TOME PREMIER
I
Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu: haquets chargés de fûts, tombereaux de charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin, attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.
Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger châssis tendu d’une grosse toile; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.
Autrefois la toile avait dû être bleue, mais elle était si déteinte, salie, usée, qu’on ne pouvait s’en tenir qu’à des probabilités à cet égard, de même qu’il fallait se contenter d’à peu près si l’on voulait déchiffrer les inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces: l’une, en caractères grecs, ne laissait plus deviner qu’un commencement de mot: [image caractères grecs]; celle au-dessous semblait être de l’allemand: graphie; une autre de l’italien: FIA; enfin la plus fraîche et française, celle-là: PHOTOGRAPHIE, était évidemment la traduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuille de route, les divers pays par lesquels la pauvre guimbarde avait roulé avant d’entrer en France et d’arriver enfin aux portes de Paris.
Était-il possible que l’âne qui y était attelé l’eût amenée de si loin jusque-là?
Au premier coup d’oeil on pouvait en douter, tant il était maigre, épuisé, vidé; mais, à le regarder de plus près, on voyait que cet épuisement n’était que le résultat des fatigues longuement endurées dans la misère. En réalité, c’était un animal robuste, d’assez grande taille, plus haute que celle de notre âne d’Europe, élancé, au poil gris cendré avec le ventre clair malgré les poussières des routes qui le salissaient; des lignes noires transversales marquaient ses jambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué qu’il fut, il n’en tenait pas moins sa tête haute d’un air volontaire, résolu et coquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avec des ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autres petites, au hasard des trouvailles, mais qui disparaissaient sous les branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin, dont on l’avait couvert pour le défendre du soleil et des mouches.
Près de lui, assise sur la bordure du trottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui le surveillait.
Son type était singulier: d’une certaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un très apparent mélange de race. Au contraire de l’inattendu de la chevelure pâle et de la carnation ambrée, le visage prenait une douceur fine qu’accentuait l’oeil noir, long, futé et grave. La bouche aussi était sérieuse. Dans l’affaissement du repos le corps s’était abandonné; il avait les mêmes grâces que la tête, à la fois délicates et nerveuses; les épaules étaient souples d’une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée de couleur indéfinissable, noire autrefois probablement; les jambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large on loques; mais la misère de l’existence n’enlevait cependant rien à la fierté de l’attitude de celle qui la portait.
Comme l’âne se trouvait placé derrière une haute et large voilure de foin, la surveillance en eût été facile si de temps en temps il ne s’était pas amusé à happer une goulée d’herbe, qu’il tirait discrètement avec précaution, en animal intelligent qui sait très bien qu’il est en faute.
«Palikare, veux-tu finir!»
Aussitôt il baissait la tête comme un coupable repentant, mais dès qu’il avait mangé son foin en clignant de l’oeil et en agitant ses oreilles, il recommençait avec un empressement qui disait sa faim.
À un certain moment, comme elle venait de le gronder pour la quatrième ou cinquième fois, une voix sortit de la voiture, appelant:
«Perrine!»
Aussitôt sur pied, elle souleva un rideau et entra dans la voiture, où une femme était couchée sur un matelas si mince qu’il semblait collé au plancher.
«As-tu besoin de moi, maman?
— Que fait donc Palikare?
— Il mange le foin de la voiture qui nous précède.
— Il faut l’en empêcher.
— Il a faim.
— La faim ne nous permet pas de prendre ce qui ne nous appartient pas; que répondrais-tu au charretier de cette voiture s’il se fâchait?
— Je vais le tenir de plus près.
— Est-ce que nous n’entrons pas bientôt dans Paris?
— Il faut attendre pour l’octroi.
— Longtemps encore?
— Tu souffres davantage?
— Ne t’inquiète pas; l’étouffement du renfermé; ce n’est rien», dit-elle d’une voix haletante, sifflée plutôt qu’articulée.
C«étaient là les paroles d’une mère qui veut rassurer sa fille; en réalité elle se trouvait dans un état pitoyable, sans respiration, sans force, sans vie, et, bien que n’ayant pas dépassé vingt-six ou vingt-sept ans, au dernier degré de la cachexie; avec cela des restes de beauté admirables, la tête d’un pur ovale, des yeux doux et profonds, ceux même de sa fille, mais avivés par le souffle de la maladie.
«Veux-tu que je te donne quelque chose? demanda Perrine.
— Quoi?
— Il y a des boutiques, je peux t’acheter un citron; je reviendrais tout de suite.
— Non. Gardons notre argent; nous en avons si peu! Retourne près de Palikare et fais en sorte de l’empêcher de voler ce foin.
— Cela n’est pas facile.
— Enfin veille sur lui.»
Elle revint à la tête de l’âne, et comme un mouvement se produisait, elle le retint de façon qu’il restât assez éloigné de la voiture de foin pour ne pas pouvoir l’atteindre.
Tout d’abord il se révolta, et voulut avancer quand même, mais elle lui parla doucement, le flatta, l’embrassa sur le nez; alors il abaissa ses longues oreilles avec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenir tranquille.
N’ayant plus à s’occuper de lui, elle put s’amuser à regarder ce qui se passait autour d’elle: le va-et-vient des bateaux-mouches et des remorqueurs sur la rivière; le déchargement des péniches au moyen des grues tournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessus d’elles et prenaient, comme à la main, leur cargaison pour la verser dans des wagons quand c’étaient des pierres, du sable ou du charbon, ou les aligner le long du quai quand c’étaient des barriques; le mouvement des trains sur le pont du chemin de fer de ceinture dont les arches barraient la vue de Paris qu’on devinait dans une brume noire plutôt qu’on ne le voyait; enfin près d’elle, sous ses yeux, le travail des employés de l’octroi qui passaient de longues lances à travers les voitures de paille, ou escaladaient les fûts chargés sur les haquets, les perçaient d’un fort coup de foret, recueillaient dans une petite tasse d’argent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelques gouttes qu’ils crachaient aussitôt.
Comme tout cela était curieux, nouveau; elle s’y intéressait si bien, que le temps passait, sans qu’elle en eût conscience.
Déjà un gamin d’une douzaine d’années qui avait tout l’air d’un clown, et appartenait sûrement à une caravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue, tournait autour d’elle depuis dix longues minutes, sans qu’elle eût fait attention à lui, lorsqu’il se décida à l’interpeller:
«V’là un bel âne!»
Elle ne dit rien.
«Est-ce que c’est un âne de notre pays? Ça m’étonnerait joliment.»
Elle l’avait regardé, et voyant qu’après tout il avait l’air bon garçon, elle voulut bien répondre:
«Il vient de Grèce.
— De Grèce!
— C’est pour cela qu’il s’appelle Palikare.
— Ah! c’est pour cela!»
Mais malgré son sourire entendu, il n’était pas du tout certain qu’il eût très bien compris pourquoi un âne qui venait de Grèce pouvait s’appeler Palikare.
«C’est loin, la Grèce? demanda-t-il.
— Très loin.
— Plus loin que… la Chine?
— Non, mais loin, loin.
— Alors vous venez de la Grèce?
— De plus loin encore.
— De la Chine?
— Non; c’est Palikare qui vient de la Grèce.
— Est-ce que vous allez à la fête des Invalides?
— Non.
— Ousque vous allez?
— À Paris.
— Ousque vous remiserez votre roulotte?
— On nous a dit à Auxerre qu’il y avait des places libres sur les boulevards des fortifications?»
Il se donna deux fortes claques sur les cuisses en plongeant de la tête.
«Les boulevards des fortifications, oh là là là!
— Il n’y a pas de places?
— Si.
— Eh bien?
— Pas pour vous. C’est, voyou les fortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, des hommes solides qui n’aient pas peur d’un coup de couteau? J’entends d’en donner et d’en recevoir.
— Nous ne sommes que ma mère et moi, et ma mère est malade.
— Vous tenez à votre âne?
— Bien sûr.
— Eh bien, demain votre âne vous sera volé; v’là pour commencer, vous verrez le reste; et ça ne sera pas beau; c’est Gras Double qui vous le dit.
— C’est vrai cela?
— Pardi, si c’est vrai; vous n’êtes jamais venue à Paris?
— Jamais.
— Ça se voit; c’est donc des moules ceux d’Auxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiser là? pourquoi que vous n’allez pas chez Grain de Sel?
— Je ne connais pas Grain de Sel.
— Le propriétaire du Champ Guillot, quoi! c’est clos de palissades fermées la nuit; vous n’auriez rien à craindre, on sait que Grain de Sel aurait vite fichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer la nuit.
— C’est cher?
— L’hiver oui, quand tout le monde rapplique à Paris, mais en ce moment je suis sur qu’il ne vous ferait pas payer plus de quarante sous la semaine, et votre âne trouverait sa nourriture dans le clos, surtout s’il aime les chardons.
— Je crois bien qu’il les aime!
— Il sera à son affaire; et puis Grain de Sel n’est pas un mauvais homme.
— C’est son nom, Grain de Sel?
