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La Dame aux Camélias

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Chapitre I

Mon avis est qu’on ne peut créer des personnages que lorsque l’on a beaucoup étudié les hommes, comme on ne peut parler une langue qu’à la condition de l’avoir sérieusement apprise. N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter. J’engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire, dont tous les personnages, à l’exception de l’héroïne, vivent encore. D’ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits que je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si mon témoignage ne suffisait pas. Par une circonstance particulière, seul je pouvais les écrire, car seul j’ai été le confident des derniers détails sans lesquels il eût été impossible de faire un récit intéressant et complet. Or, voici comment ces détails sont parvenus à ma connaissance. — Le 12 du mois de mars 1847, je lus, dans la rue Laffitte, une grande affiche jaune annonçant une vente de meubles et de riches objets de curiosité. Cette vente avait lieu après décès. L’affiche ne nommait pas la personne morte, mais la vente devait se faire rue d’Antin, nº 9, le 16, de midi à cinq heures. L’affiche portait en outre que l’on pourrait, le 13 et le 14, visiter l’appartement et les meubles. J’ai toujours été amateur de curiosités. Je me promis de ne pas manquer cette occasion, sinon d’en acheter, du moins d’en voir. Le lendemain, je me rendis rue d’Antin, nº 9. Il était de bonne heure, et cependant il y avait déjà dans l’appartement des visiteurs et même des visiteuses, qui, quoique vêtues de velours, couvertes de cachemires et attendues à la porte par leurs élégants coupés, regardaient avec étonnement, avec admiration même, le luxe qui s’étalait sous leurs yeux. Plus tard, je compris cette admiration et cet étonnement, car, m’étant mis aussi à examiner, je reconnus aisément que j’étais dans l’appartement d’une femme entretenue. Or, s’il y a une chose que les femmes du monde désirent voir, et il y avait là des femmes du monde, c’est l’intérieur de ces femmes, dont les équipages éclaboussent chaque jour le leur, qui ont, comme elles et à côté d’elles, leur loge à l’Opéra et aux Italiens, et qui étalent, à Paris, l’insolente opulence de leur beauté, de leurs bijoux et de leurs scandales. Celle chez qui je me trouvais était morte: les femmes les plus vertueuses pouvaient donc pénétrer jusque dans sa chambre. La mort avait purifié l’air de ce cloaque splendide, et d’ailleurs elles avaient pour excuse, s’il en était besoin, qu’elles venaient à une vente sans savoir chez qui elles venaient. Elles avaient lu des affiches, elles voulaient visiter ce que ces affiches promettaient et faire leur choix à l’avance; rien de plus simple; ce qui ne les empêchait pas de chercher, au milieu de toutes ces merveilles, les traces de cette vie de courtisane dont on leur avait fait, sans doute, de si étranges récits. Malheureusement les mystères étaient morts avec la déesse, et, malgré toute leur bonne volonté, ces dames ne surprirent que ce qui était à vendre depuis le décès, et rien de ce qui se vendait du vivant de la locataire. Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes. Le mobilier était superbe. Meubles de bois de rose et de Boule, vases de Sèvres et de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle, rien n’y manquait. Je me promenai dans l’appartement et je suivis les nobles curieuses qui m’y avaient précédé. Elles entrèrent dans une chambre tendue d’étoffe perse, et j’allais y entrer aussi, quand elles en sortirent presque aussitôt en souriant et comme si elles eussent eu honte de cette nouvelle curiosité. Je n’en désirai que plus vivement pénétrer dans cette chambre. C'était le cabinet de toilette, revêtu de ses plus minutieux détails, dans lesquels paraissait s’être développée au plus haut point la prodigalité de la morte. Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds de large sur six de long, brillaient tous les trésors d’Aucoc et d’Odiot. C'était là une magnifique collection, et pas un de ces mille objets, si nécessaires à la toilette d’une femme comme celle chez qui nous étions, n’était en autre métal qu’or ou argent. Cependant cette collection n’avait pu se faire que peu à peu, et ce n’était pas le même amour qui l’avait complétée. Moi qui ne m’effarouchais pas à la vue du cabinet de toilette d’une femme entretenue, je m’amusais à en examiner les détails, quels qu’ils fussent, et je m’aperçus que tous ces ustensiles magnifiquement ciselés portaient des initiales variées et des couronnes différentes. Je regardais toutes ces choses dont chacune me représentait une prostitution de la pauvre fille, et je me disais que Dieu avait été clément pour elle, puisqu’il n’avait pas permis qu’elle en arrivât au châtiment ordinaire, et qu’il l’avait laissée mourir dans son luxe et sa beauté, avant la vieillesse, cette première mort des courtisanes. En effet, quoi de plus triste à voir que la vieillesse du vice, surtout chez la femme? Elle ne renferme aucune dignité et n’inspire aucun intérêt. Ce repentir éternel, non pas de la mauvaise route suivie, mais des calculs mal faits et de l’argent mal employé, est une des plus attristantes choses que l’on puisse entendre. J’ai connu une ancienne femme galante à qui il ne restait plus de son passé qu’une fille presque aussi belle que, au dire de ses contemporains, avait été sa mère. Cette pauvre enfant à qui sa mère n’avait jamais dit: tu es ma fille, que pour lui ordonner de nourrir sa vieillesse comme elle-même avait nourri son enfance, cette pauvre créature se nommait Louise, et, obéissant à sa mère, elle se livrait sans volonté, sans passion, sans plaisir, comme elle eût fait un métier si l’on eût songé à lui en apprendre un. La vue continuelle de la débauche, une débauche précoce, alimentée par l’état continuellement maladif de cette fille, avait éteint en elle l’intelligence du mal et du bien que Dieu lui avait donnée peut-être, mais qu’il n’était venu à l’idée de personne de développer. Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui passait sur les boulevards presque tous les jours à la même heure. Sa mère l’accompagnait sans cesse, aussi assidûment qu’une vraie mère eût accompagné sa vraie fille. J'étais bien jeune alors, et prêt à accepter pour moi la facile morale de mon siècle. Je me souviens cependant que la vue de cette surveillance scandaleuse m’inspirait le mépris et le dégoût. Joignez à cela que jamais visage de vierge n’eut un pareil sentiment d’innocence, une pareille expression de souffrance mélancolique. On eût dit une figure de la Résignation. Un jour, le visage de cette fille s’éclaira. Au milieu des débauches dont sa mère tenait le programme, il sembla à la pécheresse que Dieu lui permettait un bonheur. Et pourquoi, après tout, Dieu, qui l’avait faite sans force, l’aurait-il laissée sans consolation, sous le poids douloureux de sa vie? Un jour donc, elle s’aperçut qu’elle était enceinte, et ce qu’il y avait en elle de chaste encore tressaillit de joie. L'âme a d’étranges refuges. Louise courut annoncer à sa mère cette nouvelle qui la rendait si joyeuse. C’est honteux à dire, cependant nous ne faisons pas ici de l’immoralité à plaisir, nous racontons un fait vrai, que nous ferions peut-être mieux de taire, si nous ne croyions qu’il faut de temps en temps révéler les martyres de ces êtres, que l’on condamne sans les entendre, que l’on méprise sans les juger; c’est honteux, disons-nous, mais la mère répondit à sa fille qu’elles n’avaient déjà pas trop pour deux et qu’elles n’auraient pas assez pour trois; que de pareils enfants sont inutiles et qu’une grossesse est du temps perdu. Le lendemain, une sage-femme, que nous signalons seulement comme l’amie de la mère, vint voir Louise, qui resta quelques jours au lit, et s’en releva plus pâle et plus faible qu’autrefois. Trois mois après, un homme se prit de pitié pour elle et entreprit sa guérison morale et physique; mais la dernière secousse avait été trop violente, et Louise mourut des suites de la fausse couche qu’elle avait faite. La mère vit encore: comment? Dieu le sait. Cette histoire m’était revenue à l’esprit pendant que je contemplais les nécessaires d’argent, et un certain temps s’était écoulé, à ce qu’il paraît, dans ces réflexions, car il n’y avait plus dans l’appartement que moi et un gardien qui, de la porte, examinait avec attention si je ne dérobais rien. Je m’approchai de ce brave homme à qui j’inspirais de si graves inquiétudes.

— Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de la personne qui demeurait ici?

— Mademoiselle Marguerite Gautier. Je connaissais cette fille de nom et de vue.

— Comment! Dis-je au gardien, Marguerite Gautier est morte?

— Oui, monsieur. — Et quand cela? — Il y a trois semaines, je crois.

— Et pourquoi laisse-t-on visiter l’appartement?

— Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire monter la vente. Les personnes peuvent voir d’avance l’effet que font les étoffes et les meubles; vous comprenez, cela encourage à acheter. — Elle avait donc des dettes?

— Oh! Monsieur, en quantité. — Mais la vente les couvrira sans doute?

— Et au-delà.

— À qui reviendra le surplus, alors?

— À sa famille.

— Elle a donc une famille?

— À ce qu’il paraît.

— Merci, monsieur. Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et je sortis.

— Pauvre fille! me disais-je en rentrant chez moi, elle a dû mourir bien tristement, car, dans son monde, on n’a d’amis qu’à la condition qu’on se portera bien. Et malgré moi je m’apitoyais sur le sort de Marguerite Gautier. Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des gens, mais j’ai une indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne même pas la peine de discuter cette indulgence. Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je vis dans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmes emmenaient. J’ignore ce qu’avait fait cette fille; tout ce que je puis dire, c’est qu’elle pleurait à chaudes larmes en embrassant un enfant de quelques mois dont son arrestation la séparait. Depuis ce jour, je n’ai plus su mépriser une femme à première vue.

