LETTRE I
USBEK A SON AMI RUSTAN
A Ispahan
Nous n’avons séjourné qu’un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin, et hier, vingt-cinquième jour de notre départ d’Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.
Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse.
Nous sommes nés dans un royaume florissant; mais nous n’avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connoissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer.
Mande-moi ce que l’on dit de notre voyage; ne me flatte point: je ne compte pas sur un grand nombre d’approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron, où je séjournerai quelque temps. Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu’en quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.
De Tauris, le 15 de la lune de Saphar, 1711.
LETTRE II
USBEK AU PREMIER EUNUQUE NOIR
A son sérail d’Ispahan
Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse; je t’ai confié ce que j’avois dans le monde de plus cher: tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales, qui ne s’ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose, et jouit d’une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu’elle chancelle. Si les femmes que tu gardes vouloient sortir de leur devoir, tu leur en ferois perdre l’espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.
Tu leur commandes, et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail; tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes; tu les sers comme l’esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.
Souviens-toi toujours du néant d’où je t’ai fait sortir, lorsque tu étois le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place, et te confier les délices de mon cœur: tiens-toi dans un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon amour; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents; trompe leurs inquiétudes; amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses; persuade-leur de s’assembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu peux les y mener; mais fais faire main-basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la propreté, qui est l’image de la netteté de l’âme; parle-leur quelquefois de moi. Je voudrois les revoir dans ce lieu charmant qu’elles embellissent. Adieu.
De Tauris, le 18 de la lune de Saphar, 1711.
LETTRE III
ZACHI A USBEK
A Tauris
Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener à la campagne: il te dira qu’aucun accident ne nous est arrivé. Quand il fallut traverser la rivière et quitter nos litières, nous nous mîmes, selon la coutume, dans des boîtes: deux esclaves nous portèrent sur leurs épaules, et nous échappâmes à tous les regards.
Comment aurois-je pu vivre, cher Usbek, dans ton sérail d’Ispahan; dans ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritoient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence? J’errois d’appartements en appartements, te cherchant toujours et ne te trouvant jamais, mais rencontrant partout un cruel souvenir de ma félicité passée. Tantôt je me voyois en ce lieu où, pour la première fois de ma vie, je te reçus dans mes bras; tantôt dans celui où tu décidas cette fameuse querelle entre tes femmes. Chacune de nous se prétendoit supérieure aux autres en beauté. Nous nous présentâmes devant toi, après avoir épuisé tout ce que l’imagination peut fournir de parures et d’ornements: tu vis avec plaisir les miracles de notre art; tu admiras jusqu’où nous avoit emportées l’ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus naturelles; tu détruisis tout notre ouvrage: il fallut nous dépouiller de ces ornements qui t’étoient devenus incommodes; il fallut paroître à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur, je ne pensai qu’à ma gloire. Heureux Usbek, que de charmes furent étalés à tes yeux! Nous te vîmes longtemps errer d’enchantements en enchantements: ton âme incertaine demeura longtemps sans se fixer, chaque grâce nouvelle te demandoit un tribut, nous fûmes en un moment toutes couvertes de tes baisers; tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets; tu nous fis passer en un instant dans mille situations différentes; toujours de nouveaux commandements, et une obéissance toujours nouvelle. Je te l’avoue, Usbek, une passion encore plus vive que l’ambition me fit souhaiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton cœur; tu me pris, tu me quittas, tu revins à moi, et je sus te retenir: le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales. Il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde: tout ce qui nous entouroit ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques d’amour que je reçus de toi! Si elles avoient bien vu mes transports, elles auroient senti la différence qu’il y a de mon amour au leur; elles auroient vu que, si elles pouvoient disputer avec moi de charmes, elles ne pouvoient pas disputer de sensibilité… Mais où suis-je? Où m’emmène ce vain récit? C’est un malheur de n’être point aimée; mais c’est un affront de ne l’être plus. Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans des climats barbares. Quoi! tu comptes pour rien l’avantage d’être aimé? Hélas! tu ne sais pas même ce que tu perds! Je pousse des soupirs qui ne sont point entendus; mes larmes coulent, et tu n’en jouis pas; il semble que l’amour respire dans le sérail, et ton insensibilité t’en éloigne sans cesse! Ah! mon cher Usbek, si tu savois être heureux!
Du sérail de Fatmé, le 21 de la lune de Maharram, 1711.
LETTRE IV
ZÉPHIS A USBEK
A Erzeron
Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut à toute force m’ôter mon esclave Zélide, Zélide qui me sert avec tant d’affection, et dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces; il ne lui suffit pas que cette séparation soit douloureuse, il veut encore qu’elle soit déshonorante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de ma confiance; et parce qu’il s’ennuie derrière la porte, où je le renvoie toujours, il ose supposer qu’il a entendu ou vu des choses, que je ne sais pas même imaginer. Je suis bien malheureuse! Ma retraite, ni ma vertu, ne sauroient me mettre à l’abri de ses soupçons extravagants: un vil esclave vient m’attaquer jusque dans ton cœur, et il faut que je m’y défende! Non, j’ai trop de respect pour moi-même pour descendre jusqu’à des justifications: je ne veux d’autre garant de ma conduite que toi-même, que ton amour, que le mien, et, s’il faut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.
Du sérail de Fatmé, le 29 de la lune de Maharram, 1711.
LETTRE V
RUSTAN A USBEK
A Erzeron
Tu es le sujet de toutes les conversations d’Ispahan; on ne parle que de ton départ: les uns l’attribuent à une légèreté d’esprit, les autres à quelque chagrin; tes amis seuls te défendent, et ils ne persuadent personne. On ne peut comprendre que tu puisses quitter tes femmes, tes parents, tes amis, ta patrie, pour aller dans des climats inconnus aux Persans. La mère de Rica est inconsolable; elle te demande son fils, que tu lui as, dit-elle, enlevé. Pour moi, mon cher Usbek, je me sens naturellement porté à approuver tout ce que tu fais: mais je ne saurois te pardonner ton absence; et, quelques raisons que tu m’en puisses donner, mon cœur ne les goûtera jamais. Adieu. Aime-moi toujours.