— On l’appelle comme ça parce qu’il a toujours soif. C’est un ancien biffin qui a gagné gros dans le chiffon, qu’il n’a quitté que quand il s’est fait écraser un bras, parce qu’un seul bras n’est pas commode pour courir les poubelles; alors il s’est mis à louer son terrain, l’hiver pour remiser les roulottes, l’été à qui il trouve; avec ça, il a d’autres commerces: il vend des petits chiens de lait.
— C’est loin d’ici le Champ Guillot?
— Non, à Charonne; mais je parie que vous ne connaissez seulement pas Charonne?
— Je ne suis jamais venue à Paris.
— Eh bien, c’est là.»
Il étendit le bras devant lui dans la direction du nord.
«Une fois que vous avez, passé la barrière, vous tournez, tout de suite à droite, et vous suivez le boulevard le long des fortifications pendant une petite demi-heure; quand vous avez traversé le cours de Vincennes, qui est une large avenue, vous prenez sur la gauche et vous demandez; tout le monde connaît le Champ Guillot.
— Je vous remercie; je vais en parler a maman; et même, si vous vouliez rester auprès de Palikare deux minutes, je lui en parlerais tout de suite.
— Je veux bien; je vas lui demander de m’apprendre le grec.
— Empêchez-le, je vous prie, de prendre du foin.»
Perrine entra dans la voiture et répéta à sa mère ce que le jeune clown venait de lui dire.
«S’il en est ainsi, il n’y a pas à hésiter, il faut aller à
Charonne; mais trouveras-tu ton chemin? Pense que nous serons dans
Paris.
— Il parait que c’est très facile.»
Au moment de sortir elle revint près de sa mère et se pencha vers elle:
«Il y a plusieurs voitures qui ont des bâches, on lit dessus: «Usines de Maraucourt», et au-dessous le nom: «Vulfran
Paindavoine»; sur les toiles qui couvrent les pièces de vin
alignées le long du quai on lit aussi la même inscription.
— Cela n’a rien d’étonnant.
— Ce qui est étonnant c’est de voir ces noms si souvent répétés.»
II
Quand Perrine revint prendre sa place auprès de son âne, il s’était enfoncé le nez dans la voiture de foin, et il mangeait tranquillement comme s’il avait été devant un râtelier.
«Vous le laissez manger? s’écria-t-elle.
— J’vous crois.
— Et si le charretier se fâche?
— Faudrait pas avec moi.»
Il se mit en posture d’invectiver un adversaire, les poings sur les hanches, la tête renversée.
«Ohé, croquant!»
Mais son concours ne fut pas nécessaire pour défendre Palikare; c’était au tour de la voiture de foin d’être sondée à coups de lance par les employés de l’octroi, et elle allait passer la barrière.
«Maintenant ça va être à vous; je vous quitte. Au revoir, mam’zelle; si vous voulez jamais avoir de mes nouvelles, demandez Gras Double, tout le monde vous répondra.»
Les employés qui gardent les barrières de Paris sont habitués à voir bien des choses bizarres, cependant celui qui monta dans la voiture photographique eut un mouvement de surprise en trouvant cette jeune femme couchée; et surtout en jetant les yeux çà et là d’un rapide coup d’oeil qui ne rencontrait partout que la misère.
«Vous n’avez rien à déclarer? demanda-t-il en continuant son examen.
— Rien.
— Pas de vin, pas de provisions?
— Rien.»
Ce mot deux fois répété était d’une exactitude rigoureuse: en dehors du matelas, de deux chaises de paille, d’une petite table, d’un fourneau en terre, d’un appareil et de quelques ustensiles photographiques, il n’y avait rien dans cette voiture: ni malles, ni paniers, ni vêtements.
«C’est bien, vous pouvez entrer.»
La barrière passée, Perrine tourna tout de suite à droite, comme Gras Double lui avait recommandé, conduisant Palikare par la bride. Le boulevard qu’elle suivait longeait le talus des fortifications, et dans l’herbe roussie, poussiéreuse, usée par plaques, des gens étaient couchés qui dormaient sur le dos ou sur le ventre, selon qu’ils étaient plus ou moins aguerris contre le soleil, tandis que d’autres s’étiraient les bras, leur sommeil interrompu, en attendant de le reprendre. Ce qu’elle vit de la physionomie de ceux-là, de leurs têtes ravagées, culottées, hirsutes, de leurs guenilles, et de la façon dont ils les portaient, lui fit comprendre que cette population des fortifications ne devait pas, en effet, être très rassurante la nuit, et que les coups de couteau devaient s’échanger là facilement.
Elle ne s’arrêta pas à cet examen, maintenant sans intérêt pour elle, puisqu’elle ne se trouverait pas mêlée à ces gens, et elle regarda de l’autre côté, c’est-à-dire vers Paris.
Hé quoi! ces vilaines maisons, ces hangars, ces cours sales, ces terrains vagues où s’élevaient des tas d’immondices, c’était Paris, le Paris dont elle avait si souvent entendu parler par son père, dont elle rêvait depuis longtemps, et avec des imaginations enfantines, d’autant plus féeriques que le chiffre des kilomètres diminuait à mesure qu’elle s’en rapprochait; de même, de l’autre côté du boulevard, sur les talus, vautrés dans l’herbe comme des bestiaux, ces hommes et ces femmes, aux faces patibulaires, étaient des Parisiens.
Elle reconnut le cours de Vincennes à sa largeur et, après l’avoir dépassé, tournant à gauche, elle demanda le Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monde n’était pas d’accord sur le chemin à prendre pour y arriver, et elle se perdit plus d’une fois dans les noms de rues qu’elle devait suivre. À la fin cependant, elle se trouva devant une palissade formée de planches, les unes en sapin, les unes en bois non écorcé, celles-ci peintes, celles- là goudronnées, et quand, par la barrière ouverte à deux battants, elle aperçut dans le terrain un vieil omnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi, posés sur le sol, elle comprit, bien que les bicoques environnantes ne fussent guère en meilleur état, que c’était là le Champ Guillot. Eût-elle eu besoin d’une confirmation de cette impression, qu’une douzaine de petits chiens tout ronds, qui boulaient dans l’herbe, la lui eût donnée.
Laissant Palikare dans la rue, elle entra, et aussitôt les chiens se jetèrent sur ses jambes, les mordillant avec de petits aboiements.
«Qu’est-ce qu’il y a?» cria une voix.
Elle regarda d’où venait, cet appel, et, sur sa gauche, elle aperçut un long bâtiment qui était peut-être une maison, mais qui pouvait bien être aussi tout autre chose; les murs étaient en carreaux de plâtre, en pavés de grès et de bois, en boîtes de fer- blanc, le toit en carton et en toile goudronnée, les fenêtres garnies de vitres en papier, en bois, en feuilles de zinc et même en verre, mais le tout construit et disposé avec un art naïf qui faisait penser qu’un Robinson en avait été l’architecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous un appentis, un homme à la barbe broussailleuse était occupé à trier des chiffons qu’il jetait dans des paniers disposés autour de lui.
«N'écrasez pas mes chiens, cria-t-il, approchez.»
Elle fit ce qu’il commandait.
«Qu’est-ce que vous voulez? demanda-t-il lorsqu’elle fut près de lui.
— C’est vous qui êtes le propriétaire du Champ Guillot?
— On le dit.»
Elle expliqua en quelques mots ce qu’elle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps en l’écoutant, il se versait, d’un litre qu’il avait à sa portée, un verre de vin à rouges bords et l’avalait d’un trait,
«C’est possible, si l’on paye d’avance, dit-il en l’examinant.
— Combien?
— Quarante-deux sous par semaine pour la voiture, vingt et un sous pour l’âne.
— C’est bien cher.
— C’est mon prix.
— Votre prix d’été?
— Mon prix d’été.
— Il pourra manger les chardons?
— Et l’herbe aussi, s’il a les dents assez solides.
— Nous ne pouvons pas payer à la semaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jour seulement; nous passons par Paris pour aller à Amiens, et nous voulons nous reposer.
— Alors, ça va tout de même; six sous par jour pour la roulotte, trois sous pour l’âne.
Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un, elle en tira neuf sous:
«Voila la première journée.
— Tu peux dire à tes parents d’entrer. Combien sont-ils? Si c’est une troupe, c’est deux sous en plus par personne.
— Je n’ai que ma mère.
— Bon. Mais pourquoi ta mère n’est-elle pas venue faire sa location?
— Elle est malade, dans la voiture.
— Malade. Ce n’est pas un hôpital ici.»
Elle eut peur qu’on ne voulût pas recevoir une malade.
«C’est-à-dire qu’elle est fatiguée. Vous comprenez, nous venons de loin.
— Je ne demande jamais aux gens d’où ils viennent.»
Il étendit le bras vers un coin de son champ;
«Tu mettras ta roulotte là-bas, et puis tu attacheras ton âne; s’il m’écrase un chien, tu me le payeras cent sous.»
Comme elle allait s’éloigner, il l’appela:
«Prends un verre de vin.
_ Je vous remercie, je ne bois pas de vin.
— Bon, je vas le boire pour toi.»
Il se jeta dans le gosier le verre qu’il avait versé, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit à son «triquage».