Chapitre II

La vente était pour le 16. Un jour d’intervalle avait été laissé entre les visites et la vente pour donner aux tapissiers le temps de déclouer les tentures, rideaux, etc. À cette époque, je revenais de voyage. Il était assez naturel que l’on ne m’eût pas appris la mort de Marguerite comme une de ces grandes nouvelles que ses amis apprennent toujours à celui qui revient dans la capitale des nouvelles. Marguerite était jolie, mais autant la vie recherchée de ces femmes fait de bruit, autant leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se couchent comme ils se sont levés, sans éclat. Leur mort, quand elles meurent jeunes, est apprise de tous leurs amants en même temps, car, à Paris presque tous les amants d’une fille connue vivent en intimité. Quelques souvenirs s’échangent à son sujet, et la vie des uns et des autres continue sans que cet incident la trouble même d’une larme. Aujourd’hui, quand on a vingt-cinq ans, les larmes deviennent une chose si rare qu’on ne peut les donner à la première venue. C’est tout au plus si les parents qui payent pour être pleurés le sont en raison du prix qu’ils y mettent. Quant à moi, quoique mon chiffre ne se retrouvât sur aucun des nécessaires de Marguerite, cette indulgence instinctive, cette pitié naturelle que je viens d’avouer tout à l’heure me faisaient songer à sa mort plus longtemps qu’elle ne méritait peut-être que j’y songeasse. Je me rappelais avoir rencontré Marguerite très souvent aux Champs-Elysées, où elle venait assidûment, tous les jours, dans un petit coupé bleu attelé de deux magnifiques chevaux bais, et avoir alors remarqué en elle une distinction peu commune à ses semblables, distinction que rehaussait encore une beauté vraiment exceptionnelle. Ces malheureuses créatures sont toujours, quand elles sortent, accompagnées on ne sait de qui. Comme aucun homme ne consent à afficher publiquement l’amour nocturne qu’il a pour elles, comme elles ont horreur de la solitude, elles emmènent ou celles qui, moins heureuses, n’ont pas de voiture, ou quelques-unes de ces vieilles élégantes dont rien ne motive l’élégance, et à qui l’on peut s’adresser sans crainte, quand on veut avoir quelques détails que ce soient sur la femme qu’elles accompagnent. Il n’en était pas ainsi pour Marguerite. Elle arrivait aux Champs-Elysées toujours seule, dans sa voiture, où elle s’effaçait le plus possible, l’hiver enveloppée d’un grand cachemire, l’été vêtue de robes fort simples; et, quoiqu’il y eût sur sa promenade favorite bien des gens qu’elle connût, quand par hasard elle leur souriait, le sourire était visible pour eux seuls, et une duchesse eût pu sourire ainsi. Elle ne se promenait pas du rond-point à l’entrée des Champs-Elysées, comme le font et le faisaient toutes ses collègues. Ses deux chevaux l’emportaient rapidement au Bois. Là, elle descendait de voiture, marchait pendant une heure, remontait dans son coupé, et rentrait chez elle au grand trot de son attelage. Toutes ces circonstances, dont j’avais quelquefois été le témoin, repassaient devant moi, et je regrettais la mort de cette fille comme on regrette la destruction totale d’une belle œuvre. Or, il était impossible de voir une plus charmante beauté que celle de Marguerite. Grande et mince jusqu’à l’exagération, elle possédait au suprême degré l’art de faire disparaître cet oubli de la nature par le simple arrangement des choses qu’elle revêtait. Son cachemire, dont la pointe touchait à terre, laissait échapper de chaque côté les larges volants d’une robe de soie, et l’épais manchon qui cachait ses mains et qu’elle appuyait contre sa poitrine, était entouré de plis si habilement ménagés, que l’œil n’avait rien à redire, si exigeant qu’il fut, au contour des lignes. La tête, une merveille, était l’objet d’une coquetterie particulière. Elle était toute petite, et sa mère, comme dirait de Musset, semblait l’avoir faite ainsi pour la faire avec soin. Dans un ovale d’une grâce indescriptible, mettez des yeux noirs surmontés de sourcils d’un arc si pur qu’il semblait peint; voilez ces yeux de grands cils qui, lorsqu’ils s’abaissaient, jetaient de l’ombre sur la teinte rose des joues; tracez un nez fin, droit, spirituel, aux narines un peu ouvertes par une aspiration ardente vers la vie sensuelle; dessinez une bouche régulière, dont les lèvres s’ouvraient gracieusement sur des dents blanches comme du lait; colorez la peau de ce velouté qui couvre les pêches qu’aucune main n’a touchées, et vous aurez l’ensemble de cette charmante tête. Les cheveux, noirs comme du jais, ondés naturellement ou non, s’ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se perdaient derrière la tête, en laissant voir un bout des oreilles, auxquelles brillaient deux diamants d’une valeur de quatre à cinq mille francs chacun. Comment sa vie ardente laissait-elle au visage de Marguerite l’expression virginale, enfantine même qui le caractérisait? C’est ce que nous sommes forcés de constater sans le comprendre. Marguerite avait d’elle un merveilleux portrait fait par Vidal, le seul homme dont le crayon pouvait la reproduire. J’ai eu depuis sa mort ce portrait pendant quelques jours à ma disposition, et il était d’une si étonnante ressemblance qu’il m’a servi à donner les renseignements pour lesquels ma mémoire ne m’eût peut-être pas suffi. Parmi les détails de ce chapitre, quelques-uns ne me sont parvenus que plus tard; mais je les écris tout de suite pour n’avoir pas à y revenir, lorsque commencera l’histoire anecdotique de cette femme. Marguerite assistait à toutes les premières représentations et passait toutes ses soirées au spectacle ou au bal. Chaque fois que l’on jouait une pièce nouvelle, on était sûr de l’y voir, avec trois choses qui ne la quittaient jamais, et qui occupaient toujours le devant de sa loge de rez-de-chaussée: sa lorgnette, un sac de bonbons et un bouquet de camélias. Pendant vingt-cinq jours du mois, les camélias étaient blancs, et pendant cinq ils étaient rouges; on n’a jamais su la raison de cette variété de couleurs, que je signale sans pouvoir l’expliquer, et que les habitués des théâtres où elle allait le plus fréquemment et ses amis avaient remarquée comme moi. On n’avait jamais vu à Marguerite d’autres fleurs que des camélias. Aussi chez madame Barjon, sa fleuriste, avait-on fini par la surnommer la Dame aux Camélias, et ce surnom lui était resté. Je savais, en outre, comme tous ceux qui vivent dans un certain monde, à Paris, que Marguerite avait été la maîtresse des jeunes gens les plus élégants, qu’elle le disait hautement, et qu’eux-mêmes s’en vantaient, ce qui prouvait qu’amants et maîtresse étaient contents l’un de l’autre. Cependant, depuis trois ans environ, depuis un voyage à Bagnères, elle ne vivait plus, disait-on, qu’avec un vieux duc étranger, énormément riche et qui avait essayé de la détacher le plus possible de sa vie passée, ce que, du reste, elle avait paru se laisser faire d’assez bonne grâce. Voici ce qu’on m’a raconté à ce sujet. Au printemps de 1842, Marguerite était si faible, si changée que les médecins lui ordonnèrent les eaux, et qu’elle partit pour Bagnères. Là, parmi les malades, se trouvait la fille de ce duc, laquelle avait non seulement la même maladie, mais encore le même visage que Marguerite, au point qu’on eût pu les prendre pour les deux sœurs. Seulement la jeune duchesse était au troisième degré de la phtisie, et peu de jours après l’arrivée de Marguerite elle succombait. Un matin, le duc, resté à Bagnères comme on reste sur le sol qui ensevelit une partie du cœur, aperçut Marguerite au détour d’une allée. Il lui sembla voir passer l’ombre de son enfant et, marchant vers elle, il lui prit les mains, l’embrassa en pleurant, et, sans lui demander qui elle était, implora la permission de la voir et d’aimer en elle l’image vivante de sa fille morte. Marguerite, seule à Bagnères avec sa femme de chambre, et d’ailleurs n’ayant aucune crainte de se compromettre, accorda au duc ce qu’il lui demandait. Il se trouvait à Bagnères des gens qui la connaissaient, et qui vinrent officiellement avertir le duc de la véritable position de mademoiselle Gautier. Ce fut un coup pour le vieillard, car là cessait la ressemblance avec sa fille; mais il était trop tard. La jeune femme était devenue un besoin de son cœur et son seul prétexte, sa seule excuse de vivre encore. Il ne lui fit aucun reproche, il n’avait pas le droit de lui en faire, mais il lui demanda si elle se sentait capable de changer sa vie, lui offrant en échange de ce sacrifice toutes les compensations qu’elle pourrait désirer. Elle promit. Il faut dire qu’à cette époque, Marguerite, nature enthousiaste, était malade. Le passé lui apparaissait comme une des causes principales de sa maladie, et une sorte de superstition lui fit espérer que Dieu lui laisserait la beauté et la santé, en échange de son repentir et de sa conversion. En effet, les eaux, les promenades, la fatigue naturelle et le sommeil l’avaient à peu près rétablie quand vint la fin de l’été. Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il continua de venir la voir comme à Bagnères. Cette liaison, dont on ne connaissait ni la véritable origine, ni le véritable motif, causa une grande sensation ici, car le duc, connu par sa grande fortune, se faisait connaître maintenant par sa prodigalité. On attribua au libertinage, fréquent chez les vieillards riches, ce rapprochement du vieux duc et de la jeune femme. On supposa tout, excepté ce qui était. Cependant le sentiment de ce père pour Marguerite avait une cause si chaste, que tout autre rapport que des rapports de cœur avec elle lui eût semblé un inceste, et jamais il ne lui avait dit un mot que sa fille n’eût pu entendre. Loin de nous la pensée de faire de notre héroïne autre chose que ce qu’elle était. Nous dirons donc que tant qu’elle était restée à Bagnères, la promesse faite au duc n’avait pas été difficile à tenir, et qu’elle avait été tenue; mais une fois de retour à Paris, il avait semblé à cette fille habituée à la vie dissipée, aux bals, aux orgies même, que sa solitude, troublée seulement par les visites périodiques du duc, la ferait mourir d’ennui, et les souffles brûlants de sa vie d’autrefois passaient à la fois sur sa tête et sur son cœur. Ajoutez que Marguerite était revenue de ce voyage plus belle qu’elle n’avait jamais été, qu’elle avait vingt ans, et que la maladie endormie, mais non vaincue, continuait à lui donner ces désirs fiévreux qui sont presque toujours le résultat des affections de poitrine. Le duc eut donc une grande douleur le jour où ses amis, sans cesse aux aguets pour surprendre un scandale de la part de la jeune femme avec laquelle il se compromettait, disaient-ils, vinrent lui dire et lui prouver qu’à l’heure où elle était sûre de ne pas le voir venir, elle recevait des visites, et que ces visites se prolongeaient souvent jusqu’au lendemain. Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui conseillant, sans arrière-pensée, de cesser de s’occuper d’elle, car elle ne se sentait pas la force de tenir les engagements pris, et ne voulait pas recevoir plus longtemps les bienfaits d’un homme qu’elle trompait. Le duc resta huit jours sans paraître; ce fut tout ce qu’il put faire, et, le huitième jour, il vint supplier Marguerite de l’admettre encore, lui promettant de l’accepter telle qu’elle serait, pourvu qu’il la vît, et lui jurant que, dût-il mourir, il ne lui ferait jamais un reproche. Voilà où en étaient les choses trois mois après le retour de Marguerite, c’est-à-dire en novembre ou décembre 1842.