D’Ispahan, le 28 de la lune de Rebiab 1, 1711
LETTRE VI
USBEK A SON AMI NESSIR
A Ispahan
A une journée d’Érivan, nous quittâmes la Perse pour entrer dans les terres de l’obéissance des Turcs. Douze jours après, nous arrivâmes à Erzeron, où nous séjournerons trois ou quatre mois.
Il faut que je te l’avoue, Nessir; j’ai senti une douleur secrète quand j’ai perdu la Perse de vue, et que je me suis trouvé au milieu des perfides Osmanlins. A mesure que j’entrois dans le pays de ces profanes, il me sembloit que je devenois profane moi-même.
Ma patrie, ma famille, mes amis se sont présentés à mon esprit; ma tendresse s’est réveillée; une certaine inquiétude a achevé de me troubler, et m’a fait connoître que, pour mon repos, j’avois trop entrepris.
Mais ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes. Je ne puis penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins.
Ce n’est pas, Nessir, que je les aime: je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour et l’ai détruit par lui-même: mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète, qui me dévore. Je vois une troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes; je n’ai que des âmes lâches qui m’en répondent. J’aurois peine à être en sûreté, si mes esclaves étoient fidèles: que sera-ce, s’ils ne le sont pas? Quelles tristes nouvelles peuvent m’en venir, dans les pays éloignés que je vais parcourir! C’est un mal où mes amis ne peuvent porter de remède: c’est un lieu dont ils doivent ignorer les tristes secrets; et qu’y pourroient-ils faire? N’aimerois-je pas mille fois mieux une obscure impunité qu’une correction éclatante? Je dépose en ton cœur tous mes chagrins, mon cher Nessir: c’est la seule consolation qui me reste dans l’état où je suis.
D’Erzeron, le 10 de la lune de Rebiab 2, 1711.
LETTRE VII
FATMÉ A USBEK
A Erzeron
Il y a deux mois que tu es parti, mon cher Usbek; et, dans l’abattement où je suis, je ne puis pas me le persuader encore. Je cours tout le sérail, comme si tu y étois; je ne suis point désabusée. Que veux-tu que devienne une femme qui t’aime; qui étoit accoutumée à te tenir dans ses bras; qui n’étoit occupée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse; libre par l’avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour?
Quand je t’épousai, mes yeux n’avoient point encore vu le visage d’un homme: tu es le seul dont la vue m’ait été permise; car je ne compte point au rang des hommes ces eunuques affreux dont la moindre imperfection est de n’être point des hommes. Quand je compare la beauté de ton visage avec la difformité du leur, je ne puis m’empêcher de m’estimer heureuse: mon imagination ne me fournit point d’idée plus ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne. Je te le jure, Usbek, quand il me seroit permis de sortir de ce lieu où je suis enfermée par la nécessité de ma condition; quand je pourrois me dérober à la garde qui m’environne; quand il me seroit permis de choisir parmi tous les hommes qui vivent dans cette capitale des nations; Usbek, je te le jure, je ne choisirois que toi. Il ne peut y avoir que toi dans le monde qui mérites d’être aimé.
Les femmes persanes sont beaucoup plus étroitement gardées que les femmes turques et les femmes indiennes.
Ne pense pas que ton absence m’ait fait négliger une beauté qui t’est chère: quoique je ne doive être vue de personne, et que les ornements dont je me pare soient inutiles à ton bonheur, je cherche cependant à m’entretenir dans l’habitude de plaire; je ne me couche point que je ne me sois parfumée des essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux où tu venois dans mes bras; un songe flatteur, qui me séduit, me montre ce cher objet de mon amour; mon imagination se perd dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espérances: je pense quelquefois que, dégoûté d’un pénible voyage, tu vas revenir à nous: la nuit se passe dans des songes qui n’appartiennent ni à la veille ni au sommeil; je te cherche à mes côtés, et il me semble que tu me fuis; enfin le feu qui me dévore dissipe lui-même ces enchantements, et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée… Tu ne le croirois pas, Usbek; il est impossible de vivre dans cet état; le feu coule dans mes veines: que ne puis-je t’exprimer ce que je sens si bien? et comment sens-je si bien ce que je ne puis t’exprimer? Dans ces moments, Usbek, je donnerois l’empire du monde pour un seul de tes baisers. Qu’une femme est malheureuse d’avoir des désirs si violents, lorsqu’elle est privée de celui qui peut seul les satisfaire; que, livrée à elle-même, n’ayant rien qui puisse la distraire, il faut qu’elle vive dans l’habitude des soupirs et dans la fureur d’une passion irritée; que, bien loin d’être heureuse, elle n’a pas même l’avantage de servir à la félicité d’un autre: ornement inutile d’un sérail, gardée pour l’honneur et non pas pour le bonheur de son époux!
Vous êtes bien cruels, vous autres hommes! Vous êtes charmés que nous ayons des désirs que nous ne puissions satisfaire: vous nous traitez comme si nous étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous le fussions: vous croyez que nos désirs, si longtemps mortifiés, seront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se faire aimer; il est plus court d’obtenir de notre tempérament ce que vous n’osez espérer de votre mérite.
Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t’adorer: mon âme est toute pleine de toi; et ton absence, bien loin de te faire oublier, animeroit mon amour s’il pouvoit devenir plus violent.
Du sérail d’Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab 1, 1711.
LETTRE VIII
USBEK A SON AMI RUSTAN
A Ispahan
Ta lettre m’a été rendue à Erzeron, où je suis. Je m’étois bien douté que mon départ feroit du bruit: je ne m’en suis point mis en peine: que veux-tu que je suive, la prudence de mes ennemis, ou la mienne?
Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse; je le puis dire, mon cœur ne s’y corrompit point: je formai même un grand dessein, j’osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m’en éloignai; mais je m’en approchai ensuite pour le démasquer. Je portai la vérité jusqu’au pied du trône: j’y parlai un langage jusqu’alors inconnu; je déconcertai la flatterie, et j’étonnai en même temps les adorateurs et l’idole.