Aussitôt qu’elle eut installé Palikare à la place qui lui avait été assignée, ce qui ne se fit pas sans certaines secousses, malgré le soin qu’elle prenait de les éviter, elle monta dans la roulotte:
«À la fin, pauvre maman, nous voilà arrivées.
— Ne plus remuer, ne plus rouler! Tant et tant de kilomètres! Mon
Dieu, que la terre est grande!
— Maintenant que nous avons le repos, je vais te faire à dîner. Qu’est-ce que tu veux?
— Avant tout, dételle ce pauvre Palikare, qui, lui aussi, doit être bien las; donne-lui à manger, à boire; soigne-le.
— Justement, je n’ai jamais vu autant de chardons; de plus, il y a un puits. Je reviens tout de suite.»
En effet, elle ne tarda pas à revenir et se mit à chercher çà et là dans la voiture, d’où elle sortit le fourneau en terre, quelques morceaux de charbon et une vieille casserole, puis elle alluma le feu avec des brindilles et le souffla, en s’agenouillant devant, à pleins poumons.
Quand il commença à prendre, elle remonta dans la voiture:
«C’est du riz que tu veux, n’est-ce pas?
— J’ai si peu faim.
— Aurais-tu faim pour autre chose? J’irai chercher ce que tu voudras. Veux-tu?…
— Je veux bien du riz.»
Elle versa une poignée de riz dans la casserole où elle avait mis un peu d’eau, et, quand l’ébullition commença, elle remua le riz avec deux baguettes blanches dépouillées de leur écorce, ne quittant la cuisine que pour aller rapidement voir comment se trouvait Palikare et lui dire quelques mots d’encouragement qui, à vrai dire, n’étaient pas indispensables, car il mangeait ses chardons avec une satisfaction, dont ses oreilles traduisaient l’intensité.
Quand le riz fut cuit à point, à peine crevé et non réduit on bouillie, comme le servent bien souvent les cuisinières parisiennes, elle le dressa sur une écuelle en une pyramide à large base, et le posa dans la voiture.
Déjà elle avait été emplir une petite cruche au puits et l’avait placée auprès du lit de sa mère avec deux verres, deux assiettes, deux fourchettes; elle posa son écuelle de riz à côté et s’assit sur le plancher, les jambes repliées sous elle, sa jupe étalée
«Maintenant, dit-elle, comme une petite fille qui joue à la poupée, nous allons faire la dînette, je vais te servir.»
Malgré le ton enjoué qu’elle avait pris, c’était d’un regard inquiet qu’elle examinait sa mère, assise sur son matelas, enveloppée d’un mauvais fichu de laine qui avait dû être autrefois une étoffe de prix, mais qui maintenant n’était plus qu’une guenille, usée, décolorée.
«Tu as faim, toi? demanda la mère.
— Je crois bien, il y a longtemps.
— Pourquoi n’as-tu pas mangé un morceau de pain?
— J’en ai mangé deux, mais j’ai encore une belle faim: tu vas voir; si ça met en appétit de regarder manger les autres, la platée sera trop petite.»
La mère avait porté une fourchette de riz à sa bouche, mais elle la tourna et retourna longuement sans pouvoir l’avaler.
— Ça ne passe pas très bien, dit-elle en réponse au regard de sa fille.
— Il faut te forcer: la seconde bouchée passera mieux, la troisième mieux encore.»
Mais elle n’alla pus jusque-là, et après la seconde elle reposa sa fourchette sur son assiette:
«Le coeur me tourne, il vaut mieux ne pas persister.
— Oh! maman!
— Ne t’inquiète pas, ma chérie, ce n’est rien; on vit très bien sans manger quand on n’a pas d’efforts à faire; avec le repos l’appétit reviendra.»
Elle défit son fichu et s’allongea sur son matelas haletante, mais si faible qu’elle fût elle ne perdit pas la pensée de sa fille, et en la voyant les yeux gonflés de larmes elle s’efforça de la distraire:
«Ton riz est très bon, mange-le; puisque tu travailles tu dois te soutenir; il faut que tu sois forte pour me soigner; mange, ma chérie, mange.
— Oui, maman, je mange; tu vois, je mange.»
À la vérité elle. devait faire effort pour avaler, mais peu à peu, sous l’impression des douces paroles de sa mère, sa gorge se desserra, et elle se mit à manger réellement; alors l’écuelle de riz disparut vite, tandis que sa mère la regardait avec un tendre et triste sourire:
«Tu vois qu’il faut se forcer.
— Si j’osais, maman!
— Tu peux oser.
— Je te répondrais que ce que tu me dis, c’était cela même que je te disais.
— Moi, je suis malade.
— C’est pour cela que si tu voulais j’irais chercher un médecin; nous sommes à Paris, et à Paris il y a de bons médecins.
— Les bons médecins ne se dérangent pas sans qu’on les paye.
— Nous le payerions.
— Avec quoi?
— Avec notre argent; tu dois avoir sept francs dans ta robe et en plus un florin que nous pouvons changer ici; moi j’ai dix-sept sous. Regarde dans ta robe.»
Cette robe noire, aussi misérable que la jupe de Perrine, mais moins poudreuse, car elle avait été battue, était posée sur le matelas et servait de couverture; sa poche explorée donna bien les sept francs annoncés et le florin d’Autriche.
«Combien cela fait-il en tout? demanda Perrine, je connais si mal l’argent français.
— Je ne le connais guère mieux que toi.»
Elles firent le compte, et en estimant le florin à deux francs elles trouvèrent neuf francs quatre-vingt-cinq centimes.
«Tu vois que nous avons plus qu’il ne faut pour le médecin, continua Perrine.
— Il ne me guérirait pas par des paroles, il ordonnerait des médicaments, comment les payer?
— J’ai mon idée. Tu penses bien que quand je marche à côté de Palikare, je ne passe pas tout mon temps à lui parler, quoiqu’il aimerait cela; je réfléchis aussi à toi, à nous, surtout à toi, pauvre maman, depuis que tu es malade, à notre voyage, à notre arrivée à Maraucourt. Est-ce que tu crois que nous pouvons nous y montrer dans notre roulotte qui, si souvent, sur notre passage a fait rire? Cela nous vaudrait-il un bon accueil?
— Il est certain que même pour des parents qui n’auraient pas de fierté, cette entrée serait humiliante.
— Il vaut donc mieux qu’elle n’ait pas lieu; et puisque nous n’avons plus besoin de la roulotte nous pouvons la vendre. D’ailleurs à quoi nous sert-elle maintenant? Depuis que tu es malade, personne n’a voulu se laisser photographier par moi; et quand même je trouverais des gens assez braves pour se fier à moi, nous n’avons plus de produits. Ce n’est pas avec ce qui nous reste d’argent que nous pouvons dépenser trois francs pour un paquet de développement, trois francs pour un virage d’or et d’acétate, deux francs pour une douzaine de glaces. Il faut la vendre.
— Et combien la vendrons-nous?
— Nous la vendrons toujours quelque chose: l’objectif est en bon état; et puis il y a le matelas…
— Tout, alors?
— Cela te fait de la peine?
— Il y a plus d’un an que nous vivons dans cette roulotte, ton père y est mort, cela fait que si misérable qu’elle soit, la pensée de m’en séparer m’est douloureuse; de lui c’est tout ce qui nous reste, et il n’est pas une seule de ces pauvres choses à laquelle son souvenir ne soit attaché.»
Sa parole haletante s’arrêta tout à fait, et sur son visage décharné des larmes coulèrent sans qu’elle pût les retenir.
«Oh! maman, s’écria Perrine, pardonne-moi de t’avoir parlé de cela.
— Je n’ai rien à te pardonner, ma chérie; c’est le malheur de notre situation que nous ne puissions, ni toi ni moi, aborder certains sujets sans nous attrister réciproquement, comme c’est la fatalité de mon état que je n’aie aucune force pour résister, pour penser, pour vouloir, plus enfant que tu ne l’es toi-même. N’est- ce pas moi qui aurais dû te parler comme tu viens de le faire, prévoir ce que tu as prévu, que nous ne pouvions pas arriver à Maraucourt dans cette roulotte, ni nous montrer dans ces guenilles, cette jupe pour toi, cette robe pour moi? Mais en même temps qu’il fallait prévoir cela, il fallait aussi combiner des moyens pour trouver des ressources, et ma tête si faible ne m’offrait que des chimères, surtout l’attente du lendemain, comme si ce lendemain devait accomplir des miracles pour nous: je serais guérie, nous ferions une grosse recette; les illusions des désespérés qui ne vivent plus que de leurs rêves. C'était folie, la raison a parlé par ta bouche: je ne serai pas guérie demain, nous ne ferons pas une grosse, ni une petite recette, il faut donc vendre la voiture et ce qu’elle contient. Mais ce n’est pas tout encore; il faut aussi que nous nous décidions à vendre…»
Il y eut une hésitation et un moment de silence pénible.
«Palikare», dit Perrine.
— Tu y avais pensé?