Chapitre III

Le 16, à une heure, je me rendis rue d’Antin. De la porte cochère on entendait crier les commissaires-priseurs. L’appartement était plein de curieux. Il y avait là toutes les célébrités du vice élégant, sournoisement examinées par quelques grandes dames qui avaient pris encore une fois le prétexte de la vente, pour avoir le droit de voir de près des femmes avec qui elles n’auraient jamais eu occasion de se retrouver, et dont elles enviaient peut-être en secret les faciles plaisirs. Madame la duchesse de F… coudoyait Mademoiselle A…, une des plus tristes épreuves de nos courtisanes modernes; madame la marquise de T… hésitait pour acheter un meuble sur lequel enchérissait madame D…, la femme adultère la plus élégante et la plus connue de notre époque; le duc d’Y… qui passe à Madrid pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à Madrid, et qui, somme toute, ne dépense même pas son revenu, tout en causant avec madame M…, une de nos plus spirituelles conteuses qui veut bien de temps en temps écrire ce qu’elle dit et signer ce qu’elle écrit, échangeait des regards confidentiels avec madame de N…, cette belle promeneuse des Champs-Elysées, presque toujours vêtue de rose ou de bleu et qui fait traîner sa voiture par deux grands chevaux noirs, que Tony lui a vendus dix mille francs et… qu’elle lui a payés; enfin mademoiselle R… qui se fait avec son seul talent le double de ce que les femmes du monde se font avec leur dot, et le triple de ce que les autres se font avec leurs amours, était, malgré le froid, venue faire quelques emplettes, et ce n’était pas elle qu’on regardait le moins. Nous pourrions citer encore les initiales de bien des gens réunis dans ce salon, et bien étonnés de se trouver ensemble; mais nous craindrions de lasser le lecteur. Disons seulement que tout le monde était d’une gaieté folle, et que parmi toutes celles qui se trouvaient là beaucoup avaient connu la morte, et ne paraissaient pas s’en souvenir. On riait fort; les commissaires criaient à tue-tête; les marchands qui avaient envahi les bancs disposés devant les tables de vente essayaient en vain d’imposer silence, pour faire leurs affaires tranquillement. Jamais réunion ne fut plus variée, plus bruyante. Je me glissai humblement au milieu de ce tumulte attristant, quand je songeais qu’il avait lieu près de la chambre où avait expiré la pauvre créature dont on vendait les meubles pour payer les dettes. Venu pour examiner plus que pour acheter, je regardais les figures des fournisseurs qui faisaient vendre, et dont les traits s’épanouissaient chaque fois qu’un objet arrivait à un prix qu’ils n’eussent pas espéré. Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la prostitution de cette femme, qui avaient gagné cent pour cent sur elle, qui avaient poursuivi de papiers timbrés les derniers moments de sa vie, et qui venaient après sa mort recueillir les fruits de leurs honorables calculs en même temps que les intérêts de leur honteux crédit. Combien avaient raison les anciens qui n’avaient qu’un même dieu pour les marchands et pour les voleurs!
Robes, cachemires, bijoux se vendaient avec une rapidité incroyable. Rien de tout cela ne me convenait, et j’attendais toujours. Tout à coup j’entendis crier:

— Un volume, parfaitement relié, doré sur tranche, intitulé: Manon Lescaut. Il y a quelque chose d’écrit sur la première page: dix francs.

— Douze, dit une voix après un silence assez long.

— Quinze, dis-je. Pourquoi? Je n’en savais rien. Sans doute pour ce quelque chose d’écrit.

— Quinze, répéta le commissaire-priseur.

— Trente, fit le premier enchérisseur d’un ton qui semblait défier qu’on mît davantage. Cela devenait une lutte.

— Trente-cinq! Criai-je alors du même ton.

— Quarante.

— Cinquante.

— Soixante.

— Cent. J’avoue que si j’avais voulu faire de l’effet, j’aurais complètement réussi, car à cette enchère un grand silence se fit, et l’on me regarda pour savoir quel était ce monsieur qui paraissait si résolu à posséder ce volume. Il paraît que l’accent donné à mon dernier mot avait convaincu mon antagoniste: il préféra donc abandonner un combat qui n’eût servi qu’à me faire payer ce volume dix fois sa valeur, et, s’inclinant, il me dit fort gracieusement, quoique un peu tard:

— Je cède, monsieur. Personne n’ayant plus rien dit, le livre me fut adjugé. Comme je redoutais un nouvel entêtement que mon amour-propre eût peut-être soutenu, mais dont ma bourse se fût certainement trouvée très mal, je fis inscrire mon nom, mettre de côté le volume, et je descendis. Je dus donner beaucoup à penser aux gens qui, témoins de cette scène, se demandèrent sans doute dans quel but j’étais venu payer cent francs un livre que je pouvais avoir partout pour dix ou quinze francs au plus. Une heure après j’avais envoyé chercher mon achat. Sur la première page était écrite à la plume, et d’une écriture élégante, la dédicace du donataire de ce livre. Cette dédicace portait ces seuls mots: MANON À MARGUERITE, HUMILITÉ. Elle était signée: Armand Duval. Que voulait dire ce mot: humilité?
Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l’opinion de ce M. Armand Duval, une supériorité de débauche ou de cœur?
La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car la première n’eût été qu’une impertinente franchise que n’eût pas acceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même. Je sortis de nouveau et je ne m’occupai plus de ce livre que le soir lorsque je me couchai. Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas un détail ne m’est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volume sous ma main, ma sympathie pour lui m’attire toujours, je l’ouvre et pour la centième fois je revis avec l’héroïne de l’abbé Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu’il me semble l’avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l’espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnait pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence s’augmenta de pitié, presque d’amour pour la pauvre fille à l’héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l’homme qui l’aimait avec toutes les énergies de l’âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l’arrosa de ses larmes et y ensevelit son cœur; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au sein d’un luxe somptueux, s’il fallait en croire ce que j’avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du cœur, bien plus aride, bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequel avait été enterrée Manon. Marguerite, en effet, comme je l’avais appris de quelques amis informés des dernières circonstances de sa vie, n’avait pas vu s’asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deux mois qu’avait duré sa lente et douloureuse agonie. Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur celles que je connaissais et que je voyais s’acheminer en chantant vers une mort presque toujours invariable. Pauvres créatures! Si c’est un tort de les aimer, c’est bien le moins qu’on les plaigne. Vous plaignez l’aveugle qui n’a jamais vu les rayons du jour, le sourd qui n’a jamais entendu les accords de la nature, le muet qui n’a jamais pu rendre la voix de son âme, et, sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre cette cécité du cœur, cette surdité de l’âme, ce mutisme de la conscience qui rendent folle la malheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable de voir le bien, d’entendre le Seigneur et de parler la langue pure de l’amour et de la foi. Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les temps ont apporté à la courtisane l’offrande de leur miséricorde, et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour et même de son nom. Si j’insiste ainsi sur ce point, c’est que, parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu’une apologie du vice et de la prostitution, et l’âge de l’auteur contribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceux qui penseraient ainsi se détrompent, et qu’ils continuent, si cette crainte seule les retenait. Je suis tout simplement convaincu d’un principe qui est que: pour la femme à qui l’éducation n’a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui l’y ramènent; ces sentiers sont la douleur et l’amour. Ils sont difficiles; celles qui s’y engagent s’y ensanglantent les pieds, s’y déchirent les mains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la route les parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont on ne rougit pas devant le Seigneur. Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les soutenir et dire à tous qu’ils les ont rencontrées, car, en le publiant ils montrent la voie. Il ne s’agit pas de mettre tout bonnement à l’entrée de la vie deux poteaux, portant l’un cette inscription: Route du bien, l’autre cet avertissement: Route du mal, et de dire à ceux qui se présentent: Choisissez; il faut, comme le Christ, montrer des chemins qui ramènent de la seconde route à la première ceux qui s’étaient laissé tenter par les abords; et il ne faut pas surtout que le commencement de ces chemins soit trop douloureux, ni paraisse trop impénétrable. Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole de l’enfant prodigue pour nous conseiller l’indulgence et le pardon. Jésus était plein d’amour pour ces âmes blessées par les passions des hommes, et dont il aimait à panser les plaies en tirant le baume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait à Madeleine: “Il te sera beaucoup remis parce que tu as beaucoup aimé”, sublime pardon qui devait éveiller une foi sublime. Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le Christ? Pourquoi, nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde qui se fait dur pour qu’on le croie fort, rejetterions-nous avec lui des âmes saignantes souvent de blessures par où, comme le mauvais sang d’un malade, s’épanche le mal de leur passé, et n’attendant qu’une main amie qui les panse et leur rende la convalescence du cœur?
C’est à ma génération que je m’adresse, à ceux pour qui les théories de M. de Voltaire n’existent heureusement plus, à ceux qui, comme moi, comprennent que l’humanité est depuis quinze ans dans un de ses plus audacieux élans. La science du bien et du mal est à jamais acquise; la foi se reconstruit, le respect des choses saintes nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout à fait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts de tous les hommes intelligents tendent au même but, et toutes les grandes volontés s’attellent au même principe: soyons bons, soyons jeunes, soyons vrais! Le mal n’est qu’une vanité, ayons l’orgueil du bien, et surtout ne désespérons pas. Ne méprisons pas la femme qui n’est ni mère, ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l’estime à la famille, l’indulgence à l’égoïsme. Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir d’un pécheur que pour cent justes qui n’ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nous le rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l’aumône de notre pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que sauvera peut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal. Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir faire sortir ces grands résultats du mince sujet que je traite; mais je suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L’enfant est petit, et il renferme l’homme; le cerveau est étroit, et il abrite la pensée; l’œil n’est qu’un point, et il embrasse des lieues.