Mais quand je vis que ma sincérité m’avoit fait des ennemis; que je m’étois attiré la jalousie des ministres sans avoir la faveur du prince; que, dans une cour corrompue, je ne me soutenois plus que par une foible vertu, je résolus de la quitter. Je feignis un grand attachement pour les sciences; et, à force de le feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d’aucunes affaires, et je me retirai dans une maison de campagne. Mais ce parti même avoit ses inconvénients: je restois toujours exposé à la malice de mes ennemis, et je m’étois presque ôté les moyens de m’en garantir. Quelques avis secrets me firent penser à moi sérieusement: je résolus de m’exiler de ma patrie, et ma retraite même de la cour m’en fournit un prétexte plausible. J’allai au roi; je lui marquai l’envie que j’avois de m’instruire dans les sciences de l’Occident; je lui insinuai qu’il pourroit tirer de l’utilité de mes voyages: je trouvai grâce devant ses yeux; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis.
Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler Ispahan; ne me défends que devant ceux qui m’aiment. Laisse à mes ennemis leurs interprétations malignes: je suis trop heureux que ce soit le seul mal qu’ils me puissent faire.
On parle de moi à présent: peut-être ne serai-je que trop oublié, et que mes amis… Non, Rustan, je ne veux point me livrer à cette triste pensée: je leur serai toujours cher; je compte sur leur fidélité, comme sur la tienne.
D’Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE IX
LE PREMIER EUNUQUE A IBBI
A Erzeron
Tu suis ton ancien maître dans ses voyages; tu parcours les provinces et les royaumes; les chagrins ne sauroient faire d’impression sur toi; chaque instant te montre des choses nouvelles; tout ce que tu vois te récrée, et te fait passer le temps sans le sentir.
Il n’en est pas de même de moi, qui, enfermé dans une affreuse prison, suis toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins. Je gémis accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de cinquante années; et, dans le cours d’une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille.
Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses femmes, et m’eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même; las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j’étois! mon esprit préoccupé me faisoit voir le dédommagement, et non pas la perte: j’espérois que je serois délivré des atteintes de l’amour par l’impuissance de le satisfaire. Hélas! on éteignit en moi l’effet des passions, sans en éteindre la cause; et, bien loin d’en être soulagé, je me trouvai environné d’objets qui les irritoient sans cesse. J’entrai dans le sérail, où tout m’inspiroit le regret de ce que j’avois perdu: je me sentois animé à chaque instant; mille grâces naturelles sembloient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler; pour comble de malheurs, j’avois toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l’ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur, et un affreux désespoir dans l’âme.
Voilà comme j’ai passé ma misérable jeunesse: je n’avois de confident que moi-même. Chargé d’ennuis et de chagrins, il me les falloit dévorer; et ces mêmes femmes que j’étois tenté de regarder avec des yeux si tendres, je ne les envisageois qu’avec des regards sévères: j’étois perdu si elles m’avoient pénétré; quel avantage n’en auroient-elles pas pris!
Je me souviens qu’un jour que je mettois une femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que j’osai porter ma main dans un lieu redoutable. Je crus, à la première réflexion, que ce jour étoit le dernier de mes jours. Je fus pourtant assez heureux pour échapper à mille morts; mais la beauté que j’avois faite confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence; je perdis entièrement mon autorité sur elle, et elle m’a obligé depuis à des condescendances qui m’ont exposé mille fois à perdre la vie.
Enfin, les feux de la jeunesse ont passé; je suis vieux, et je me trouve, à cet égard, dans un état tranquille; je regarde les femmes avec indifférence, et je leur rends bien tous leurs mépris, et tous les tourments qu’elles m’ont fait souffrir. Je me souviens toujours que j’étois né pour les commander; et il me semble que je redeviens homme dans les occasions où je leur commande encore. Je les hais depuis que je les envisage de sang-froid, et que ma raison me laisse voir toutes leurs foiblesses. Quoique je les garde pour un autre, le plaisir de me faire obéir me donne une joie secrète; quand je les prive de tout, il me semble que c’est pour moi, et il m’en revient toujours une satisfaction indirecte: je me trouve dans le sérail comme dans un petit empire; et mon ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu. Je vois avec plaisir que tout roule sur moi, et qu’à tous les instants je suis nécessaire; je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes, qui m’affermit dans le poste où je suis. Aussi n’ont-elles pas affaire à un ingrat: elles me trouvent au-devant de tous leurs plaisirs les plus innocents, je me présente toujours à elles comme une barrière inébranlable; elles forment des projets, et je les arrête soudain: je m’arme de refus, je me hérisse de scrupules; je n’ai jamais dans la bouche que les mots de devoir, de vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère en leur parlant sans cesse de la foiblesse de leur sexe, et de l’autorité du maître; je me plains ensuite d’être obligé à tant de sévérité, et je semble vouloir leur faire entendre que je n’ai d’autre motif que leur propre intérêt, et un grand attachement pour elles.
Ce n’est pas qu’à mon tour je n’aie un nombre infini de désagréments, et que tous les jours ces femmes vindicatives ne cherchent à renchérir sur ceux que je leur donne: elles ont des revers terribles. Il y a entre nous comme un flux et un reflux d’empire et de soumission: elles font toujours tomber sur moi les emplois les plus humiliants; elles affectent un mépris qui n’a point d’exemple; et, sans égard pour ma vieillesse, elles me font lever, la nuit, dix fois pour la moindre bagatelle; je suis accablé sans cesse d’ordres, de commandements, d’emplois, de caprices; il semble qu’elles se relayent pour m’exercer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plaisent à me faire redoubler de soins; elles me font faire de fausses confidences: tantôt on vient me dire qu’il a paru un jeune homme autour de ces murs, une autre fois qu’on a entendu du bruit, ou bien qu’on doit rendre une lettre: tout ceci me trouble, et elles rient de ce trouble; elles sont charmées de me voir ainsi me tourmenter moi-même. Une autre fois elles m’attachent derrière leur porte, et m’y enchaînent nuit et jour. Elles savent bien feindre des maladies, des défaillances, des frayeurs: elles ne manquent point de prétexte pour me mener au point où elles veulent. Il faut, dans ces occasions, une obéissance aveugle et une complaisance sans bornes: un refus dans la bouche d’un homme comme moi seroit une chose inouïe; et, si je balançois à leur obéir, elles seroient en droit de me châtier. J’aimerois autant perdre la vie, mon cher Ibbi, que de descendre à cette humiliation.