— Si j’y avais pensé! Mais je n’osais pas le dire, et depuis que l’idée me tourmentait que nous serions forcées un jour ou l’autre de le vendre, je n’osais même pas le regarder, de peur qu’il ne devine que nous pouvions nous séparer de lui, au lieu de le conduire à Maraucourt où il aurait été si heureux, après tant de fatigues.
— Savons-nous seulement si nous-mêmes nous serons reçues à Maraucourt! Mais enfin, comme nous n’avons que cela à espérer et que, si nous sommes repoussées, il ne nous restera plus qu’à mourir dans un fossé de la route, il faut coûte que coûte que nous allions à Maraucourt, et que nous nous y présentions de façon à ne pas faire fermer les portes devant nous…
— Est-ce que c’est possible, cela maman? Est-ce que le souvenir de papa ne nous protégerait pas? lui qui était si bon! Est-ce qu’on reste fâché contre les morts?
— Je te parle d’après les idées de ton père, auxquelles nous devons obéir. Nous vendrons donc et la voiture et Palikare. Avec l’argent que nous en tirerons, nous appellerons un médecin; qu’il me rende des forces pour quelques jours, c’est tout ce que je demande. Si elles reviennent, nous achèterons une robe décente pour toi, une pour moi, et nous prendrons le chemin de fer pour Maraucourt, si nous avons assez d’argent pour aller jusque-là; sinon nous irons jusqu’où nous pourrons, et nous ferons le reste du chemin à pied.
— Palikare est un bel âne; le garçon qui m’a parlé à la barrière me le disait tantôt. Il est dans un cirque, il s’y connaît; et c’est parce qu’il trouvait Palikare beau, qu’il m’a parlé.
— Nous ne savons pas la valeur des ânes à Paris, et encore moins celle que peut avoir un âne d’Orient. Enfin, nous verrons, et puisque notre parti est arrêté, ne parlons plus de cela: c’est un sujet trop triste, et puis je suis fatiguée.»
En effet, elle paraissait épuisée, et plus d’une fois elle avait dû faire de longues pauses pour arriver à bout de ce qu’elle voulait dire.
«As-tu besoin de dormir?
— J’ai besoin de m’abandonner, de m’engourdir dans la tranquillité, du parti pris et l’espoir d’un lendemain.
— Alors, je vais te laisser pour ne pas te déranger, et comme il y a encore deux heures de jour, je vais en profiter pour laver notre linge. Est-ce que ça ne te paraîtra pas bon d’avoir demain une chemise fraîche?
— Ne te fatigue pas.
— Tu sais bien que je ne suis jamais fatiguée.»
Après avoir embrassé sa mère, elle alla de-ci de-là dans la roulotte, vivement, légèrement; prit un paquet de linge dans un petit coffre ou il était enfermé, le plaça dans une terrine; atteignit sur une planche un petit morceau de savon tout usé, et sortit emportant le tout. Comme après que le riz avait été cuit, elle avait empli d’eau sa casserole, elle trouva cette eau chaude et put la verser sur son linge. Alors, s’agenouillant dons l’herbe, après avoir ôté sa veste, elle commença a savonner, à frotter, et sa lessive ne se composant en réalité que de deux chemises, de trois mouchoirs, de deux paires de bas, il ne lui fallait pas deux heures pour que fût tout lavé, rincé et étendu sur des ficelles entre la roulotte et la palissade.
Pendant qu’elle travaillait, Palikare attaché, à une courte distance d’elle, l’avait plusieurs fois regardée comme pour la surveiller, mais sans rien de plus. Quand il vit qu’elle avait fini, il allongea le cou vers elle et poussa cinq ou six braiments qui étaient des appels impérieux.
«Crois-tu que je t’oublie?» dit-elle.
Elle alla à lui, le changea de place et lui apporta à boire dans sa terrine qu’elle avait soigneusement rincée, car s’il se contentait de toutes les nourritures qu’on lui donnait ou qu’il trouvait lui-même, il était au contraire très difficile pour sa boisson, et n’acceptait que de l’eau pure dans des vases propres ou le bon vin qu’il aimait par-dessus tout.
Mais cela fait, au lieu de le quitter, elle se mit à le flatter de la main en lui disant des paroles de tendresse comme une nourrice à son enfant, et l’âne, qui tout de suite s’était jeté sur l’herbe nouvelle, s’arrêta de manger pour poser sa tête contre l’épaule de sa petite maîtresse et se faire mieux caresser: de temps en temps il inclinait vers elle ses longues oreilles et les relevait avec des frémissements qui disaient sa béatitude.
Le silence s’était fait dans l’enclos maintenant fermé, ainsi que dans les rues désertes du quartier, et on n’entendait plus, au loin, qu’un sourd mugissement sans bruits distincts, profond, puissant, mystérieux comme celui de la mer, la respiration et la vie de Paris qui continuaient actives et fiévreuses malgré la nuit tombante.
Alors, dans la mélancolie du soir, l’impression de ce qui venait de se dire étreignit Perrine plus fort, et, appuyant sa tête à celle de son âne, elle laissa couler les larmes qui depuis si longtemps l’étouffaient, tandis qu’il lui léchait les mains.
III
La nuit de la malade fut mauvaise: plusieurs fois, Perrine couchée prés d’elle, tout habillée sur la planche, avec un fichu roulé qui lui servait d’oreiller, dut se lever pour lui donner de l’eau qu’elle allait chercher au puits afin de l’avoir plus fraîche: elle étouffait et souffrait de la chaleur. Au contraire, à l’aube, le froid du matin, toujours vif sous le climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dut l’envelopper dans son fichu, la seule couverture un peu chaude qui leur restât.
Malgré son désir d’aller chercher le médecin aussitôt que possible, elle dut attendre que Grain de Sel fût levé, car à qui demander le nom et, l’adresse d’un bon médecin, si ce n’était a lui?
Bien sûr qu’il connaissait un bon médecin, et un fameux qui faisait ses visites en voiture, non à pied comme les médecins de rien du tout.: M. Cendrier, rue Riblette, près de l’église; pour trouver la rue Riblette il n’y avait qu’à suivre le chemin de fer jusqu’à la gare.
En entendant parler d’un médecin fameux qui faisait les visites en voiture, elle eut peur de n’avoir pas assez d’argent pour le payer, et timidement, avec confusion, elle questionna Grain de Sel en tournant autour de ce qu’elle n’osait pas dire. À la fin il comprit:
«Ce que tu auras à payer? dit-il. Dame, c’est cher. Pas moins de quarante sous. Et pour être sûre qu’il vienne, tu feras bien de les lui remettre d’avance.»
En suivant les indications qui lui avaient été données, elle trouva assez facilement la rue Riblette, mais le médecin n’était point encore levé, elle dut attendre, assise sur une borne dans la rue, à la porte d’une remise derrière laquelle on était en train d’atteler un cheval: comme cela elle le saisirait au passage, et en lui remettant ses quarante sous, elle le déciderait a venir, ce qu’il ne ferait pas, elle en avait le pressentiment, si on lui demandait simplement une visite pour un des habitants du Champ Guillot.
Le temps fut éternel à passer, son angoisse se doublant de celle de sa mère qui ne devait rien comprendre à son retard; s’il ne la guérissait point instantanément, au moins allait-il l’empêcher de souffrir. Déjà elle avait vu un médecin entrer dans leur roulotte, lorsque son père avait été malade. Mais c’était en pleine montagne, dans un pays sauvage, et le médecin que sa mère avait appelé sans avoir le temps de gagner une ville, était plutôt un barbier avec une tournure de sorcier qu’un vrai médecin comme on en trouve à Paris, savant, maître de la maladie et de la mort, comme devait l’être celui-là, puisqu’on le disait fameux.
Enfin la porte de la remise s’ouvrit, et un cabriolet de forme ancienne, à caisse jaune, auquel était attelé un gros cheval de labour, vint se ranger devant la maison et presque aussitôt le médecin parut, grand, gros, gras, le visage rougeaud encadré d’une barbe grise qui lui donnait l’air d’un patriarche campagnard.
Avant qu’il fût monté en voiture, elle était près de lui et lui exposait sa demande.
«Le champ Guillot, dit-il, il y a eu de la batterie.
— Non monsieur, c’est ma mère qui est malade, très malade.
— Qu’est-ce que c’est ta mère?
— Nous sommes photographes.»
Il mit le pied sur le marchepied.
Vivement elle tendit sa pièce de quarante sous.
«Nous pouvons vous payer.
— Alors, c’est trois francs.»
Elle ajouta vingt sous à la pièce; il prit le tout et le fourra dans la poche de son gilet.
«Je serai près de ta mère d’ici un quart d’heure.»
Elle fît en courant le chemin du retour, joyeuse d’apporter la bonne nouvelle:
«Il va te guérir, maman, c’est un vrai médecin celui-là.»
Et vivement elle s’occupa de sa mère, lui lava le visage, les mains, lui arrangea les cheveux qui étaient admirables, noirs et soyeux, puis elle mit de l’ordre dans la roulotte; ce qui n’eut d’autre résultat que de la rendre plus vide et par là plus misérable encore.
Elles n’eurent pas une trop longue attente à endurer: un roulement de voiture annonça l’arrivée du médecin et Perrine courut au- devant de lui.