Chapitre IV

Deux jours après, la vente était complètement terminée. Elle avait produit cent cinquante mille francs. Les créanciers s’en étaient partagés les deux tiers, et la famille, composée d’une sœur et d’un petit-neveu, avait hérité du reste. Cette sœur avait ouvert de grands yeux quand l’homme d’affaires lui avait écrit qu’elle héritait de cinquante mille francs. Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille n’avait vu sa sœur, laquelle avait disparu un jour sans que l’on sût, ni par elle ni par d’autres, le moindre détail sur sa vie depuis le moment de sa disparition. Elle était donc arrivée en toute hâte à Paris, et l’étonnement de ceux qui connaissaient Marguerite avait été grand quand ils avaient vu que son unique héritière était une grosse et belle fille de campagne qui jusqu’alors n’avait jamais quitté son village. Sa fortune se trouva faite d’un seul coup, sans qu’elle sût même de quelle source lui venait cette fortune inespérée. Elle retourna, m’a-t-on dit depuis, à sa campagne, emportant de la mort de sa sœur une grande tristesse que compensait néanmoins le placement à quatre et demi qu’elle venait de faire. Toutes ces circonstances répétées dans Paris, la ville mère du scandale, commençaient à être oubliées, et j’oubliais même à peu près en quoi j’avais pris part à ces événements, quand un nouvel incident me fit connaître toute la vie de Marguerite et m’apprit des détails si touchants, que l’envie me prit d’écrire cette histoire et que je l’écris. Depuis trois ou quatre jours, l’appartement, vide de tous ses meubles vendus, était à louer, quand on sonna un matin chez moi. Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me servait de domestique, alla ouvrir et me rapporta une carte, en me disant que la personne qui la lui avait remise désirait me parler. Je jetai les yeux sur cette carte et j’y lus ces deux mots: Armand Duval. Je cherchai où j’avais déjà vu ce nom, et je me rappelai la première feuille du volume de Manon Lescaut. Que pouvait me vouloir la personne qui avait donné ce livre à Marguerite? Je dis de faire entrer tout de suite celui qui attendait. Je vis alors un jeune homme blond, grand, pâle, vêtu d’un costume de voyage qu’il semblait ne pas avoir quitté depuis quelques jours et ne s’être même pas donné la peine de brosser en arrivant à Paris, car il était couvert de poussière. M Duval, fortement ému, ne fit aucun effort pour cacher son émotion, et ce fut des larmes dans les yeux et un tremblement dans la voix qu’il me dit: — Monsieur, vous excuserez, je vous prie, ma visite et mon costume; mais, outre qu’entre jeunes gens on ne se gêne pas beaucoup, je désirais tant vous voir aujourd’hui, que je n’ai pas même pris le temps de descendre à l’hôtel où j’ai envoyé mes malles et je suis accouru chez vous craignant encore, quoiqu’il soit de bonne heure, de ne pas vous rencontrer. Je priai M. Duval de s’asseoir auprès du feu, ce qu’il fit, tout en tirant de sa poche un mouchoir avec lequel il cacha un moment sa figure. — Vous ne devez pas comprendre, reprit-il en soupirant tristement, ce que vous veut ce visiteur inconnu, à pareille heure, dans une pareille tenue et pleurant comme il le fait. Je viens tout simplement, monsieur, vous demander un grand service. — Parlez, monsieur, je suis tout à votre disposition? — Vous avez assisté à la vente de Marguerite Gautier?
A ce mot, l’émotion dont ce jeune homme avait triomphé un instant fut plus forte que lui, et il fut forcé de porter les mains à ses yeux. — Je dois vous paraître bien ridicule, ajouta-t-il, excusez-moi encore pour cela, et croyez que je n’oublierai jamais la patience avec laquelle vous voulez bien m’écouter. — Monsieur, répliquai-je, si le service que je parais pouvoir vous rendre doit calmer un peu le chagrin que vous éprouvez, dites-moi vite à quoi je puis vous être bon, et vous trouverez en moi un homme heureux de vous obliger. La douleur de M. Duval était sympathique, et malgré moi j’aurais voulu lui être agréable. Il me dit alors: — Vous avez acheté quelque chose à la vente de Marguerite? — Oui, monsieur, un livre. — Manon Lescaut? — Justement. — Avez-vous encore ce livre? — Il est dans ma chambre à coucher. Armand Duval, à cette nouvelle, parut soulagé d’un grand poids et me remercia comme si j’avais déjà commencé à lui rendre un service en gardant ce volume. Je me levai alors, j’allai dans ma chambre prendre le livre et je le lui remis. — C’est bien cela, fit-il en regardant la dédicace de la première page et en feuilletant, c’est bien cela. Et deux grosses larmes tombèrent sur les pages. — Eh bien, monsieur, dit-il en relevant la tête sur moi, en n’essayant même plus de me cacher qu’il avait pleuré et qu’il était près de pleurer encore, tenez-vous beaucoup à ce livre? — Pourquoi, monsieur? — Parce que je viens vous demander de me le céder. — Pardonnez-moi ma curiosité, dis-je alors; mais c’est donc vous qui l’avez donné à Marguerite Gautier? — C’est moi-même. — Ce livre est à vous, monsieur, reprenez-le, je suis heureux de pouvoir vous le rendre. — Mais, reprit M. Duval avec embarras, c’est bien le moins que je vous en donne le prix que vous l’avez payé. — Permettez-moi de vous l’offrir. Le prix d’un seul volume dans une vente pareille est une bagatelle, et je ne me rappelle plus combien j’ai payé celui-ci. — Vous l’avez payé cent francs. — C’est vrai, fis-je embarrassé à mon tour, comment le savez-vous? — C’est bien simple, j’espérais arriver à Paris à temps pour la vente de Marguerite, et je ne suis arrivé que ce matin. Je voulais absolument avoir un objet qui vînt d’elle, et je courus chez le commissaire-priseur lui demander la permission de visiter la liste des objets vendus et des noms des acheteurs. Je vis que ce volume avait été acheté par vous, je me résolus à vous prier de me le céder, quoique le prix que vous y aviez mis me fît craindre que vous n’eussiez attaché vous-même un souvenir quelconque à la possession de ce volume. En parlant ainsi, Armand paraissait évidemment craindre que je n’eusse connu Marguerite comme lui l’avait connue. Je m’empressai de le rassurer. — Je n’ai connu Mademoiselle Gautier que de vue, lui dis-je; sa mort m’a fait l’impression que fait toujours sur un jeune homme la mort d’une jolie femme qu’il avait du plaisir à rencontrer. J’ai voulu acheter quelque chose à sa vente et je me suis entêté à renchérir sur ce volume, je ne sais pourquoi, pour le plaisir de faire enrager un monsieur qui s’acharnait dessus et semblait me défier de l’avoir. Je vous le répète donc, monsieur, ce livre est à votre disposition et je vous prie de nouveau de l’accepter pour que vous ne le teniez pas de moi comme je le tiens d’un commissaire-priseur, et pour qu’il soit entre nous l’engagement d’une connaissance plus longue et de relations plus intimes. — C’est bien, monsieur, me dit Armand en me tendant la main et en serrant la mienne, j’accepte et je vous serai reconnaissant toute ma vie. J’avais bien envie de questionner Armand sur Marguerite, car la dédicace du livre, le voyage du jeune homme, son désir de posséder ce volume piquaient ma curiosité; mais je craignais en questionnant mon visiteur de paraître n’avoir refusé son argent que pour avoir le droit de me mêler de ses affaires. On eût dit qu’il devinait mon désir, car il me dit: — Vous avez lu ce volume? — En entier. — Qu’avez-vous pensé des deux lignes que j’ai écrites? — J’ai compris tout de suite qu’à vos yeux la pauvre fille à qui vous aviez donné ce volume sortait de la catégorie ordinaire, car je ne voulais pas ne voir dans ces lignes qu’un compliment banal. — Et vous aviez raison, monsieur. Cette fille était un ange. Tenez, me dit-il, lisez cette lettre. Et il me tendit un papier qui paraissait avoir été relu bien des fois. Je l’ouvris, voici ce qu’il contenait: “Mon cher Armand, j’ai reçu votre lettre, vous êtes resté bon et j’en remercie Dieu. Oui, mon ami, je suis malade, et d’une de ces maladies qui ne pardonnent pas; mais l’intérêt que vous voulez bien prendre encore à moi diminue beaucoup ce que je souffre. Je ne vivrai sans doute pas assez longtemps pour avoir le bonheur de serrer la main qui a écrit la bonne lettre que je viens de recevoir et dont les paroles me guériraient, si quelque chose pouvait me guérir. Je ne vous verrai pas, car je suis tout près de la mort, et des centaines de lieues vous séparent de moi. Pauvre ami! Votre Marguerite d’autrefois est bien changée, et il vaut peut-être mieux que vous ne la revoyiez plus que de la voir telle qu’elle est. Vous me demandez si je vous pardonne? Oh! de grand cœur, ami, car le mal que vous avez voulu me faire n’était qu’une preuve de l’amour que vous aviez pour moi. Il y a un mois que je suis au lit, et je tiens tant à votre estime que chaque jour j’écris le journal de ma vie, depuis le moment où nous nous sommes quittés jusqu’au moment où je n’aurai plus la force d’écrire. “Si l’intérêt que vous prenez à moi est réel, Armand, à votre retour, allez chez Julie Duprat. Elle vous remettra ce journal. Vous y trouverez la raison et l’excuse de ce qui s’est passé entre nous. Julie est bien bonne pour moi; nous causons souvent de vous ensemble. Elle était là quand votre lettre est arrivée, nous avons pleuré en la lisant. “Dans le cas où vous ne m’auriez pas donné de vos nouvelles, elle était chargée de vous remettre ces papiers à votre arrivée en France. Ne m’en soyez pas reconnaissant. Ce retour quotidien sur les seuls moments heureux de ma vie me fait un bien énorme, et, si vous devez trouver dans cette lecture l’excuse du passé, j’y trouve, moi, un continuel soulagement. “Je voudrais vous laisser quelque chose qui me rappelât toujours à votre esprit, mais tout est saisi chez moi, et rien ne m’appartient. “Comprenez-vous, mon ami? Je vais mourir, et de ma chambre à coucher j’entends marcher dans le salon le gardien que mes créanciers ont mis là pour qu’on n’emporte rien et qu’il ne me reste rien dans le cas où je ne mourrais pas. Il faut espérer qu’ils attendront la fin pour vendre. “Oh! Les hommes sont impitoyables! ou plutôt, je me trompe, c’est Dieu qui est juste et inflexible. “Eh bien, cher aimé, vous viendrez à ma vente, et vous achèterez quelque chose, car si je mettais de côté le moindre objet pour vous et qu’on l’apprît, on serait capable de vous attaquer en détournement d’objets saisis. “Triste vie que celle que je quitte!
“Que Dieu serait bon, s’il permettait que je vous revisse avant de mourir! Selon toutes probabilités, adieu, mon ami; pardonnez-moi si je ne vous en écris pas plus long, mais ceux qui disent qu’ils me guériront m’épuisent de saignées, et ma main se refuse à écrire davantage. “MARGUERITE GAUTIER.”
En effet, les derniers mots étaient à peine lisibles. Je rendis cette lettre à Armand, qui venait de la relire sans doute dans sa pensée comme moi je l’avais lue sur le papier, car il me dit en la reprenant: — Qui croirait jamais que c’est une fille entretenue qui a écrit cela! Et tout ému de ses souvenirs, il considéra quelque temps l’écriture de cette lettre qu’il finit par porter à ses lèvres. — Et quand je pense, reprit-il, que celle-ci est morte sans que j’aie pu la revoir et que je ne la reverrai jamais; quand je pense qu’elle a fait pour moi ce qu’une sœur n’eût pas fait, je ne me pardonne pas de l’avoir laissée mourir ainsi. Morte! Morte! En pensant à moi, en écrivant et en disant mon nom, pauvre chère Marguerite!
Et Armand, donnant un libre cours à ses pensées et à ses larmes, me tendait la main et continuait: — On me trouverait bien enfant, si l’on me voyait me lamenter ainsi sur une pareille morte; c’est que l’on ne saurait pas ce que je lui ai fait souffrir à cette femme, combien j’ai été cruel, combien elle a été bonne et résignée. Je croyais qu’il m’appartenait de lui pardonner, et aujourd’hui, je me trouve indigne du pardon qu’elle m’accorde. Oh! je donnerais dix ans de ma vie pour pleurer une heure à ses pieds. Il est toujours difficile de consoler une douleur que l’on ne connaît pas, et cependant j’étais pris d’une si vive sympathie pour ce jeune homme, il me faisait avec tant de franchise le confident de son chagrin, que je crus que ma parole ne lui serait pas indifférente, et je lui dis: — N’avez-vous pas des parents, des amis? Espérez, voyez-les, et ils vous consoleront, car moi je ne puis que vous plaindre. — C’est juste, dit-il en se levant et en se promenant à grands pas dans ma chambre, je vous ennuie. Excusez-moi, je ne réfléchissais pas que ma douleur doit vous importer peu, et que je vous importune d’une chose qui ne peut et ne doit vous intéresser en rien. — Vous vous trompez au sens de mes paroles, je suis tout à votre service; seulement je regrette mon insuffisance à calmer votre chagrin. Si ma société et celle de mes amis peuvent vous distraire, si enfin vous avez besoin de moi en quoi que ce soit, je veux que vous sachiez bien tout le plaisir que j’aurai à vous être agréable. — Pardon, pardon, me dit-il, la douleur exagère les sensations. Laissez-moi rester quelques minutes encore, le temps de m’essuyer les yeux, pour que les badauds de la rue ne regardent pas comme une curiosité ce grand garçon qui pleure. Vous venez de me rendre bien heureux en me donnant ce livre; je ne saurai jamais comment reconnaître ce que je vous dois. — En m’accordant un peu de votre amitié, dis-je à Armand, et en me disant la cause de votre chagrin. On se console en racontant ce qu’on souffre. — Vous avez raison; mais aujourd’hui j’ai trop besoin de pleurer, et je ne vous dirais que des paroles sans suite. Un jour, je vous ferai part de cette histoire, et vous verrez si j’ai raison de regretter la pauvre fille. Et maintenant, ajouta-t-il en se frottant une dernière fois les yeux et en se regardant dans la glace, dites-moi que vous ne me trouvez pas trop niais, et permettez-moi de revenir vous voir. Le regard de ce jeune homme était bon et doux; je fus au moment de l’embrasser. Quant à lui, ses yeux commençaient de nouveau à se voiler de larmes; il vit que je m’en apercevais, et il détourna son regard de moi. — Voyons, lui dis-je, du courage. — Adieu, me dit-il alors. Et, faisant un effort inouï pour ne pas pleurer, il se sauva de chez moi plutôt qu’il n’en sortit. Je soulevai le rideau de ma fenêtre, et je le vis remonter dans le cabriolet qui l’attendait à la porte; mais à peine y était-il qu’il fondit en larmes et cacha son visage dans son mouchoir.