Ce n’est pas tout: je ne suis jamais sûr d’être un instant dans la faveur de mon maître; j’ai autant d’ennemies dans son cœur, qui ne songent qu’à me perdre: elles ont des quarts d’heure où je ne suis point écouté, des quarts d’heure où l’on ne refuse rien, des quarts d’heure où j’ai toujours tort. Je mène dans le lit de mon maître des femmes irritées: crois-tu que l’on y travaille pour moi, et que mon parti soit le plus fort? J’ai tout à craindre de leurs larmes, de leurs soupirs, de leurs embrassements, et de leurs plaisirs mêmes: elles sont dans le lieu de leurs triomphes; leurs charmes me deviennent terribles: les services présents effacent dans un moment tous mes services passés; et rien ne peut me répondre d’un maître qui n’est plus à lui-même.
Combien de fois m’est-il arrivé de me coucher dans la faveur, et de me lever dans la disgrâce! Le jour que je fus fouetté si indignement autour du sérail, qu’avois-je fait? Je laisse une femme dans les bras de mon maître: dès qu’elle le vit enflammé, elle versa un torrent de larmes; elle se plaignit, et ménagea si bien ses plaintes, qu’elles augmentoient à mesure de l’amour qu’elle faisoit naître. Comment aurois-je pu me soutenir dans un moment si critique? Je fus perdu lorsque je m’y attendois le moins; je fus la victime d’une négociation amoureuse, et d’un traité que les soupirs avoient fait. Voilà, cher Ibbi, l’état cruel dans lequel j’ai toujours vécu.
Que tu es heureux! tes soins se bornent uniquement à la personne d’Usbek. Il t’est facile de lui plaire et de te maintenir dans sa faveur jusques au dernier de tes jours.
Du sérail d’Ispahan, le dernier de la lune de Saphar, 1711.
LETTRE X
MIRZA A SON AMI USBEK
A Erzeron
Tu étois le seul qui pût me dédommager de l’absence de Rica; et il n’y avoit que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu nous manques, Usbek: tu étois l’âme de notre société. Qu’il faut de violence pour rompre les engagements que le cœur et l’esprit ont formés!
Nous disputons ici beaucoup; nos disputes roulent ordinairement sur la morale. Hier on mit en question si les hommes étoient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je t’ai souvent ouï dire que les hommes étoient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l’existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire.
J’ai parlé à des mollaks, qui me désespèrent avec leurs passages de l’Alcoran: car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de famille. Adieu.
D’Ispahan, le dernier de la lune de Saphar, 1711.
LETTRE XI
USBEK A MIRZA
A Ispahan
Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne; tu descends jusqu’à me consulter; tu me crois capable de t’instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi: c’est ton amitié, qui me la procure.
Pour remplir ce que tu me prescris, je n’ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir: telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d’histoire te touchera plus qu’une philosophie subtile.
Il y avoit en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte, qui descendoit de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressembloient plus à des bêtes qu’à des hommes. Ceux-ci n’étoient point si contrefaits, ils n’étoient point velus comme des ours, ils ne siffloient point, ils avoient des yeux; mais ils étoient si méchants et si féroces, qu’il n’y avoit parmi eux aucun principe d’équité ni de justice.
Ils avoient un roi d’une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitoit sévèrement; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale.
Le coup étant fait, ils s’assemblèrent pour choisir un gouvernement; et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu’ils leur devinrent insupportables; et ils les massacrèrent encore.
Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu’ils n’obéiroient plus à personne; que chacun veilleroit uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres.
Cette résolution unanime flattoit extrêmement tous les particuliers. Ils disoient: Qu’ai-je affaire d’aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point? Je penserai uniquement à moi. Je vivrai heureux: que m’importe que les autres le soient? Je me procurerai tous mes besoins; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables.
On étoit dans le mois où l’on ensemence les terres; chacun dit: Je ne labourerai mon champ que pour qu’il me fournisse le blé qu’il me faut pour me nourrir; une plus grande quantité me seroit inutile: je ne prendrai point de la peine pour rien.
Les terres de ce petit royaume n’étoient pas de même nature: il y en avoit d’arides et de montagneuses, et d’autres qui, dans un terrain bas, étoient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la sécheresse fut très-grande; de manière que les terres qui étoient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très-fertiles: ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.
L’année d’ensuite fut très-pluvieuse: les lieux élevés se trouvèrent d’une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu’ils l’avoient été eux-mêmes.
Un des principaux habitants avoit une femme fort belle; son voisin en devint amoureux, et l’enleva: il s’émut une grande querelle; et, après bien des injures et des coups, ils convinrent de s’en remettre à la décision d’un Troglodyte qui, pendant que la république subsistoit, avoit eu quelque crédit. Ils allèrent à lui, et voulurent lui dire leurs raisons. Que m’importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous ou à vous? J’ai mon champ à labourer; je n’irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différends et à travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes; je vous prie de me laisser en repos, et de ne m’importuner plus de vos querelles. Là-dessus il les quitta, et s’en alla travailler ses terres. Le ravisseur, qui étoit le plus fort, jura qu’il mourroit plutôt que de rendre cette femme; et l’autre, pénétré de l’injustice de son voisin et de la dureté du juge, s’en retournoit désespéré, lorsqu’il trouva dans son chemin une femme jeune et belle, qui revenoit de la fontaine. Il n’avoit plus de femme, celle-là lui plut; et elle lui plut bien davantage lorsqu’il apprit que c’étoit la femme de celui qu’il avoit voulu prendre pour juge, et qui avoit été si peu sensible à son malheur: il l’enleva, et l’emmena dans sa maison.
Il y avoit un homme qui possédoit un champ assez fertile, qu’il cultivoit avec grand soin: deux de ses voisins s’unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ; ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudroient l’usurper; et effectivement ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois; mais un des deux, ennuyé de partager ce qu’il pouvoit avoir tout seul, tua l’autre, et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long: deux autres Troglodytes vinrent l’attaquer; il se trouva trop foible pour se défendre, et il fut massacré.
Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui étoit à vendre; il en demanda le prix; le marchand dit en lui-même: Naturellement je ne devrois espérer de ma laine qu’autant d’argent qu’il en faut pour acheter deux mesures de blé; mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d’avoir huit mesures. Il fallut en passer par là, et payer le prix demandé. Je suis bien aise, dit le marchand; j’aurai du blé à présent. Que dites-vous? reprit l’étranger; vous avez besoin de blé? J’en ai à vendre: il n’y a que le prix qui vous étonnera peut-être; car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que la famine règne presque partout: mais rendez-moi mon argent, et je vous donnerai une mesure de blé; car je ne veux pas m’en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim.
Cependant une maladie cruelle ravageoit la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos, qu’il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu’il avoit traités demander son salaire; mais il ne trouva que des refus: il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d’un si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie se faisoit sentir de nouveau, et affligeoit plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n’attendirent pas qu’il vînt chez eux. Allez, leur dit-il, hommes injustes, vous avez dans l’âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir; vous ne méritez pas d’occuper une place sur la terre, parce que vous n’avez point d’humanité, et que les règles de l’équité vous sont inconnues: je croirois offenser les dieux, qui vous punissent, si je m’opposois à la justice de leur colère.
A Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XII
USBEK AU MÊME
A Ispahan
Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avoit dans ce pays deux hommes bien singuliers: ils avoient de l’humanité; ils connaissoient la justice; ils aimoient la vertu; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyoient la désolation générale, et ne la ressentoient que par la pitié: c’étoit le motif d’une union nouvelle. Ils travailloient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun; ils n’avoient de différends que ceux qu’une douce et tendre amitié faisoit naître; et dans l’endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menoient une vie heureuse et tranquille: la terre sembloit produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.
Ils aimoient leurs femmes, et ils en étoient tendrement chéris. Toute leur attention étoit d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentoient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettoient devant les yeux cet exemple si touchant; ils leur faisoient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter; qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux s’accrut par d’heureux mariages: le nombre augmenta, l’union fut toujours la même; et la vertu, bien loin de s’affoiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d’exemples.
Qui pourroit représenter ici le bonheur de ces Troglodytes? Un peuple si juste devoit être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connoître, il apprit à les craindre; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avoit laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébroient par leurs danses, et par les accords d’une musique champêtre; on faisoit ensuite des festins, où la joie ne régnoit pas moins que la frugalité. C'étoit dans ces assemblées que parloit la nature naïve, c’est là qu’on apprenoit à donner le cœur et à le recevoir; c’est là que la pudeur virginale faisoit en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères; et c’est là que les tendres mères se plaisoient à prévoir par avance une union douce et fidèle.
On alloit au temple pour demander les faveurs des dieux: ce n’étoit pas les richesses et une onéreuse abondance; de pareils souhaits étoient indignes des heureux Troglodytes; ils ne savoient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n’étoient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance de leurs enfants. Les filles y venoient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandoient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittoient les prairies, et que les bœufs fatigués avoient ramené la charrue, ils s’assembloient; et, dans un repas frugal, ils chantoient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité: ils chantoient ensuite les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas; ils décrivoient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils s’abandonnoient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompoient jamais.
La nature ne fournissoit pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité étoit étrangère: ils se faisoient des présents, où celui qui donnoit croyoit toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardoit comme une seule famille; les troupeaux étoient presque toujours confondus; la seule peine qu’on s’épargnoit ordinairement, c’étoit de les partager.
D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XIII
USBEK AU MÊME
Je ne saurois assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d’eux disoit un jour: Mon père doit demain labourer son champ; je me lèverai deux heures avant lui, et quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré.
Un autre disoit en lui-même: Il me semble que ma sœur a du goût pour un jeune Troglodyte de nos parents; il faut que je parle à mon père, et que je le détermine à faire ce mariage.
On vint dire à un autre que des voleurs avoient enlevé son troupeau: J’en suis bien fâché, dit-il; car il y avoit une génisse toute blanche que je voulois offrir aux dieux.
On entendoit dire à un autre: Il faut que j’aille au temple remercier les dieux; car mon frère, que mon père aime tant et que je chéris si fort, a recouvré la santé.
Ou bien: Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil; il faut que j’aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer sous leur ombre.
Un jour que plusieurs Troglodytes étoient assemblés, un vieillard parla d’un jeune homme qu’il soupçonnoit d’avoir commis une mauvaise action, et lui en fit des reproches. Nous ne croyons pas qu’il ait commis ce crime, dirent les jeunes Troglodytes; mais, s’il l’a fait, puisse-t-il mourir le dernier de sa famille!
On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avoient pillé sa maison et avoient tout emporté. S’ils n’étoient pas injustes, répondit-il, je souhaiterois que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu’à moi.
Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie: les peuples voisins s’assemblèrent; et, sous un vain prétexte, ils résolurent d’enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent au-devant d’eux des ambassadeurs, qui leur parlèrent ainsi:
«Que vous ont fait les Troglodytes? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos bestiaux, ravagé vos campagnes? Non: nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous? Voulez-vous de la laine pour vous faire des habits? voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits de nos terres? Posez bas les armes; venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons, par ce qu’il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches.»
Ces paroles furent renvoyées avec mépris; ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu’ils ne croyoient défendus que par leur innocence.
Mais ils étoient bien disposés à la défense. Ils avoient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d’eux. Ils furent étonnés de l’injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s’étoit emparée de leur cœur: l’un vouloit mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglodyte; la place de celui qui expiroit étoit d’abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avoit encore une mort particulière à venger.
Tel fut le combat de l’injustice et de la vertu. Ces peuples lâches, qui ne cherchoient que le butin, n’eurent pas honte de fuir; et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.
D’Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XIV
USBEK AU MÊME
Comme le peuple grossissoit tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il étoit à propos de se choisir un roi: ils convinrent qu’il falloit déférer la couronne à celui qui étoit le plus juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avoit pas voulu se trouver à cette assemblée; il s’étoit retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.
Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avoit fait de lui: A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne; mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour! disoit-il; et pourquoi ai-je tant vécu? Puis il s’écria d’une voix sévère: Je vois bien ce que c’est, ô Troglodytes! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paroît trop dur: vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la feroit tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature? O Troglodytes! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux: pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu?