Comme en entrant il voulait se diriger vers la maison, elle lui montra la roulotte.
«C’est dans notre voiture que nous habitons», dit-elle.
Bien que cette maison n’eut rien d’une habitation, il ne laissa paraître aucune surprise, étant habitué à toutes les misères avec sa clientèle; mais Perrine qui l’observait remarqua sur son visage comme un nuage lorsqu’il vit la malade couchée sur son matelas, dans cet intérieur dénudé.
«Tirez la langue, donnez-moi la main.»
Ceux qui payent quarante ou cent francs la visite de leur médecin n’ont aucune idée de la rapidité avec laquelle s’établit un diagnostic auprès des pauvres gens; en moins d’une minute son examen fut fait.
«Il faut entrer à l’hôpital», dit-il.
La mère et la fille poussèrent un même cri d’effroi et de douleur.
«Petite, laisse-moi seul avec ta maman», dit le médecin d’un ton de commandement.
Perrine hésita une seconde; mais, sur un signe de sa mère, elle quitta la roulotte, dont elle ne s’éloigna pas.
«Je suis perdue? dit la mère à mi-voix.
— Qui est-ce qui parle de ça: vous avez besoin de soins que vous ne pouvez pas recevoir ici.
— Est-ce qu’à l’hôpital j’aurais ma fille?
— Elle vous verrait le jeudi et le dimanche.
— Nous séparer! Que deviendrait-elle Sans moi, seule à Paris? que deviendrai-je sans elle? Si je dois mourir, il faut que ce soit sa main dans la mienne.
— En tout cas on ne peut pas vous laisser dans cette voiture où le froid des nuits vous est mortel. Il faut prendre une chambre; le pouvez-vous?
— Si ce n’est pas pour longtemps, oui peut-être.
— Grain de Sel en loue qu’il ne vous fera pas payer cher. Mais la chambre n’est pas tout, il faut des médicaments, une bonne nourriture, des soins: ce que vous auriez à l’hôpital.
— Monsieur, c’est impossible, je ne peux pas me séparer de ma fille. Que deviendrait-elle?
— Comme vous voudrez, c’est votre affaire, je vous ai dit ce que je devais.»
Il appela:
«Petite.»
Puis, tirant un carnet de sa poche, il écrivit au crayon quelques lignes sur une feuille blanche, qu’il détacha:
«Porte cela chez le pharmacien, dit-il, celui qui est auprès de l’église, pas un autre. Tu donneras à ta mère le paquet nº 1; tu lui feras boire d’heure en heure la potion nº 2; le vin de quinquina en mangeant, car il faut qu’elle mange; ce qu’elle voudra, surtout des oeufs. Je reviendrai ce soir.»
Elle voulut l’accompagner pour le questionner:
«Maman est bien malade?
— Tâche de la décider à entrer à l’hôpital.
— Est-ce que vous ne pouvez pas la guérir?
— Sans doute, je l’espère; mais je ne peux pas lui donner ce qu’elle trouverait à l’hôpital. C’est folie de n’y pas aller; c’est pour ne pas se séparer de toi qu’elle refuse: tu ne serais pas perdue, car tu as l’air d’une fille avisée et délurée.»
Marchant à grands pas, il était arrivé à sa voiture; Perrine eût voulu le retenir, le faire parler, mais-il monta et partit.
Alors elle revint à la roulotte.
«Qu’a dit le médecin? demanda la mère.
— Qu’il te guérirait.
— Va donc vite chez le pharmacien, et rapporte aussi deux oeufs; prends tout l’argent.»
Mais tout l’argent ne fut pas suffisant; quand le pharmacien eut lu l’ordonnance, il regarda Perrine en la toisant;
«Vous avez de quoi payer?» dit-il.
Elle ouvrit la main.
«C’est sept francs cinquante», dit le pharmacien qui avait fait son calcul.
Elle compta ce qu’elle avait dans la main et trouva six francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant le florin d’Autriche à deux francs; il lui manquait donc treize sous.
«Je n’ai que six francs quatre-vingt-cinq centimes, dont un florin d’Autriche, dit-elle; le voulez-vous, le florin?
— Ah! non par exemple.»
Que faire? Elle restait au milieu de la boutique la main ouverte, désespérée, anéantie.
«Si vous vouliez prendre le florin, il ne me manquerait que treize sous, dit-elle enfin; je vous les apporterais tantôt.»
Mais le pharmacien ne voulut d’aucune de ces combinaisons, ni faire crédit de treize sous, ni accepter le florin:
«Comme il n’y a pas urgence pour le vin de quinquina, dit-il, vous viendrez le chercher tantôt; je vais tout de suite vous préparer les paquets et la potion qui ne vous coûteront que trois francs cinquante.»
Sur l’argent qui lui restait elle acheta des oeufs, un petit pain viennois, qui devait provoquer l’appétit de sa mère, et revint toujours courant au Champ Guillot.
«Les oeufs sont frais, dit-elle, je les ai mirés; regarde le pain, comme il est bien cuit; tu vas manger, n’est-ce pas, maman?
— Oui, ma chérie.»
Toutes deux étaient pleines d’espérance et Perrine d’une foi absolue; puisque le médecin avait promis de guérir sa mère, il allait accomplir ce miracle: pourquoi l’aurait-il trompée? quand on demande la vérité à un médecin, il doit la dire.
C’est un merveilleux apéritif que l’espoir; la malade, qui depuis deux jours n’avait pu rien prendre, mangea un oeuf et la moitié du petit pain.
«Tu vois, maman, disait Perrine.
— Cela va aller.»
En tout cas, son irritabilité nerveuse s’émoussa; elle éprouva un peu de calme, et Perrine en profita pour aller consulter Grain de Sel sur la question de savoir comment elle devait s’y prendre pour vendre la voiture et Palikare. Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvait l’acheter comme il achetait toutes choses: meublés, habits, outils, instruments de musique, étoffes, matériaux, le neuf, le vieux; mais, pour Palikare, il n’en était pas de même, parce qu’il n’achetait pas de bêtes, excepté les petits chiens, et son avis était qu’on devait attendre au mercredi pour le vendre au Marché aux chevaux.
Le mercredi c’était bien loin, car, dans sa surexcitation d’espérance, Perrine s’imaginait qu’avant ce jour-la, sa mère aurait repris assez de forces pour pouvoir partir; mais, à attendre ainsi, il y avait au moins cela de bon, qu’elles pourraient avec le produit de la vente de la roulotte s’arranger des robes pour voyager en chemin de fer, et aussi cela de meilleur encore, qu’on pourrait peut-être ne pas vendre Palikare, si le prix payé par Grain de Sel était assez élevé; Palikare resterait au Champ Guillot, et quand elles seraient arrivées à Maraucourt, elles le feraient venir. Comme elle serait heureuse de ne pas le perdre, cet ami, qu’elle aimait tant! et comme il serait heureux de vivre, désormais dans le bien-être, logé dans une belle écurie, se promenant toute la journée à travers de grasses prairies avec ses deux maîtresses auprès de lui!
Mais il fallut en rabattre des visions qui en quelques secondes avaient traversé son esprit, car, au lieu de la somme qu’elle imaginait sans la préciser, Grain de Sel n’offrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce qu’elle contenait, après l’avoir longuement examinée.
«Quinze francs!
— Et encore c’est pour vous obliger; qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça?»
Et du crochet qui lui tenait lieu de bras, il frappait les diverses pièces de la roulotte, les roues, les brancards, en haussant les épaules d’un air de pitié méprisante.
Tout ce qu’elle put obtenir après beaucoup de paroles, ce fut une augmentation de deux francs cinquante sur le prix offert, et l’engagement que la roulotte ne serait dépecée qu’après leur départ, de façon à pouvoir jusque-là l’habiter pendant la journée, ce qui, imaginait-elle, vaudrait mieux pour sa mère que de rester enfermée dans la maison.
Quand, sous la direction de Grain de Sel, elle visita les chambres qu’il pouvait leur louer, elle vit combien la roulotte leur serait précieuse, car, malgré l’orgueil avec lequel il parlait de ses appartements, et qui n’avait d’égal que son mépris pour la roulotte, elle était si misérable, si puante, cette maison, qu’il fallait leur détresse pour l’accepter.
À la vérité, elle avait un toit et des murs qui n’étaient pas en toile, mais sans aucune autre supériorité sur la roulotte: tout à l’entour se trouvaient amoncelées les matières dont Grain de Sel faisait commerce et qui pouvaient supporter les intempéries: verres cassés, os, ferrailles: tandis qu’à l’intérieur le couloir et. des pièces sombres, où les yeux se perdaient, contenaient celles qui avaient besoin d’un abri: vieux papiers, chiffons, bouchons, croûtes de pain, bottes, savates, ces choses innombrables, détritus de toutes sortes, qui constituent les ordures de Paris; et de ces divers tas s’exhalaient d’âcres odeurs qui prenaient à la gorge.
Comme elle restait hésitante se demandant si sa mère ne serait pas empoisonnée par ces odeurs, Grain de Sel la pressa:
«Dépêchez-vous, dit-il, les biffins vont rentrer; il faut que je sois là pour recevoir et «triquer» ce qu’ils apportent.