Chapitre V

Un assez long temps s’écoula sans que j’entendisse parler d’Armand; mais, en revanche, il avait souvent été question de Marguerite. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, il suffit que le nom d’une personne qui paraissait devoir vous rester inconnue ou tout au moins indifférente soit prononcé une fois devant vous, pour que des détails viennent peu à peu se grouper autour de ce nom, et pour que vous entendiez alors tous vos amis vous parler d’une chose dont ils ne vous avaient jamais entretenu auparavant. Vous découvrez alors que cette personne vous touchait presque, vous vous apercevez qu’elle a passé bien des fois dans votre vie sans être remarquée; vous trouvez dans les événements que l’on vous raconte une coïncidence, une affinité réelles avec certains événements de votre propre existence. Je n’en étais pas positivement là avec Marguerite, puisque je l’avais vue, rencontrée, et que je la connaissais de visage et d’habitudes; cependant, depuis cette vente, son nom était revenu si fréquemment à mes oreilles, et dans la circonstance que j’ai dite au dernier chapitre, ce nom s’était trouvé mêlé à un chagrin si profond, que mon étonnement en avait grandi, en augmentant ma curiosité. Il en était résulté que je n’abordais plus mes amis auxquels je n’avais jamais parlé de Marguerite, qu’en disant: — Avez-vous connu une nommée Marguerite Gautier? — La Dame aux Camélias? — Justement. — Beaucoup! Ces “beaucoup!” étaient quelquefois accompagnés de sourires incapables de laisser aucun doute sur leur signification. — Eh bien, qu’est-ce que c’était que cette fille-là? continuais-je. — Une bonne fille. — Voilà tout? — Mon Dieu! oui, plus d’esprit et peut-être un peu plus de cœur que les autres. — Et vous ne savez rien de particulier sur elle? — Elle a ruiné le baron de G… — Seulement? — Elle a été la maîtresse du vieux duc de… — Etait-elle bien sa maîtresse? — On le dit: en tous cas, il lui donnait beaucoup d’argent. Toujours les mêmes détails généraux. Cependant j’aurais été curieux d’apprendre quelque chose sur la liaison de Marguerite et d’Armand. Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent continuellement dans l’intimité des femmes connues. Je le questionnai. — Avez-vous connu Marguerite Gautier?
Le même beaucoup me fut répondu. — Quelle fille était-ce? — Belle et bonne fille. Sa mort m’a fait une grande peine. — N’a-t-elle pas eu un amant nommé Armand Duval? — Un grand blond? — Oui. — C’est vrai. — Qu’est-ce que c’était que cet Armand? — Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu’il avait, je crois, et qui a été forcé de la quitter. On dit qu’il en a été fou. — Et elle? — Elle l’aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme ces filles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu’elles ne peuvent donner. — Qu’est devenu Armand? — Je l’ignore. Nous l’avons très peu connu. Il est resté cinq ou six mois avec Marguerite, mais à la campagne. Quand elle est revenue, il est parti. — Et vous ne l’avez pas revu depuis? — Jamais. Moi non plus je n’avais pas revu Armand. J’en étais arrivé à me demander si, lorsqu’il s’était présenté chez moi, la nouvelle récente de la mort de Marguerite n’avait pas exagéré son amour d’autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais que peut-être il avait déjà oublié avec la morte la promesse faite de revenir me voir. Cette supposition eût été assez vraisemblable à l’égard d’un autre, mais il y avait eu dans le désespoir d’Armand des accents sincères, et passant d’un extrême à l’autre, je me figurai que le chagrin s’était changé en maladie, et que, si je n’avais pas de ses nouvelles, c’est qu’il était malade et peut-être bien mort. Je m’intéressais malgré moi à ce jeune homme. Peut-être dans cet intérêt y avait-il de l’égoïsme; peut-être avais-je entrevu sous cette douleur une touchante histoire de cœur, peut-être enfin mon désir de la connaître était-il pour beaucoup dans le souci que je prenais du silence d’Armand. Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je résolus d’aller chez lui. Le prétexte n’était pas difficile à trouver; malheureusement je ne savais pas son adresse, et, parmi tous ceux que j’avais questionnés, personne n’avait pu me la dire. Je me rendis rue d’Antin. Le portier de Marguerite savait peut-être où demeurait Armand. C'était un nouveau portier. Il l’ignorait comme moi. Je m’informai alors du cimetière où avait été enterrée Mademoiselle Gautier. C'était le cimetière Montmartre. Avril avait reparu, le temps était beau, les tombes ne devaient plus avoir cet aspect douloureux et désolé que leur donne l’hiver; enfin, il faisait déjà assez chaud pour que les vivants se souvinssent des morts et les visitassent. Je me rendis au cimetière, en me disant: à la seule inspection de la tombe de Marguerite, je verrai bien si la douleur d’Armand existe encore, et j’apprendrai peut-être ce qu’il est devenu. J’entrai dans la loge du gardien, et je lui demandai si, le 22 du mois de février, une femme nommée Marguerite Gautier n’avait pas été enterrée au cimetière Montmartre. Cet homme feuilleta un gros livre où sont inscrits et numérotés tous ceux qui entrent dans ce dernier asile, et me répondit qu’en effet le 22 février, à midi, une femme de ce nom avait été inhumée. Je le priai de me faire conduire à la tombe, car il n’y a pas moyen de se reconnaître, sans cicérone, dans cette ville des morts qui a ses rues comme la ville des vivants. Le gardien appela un jardinier à qui il donna les indications nécessaires et qui l’interrompit en disant: — Je sais, je sais… Oh! la tombe est bien facile à reconnaître, continua-t-il en se tournant vers moi. — Pourquoi? lui dis-je. — Parce qu’elle a des fleurs bien différentes des autres. — C’est vous qui en prenez soin? — Oui, monsieur, et je voudrais que tous les parents eussent soin des décédés comme le jeune homme qui m’a recommandé celle-là. Après quelques détours, le jardinier s’arrêta et me dit: — Nous y voici. En effet, j’avais sous les yeux un carré de fleurs qu’on n’eût jamais pris pour une tombe, si un marbre blanc portant un nom ne l’eût constaté. Ce marbre était posé droit, un treillage de fer limitait le terrain acheté, et ce terrain était couvert de camélias blancs. — Que dites-vous de cela? me dit le jardinier. — C’est très beau. — Et chaque fois qu’un camélia se fane, j’ai ordre de le renouveler. — Et qui vous a donné cet ordre? — Un jeune homme qui a bien pleuré, la première fois qu’il est venu; un ancien à la morte, sans doute, car il paraît que c’était une gaillarde, celle-là. On dit qu’elle était très jolie. Monsieur l’a-t-il connue? — Oui. — Comme l’autre? me dit le jardinier avec un sourire malin. — Non, je ne lui ai jamais parlé. — Et vous venez la voir ici; c’est bien gentil de votre part, car ceux qui viennent voir la pauvre fille n’encombrent pas le cimetière. — Personne ne vient donc? — Personne, excepté ce jeune monsieur qui est venu une fois. — Une seule fois? — Oui, monsieur. — Et il n’est pas revenu depuis? — Non, mais il reviendra à son retour. — Il est donc en voyage? — Oui. — Et vous savez où il est? — Il est, je crois, chez la sœur de mademoiselle Gautier. — Et que fait-il là? — Il va lui demander l’autorisation de faire exhumer la morte, pour la faire mettre autre part. — Pourquoi ne la laisserait-il pas ici? — Vous savez, monsieur, que pour les morts on a des idées. Nous voyons cela tous les jours, nous autres. Ce terrain n’est acheté que pour cinq ans, et ce jeune homme veut une concession à perpétuité et un terrain plus grand; dans le quartier neuf ce sera mieux. — Qu’appelez-vous le quartier neuf? — Les terrains nouveaux que l’on vend maintenant, à gauche. Si le cimetière avait toujours été tenu comme maintenant, il n’y en aurait pas un pareil au monde; mais il y a encore bien à faire avant que ce soit tout à fait comme ce doit être. Et puis les gens sont si drôles. — Que voulez-vous dire? — Je veux dire qu’il y a des gens qui sont fiers jusqu’ici. Ainsi, cette demoiselle Gautier, il paraît qu’elle a fait un peu la vie, passez-moi l’expression. Maintenant, la pauvre demoiselle, elle est morte; et il en reste autant que de celles dont on n’a rien à dire et que nous arrosons tous les jours; eh bien, quand les parents des personnes qui sont enterrées à côté d’elle ont appris qui elle était, ne se sont-ils pas imaginé de dire qu’ils s’opposeraient à ce qu’on la mît ici, et qu’il devait y avoir des terrains à part pour ces sortes de femmes comme pour les pauvres. A-t-on jamais vu cela? Je les ai joliment relevés, moi; des gros rentiers qui ne viennent pas quatre fois l’an visiter leurs défunts, qui apportent leurs fleurs eux-mêmes, et voyez quelles fleurs! Qui regardent à un entretien pour ceux qu’ils disent pleurer, qui écrivent sur leurs tombes des larmes qu’ils n’ont jamais versées, et qui viennent faire les difficiles pour le voisinage. Vous me croirez si vous voulez, monsieur, je ne connaissais pas cette demoiselle, je ne sais pas ce qu’elle a fait; eh bien, je l’aime, cette pauvre petite, et j’ai soin d’elle, et je lui passe les camélias au plus juste prix. C’est ma morte de prédilection. Nous autres, monsieur, nous sommes bien forcés d’aimer les morts, car nous sommes si occupés, que nous n’avons presque pas le temps d’aimer autre chose. Je regardais cet homme, et quelques-uns de mes lecteurs comprendront, sans que j’aie besoin de le leur expliquer, l’émotion que j’éprouvais à l’entendre. Il s’en aperçut sans doute, car il continua: — On dit qu’il y avait des gens qui se ruinaient pour cette fille-là, et qu’elle avait des amants qui l’adoraient; eh bien, quand je pense qu’il n’y en a pas un qui vienne lui acheter une fleur seulement, c’est cela qui est curieux et triste. Et encore, celle-ci n’a pas à se plaindre, car elle a sa tombe, et s’il n’y en a qu’un qui se souvienne d’elle, il fait les choses pour les autres. Mais nous avons ici de pauvres filles du même genre et du même âge qu’on jette dans la fosse commune, et cela me fend le cœur quand j’entends tomber leurs pauvres corps dans la terre. Et pas un être ne s’occupe d’elles, une fois qu’elles sont mortes! Ce n’est pas toujours gai, le métier que nous faisons, surtout tant qu’il nous reste un peu de cœur. Que voulez-vous? C’est plus fort que moi. J’ai une belle grande fille de vingt ans, et, quand on apporte ici une morte de son âge, je pense à elle, et, que ce soit une grande dame ou une vagabonde, je ne peux pas m’empêcher d’être ému. “Mais je vous ennuie sans doute avec mes histoires et ce n’est pas pour les écouter que vous voilà ici. On m’a dit de vous amener à la tombe de mademoiselle Gautier, vous y voilà; puis-je vous être bon encore à quelque chose? — Savez-vous l’adresse de M. Armand Duval? demandai-je à cet homme. — Oui, il demeure rue de… c’est là du moins que je suis allé toucher le prix de toutes les fleurs que vous voyez. — Merci, mon ami. Je jetai un dernier regard sur cette tombe fleurie, dont malgré moi j’eusse voulu sonder les profondeurs pour voir ce que la terre avait fait de la belle créature qu’on lui avait jetée, et je m’éloignai tout triste. — Est-ce que monsieur veut voir M. Duval? reprit le jardinier qui marchait à côté de moi. — Oui. — C’est que je suis bien sûr qu’il n’est pas encore de retour, sans quoi je l’aurais déjà vu ici. — Vous êtes donc convaincu qu’il n’a pas oublié Marguerite? — Non seulement j’en suis convaincu, mais je parierais que son désir de la changer de tombe n’est que le désir de la revoir. — Comment cela? — Le premier mot qu’il m’a dit en venant au cimetière a été: “Comment faire pour la voir encore?” Cela ne pouvait avoir lieu que par le changement de tombe, et je l’ai renseigné sur toutes les formalités à remplir pour obtenir ce changement, car vous savez que pour transférer les morts d’un tombeau dans un autre, il faut les reconnaître, et la famille seule peut autoriser cette opération, à laquelle doit présider un commissaire de police. C’est pour avoir cette autorisation que M. Duval est allé chez la sœur de mademoiselle Gautier, et sa première visite sera évidemment pour nous. Nous étions arrivés à la porte du cimetière; je remerciai de nouveau le jardinier en lui mettant quelques pièces de monnaie dans la main et je me rendis à l’adresse qu’il m’avait donnée. Armand n’était pas de retour. Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir voir dès son arrivée, ou de me faire dire où je pourrais le trouver. Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de Duval, qui m’informait de son retour, et me priait de passer chez lui, ajoutant qu’épuisé de fatigue, il lui était impossible de sortir.