D’Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XV
LE PREMIER EUNUQUE A JARON
EUNUQUE NOIR
A Erzeron
Je prie le ciel qu’il te ramène dans ces lieux, et te dérobe à tous les dangers.
Quoique je n’aie guère jamais connu cet engagement qu’on appelle amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans moi-même, tu m’as cependant fait sentir que j’avois encore un cœur; et, pendant que j’étois de bronze pour tous ces esclaves qui vivoient sous mes lois, je voyois croître ton enfance avec plaisir.
Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s’en falloit bien que la nature eût encore parlé, lorsque le fer te sépara de la nature. Je ne te dirai point si je te plaignis, ou si je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu’à moi. J’apaisai tes pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre une seconde naissance, et sortir d’une servitude où tu devois toujours obéir, pour entrer dans une servitude où tu devois commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité, toujours inséparable des instructions, te fit longtemps ignorer que tu m’étois cher. Tu me l’étois pourtant; et je te dirai que je t’aimois comme un père aime son fils, si ces noms de père et de fils pouvoient convenir à notre destinée.
Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens, qui n’ont jamais cru. Il est impossible que tu n’y contractes bien des souillures. Comment le prophète pourroit-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis? Je voudrois que mon maître fît, à son retour, le pèlerinage de la Mecque: vous vous purifieriez tous dans la terre des anges.
Du sérail d’Ispahan, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XVI
USBAK AU MOLLAK MÉHÉMET ALI
GARDIEN DES TROIS TOMBEAUX
A Com
Pourquoi vis-tu dans les tombeaux, divin mollak? Tu es bien plus fait pour le séjour des étoiles. Tu te caches sans doute de peur d’obscurcir le soleil: tu n’as point de taches comme cet astre; mais, comme lui, tu te couvres Pde nuages.
Ta science est un abîme plus profond que l’Océan; ton esprit est plus perçant que Zufagar, cette épée d’Ali, qui avoit deux pointes; tu sais ce qui se passe dans les neuf chœurs des puissances célestes; tu lis l’Alcoran sur la poitrine de notre divin prophète; et, lorsque tu trouves quelque passage obscur, un ange, par son ordre, déploie ses ailes rapides, et descend du trône pour t’en révéler le secret.
Je pourrois par ton moyen avoir avec les séraphins une intime correspondance: car enfin, treizième immaum, n’es-tu pas le centre où le ciel et la terre aboutissent, et le point de communication entre l’abîme et l’empyrée?
Je suis au milieu d’un peuple profane: permets que je me purifie avec toi; souffre que je tourne mon visage vers les lieux sacrés que tu habites; distingue-moi des méchants, comme on distingue, au lever de l’aurore, le filet blanc d’avec le filet noir; aide-moi de tes conseils; prends soin de mon âme; enivre-la de l’esprit des prophètes; nourris-la de la science du paradis, et permets que je mette ses plaies à tes pieds. Adresse tes lettres sacrées à Erzeron, où je resterai quelques mois.
D’Erzeron, le 11 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XVII
USBEK AU MÊME
Je ne puis, divin mollak, calmer mon impatience: je ne saurois attendre ta sublime réponse. J’ai des doutes, il faut les fixer: je sens que ma raison s’égare; ramène-la dans le droit chemin; viens m’éclairer, source de lumière; foudroie avec ta plume divine les difficultés que je vais te proposer; fais-moi pitié de moi-même, et rougir de la question que je vais faire.
D’où vient que notre législateur nous prive de la chair de pourceau, et de toutes les viandes qu’il appelle immondes? D’où vient qu’il nous défend de toucher un corps mort, et que, pour purifier notre âme, il nous ordonne de nous laver sans cesse le corps? Il me semble que les choses ne sont en elles-mêmes ni pures ni impures: je ne puis concevoir aucune qualité inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La boue ne nous paroît sale que parce qu’elle blesse notre vue, ou quelque autre de nos sens: mais, en elle-même, elle ne l’est pas plus que l’or et les diamants. L’idée de souillure contractée par l’attouchement d’un cadavre ne nous est venue que d’une certaine répugnance naturelle que nous en avons. Si les corps de ceux qui ne se lavent point ne blessoient ni l’odorat ni la vue, comment auroit-on pu s’imaginer qu’ils fussent impurs?
Les sens, divin mollak, doivent donc être les seuls juges de la pureté ou de l’impureté des choses. Mais, comme les objets n’affectent point les hommes de la même manière; que ce qui donne une sensation agréable aux uns en produit une dégoûtante chez les autres, il suit que le témoignage des sens ne peut servir ici de règle, à moins qu’on ne dise que chacun peut à sa fantaisie décider ce point, et distinguer, pour ce qui le concerne, les choses pures d’avec celles qui ne le sont pas.
Mais cela même, sacré mollak, ne renverseroit-il pas les distinctions établies par notre divin prophète, et les points fondamentaux de la loi qui a été écrite de la main des anges?
D’Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XVIII
MÉHÉMET ALI, SERVITEUR DES PROPHÈTES
A USBEK
Vous nous faites toujours des questions qu’on a faites mille fois à notre saint prophète. Que ne lisez-vous les traditions des docteurs? que n’allez-vous à cette source pure de toute intelligence? vous trouveriez tous vos doutes résolus.
Malheureux, qui, toujours embarrassés des choses de la terre, n’avez jamais regardé d’un œil fixe celles du ciel, et qui révérez la condition des mollaks, sans oser ni l’embrasser ni la suivre!
Profanes, qui n’entrez jamais dans les secrets de l’Éternel, vos lumières ressemblent aux ténèbres de l’abîme, et les raisonnements de votre esprit sont comme la poussière que vos pieds font élever lorsque le soleil est dans son midi, dans le mois ardent de Chahban.
Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui du moindre des immaums. Votre vaine philosophie est cet éclair qui annonce l’orage et l’obscurité: vous êtes au milieu de la tempête, et vous errez au gré des vents.
Ce mot est plus en usage chez les Turcs que chez les Persans.
Il est bien facile de répondre à votre difficulté: il ne faut pour cela que vous raconter ce qui arriva un jour à notre saint prophète, lorsque, tenté par les chrétiens, éprouvé par les juifs, il confondit également et les uns et les autres.