— Est-ce que le médecin connaît ces chambres? demanda-t-elle.
— Bien sûr qu’il les connaît; il est venu plus d’une fois à côté quand il a soigné la Marquise.»
Ce mot la décida: puisque le médecin connaissait ces chambres, il savait ce qu’il disait en conseillant d’en prendre une; et puisqu’une marquise, habitait l’une d’elles, sa mère pouvait bien en habiter une autre.
«Cela vous coûtera huit sous par jour, dit Grain de Sel, ajoutés aux trois sous pour l’âne et aux six sous pour la roulotte.
— Vous l’avez achetée?
— Oui, mais puisque vous vous en servez, il est juste de la payer,»
Elle ne trouva rien à répondre; ce n’était pas la première fois qu’elle se voyait ainsi écorchée; bien souvent elle l’avait été plus durement encore dans leur long voyage, et elle finissait par croire que c’est la loi de nature pour ceux qui ont, au détriment de ceux qui n’ont pas.
IV
Perrine employa une bonne partie de la journée à nettoyer la chambre où elles allaient s’installer, à laver le plancher, à frotter les cloisons, le plafond, la fenêtre qui depuis que la maison était construite n’avait jamais été bien certainement à pareille fête.
Pendant les nombreux voyages qu’elle fit de la maison au puits où elle tirait de l’eau pour laver, elle remarqua qu’il ne poussait pas seulement de l’herbe et des chardons dans l’enclos: des jardins environnants le vent ou les oiseaux avaient apporté des graines; par-dessus le palis, les voisins avaient jeté des plants de fleurs dont ils ne voulaient plus; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-uns de ces plants, tombant sur un terrain qui leur convenait, avaient germé ou poussé, et maintenant fleurissaient tant bien que mal. Sans doute leur végétation ne ressemblait en rien à celle qu’on obtient dans un jardin, avec des soins de tous les instants, des engrais, des arrosages; mais pour sauvage qu’elle fût, elle n’en avait pas moins son charme de couleur et de parfum.
Cela lui donna l’idée de recueillir quelques-unes de ces fleurs, des giroflées rouges et violettes, des oeillets, et d’en faire des bouquets qu’elle placerait dans leur chambre d’où ils chasseraient la mauvaise odeur en même temps qu’ils l’égayeraient. Il semblait que ces fleurs n’appartenaient à personne, puisque Palikare pouvait les brouter si le coeur lui en disait; cependant elle n’osa pas en cueillir le plus petit rameau, sans le demander à Grain de Sel.
«Est-ce pour les vendre? répondit celui-ci.
— C’est pour en mettre quelques branches dans notre chambre.
— Comme ça, tant que tu voudras; parce que si c’était pour les vendre, je commencerais par te les vendre moi-même. Puisque c’est pour toi, ne te gêne pas, la petite: tu aimes l’odeur des fleurs, moi j’aime mieux celle du vin, même il n’y a que celle-la que je sente.»
Le tas des verres plus ou moins cassés étant considérable, elle y trouva facilement des vases ébréchés dans lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleurs avaient été cueillies au soleil, la chambre se remplit bientôt du parfum des giroflées et des oeillets, ce qui neutralisa les mauvaises odeurs de la maison, en même temps que leurs fraîches couleurs éclairaient ses murs noirs.
Tout en travaillant ainsi elle fit la connaissance des voisins qui habitaient de chaque côté de leur chambre: une vieille femme qui sur ses cheveux gris portait un bonnet orné de rubans tricolores aux couleurs du drapeau français; et un grand bonhomme courbé en deux, enveloppé dans un tablier de cuir si long et si large qu’il semblait constituer son unique vêtement. La femme aux rubans tricolores était une chanteuse des rues, lui dit le bonhomme au tablier, et rien moins que la Marquise dont avait parlé Grain de Sel; tous les jours elle quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et une grosse canne dans laquelle elle le plantait aux carrefours des rues ou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre à l’abri le répertoire de ses chansons. Quant au bonhomme au tablier, c’était, lui apprit la Marquise, un démolisseur de vieilles chaussures, et du matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui lui avait valu le nom de Père la Carpe, sous lequel on le connaissait; mais pour ne pas parler il n’en faisait pas moins un tapage assourdissant avec son marteau.
Au coucher du soleil son emménagement fut achevé, et elle put alors amener sa mère qui, en apercevant les fleurs, eut un moment de douce surprise:
«Comme tu es bonne pour ta maman, chère fille! dit-elle.
— Mais c’est pour moi que je suis bonne, ça me rend si heureuse de te faire plaisir!»
Avant la nuit il fallut mettre les fleurs dehors, et alors l’odeur de la vieille maison se fit sentir terriblement, mais sans que la malade osât s’en plaindre; à quoi cela eût-il servi, puisqu’elles ne pouvaient pas quitter le Champ Guillot pour aller autre part?
Son sommeil fut mauvais, fiévreux, troublé, agité, halluciné, et quand le médecin vint le lendemain matin il la trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitement et obligea Perrine à retourner chez le pharmacien, qui cette fois lui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et paya bravement; mais en revenant elle ne respirait plus. Si les dépenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercredi qui leur mettrait aux mains le produit de la vente du pauvre Palikare? Si le lendemain le médecin prescrivait une nouvelle ordonnance coûtant cinq francs, ou plus, où trouverait-elle cette somme? Au temps où avec ses parents elle parcourait les montagnes, ils avaient plus d’une fois été exposés à la famine, et plus d’une fois aussi, depuis qu’ils avaient quitté la Grèce pour venir en France, ils avaient manqué de pain. Mais ce n’était pas du tout la même chose. Pour la famine dans les montagnes, ils avaient toujours l’espérance, qui se réalisait souvent, de trouver quelques fruits, des légumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas. Pour le manque de pain en Europe, ils avaient aussi celle de rencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, qui consentiraient à se faire photographier moyennant quelques sous. Tandis qu’à Paris il n’y a rien à attendre pour ceux qui n’ont pas d’argent en poche, et le leur tirait à sa fin. Alors, que feraient-elles? Et le terrible, c’est qu’elle devait répondra à cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien; l’effroyable, c’est qu’elle devait prendre la responsabilité de tout, puisque la maladie rendait sa mère incapable de s’ingénier, et qu’elle se trouvait ainsi la vraie mère, quand elle ne se sentait qu’une enfant.
Si encore un peu de mieux se présentait, elle en serait encouragée et fortifiée; mais il n’en était pas ainsi, et bien que sa mère ne se plaignît jamais, répétant toujours, au contraire, son mot habituel: «Cela va aller», elle voyait qu’en réalité «cela n’allait pas»: pas de sommeil, pas d’appétit, la fièvre, un affaiblissement, une oppression qui lui paraissaient progresser, si sa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lâcheté ne l’abusaient point.
Le mardi matin, à la visite du médecin, ce qu’elle craignait pour l’ordonnance se réalisa: après un rapide examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa poche son carnet, ce terrible carnet cause de tant d’angoisses pour Perrine, et se prépara à écrire; mais au moment où il posait le crayon sur le papier, elle eut le courage de l’arrêter.
«Monsieur, si les médicaments que vous allez ordonner ne sont pas d’égale importance, voulez-vous bien n’inscrire aujourd’hui que ceux qui pressent?
— Qu’est-ce que vous voulez dire?» demanda-t-il d’un ton fâché.
Elle tremblait, mais cependant elle osa aller jusqu’au bout.
«Je veux dire que nous n’avons pas beaucoup d’argent aujourd’hui et que nous n’en recevrons que demain; alors…»
Il la regarda, puis après avoir jeté un coup d’oeil rapide çà et là, comme s’il voyait pour la première fois leur misère, il remit son carnet dans sa poche:
«Nous ne changerons le traitement que demain, dit-il; rien ne presse, celui d’hier peut être encore continué aujourd’hui.
«Rien ne presse», fut le mot que Perrine retint et se répéta: Si rien ne pressait, c’était que sa mère ne se trouvait pas aussi mal qu’elle l’avait craint; on pouvait donc encore espérer et attendre.
Le mercredi était le jour qu’elle attendait, mais son impatience de le voir arriver était traversée par l’émotion douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car s’il devait les sauver par l’argent qu’il allait leur apporter, d’un autre côté, il devait la séparer de Palikare. Aussi, chaque fois qu’elle pouvait quitter sa mère, courait-elle dans l’enclos pour dire un mot à son ami qui, n’ayant plus à travailler, ni à peiner; et trouvant à manger autant qu’il voulait après tant de privations, ne s’était jamais montré si joyeux. Dès qu’il la voyait venir, il poussait quatre ou cinq braiments à ébranler les vitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de sa corde, il lançait quelques ruades jusqu’à ce qu’elle fût près de lui; mais aussitôt qu’elle lui avait mis la main sur le dos, il se calmait et, allongeant le cou, il lui posait la tête sur l’épaule sans plus bouger. Alors, ils restaient ainsi, elle le flattant, lui remuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvements rythmés qui étaient tout un discours.