Chapitre VI

Je trouvai Armand dans son lit. En me voyant, il me tendit sa main brûlante. — Vous avez la fièvre, lui dis-je.

— Ce ne sera rien, la fatigue d’un voyage rapide, voilà tout. — Vous venez de chez la sœur de Marguerite?

— Oui, qui vous l’a dit? — Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous vouliez? — Oui encore; mais qui vous a informé du voyage et du but que j’avais en le faisant? — Le jardinier du cimetière. — Vous avez vu la tombe?
C’est à peine si j’osais répondre, car le ton de cette phrase me prouvait que celui qui me l’avait dite était toujours en proie à l’émotion dont j’avais été le témoin, et que chaque fois que sa pensée ou la parole d’un autre le reporterait sur ce douloureux sujet, pendant longtemps encore cette émotion trahirait sa volonté. Je me contentai donc de répondre par un signe de tête. — Il en a eu bien soin? continua Armand. Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du malade qui détourna la tête pour me les cacher. J’eus l’air de ne pas les voir et j’essayai de changer la conversation. — Voilà trois semaines que vous êtes parti? lui dis-je. Armand passa la main sur ses yeux et me répondit: — Trois semaines juste. — Votre voyage a été long. — Oh! je n’ai pas toujours voyagé, j’ai été malade quinze jours, sans quoi je fusse revenu depuis longtemps; mais, à peine arrivé là-bas, la fièvre m’a pris, et j’ai été forcé de garder la chambre. — Et vous êtes reparti sans être bien guéri? — Si j’étais resté huit jours de plus dans ce pays, j’y serais mort. — Mais maintenant que vous voilà de retour, il faut vous soigner; vos amis viendront vous voir. Moi, tout le premier, si vous me le permettez. — Dans deux heures je me lèverai. — Quelle imprudence! — Il le faut. — Qu’avez-vous donc à faire de si pressé? — Il faut que j’aille chez le commissaire de police. — Pourquoi ne chargez-vous pas quelqu’un de cette mission qui peut vous rendre plus malade encore? — C’est la seule chose qui puisse me guérir. Il faut que je la voie. Depuis que j’ai appris sa mort, et surtout depuis que j’ai vu sa tombe, je ne dors plus. Je ne peux pas me figurer que cette femme que j’ai quittée si jeune et si belle est morte. Il faut que je m’en assure par moi-même. Il faut que je voie ce que Dieu a fait de cet être que j’ai tant aimé, et peut-être le dégoût du spectacle remplacera-t-il le désespoir du souvenir; vous m’accompagnerez, n’est-ce pas… si cela ne vous ennuie pas trop? — Que vous a dit sa sœur? — Rien. Elle a paru fort étonnée qu’un étranger voulût acheter un terrain et faire faire une tombe à Marguerite, et elle m’a signé tout de suite l’autorisation que je lui demandais. — Croyez-moi, attendez pour cette translation que vous soyez bien guéri. — Oh! Je serai fort, soyez tranquille. D’ailleurs je deviendrais fou, si je n’en finissais au plus vite avec cette résolution dont l’accomplissement est devenu un besoin de ma douleur. Je vous jure que je ne puis être calme que lorsque j’aurai vu Marguerite. C’est peut-être une soif de la fièvre qui me brûle, un rêve de mes insomnies, un résultat de mon délire; mais dussé-je me faire trappiste, comme M. de Rancé, après avoir vu, je verrai. — Je comprends cela, dis-je à Armand, et je suis tout à vous; avez-vous vu Julie Duprat? — Oui. Oh! je l’ai vue le jour même de mon premier retour. — Vous a-t-elle remis les papiers que Marguerite lui avait laissés pour vous? — Les voici. Armand tira un rouleau de dessous son oreiller, et l’y replaça immédiatement. — Je sais par cœur ce que ces papiers renferment, me dit-il. Depuis trois semaines je les ai relus dix fois par jour. Vous les lirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et quand je pourrai vous faire comprendre tout ce que cette confession révèle de cœur et d’amour. Pour le moment, j’ai un service à réclamer de vous. — Lequel? — Vous avez une voiture en bas? — Oui. — Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport et aller demander à la poste restante s’il y a des lettres pour moi? Mon père et ma sœur ont dû m’écrire à Paris, et je suis parti avec une telle précipitation que je n’ai pas pris le temps de m’en informer avant mon départ. Lorsque vous reviendrez, nous irons ensemble prévenir le commissaire de police de la cérémonie de demain. Armand me remit son passeport, et je me rendis rue Jean-Jacques Rousseau. Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les pris et je revins. Quand je reparus, Armand était tout habillé et prêt à sortir. — Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui, ajouta-t-il après avoir regardé les adresses, oui, c’est de mon père et de ma sœur. Ils ont dû ne rien comprendre à mon silence. Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt qu’il ne les lut, car elles étaient de quatre pages chacune, et au bout d’un instant il les avait repliées. — Partons, me dit-il, je répondrai demain. Nous allâmes chez le commissaire de police, à qui Armand remit la procuration de la sœur de Marguerite. Le commissaire lui donna en échange une lettre d’avis pour le gardien du cimetière; il fut convenu que la translation aurait lieu le lendemain, à dix heures du matin, que je viendrais le prendre une heure auparavant, et que nous nous rendrions ensemble au cimetière. Moi aussi, j’étais curieux d’assister à ce spectacle, et j’avoue que la nuit je ne dormis pas. À en juger par les pensées qui m’assaillirent, ce dut être une longue nuit pour Armand. Quand le lendemain, à neuf heures, j’entrai chez lui, il était horriblement pâle, mais il paraissait calme. Il me sourit et me tendit la main. Ses bougies étaient brûlées jusqu’au bout, et, avant de sortir, Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, et confidente sans doute de ses impressions de la nuit. Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre. Le commissaire nous attendait déjà. On s’achemina lentement dans la direction de la tombe de Marguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moi nous le suivions à quelques pas. De temps en temps, je sentais tressaillir convulsivement le bras de mon compagnon, comme si des frissons l’eussent parcouru tout à coup. Alors, je le regardais; il comprenait mon regard et me souriait, mais, depuis que nous étions sortis de chez lui, nous n’avions pas échangé une parole. Un peu avant la tombe, Armand s’arrêta pour essuyer son visage qu’inondaient de grosses gouttes de sueur. Je profitai de cette halte pour respirer, car moi-même j’avais le cœur comprimé comme dans un étau. D’où vient le douloureux plaisir qu’on prend à ces sortes de spectacles! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinier avait retiré tous les pots de fleurs, le treillage de fer avait été enlevé, et deux hommes piochaient la terre. Armand s’appuya contre un arbre et regarda. Toute sa vie semblait être passée dans ses yeux. Tout à coup une des deux pioches grinça contre une pierre. À ce bruit, Armand recula comme à une commotion électrique, et me serra la main avec une telle force qu’il me fit mal. Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu la fosse; puis, quand il n’y eut plus que les pierres dont on couvre la bière, il les jeta dehors une à une. J’observais Armand, car je craignais à chaque minute que ses sensations qu’il concentrait visiblement ne le brisassent; mais il regardait toujours, les yeux fixes et ouverts comme dans la folie, et un léger tremblement des joues et des lèvres prouvait seul qu’il était en proie à une violente crise nerveuse. Quant à moi, je ne puis dire qu’une chose, c’est que je regrettais d’être venu. Quand la bière fut tout à fait découverte, le commissaire dit aux fossoyeurs: — Ouvrez. Ces hommes obéirent, comme si c’eût été la chose du monde la plus simple. La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi supérieure qui faisait couvercle. L’humidité de la terre avait rouillé les vis, et ce ne fut pas sans efforts que la bière s’ouvrit. Une odeur infecte s’en exhala, malgré les plantes aromatiques dont elle était semée. — Ô mon Dieu! mon Dieu! murmura Armand, et il pâlit encore. Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent. Un grand linceul blanc couvrait le cadavre, dont il dessinait quelques sinuosités. Ce linceul était presque complètement mangé à l’un des bouts, et laissait passer un pied de la morte. J'étais bien près de me trouver mal, et, à l’heure où j’écris ces lignes, le souvenir de cette scène m’apparaît encore dans son imposante réalité. — Hâtons-nous, dit le commissaire. Alors un des deux hommes étendit la main, se mit à découdre le linceul, et, le prenant par le bout, découvrit brusquement le visage de Marguerite. C'était terrible à voir, c’est horrible à raconter. Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les lèvres avaient disparu, et les dents blanches étaient serrées les unes contre les autres. Les longs cheveux noirs et secs étaient collés sur les tempes et voilaient un peu les cavités vertes des joues, et cependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc, rose et joyeux que j’avais vu si souvent. Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure, avait porté son mouchoir à sa bouche et le mordait. Pour moi, il me sembla qu’un cercle de fer m’étreignait la tête, un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m’emplirent les oreilles, et tout ce que je pus faire fut d’ouvrir un flacon que j’avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les sels qu’il renfermait. Au milieu de cet éblouissement, j’entendis le commissaire dire à M. Duval: — Reconnaissez-vous? — Oui, répondit sourdement le jeune homme. — Alors fermez et emportez, dit le commissaire. Les fossoyeurs rejetèrent le linceul sur le visage de la morte, fermèrent la bière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrent vers l’endroit qui leur avait été désigné. Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés à cette fosse vide; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir… On l’eût dit pétrifié. Je compris ce qui allait arriver lorsque la douleur diminuerait par l’absence du spectacle, et par conséquent ne le soutiendrait plus. Je m’approchai du commissaire. — La présence de monsieur, lui dis-je en montrant Armand, est-elle nécessaire encore? — Non, me dit-il, et même je vous conseille de l’emmener, car il paraît malade. — Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant le bras. — Quoi? fit-il en me regardant, comme s’il ne m’eût pas reconnu. — C’est fini, ajoutai-je, il faut vous en aller, mon ami, vous êtes pâle, vous avez froid, vous vous tuerez avec ces émotions-là. — Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il machinalement, mais sans faire un pas. Alors je le saisis par le bras et je l’entraînai. Il se laissait conduire comme un enfant, murmurant seulement de temps à autre: — Avez-vous vu les yeux?
Et il se retournait comme si cette vision l’eût rappelé. Cependant sa marche devint saccadée; il semblait ne plus avancer que par secousses; ses dents claquaient, ses mains étaient froides, une violente agitation nerveuse s’emparait de toute sa personne. Je lui parlai, il ne me répondit pas. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se laisser conduire. À la porte nous retrouvâmes une voiture. Il était temps. À peine y eut-il pris place, que le frisson augmenta et qu’il eut une véritable attaque de nerfs, au milieu de laquelle la crainte de m’effrayer lui faisait murmurer en me pressant la main: — Ce n’est rien, ce n’est rien, je voudrais pleurer. Et j’entendais sa poitrine se gonfler, et le sang se portait à ses yeux, mais les larmes n’y venaient pas. Je lui fis respirer le flacon qui m’avait servi, et, quand nous arrivâmes chez lui, le frisson seul se manifestait encore. Avec l’aide du domestique, je le couchai, je fis allumer un grand feu dans sa chambre, et je courus chercher mon médecin à qui je racontai ce qui venait de se passer. Il accourut. Armand était pourpre, il avait le délire et bégayait des mots sans suite, à travers lesquels le nom seul de Marguerite se faisait entendre distinctement. — Eh bien? dis-je au docteur quand il eut examiné le malade. — Eh bien, il a une fièvre cérébrale, ni plus ni moins, et c’est bien heureux, car je crois, Dieu me pardonne, qu’il serait devenu fou. Heureusement la maladie physique tuera la maladie morale, et dans un mois il sera sauvé de l’une et de l’autre peut-être.