Le juif Abdias Ibesalon lui demanda pourquoi Dieu avoit défendu de manger de la chair de pourceau. Ce n’est pas sans raison, reprit le prophète: c’est un animal immonde; et je vais vous en convaincre. Il fit sur sa main, avec de la boue, la figure d’un homme; il la jeta à terre et lui cria: Levez-vous! Sur-le-champ, un homme se leva, et dit: Je suis Japhet, fils de Noé. Avois-tu les cheveux aussi blancs quand tu es mort? lui dit le saint prophète. Non, répondit-il: mais, quand tu m’as réveillé, j’ai cru que le jour du jugement étoit venu: et j’ai eu une si grande frayeur, que mes cheveux ont blanchi tout à coup.
Or çà, raconte-moi, lui dit l’envoyé de Dieu, toute l’histoire de l’arche de Noé. Japhet obéit, et détailla exactement tout ce qui s’étoit passé les premiers mois; après quoi il parla ainsi:
Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté de l’arche; ce qui la fit si fort pencher, que nous en eûmes une peur mortelle, surtout nos femmes, qui se lamentoient de la belle manière. Notre père Noé ayant été au conseil de Dieu, il lui commanda de prendre l’éléphant, de lui faire tourner la tête vers le côté qui penchait. Ce grand animal fit tant d’ordures, qu’il en naquit un cochon. Croyez-vous, Usbek, que, depuis ce temps-là nous nous en soyons abstenus, et que nous l’ayons regardé comme un animal immonde?
Mais, comme le cochon remuoit tous les jours ces ordures, il s’éleva une telle puanteur dans l’arche, qu’il ne put lui-même s’empêcher d’éternuer; et il sortit de son nez un rat, qui alloit rongeant tout ce qui se trouvoit devant lui: ce qui devint si insupportable à Noé, qu’il crut qu’il étoit à propos de consulter Dieu encore. Il lui ordonna de donner au lion un grand coup sur le front, qui éternua aussi, et fit sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces animaux soient encore immondes? Que vous en semble?
Quand donc vous n’apercevez pas la raison de l’impureté de certaines choses, c’est que vous en ignorez beaucoup d’autres, et que vous n’avez pas la connoissance de ce qui s’est passé entre Dieu, les anges et les hommes. Vous ne savez pas l’histoire de l’éternité; vous n’avez point lu les livres qui sont écrits au ciel; ce qui vous en a été révélé n’est qu’une petite partie de la bibliothèque divine; et ceux qui, comme nous, en approchent de plus près, tandis qu’ils sont en cette vie, sont encore dans l’obscurité et les ténèbres. Adieu. Mahomet soit dans votre cœur.
A Com, le dernier de la lune de Chahban, 1711.
LETTRE XIX
USBEK A SON AMI RUSTAN
A Ispahan
Nous n’avons séjourné que huit jours à Tocat: après trente-cinq jours de marche, nous sommes arrivés à Smyrne.
De Tocat à Smyrne, on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu’on la nomme. J’ai vu avec étonnement la foiblesse de l’empire des Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes violents, qui l’épuisent et le minent sans cesse.
Les pachas, qui n’obtiennent leurs emplois qu’à force d’argent, entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête. Une milice insolente n’est soumise qu’à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes désertes, les campagnes désolées, la culture des terres et le commerce entièrement abandonnés.
L’impunité règne dans ce gouvernement sévère: les chrétiens qui cultivent les terres, les juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille violences.
La propriété des terres est incertaine, et, par conséquent, l’ardeur de les faire valoir ralentie: il n’y a ni titre, ni possession, qui vaillent contre le caprice de ceux qui gouvernent.
Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu’ils ont négligé jusques à l’art militaire. Pendant que les nations d’Europe se raffinent tous les jours, ils restent dans leur ancienne ignorance, et ils ne s’avisent de prendre leurs nouvelles inventions qu’après qu’elles s’en sont servi mille fois contre eux.
Ils n’ont nulle expérience sur la mer, nulle habileté dans la manœuvre. On dit qu’une poignée de chrétiens sortis d’un rocher font suer tous les Ottomans, et fatiguent leur empire.
Ce sont apparemment les chevaliers de Malte.
Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire: ils croient faire grâce à ces étrangers de permettre qu’ils les enrichissent.
Dans toute cette vaste étendue de pays que j’ai traversée, je n’ai trouvé que Smyrne qu’on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce sont les Européens qui la rendent telle, et il ne tient pas aux Turcs qu’elle ne ressemble à toutes les autres.
Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles, sera le théâtre des triomphes de quelque conquérant.
A Smyrne, le 2 de la lune de Rhamazan, 1711.
LETTRE XX
USBEK A ZACHI, SA FEMME
Au sérail d’Ispahan
Vous m’avez offensé, Zachi; et je sens dans mon cœur des mouvements que vous devriez craindre, si mon éloignement ne vous laissoit le temps de changer de conduite, et d’apaiser la violente jalousie dont je suis tourmenté.
J’apprends qu’on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous êtes-vous oubliée jusqu’à ne pas sentir qu’il ne vous est pas permis de recevoir dans votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés à vous servir? Vous avez beau me dire que des eunuques ne sont pas des hommes, et que votre vertu vous met au-dessus des pensées que pourroit faire naître en vous une ressemblance imparfaite; cela ne suffit ni pour vous ni pour moi: pour vous, parce que vous faites une chose que les lois du sérail vous défendent; pour moi, en ce que vous m’ôtez l’honneur, en vous exposant à des regards; que dis-je, à des regards? peut-être aux entreprises d’un perfide qui vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses regrets et le désespoir de son impuissance.
Vous me direz peut-être que vous m’avez été toujours fidèle. Eh! pouviez-vous ne l’être pas? Comment auriez-vous trompé la vigilance des eunuques noirs, qui sont si surpris de la vie que vous menez? Comment auriez-vous pu briser ces verrous et ces portes qui vous tiennent enfermée? Vous vous vantez d’une vertu qui n’est pas libre: et peut-être que vos désirs impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de cette fidélité que vous vantez tant.
