chante.

L’or de tous les climats qu’entoure l’Océan

Peut-il jamais payer ce secret d’importance?

Mon remède guérit, par sa rare excellence,

Plus de maux qu’on n’en peut nombrer dans tout un an:

La gale,

La rogne,

La teigne,

La fièvre,

La peste,

La goutte,

Vérole,

Descente,

Rougeole.

O grande puissance

De l’orviétan!

SGANARELLE.

Monsieur, je crois que tout l’or du monde n’est pas capable de payer votre remède; mais pourtant voici une pièce de trente sous que vous prendrez, s’il vous plaît.

L’OPÉRATEUR, chante.

Admirez mes bontés, et le peu qu’on vous vend

Ce trésor merveilleux que ma main vous dispense.

Vous pouvez, avec lui, braver en assurance

Tous les maux que sur nous l’ire du ciel répand:

La gale,

La rogne,

La teigne,

La fièvre,

103La peste,

La goutte,

Vérole.

Descente,

Rougeole.

O grande puissance

De l’orviétan!

SCÈNE VIII

Plusieurs trivelins et plusieurs scaramouches, valets de l’opérateur, se réjouissent en dansant.

ACTE III

SCÈNE I. — MM. FILERIN, TOMÈS, DESFONANDRÈS.

M. FILERIN[43].

N’avez-vous point de honte, messieurs, de montrer si peu de prudence, pour des gens de votre âge, et de vous être querellés comme de jeunes étourdis? Ne voyez-vous pas bien quel tort ces sortes de querelles nous font parmi le monde? et n’est-ce pas assez que les savans voient les contrariétés et les dissensions qui sont entre nos auteurs et nos anciens maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la forfanterie de notre art[44]? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante politique de quelques-uns de nos gens; et il faut confesser que toutes ces contestations nous ont décriés depuis peu d’une étrange manière, et que, si nous n’y prenons garde, nous allons nous ruiner nous mêmes. Je n’en parle pas pour mon intérêt; car, Dieu merci! j’ai déjà établi mes petites affaires. Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il grêle, ceux qui sont morts sont morts, et j’ai de quoi me passer des vivants; mais enfin toutes ces disputes ne valent 104rien pour la médecine. Puisque le ciel nous fait la grâce que, depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous, ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leurs sottises le plus doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C’est là que va l’étude de la plupart du monde, et chacun s’efforce de prendre les hommes par leur foible, pour en tirer quelque profit. Les flatteurs, par exemple, cherchent à profiter de l’amour que les hommes ont pour les louanges, en leur donnant tout le vain encens qu’ils souhaitent; et c’est un art où l’on fait, comme on voit, des fortunes considérables. Les alchimistes tâchent à profiter de la passion que l’on a pour les richesses, en promettant des montagnes d’or à ceux qui les écoutent; et les diseurs d’horoscopes, par leurs prédictions trompeuses, profitent de la vanité et de l’ambition des crédules esprits. Mais le plus grand foible des hommes, c’est l’amour qu’ils ont pour la vie; et nous en profitons, nous autres par notre pompeux galimatias, et savons prendre nos avantages de cette vénération que la peur de mourir leur donne pour notre métier. Conservons-nous donc dans le degré d’estime où leur foiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades, pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter sur la nature toutes les bévues de notre art. N’allons point, dis-je, détruire sottement les heureuses préventions d’une erreur qui donne du pain à tant de personnes (et, de l’argent de ceux que nous mettons en terre, nous fait élever de tous côtés de si beaux héritages.)

M. TOMÈS.

Vous avez raison en tout ce que vous dites: mais ce sont chaleurs de sang, dont parfois on n’est pas le maître.

M. FILERIN.

Allons donc, messieurs, mettez bas toute rancune, et faisons ici votre accommodement.

M. DESFONANDRÈS.

J’y consens. Qu’il me passe mon émétique pour la malade dont il s’agit, et je lui passerai tout ce qu’il voudra pour le premier malade dont il sera question.

105

M. FILERIN.

On ne peut pas mieux dire, et voilà se mettre à la raison.

M. DESFONANDRÈS.

Cela est fait

M. FILERIN.

Touchez donc là. Adieu. Une autre fois, montrez plus de prudence.

SCÈNE II. — MM. TOMÈS, DESFONANDRÈS, LISETTE.

LISETTE.

Quoi! messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu’on vient de faire à la médecine?

M. TOMÈS.

Comment! Qu’est-ce?

LISETTE.

Un insolent, qui a eu l’effronterie d’entreprendre sur votre métier, et qui, sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d’un grand coup d’épée au travers du corps.

M. TOMÈS.

Écoutez, vous faites la railleuse; mais vous passerez par nos mains quelque jour.

LISETTE.

Je vous permets de me tuer lorsque j’aurai recours à vous.

SCÈNE III. — CLITANDRE, en habit de médecin, LISETTE.

CLITANDRE.

Eh bien, Lisette, [que dis-tu de mon équipage? Crois-tu qu’avec cet habit je puisse duper le bonhomme?] Me trouves-tu bien ainsi?

LISETTE.

Le mieux du monde; et je vous attendois avec impatience. Enfin le ciel m’a fait d’un naturel le plus humain du monde, et je ne puis voir deux amans soupirer l’un pour l’autre qu’il ne me prenne une tendresse charitable et un désir ardent de soulager les maux qu’ils souffrent. Je veux, à quelque prix que ce soit, tirer Lucinde de la tyrannie où elle est, et la mettre en votre pouvoir. Vous m’avez plu 106d’abord, je me connois en gens, et elle ne peut pas mieux choisir. L’amour risque des choses extraordinaires, et nous avons concerté ensemble une manière de stratagème qui pourra peut-être nous réussir. Toutes nos mesures sont déjà prises: l’homme à qui nous avons affaire n’est pas des plus fins de ce monde; et, si cette aventure nous manque, nous trouverons mille autres voies pour arriver à notre but. Attendez-moi là seulement, je reviens vous quérir.