Chapitre VII

Les maladies comme celle dont Armand avait été atteint ont cela d’agréable qu’elles tuent sur le coup ou se laissent vaincre très vite. Quinze jours après les événements que je viens de raconter, Armand était en pleine convalescence, et nous étions liés d’une étroite amitié. À peine si j’avais quitté sa chambre tout le temps qu’avait duré sa maladie. Le printemps avait semé à profusion ses fleurs, ses feuilles, ses oiseaux, ses chansons, et la fenêtre de mon ami s’ouvrait gaiement sur son jardin dont les saines exhalaisons montaient jusqu’à lui. Le médecin avait permis qu’il se levât, et nous restions souvent à causer, assis auprès de la fenêtre ouverte à l’heure où le soleil est le plus chaud, de midi à deux heures. Je me gardais bien de l’entretenir de Marguerite, craignant toujours que ce nom ne réveillât un triste souvenir endormi sous le calme apparent du malade; mais Armand, au contraire, semblait prendre plaisir à parler d’elle, non plus comme autrefois, avec des larmes dans les yeux, mais avec un doux sourire qui me rassurait sur l’état de son âme. J’avais remarqué que, depuis sa dernière visite au cimetière, depuis le spectacle qui avait déterminé en lui cette crise violente, la mesure de la douleur morale semblait avoir été comblée par la maladie, et que la mort de Marguerite ne lui apparaissait plus sous l’aspect du passé. Une sorte de consolation était résultée de la certitude acquise, et pour chasser l’image sombre qui se représentait souvent à lui, il s’enfonçait dans les souvenirs heureux de sa liaison avec Marguerite, et ne semblait plus vouloir accepter que ceux-là. Le corps était trop épuisé par l’atteinte et même par la guérison de la fièvre pour permettre à l’esprit une émotion violente, et la joie printanière et universelle dont Armand était entouré reportait malgré lui sa pensée aux images riantes. Il s’était toujours obstinément refusé à informer sa famille du danger qu’il courait, et, lorsqu’il avait été sauvé, son père ignorait encore sa maladie. Un soir, nous étions restés à la fenêtre plus tard que de coutume; le temps avait été magnifique et le soleil s’endormait dans un crépuscule éclatant d’azur et d’or. Quoique nous fussions dans Paris, la verdure qui nous entourait semblait nous isoler du monde, et à peine si, de temps en temps, le bruit d’une voiture troublait notre conversation. — C’est à peu près à cette époque de l’année et le soir d’un jour comme celui-ci que je connus Marguerite, me dit Armand, écoutant ses propres pensées et non ce que je lui disais. Je ne répondis rien. Alors, il se retourna vers moi, et me dit: — Il faut pourtant que je vous raconte cette histoire; vous en ferez un livre auquel on ne croira pas, mais qui sera peut-être intéressant à faire. — Vous me conterez cela plus tard, mon ami, lui dis-je; vous n’êtes pas encore assez bien rétabli. — La soirée est chaude, j’ai mangé mon blanc de poulet, me dit-il en souriant; je n’ai pas la fièvre, nous n’avons rien à faire, je vais tout vous dire. — Puisque vous le voulez absolument, j’écoute. — C’est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que je vous raconterai en suivant l’ordre des événements. Si vous en faites quelque chose plus tard, libre à vous de la conter autrement. Voici ce qu’il me raconta, et c’est à peine si j’ai changé quelques mots à ce touchant récit. — Oui, reprit Armand, en laissant retomber sa tête sur le dos de son fauteuil, oui, c’était par une soirée comme celle-ci! J’avais passé ma journée à la campagne avec un de mes amis, Gaston R… Le soir, nous étions revenus à Paris, et, ne sachant que faire, nous étions entrés au théâtre des Variétés. Pendant un entr’acte nous sortîmes, et, dans le corridor, nous vîmes passer une grande femme que mon ami salua. — Qui saluez-vous donc là? lui demandai-je. — Marguerite Gautier, me dit-il. — Il me semble qu’elle est bien changée, car je ne l’ai pas reconnue, dis-je avec une émotion que vous comprendrez tout à l’heure. — Elle a été malade; la pauvre fille n’ira pas loin. Je me rappelle ces paroles comme si elles m’avaient été dites hier. Il faut que vous sachiez, mon ami, que depuis deux ans la vue de cette fille, lorsque je la rencontrais, me causait une impression étrange. Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon cœur battait violemment. J’ai un de mes amis qui s’occupe de sciences occultes, et qui appellerait ce que j’éprouvais l’affinité des fluides; moi, je crois tout simplement que j’étais destiné à devenir amoureux de Marguerite, et que je le pressentais. Toujours est-il qu’elle me causait une impression réelle, que plusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu’ils avaient beaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait. La première fois que je l’avais vue, c’était place de la Bourse, à la porte de Susse. Une calèche découverte y stationnait, et une femme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure d’admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu’au moment où elle sortit. À travers les vitres, je la regardai choisir dans la boutique ce qu’elle venait y acheter. J’aurais pu entrer, mais je n’osais. Je ne savais quelle était cette femme, et je craignais qu’elle ne devinât la cause de mon entrée dans le magasin et ne s’en offensât. Cependant je ne me croyais pas appelé à la revoir. Elle était élégamment vêtue; elle portait une robe de mousseline tout entourée de volants, un châle de l’Inde carré aux coins brodés d’or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d’Italie et un unique bracelet, grosse chaîne d’or dont la mode commençait à cette époque. Elle remonta dans sa calèche et partit. Un des garçons du magasin resta sur la porte, suivant des yeux la voiture de l’élégante acheteuse. Je m’approchai de lui et le priai de me dire le nom de cette femme. — C’est mademoiselle Marguerite Gautier, me répondit-il. Je n’osai pas lui demander l’adresse, et je m’éloignai. Le souvenir de cette vision, car c’en était une véritable, ne me sortit pas de l’esprit, comme bien des visions que j’avais eues déjà, et je cherchais partout cette femme blanche si royalement belle. À quelques jours de là, une grande représentation eut lieu à l’Opéra-Comique. J’y allai. La première personne que j’aperçus dans une loge d’avant-scène de la galerie fut Marguerite Gautier. Le jeune homme avec qui j’étais la reconnut aussi, car il me dit, en me la nommant: — Voyez donc cette jolie fille. En ce moment, Marguerite lorgnait de notre côté; elle aperçut mon ami, lui sourit et lui fit signe de venir lui faire visite. — Je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je reviens dans un instant. Je ne pus m’empêcher de lui dire: — Vous êtes bien heureux! — De quoi? — D’aller voir cette femme. — Est-ce que vous en êtes amoureux? — Non, dis-je en rougissant, car je ne savais vraiment pas à quoi m’en tenir là-dessus; mais je voudrais bien la connaître. — Venez avec moi, je vous présenterai. — Demandez-lui-en d’abord la permission. — Ah! Pardieu, il n’y a pas besoin de se gêner avec elle; venez. Ce qu’il disait là me faisait peine. Je tremblais d’acquérir la certitude que Marguerite ne méritait pas ce que j’éprouvais pour elle. Il y a dans un livre d’Alphonse Karr, intitulé: Am Rauchen, un homme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à la première vue, il est devenu amoureux, tant elle est belle. Pour baiser la main de cette femme, il se sent la force de tout entreprendre, la volonté de tout conquérir, le courage de tout faire. À peine s’il ose regarder le bas de jambe coquet qu’elle dévoile pour ne pas souiller sa robe au contact de la terre. Pendant qu’il rêve à tout ce qu’il ferait pour posséder cette femme, elle l’arrête au coin d’une rue et lui demande s’il veut monter chez elle. Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout triste chez lui. Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais voulu souffrir pour cette femme, je craignais qu’elle ne m’acceptât trop vite et ne me donnât trop promptement un amour que j’eusse voulu payer d’une longue attente ou d’un grand sacrifice. Nous sommes ainsi, nous autres hommes; et il est bien heureux que l’imagination laisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassent cette concession aux rêves de l’âme. Enfin, on m’eût dit: vous aurez cette femme ce soir, et vous serez tué demain, j’eusse accepté. On m’eût dit: donnez dix louis, et vous serez son amant, j’eusse refusé et pleuré, comme un enfant qui voit s’évanouir au réveil le château entrevu la nuit. Cependant, je voulais la connaître; c’était un moyen, et même le seul, de savoir à quoi m’en tenir sur son compte. Je dis donc à mon ami que je tenais à ce qu’elle lui accordât la permission de me présenter, et je rôdai dans les corridors, me figurant qu’à partir de ce moment elle allait me voir, et que je ne saurais quelle contenance prendre sous son regard. Je tâchais de lier à l’avance les paroles que j’allais lui dire. Quel sublime enfantillage que l’amour!