«Si tu savais!» murmurait-elle doucement.
Mais lui ne savait point, ne prévoyait point, et, tout aux satisfactions du moment présent, le repos, la bonne nourriture, les caresses de sa maîtresse, il se trouvait le plus heureux âne du monde. D’ailleurs, il s’était fait un ami de Grain de Sel, de qui il recevait des marques d’amitié qui flattaient sa gourmandise. Le lundi, dans la matinée, ayant trouvé le moyen de se détacher, il s’était approché de Grain de Sel occupé à triquer les ordures qui arrivaient, et curieusement il était resté là. C'était une habitude religieusement pratiquée par Grain de Sel d’avoir toujours un litre de vin et un verre à portée de sa main, de façon à n’être point obligé de se lever lorsque l’envie de boire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-là, tout à sa besogne, il ne pensait pas à regarder autour de lui, mais précisément parce qu’il s’y appliquait et s’y échauffait, la soif, cette soif qui lui avait valu son surnom, n’avait pas tardé à se faire sentir. Au moment où, s’interrompant, il allait prendre sa bouteille, il vit Palikare les yeux attachés sur lui, le cou tendu.
«Qu’est-ce que tu fais là, toi?»
Comme le ton n’était pas grondeur, l’âne n’avait pas bougé.
«Tu veux boire un verre de vin?» demanda Grain de Sel dont toutes les idées tournaient toujours autour du mot boire.
Et au lieu de porter à sa bouche le verre qu’il emplissait, il l’avait par plaisanterie tendu à Palikare; alors celui-ci considérant l’invitation comme sérieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant ses lèvres de manières qu’elles fussent aussi minces, aussi allongées que possible, il avait aspiré une bonne moitié du verre, plein jusqu’au bord.
«Oh! la! la! la!», s’écria Grain de Sel en riant aux éclats.
Et il se mit à appeler:
«La Marquise! la Carpe!»
À ces cris ils arrivèrent, ainsi qu’un chiffonnier chargé de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos, et le locataire du wagon dont la profession était d’être marchand de pâte de guimauve et de parcourir les fêtes et les marchés en suspendant à un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont il tirait des tortillons jaunes, bleus, rouges, comme l’eût fait une fileuse de sa quenouille.
«Qu’est-ce qu’il y a? demanda la Marquise.
— Vous allez voir; mais préparez-vous à vous faire du bon sang.»
De nouveau il emplit son verre et le tendit à Palikare qui, comme la première fois, le vida à moitié au milieu des rires et des exclamations des gens qui le regardaient.
«J’avais entendu raconter que les ânes aimaient le vin, dit l’un, mais je ne le croyais pas.
— C’est un poivrot! dit un autre.
— Vous devriez l’acheter, dit la Marquise en s’adressant à Grain de Sel, il vous tiendrait joliment compagnie.
— Ça ferait la paire.»
Grain de Sel ne l’acheta point, mais il se prit d’affection pour lui et proposa à Perrine de l’accompagner le mercredi au Marché aux chevaux. Et cela fut un grand soulagement pour elle, car elle n’imaginait pas du tout comment elle trouverait le Marché aux chevaux dans Paris, pas plus qu’elle ne voyait comment elle s’y prendrait pour vendre un âne, discuter son prix, le recevoir sans se faire voler; elle avait bien des fois entendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentait tout à fait incapable de se défendre contre eux si, d’aventure, ils avaient l’idée de s’attaquer à elle. Le mercredi matin elle s’occupa donc de faire la toilette de Palikare, et ce fut une occasion pour elle de le caresser et de l’embrasser. Mais, hélas! combien tristement! Elle ne le verrait plus. Dans quelles mains allait-il passer? le pauvre ami! et elle ne pouvait s’arrêter à cette pensée sans revoir les ânes misérables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins elle avait rencontrés en tous lieux, comme si, sur la terre entière, l’âne n’existait que pour souffrir. Certainement, depuis que Palikare leur appartenait, il avait supporté bien des fatigues et des misères, celles des longues routes, du froid, du chaud, de la pluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moins n’était-il jamais battu, et se sentait-il l’ami de ceux dont il partageait le sort malheureux; tandis que maintenant elle ne pouvait que trembler en se demandant quels allaient être ses maîtres; elle en avait tant rencontré de cruels, qui n’avaient même pas conscience de leur cruauté.
Quand Palikare vit qu’au lieu de l’atteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de la surprise, et plus encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pas faire à pied la longue route de Charonne au Marché aux chevaux, lui monta sur le dos en se servant d’une chaise; mais comme Perrine le tenait par la tête et lui parlait, cette surprise n’alla pas jusqu’à la résistance: Grain de Sel d’ailleurs n’était-il pas un ami?
Ils partirent ainsi, Palikare marchant gravement conduit par Perrine, et à travers des rues, où il n’y avait que peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un pont très large, aboutissant à un grand jardin.
«C’est le Jardin des Plantes, dit Grain de Sel, je suis sûr qu’ils n’ont pas un âne comme le tien.
— Alors on pourrait peut-être le leur vendre», dit Perrine pensant que dans un jardin zoologique les bêtes n’ont qu’à se promener.
Mais Grain de Sel n’accueillit pas cette idée:
«Des affaires avec le gouvernement, dit-il, il n’en faut pas… parce que le gouvernement…»
Il n’avait pas la confiance de Grain de Sel, le gouvernement.
Maintenant la circulation des voitures et des tramways était si active que Perrine avait besoin de toute son attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussi n’avait-elle d’yeux ni d’oreilles pour rien autre chose, ni pour les monuments devant lesquels ils passaient, ni pour les plaisanteries que les charretiers et les cochers leur adressaient, mis en gaieté et en esprit par l’attitude de Grain de Sel sur l’âne. Mais lui, qui n’avait pas les mêmes préoccupations, n’était pas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait sur leur parcours un concert de cris et de rires auquel les passants des trottoirs mêlaient leur mot.
Enfin, après une légère montée, ils arrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle s’étendait un vaste espace que des lisses séparaient en divers compartiments dans lesquels se trouvaient des chevaux; alors Grain de Sel mit pied à terre.
Mais pendant qu’il descendait, Palikare avait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulut lui faire franchir la grille, il refusa d’avancer. Avait-il deviné que c’était un marché où l’on vendait les chevaux et les ânes? Avait-il peur? Toujours est-il que malgré les paroles que Perrine lui adressait sur le ton du commandement ou de l’affection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crut qu’en le poussant par derrière il le ferait avancer, mais Palikare, qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sur sa croupe, se mit à ruer en reculant et en entraînant Perrine.
Quelques curieux s’étaient aussitôt arrêtés et faisaient cercle autour d’eux; le premier rang étant comme toujours occupé par des porteurs de dépêches et des pâtissiers; chacun disait son mot et donnait son conseil sur les moyens à employer pour l’obliger à passer la porte.
«V’là un âne qui donnera de l’agrément à l’imbécile qui l’achètera», dit une voix.
C«était là un propos dangereux qui pouvait nuire à la vente; aussi
Grain de Sel, qui l’avait entendu, crut-il devoir protester.
«C’est un malin, dit-il; comme il a deviné qu’on va le vendre, il fait toutes ces grimaces pour ne pas quitter ses maîtres.
— Êtes -vous sur de ça, Grain de Sel? demanda la voix qui avait fait l’observation.
— Tiens, qui est-ce qui sait mon nom ici?
— Vous ne reconnaissez pas La Rouquerie?
— C’est ma foi vrai.»
Et ils se donnèrent la main.
«C’est à vous l’âne?
— Non, c’est à cette petite.
— Vous le connaissez?
— Nous avons bu plus d’un verre ensemble: si vous avez besoin d’un bon âne, je vous le recommande.
— J’en ai besoin, sans en avoir besoin.
— Alors allons prendre quelque chose. Ce n’est pas la peine de payer un droit là-dedans.
— D’autant mieux qu’il paraît décidé à ne pas entrer.
— Je vous dis que c’est un malin.
— Si je l’achète ce n’est pas pour faire des malices, ni pour boire des verres, mais pour travailler.
— Dur à la peine; il vient de Grèce, sans s’arrêter.
— De Grèce!…»
Grain de Sel avait fait un signe à Perrine, qui les suivait n’entendant que quelques mots de leur conversation, et, docile, maintenant qu’il n’avait plus à entrer dans le marché, Palikare venait derrière elle, sans même qu’elle eût à tirer sur le licol.
Qu’était cet acquéreur? Un homme? Une femme? Par la démarche et le visage non barbu, une femme de cinquante ans environ. Par le costume composé d’une blouse et d’un pantalon, d’un chapeau en cuir comme ceux des cochers d’omnibus, et aussi par une courte pipe noire qui ne quittait pas sa bouche, un homme. Mais c’était son air qui était intéressant pour les inquiétudes de Perrine, et il n’avait rien de dur ni de méchant.
Après avoir pris une petite rue, Grain de Sel et La Rouquerie s’étaient arrêtés devant la boutique d’un marchand de vin, et, sur une table du trottoir on leur avait apporté une bouteille avec deux verres tandis que Perrine restait dans la rue devant eux, tenant toujours son âne.