Clitandre se retire dans le fond du théâtre.

SCÈNE IV. — SGANARELLE, LISETTE.

LISETTE.

Monsieur, allégresse! allégresse!

SGANARELLE.

Qu’est-ce?

LISETTE.

Réjouissez-vous.

SGANARELLE.

De quoi?

LISETTE.

Réjouissez-vous, vous dis-je.

SGANARELLE.

Dis-moi donc ce que c’est, et puis je me réjouirai peut-être.

LISETTE.

Non. Je veux que vous vous réjouissiez auparavant; que vous chantiez, que vous dansiez.

SGANARELLE.

Sur quoi?

LISETTE.

Sur ma parole.

SGANARELLE.

Allons donc! (Il chante et danse.) La lera la, la, la, lera, la. Que diable!

LISETTE.

Monsieur, votre fille est guérie!

SGANARELLE.

Ma fille est guérie!

107

LISETTE.

Oui. Je vous amène un médecin, mais un médecin d’importance, qui fait des cures merveilleuses, et qui se moque des autres médecins.

SGANARELLE.

Où est-il?

LISETTE.

Je vais le faire entrer.

SGANARELLE, seul.

Il faut voir si celui-ci fera plus que les autres.

SCÈNE V. — CLITANDRE, en habit de médecin, SGANARELLE, LISETTE.

LISETTE, amenant Clitandre.

Le voici.

SGANARELLE.

Voilà un médecin qui a la barbe bien jeune.

LISETTE.

La science ne se mesure pas à la barbe, et ce n’est pas par le menton qu’il est habile.

SGANARELLE.

Monsieur, on m’a dit que vous aviez des remèdes admirables pour faire aller à la selle.

CLITANDRE.

Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres. Ils ont l’émétique, les saignées, les médecines et les lavements; mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans et par des anneaux constellés.

LISETTE.

Que vous ai-je dit?

SGANARELLE.

Voilà un grand homme!

LISETTE.

Monsieur, comme votre fille est là tout habillée dans une chaise, je vais la faire passer ici.

SGANARELLE.

Oui, fais

108

CLITANDRE, tâtant le pouls à Sganarelle.

Votre fille est bien malade.

SGANARELLE.

Vous connoissez cela ici?

CLITANDRE.

Oui, par la sympathie qu’il y a entre le père et la fille[45].

SCÈNE VI. — SGANARELLE, LUCINDE, CLITANDRE, LISETTE

LISETTE, à Clitandre

Tenez, monsieur, voilà une chaise auprès d’elle. (A Sganarelle). Allons, laissez-les là tous deux.

SGANARELLE.

Pourquoi? Je veux demeurer là.

LISETTE.

Vous moquez-vous? Il faut s’éloigner. Un médecin a cent choses à demander qu’il n’est pas honnête qu’un homme entende.

Sganarelle et Lisette s’éloignent.

CLITANDRE, bas, à Lucinde.

Ah! madame, que le ravissement où je me trouve est grand! et je ne sais par où vous commencer mon discours. Tant que je ne vous ai parlé que des yeux, j’avois, ce me sembloit, cent choses à vous dire; et, maintenant que j’ai la liberté de vous parler de la façon que je souhaitois, je demeure interdit, et la grande joie où je suis étouffe toutes mes paroles.

LUCINDE.

Je puis vous dire la même chose; et je sens, comme vous, des mouvements de joie qui m’empêchent de pouvoir parler.

CLITANDRE.

Ah! madame, que je serois heureux s’il étoit vrai que vous sentissiez tout ce que je sens, et qu’il me fût permis de juger de votre âme par la mienne! Mais, madame, puis-je au moins croire que ce soit à vous à qui je doive la pensée 109de cet heureux stratagème qui me fait jouir de votre présence?

LUCINDE.

Si vous ne m’en devez pas la pensée, vous m’êtes redevable au moins d’en avoir approuvé la proposition avec beaucoup de joie.

SGANARELLE, à Lisette.

Il me semble qu’il lui parle de bien près.

LISETTE, à Sganarelle.

C’est qu’il observe sa physionomie et tous les traits de son visage.

CLITANDRE, à Lucinde.

Serez-vous constante, madame, dans ces bontés que vous me témoignez?

LUCINDE.

Mais vous, serez-vous ferme dans les résolutions que vous avez montrées?

CLITANDRE.

Ah! madame, jusqu’à la mort. Je n’ai point de plus forte envie que d’être à vous, et je vais le faire paroître dans ce que vous m’allez voir faire.

SGANARELLE, à Clitandre.

Eh bien, notre malade? Elle me semble un peu plus gaie.

CLITANDRE.

C’est que j’ai déjà fait agir sur elle un de ces remèdes que mon art m’enseigne. Comme l’esprit a grand empire sur le corps, et que c’est de lui bien souvent que procèdent les maladies, ma coutume est de courir à guérir les esprits avant que de venir aux corps. J’ai donc observé ses regards, les traits de son visage et les lignes de ses deux mains; et, par la science que le ciel m’a donnée, j’ai reconnu que c’étoit de l’esprit qu’elle étoit malade, et que tout son mal ne venoit que d’une imagination déréglée, d’un désir dépravé de vouloir être mariée. Pour moi, je ne vois rien de plus extravagant et de plus ridicule que cette envie qu’on a du mariage.

SGANARELLE, à part.

Voilà un habile homme!

110

CLITANDRE.

Et j’ai eu et aurai pour lui toute ma vie une aversion effroyable.

SGANARELLE.

Voilà un grand médecin!

CLITANDRE.

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