Je veux que vous n’ayez point fait tout ce que j’ai lieu de soupçonner; que ce perfide n’ait point porté sur vous ses mains sacriléges; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de son maître; que, couverte de vos habits, vous ayez laissé cette foible barrière entre lui et vous; que, frappé lui-même d’un saint respect, il ait baissé les yeux; que, manquant à sa hardiesse, il ait tremblé sur les châtiments qu’il se prépare: quand tout cela seroit vrai, il ne l’est pas moins que vous avez fait une chose qui est contre votre devoir. Et, si vous l’avez violé gratuitement sans remplir vos inclinations déréglées, qu’eussiez-vous fait pour les satisfaire? Que feriez-vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré, qui est pour vous une dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile favorable contre les atteintes du vice, un temple sacré où votre sexe perd sa foiblesse, et se trouve invincible, malgré tous les désavantages de la nature? Que feriez-vous si, laissée à vous-même, vous n’aviez pour vous défendre que votre amour pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez si indignement trahi? Que les mœurs du pays où vous vivez sont saintes, qui vous arrachent à l’attentat des plus vils esclaves! Vous devez me rendre grâce de la gêne où je vous fais vivre, puisque ce n’est que par là que vous méritez encore de vivre.
Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques, parce qu’il a toujours les yeux sur votre conduite, et qu’il vous donne ses sages conseils. Sa laideur, dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans peine: comme si, dans ces sortes de postes, on mettoit de plus beaux objets. Ce qui vous afflige est de n’avoir pas à sa place l’eunuque blanc qui vous déshonore.
Mais que vous a fait votre première esclave? Elle vous a dit que les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide étoient contre la bienséance: voilà la raison de votre haine.
Je devrois être, Zachi, un juge sévère; je ne suis qu’un époux qui cherche à vous trouver innocente. L’amour que j’ai pour Roxane, ma nouvelle épouse, m’a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n’êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous deux; et Roxane n’a d’autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.
A Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.
LETTRE XXI
USBEK AU PREMIER EUNUQUE BLANC
Vous devez trembler à l’ouverture de cette lettre, ou plutôt vous le deviez lorsque vous souffrîtes la perfidie de Nadir. Vous qui, dans une vieillesse froide et languissante, ne pouvez sans crime lever les yeux sur les redoutables objets de mon amour; vous à qui il n’est jamais permis de mettre un pied sacrilége sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards, vous souffrez que ceux dont la conduite vous est confiée aient fait ce que vous n’auriez pas la témérité de faire, et vous n’apercevez pas la foudre toute prête à tomber sur eux et sur vous?
Et qui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie; qui n’existez qu’autant que vous savez obéir; qui n’êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois, ou pour mourir dès que je l’ordonne; qui ne respirez qu’autant que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont besoin de votre bassesse; et enfin qui ne pouvez avoir d’autre partage que la soumission, d’autre âme que mes volontés, d’autre espérance que ma félicité?
Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les lois austères du devoir; que la présence continuelle d’un eunuque noir les ennuie; qu’elles sont fatiguées de ces objets affreux, qui leur sont donnés pour les ramener à leur époux; je le sais: mais vous qui vous prêtez à ce désordre, vous serez puni d’une manière à faire trembler tous ceux qui abusent de ma confiance.
Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Ali, le plus grand de tous, que, si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve sous mes pieds.
A Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.
LETTRE XXII
JARON AU PREMIER EUNUQUE
A mesure qu’Usbek s’éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses femmes sacrées; il soupire, il verse des larmes; sa douleur s’aigrit, ses soupçons se fortifient. Il veut augmenter le nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer, avec tous les noirs qui l’accompagnent. Il ne craint plus pour lui: il craint pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui-même.
Je vais donc vivre sous tes lois, et partager tes soins. Grand Dieu! qu’il faut de choses pour rendre un seul homme heureux!
La nature sembloit avoir mis les femmes dans la dépendance, et les en avoir retirées: le désordre naissoit entre les deux sexes, parce que leurs droits étoient réciproques. Nous sommes entrés dans le plan d’une nouvelle harmonie: nous avons mis entre les femmes et nous la haine; et entre les hommes et les femmes, l’amour.
Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards sombres. La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tranquille, et l’esprit inquiet. Je n’attendrai point les rides de la vieillesse pour en montrer les chagrins.
J’aurois eu du plaisir à suivre mon maître dans l’Occident; mais ma volonté est son bien. Il veut que je garde ses femmes; je les garderai avec fidélité. Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe qui, quand on ne lui permet pas d’être vain, commence à devenir superbe, et qu’il est moins aisé d’humilier que d’anéantir. Je tombe sous tes regards.
De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.
LETTRE XXIII
USBEK A SON AMI IBBEN
Nous sommes arrivés à Livourne dans quarante jours de navigation. C’est une ville nouvelle; elle est un témoignage du génie des ducs de Toscane, qui ont fait d’un village marécageux la ville d’Italie la plus florissante.
Les femmes y jouissent d’une grande liberté: elles peuvent voir les hommes à travers certaines fenêtres qu’on nomme jalousies, elles peuvent sortir tous les jours avec quelques vieilles qui les accompagnent: elles n’ont qu’un voile. Leurs beaux-frères, leurs oncles, leurs neveux peuvent les voir sans que le mari s’en formalise presque jamais.
Les Persanes en ont quatre.
C’est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour la première fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent d’abord tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits, des principales coutumes: il y a, jusque dans les moindres bagatelles, quelque chose de singulier que je sens et que je ne sais pas dire.
Nous partirons demain pour Marseille: notre séjour n’y sera pas long. Le dessein de Rica et le mien est de nous rendre incessamment à Paris, qui est le siége de l’empire d’Europe. Les voyageurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers. Adieu. Sois persuadé que je t’aimerai toujours.
A Livourne, le 12 de la lune de Saphar, 1712.
LETTRE XXIV
RICA A IBBEN
A Smyrne
Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu’Ispahan: les maisons y sont si hautes, qu’on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s’y fait un bel embarras.
Tu ne le croirois pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a pas de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français; ils courent; ils volent: les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feroient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avoit pris; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avois fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes: je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvoient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.
D’ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits.
Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t’étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape: tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.
Il faut qu’un Turc voie, parle et pense en Turc: c’est à quoi des gens ne font point attention en lisant les Lettres persanes. (Mont., Lettre à l’abbé de Guasco, du 4 octobre 1752.)
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