Un instant après mon ami redescendit. — Elle nous attend, me dit-il. — Est-elle seule? Demandai-je. — Avec une autre femme. — Il n’y a pas d’hommes? — Non. — Allons. Mon ami se dirigea vers la porte du théâtre. — Eh bien, ce n’est pas par là, lui dis-je. — Nous allons chercher des bonbons. Elle m’en a demandé. Nous entrâmes chez un confiseur du passage de l’Opéra. J’aurais voulu acheter toute la boutique, et je regardais même de quoi l’on pouvait composer le sac, quand mon ami demanda: — Une livre de raisins glacés. — Savez-vous si elle les aime? — Elle ne mange jamais d’autres bonbons, c’est connu. “Ah! continua-t-il quand nous fûmes sortis, savez-vous à quelle femme je vous présente? Ne vous figurez pas que c’est à une duchesse, c’est tout simplement à une femme entretenue, tout ce qu’il y a de plus entretenue, mon cher; ne vous gênez donc pas, et dites tout ce qui vous passera par la tête. — Bien, bien, balbutiai-je, et je le suivis, en me disant que j’allais me guérir de ma passion. Quand j’entrai dans la loge, Marguerite riait aux éclats. J’aurais voulu qu’elle fût triste. Mon ami me présenta. Marguerite me fit une légère inclination de tête, et dit: — Et mes bonbons? — Les voici. En les prenant, elle me regarda. Je baissai les yeux, je rougis. Elle se pencha à l’oreille de sa voisine, lui dit quelques mots tout bas, et toutes deux éclatèrent de rire. Bien certainement j’étais la cause de cette hilarité; mon embarras en redoubla. À cette époque, j’avais pour maîtresse une petite bourgeoise fort tendre et fort sentimentale, dont le sentiment et les lettres mélancoliques me faisaient rire. Je compris le mal que j’avais dû lui faire par celui que j’éprouvais, et, pendant cinq minutes, je l’aimai comme jamais on n’aima une femme. Marguerite mangeait ses raisins sans plus s’occuper de moi. Mon introducteur ne voulut pas me laisser dans cette position ridicule. — Marguerite, fit-il, il ne faut pas vous étonner si M. Duval ne vous dit rien, vous le bouleversez tellement qu’il ne trouve pas un mot. — Je crois plutôt que monsieur vous a accompagné ici parce que cela vous ennuyait d’y venir seul. — Si cela était vrai, dis-je à mon tour, je n’aurais pas prié Ernest de vous demander la permission de me présenter. — Ce n’était peut-être qu’un moyen de retarder le moment fatal. Pour peu que l’on ait vécu avec les filles du genre de Marguerite, on sait le plaisir qu’elles prennent à faire de l’esprit à faux et à taquiner les gens qu’elles voient pour la première fois. C’est sans doute une revanche des humiliations qu’elles sont souvent forcées de subir de la part de ceux qu’elles voient tous les jours. Aussi faut-il pour leur répondre une certaine habitude de leur monde, habitude que je n’avais pas; puis, l’idée que je m’étais faite de Marguerite m’exagéra sa plaisanterie. Rien ne m’était indifférent de la part de cette femme. Aussi je me levai en lui disant, avec une altération de voix qu’il me fut impossible de cacher complètement: — Si c’est là ce que vous pensez de moi, madame, il ne me reste plus qu’à vous demander pardon de mon indiscrétion, et à prendre congé de vous en vous assurant qu’elle ne se renouvellera pas. Là-dessus, je saluai et je sortis. À peine eus-je fermé la porte, que j’entendis un troisième éclat de rire. J’aurais bien voulu que quelqu’un me coudoyât en ce moment. Je retournai à ma stalle. On frappa le lever de la toile. Ernest revint auprès de moi. — Comme vous y allez! me dit-il en s’asseyant; elles vous croient fou. — Qu’a dit Marguerite, quand j’ai été parti? — Elle a ri et m’a assuré qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi drôle que vous. Mais il ne faut pas vous tenir pour battu; seulement ne faites pas à ces filles-là l’honneur de les prendre au sérieux. Elles ne savent pas ce que c’est que l’élégance et la politesse; c’est comme les chiens auxquels on met des parfums, ils trouvent que cela sent mauvais et vont se rouler dans le ruisseau. — Après tout, que m’importe? dis-je en essayant de prendre un ton dégagé, je ne reverrai jamais cette femme, et si elle me plaisait avant que je la connusse, c’est bien changé maintenant que je la connais. — Bah! je ne désespère pas de vous voir un jour dans le fond de sa loge, et d’entendre dire que vous vous ruinez pour elle. Du reste, vous aurez raison, elle est mal élevée, mais c’est une jolie maîtresse à avoir. Heureusement, on leva le rideau et mon ami se tut. Vous dire ce que l’on jouait me serait impossible. Tout ce que je me rappelle, c’est que de temps en temps je levais les yeux sur la loge que j’avais si brusquement quittée, et que des figures de visiteurs nouveaux s’y succédaient à chaque instant. Cependant, j’étais loin de ne plus penser à Marguerite. Un autre sentiment s’emparait de moi. Il me semblait que j’avais son insulte et mon ridicule à faire oublier; je me disais que, dussé-je y dépenser ce que je possédais, j’aurais cette fille et prendrais de droit la place que j’avais abandonnée si vite. Avant que le spectacle fût terminé, Marguerite et son amie quittèrent leur loge. Malgré moi, je quittai ma stalle. — Vous vous en allez? me dit Ernest. — Oui. — Pourquoi?
En ce moment, il s’aperçut que la loge était vide. — Allez, allez, dit-il, et bonne chance, ou plutôt meilleure chance. Je sortis. J’entendis dans l’escalier des frôlements de robes et des bruits de voix. Je me mis à l’écart et je vis passer, sans être vu, les deux femmes et les deux jeunes gens qui les accompagnaient. Sous le péristyle du théâtre se présenta à elles un petit domestique. — Va dire au cocher d’attendre à la porte du café Anglais, dit Marguerite; nous irons à pied jusque-là. Quelques minutes après, en rôdant sur le boulevard, je vis, à une fenêtre d’un des grands cabinets du restaurant, Marguerite, appuyée sur le balcon, effeuillant un à un les camélias de son bouquet. Un des deux hommes était penché sur son épaule et lui parlait tout bas. J’allai m’installer à la Maison d’Or, dans les salons du premier étage, et je ne perdis pas de vue la fenêtre en question. À une heure du matin, Marguerite remontait dans sa voiture avec ses trois amis. Je pris un cabriolet et je la suivis. La voiture s’arrêta rue d’Antin, nº 9. Marguerite en descendit et rentra seule chez elle. C'était sans doute un hasard, mais ce hasard me rendit bien heureux. À partir de ce jour, je rencontrai souvent Marguerite au spectacle, aux Champs-Elysées. Toujours même gaieté chez elle, toujours même émotion chez moi. Quinze jours se passèrent cependant sans que je la revisse nulle part. Je me trouvai avec Gaston, à qui je demandai de ses nouvelles. — La pauvre fille est bien malade, me répondit-il. — Qu’a-t-elle donc? — Elle a qu’elle est poitrinaire, et que, comme elle a fait une vie qui n’est pas destinée à la guérir, elle est dans son lit et qu’elle se meurt. Le cœur est étrange; je fus presque content de cette maladie. J’allai tous les jours savoir des nouvelles de la malade, sans cependant m’inscrire, ni laisser ma carte. J’appris ainsi sa convalescence et son départ pour Bagnères. Puis, le temps s’écoula, l’impression, sinon le souvenir, parut s’effacer peu à peu de mon esprit. Je voyageai; des liaisons, des habitudes, des travaux prirent la place de cette pensée, et, lorsque je songeais à cette première aventure, je ne voulais voir ici qu’une de ces passions comme on en a lorsque l’on est tout jeune, et dont on rit peu de temps après. Du reste, il n’y aurait pas eu de mérite à triompher de ce souvenir, car j’avais perdu Marguerite de vue depuis son départ, et, comme je vous l’ai dit, quand elle passa près de moi, dans le corridor des Variétés, je ne la reconnus pas. Elle était voilée, il est vrai; mais si voilée qu’elle eût été, deux ans plus tôt, je n’aurais pas eu besoin de la voir pour la reconnaître: je l’aurais devinée. Ce qui n’empêcha pas mon cœur de battre quand je sus que c’était elle; et les deux années passées sans la voir et les résultats que cette séparation avait paru amener s’évanouirent dans la même fumée au seul toucher de sa robe.

Chapitre VIII

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