«Vous allez voir s’il est malin», dit Grain de Sel en avançant son verre plein.
Tout de suite Palikare allongea le cou et de ses lèvres pincées aspira la moitié du verre, sans que Perrine osât l’en empêcher.
«Hein!» dit Grain de Sel triomphant.
Mais La Rouquerie ne partagea pas cette satisfaction:
«Ce n’est pas pour boire mon vin que j’en ai besoin, mais pour traîner ma charrette et mes peaux de lapin.
— Puisque je vous dis qu’il vient de Grèce attelé à une roulotte.
— Ça, c’est autre chose.»
Et l’examen de Palikare commença en détail et avec attention; quand il fut terminé, La Rouquerie demanda à Perrine combien elle voulait le vendre. Le prix qu’elle avait arrêté à l’avance avec Grain de Sel était de cent francs; ce fut celui qu’elle dit.
Mais La Rouquerie poussa les hauts cris: «Cent francs, un âne vendu sans garantie! C'était se moquer du monde.» Et le malheureux Palikare eut à subir une démolition en règle, du bout du nez aux sabots. «Vingt francs, c’était tout ce qu’il valait; et encore…
— C’est bon, dit Grain de Sel après une longue discussion, nous allons le conduire au marché.»
Perrine respira, car la pensée de n’obtenir que vingt francs l’avait anéantie; que seraient vingt francs dans leur détresse; alors que cent ne devaient même pas suffire à leurs besoins les plus pressants?
«Savoir s’il voudra entrer cette fois plutôt que la première», dit
La Rouquerie.
Jusqu’à la grille du marché, il suivit sa maîtresse docilement, mais arrivé là il s’arrêta, et comme elle insistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beau milieu de la rue.
«Palikare, je t’en prie, s’écria Perrine éplorée, Palikare!»
Mais il fit le mort sans vouloir rien entendre.
De nouveau on s’était rassemblé autour d’eux et l’on plaisantait.
«Mettez-lui le feu à la queue, dit une voix.
— Ça sera fameux pour le faire vendre, répondit une autre.
— Tapez dessus.»
Grain de Sel était furieux, Perrine désespérée.
«Vous voyez bien qu’il n’entrera pas, dit La Rouquerie, j’en donne trente francs parce que sa malice prouve que c’est un bon garçon; mais, dépêchez-vous de les prendre ou j’en achète un autre.»
Grain de Sel consulta Perrine d’un coup d’oeil, lui faisant en même temps signe qu’elle devait accepter. Cependant elle restait paralysée par la déception, sans pouvoir se décider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement de débarrasser la rue:
«Avancez ou reculez, ne restez pas là.»
Comme elle ne pouvait pas avancer puisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer; aussitôt qu’il comprit qu’elle renonçait à entrer, il se releva et la suivit avec une parfaite docilité en remuant les oreilles d’un air de contentement.
«Maintenant, dit La Rouquerie après avoir mis trente francs en pièces de cent sous dans la main de Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-là chez moi, car je commence à le connaître, il serait bien capable de ne pas vouloir me suivre; la rue du Château-des- Rentiers n’est pas si loin.»
Mais Grain de Sel n’accepta pas cet arrangement, la course serait trop longue pour lui.
«Va avec madame, dit-il à Perrine, et ne te désole pas trop, ton âne ne sera pas malheureux avec elle, c’est une bonne femme.
— Et comment retrouver Charonne? dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la première fois elle venait de pressentir l’immensité.
— Tu suivras les fortifications, rien de plus facile.»
En effet, la rue du Château-des-Rentiers n’est pas bien loin du
Marché aux chevaux, et il ne leur fallut pas longtemps pour
arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaient à celles du
Champ Guillot.
Le moment de la séparation était venu, et ce fut en lui mouillant la tête de ses larmes qu’elle l’embrassa après l’avoir attaché dans une petite écurie.
«Il ne sera pas malheureux, je te le promets, dit La Rouquerie.
— Nous nous aimions tant!»
V
«Qu’allaient-elles faire de trente francs, quand c’était sur cent qu’elles avaient établi leurs calculs?»
Elle agita cette question en suivant tristement les fortifications depuis la Maison-Blanche jusqu’à Charonne, mais sans lui trouver de réponses acceptables; aussi, quand elle remit entre les mains de sa mère l’argent de La Rouquerie, ne savait-elle pas du tout à quoi et comment il allait être employé.
Ce fut sa mère qui en décida:
«Il faut partir, dit-elle, partir tout de suite pour Maraucourt,
— Es-tu assez bien?
— Il faut que je le sois. Nous n’avons que trop attendu, en espérant un rétablissement qui ne viendra pas… ici. Et en attendant nos ressources se sont épuisées, comme s’épuiseraient celles que la vente de notre pauvre Palikare nous procure. J’aurais voulu aussi ne pas nous présenter dans cet état de misère; mais peut-être que plus cette misère sera lamentable plus elle fera pitié. Il faut, il faut partir.
— Aujourd’hui?
— Aujourd’hui il est trop tard, nous arriverions en pleine nuit sans savoir où aller, mais demain matin. Ce soir tâche d’apprendre les heures du train et le prix des places: le chemin de fer est celui du Nord; la gare d’arrivée, Picquigny.
Perrine, embarrassée, consulta Grain de Sel qui lui dit, qu’en cherchant dans les tas de papiers, elle trouverait certainement un indicateur des chemins de fer, ce qui serait plus commode, et moins fatigant que d’aller à la gare du Nord, qui est bien loin de Charonne. Cet indicateur lui apprit qu’il y avait deux trains le matin: l’un à six heures, l’autre à dix heures, et que la place pour Picquigny en troisièmes classes coûtait neuf francs vingt- cinq.
«Nous partirons à dix heures, dit la mère, et nous prendrons une voiture, car je ne pourrais certainement pas aller à pied à la gare puisqu’elle est éloignée. J’aurai bien des forces jusqu’au fiacre.
Cependant elle n’en eut pas jusque-là, et quand, à neuf heures, elle voulut, en s’appuyant sur l’épaule de sa fille, gagner la voiture que Perrine avait été chercher, elle ne put pas y arriver, bien que la distance ne fût pas longue de leur chambre à la rue: le coeur lui manqua, et si Perrine ne l’avait pas soutenue elle serait tombée.
«Je vais me remettre, dit-elle faiblement, ne t’inquiète pas, cela va aller.»
Mais cela n’alla pas, et il fallut que la Marquise qui les regardait partir apportât une chaise; c’était un effort désespéré qui l’avait soutenue. Assise, elle eut une syncope, la respiration s’arrêta, la voix lui manqua.
«Il faudrait l’allonger, dit la Marquise, la frictionner; ce ne sera rien, ma fille, n’aie pas peur; va chercher La Carpe; à nous deux nous la porterons dans votre chambre; vous ne pouvez pas partir… tout de suite.»
C«était une femme d’expérience que la Marquise; presque aussitôt que la malade eut été allongée, le coeur reprit ses mouvements, et la respiration se rétablit; mais au bout d’un certain temps, comme elle voulut s’asseoir, une nouvelle défaillance se produisit.
«Vous voyez qu’il faut rester couchée, dit la Marquise sur le ton du commandement, vous partirez demain, et tout de suite vous prendrez une tasse de bouillon que je vais demander à La Carpe; car c’est son vice a ce muet-là que le bouillon, comme le vin est celui de monsieur notre propriétaire; hiver comme été, il se lève à cinq heures pour mettre son pot-au-feu, et fameux qu’il le fait! il n’y a pas beaucoup de bourgeois qui en mangent d’aussi bon.»
Sans attendre une réponse, elle entra chez leur voisin qui s’était remis au travail.
«Voulez-vous me donner une tasse de bouillon pour notre malade?» demanda-t-elle.
Ce fut par un sourire qu’il répondit, et tout de suite il ôta le couvercle de son pot en terre qui bouillottait dans la cheminée devant un petit feu de bois; alors comme le fumet du bouillon se répandait dans la pièce il regarda la Marquise, les yeux écarquillés, les narines dilatées avec une expression de béatitude en même temps que de fierté.
«Oui ça sent bon, dit-elle, et si ça pouvait sauver la pauvre femme, ça la sauverait; mais — elle baissa la voix, — vous savez, elle est bien mal; ça ne peut pas durer longtemps.»
La Carpe leva les bras au Ciel.
«C’est bien triste pour cette petite.»
La Carpe inclina la tête et étendit les bras par un geste qui disait:
«Qu’y pouvons-nous?»
Et de fait, ce qu’ils pouvaient, ils le faisaient l’un et l’autre, mais le malheur est chose si habituelle aux malheureux qu’ils ne s’en étonnent pas, pas plus qu’ils ne s’en révoltent. Qui d’eux n’a pas à souffrir en ce monde? Toi aujourd’hui, moi demain.
Quand le bol fut rempli, la Marquise l’emporta en trottinant pour ne pas perdre une goutte de bouillon.
«Prenez ça, ma chère dame, dit-elle en s’agenouillant auprès du matelas, et surtout ne bougez pas, entr’ouvrez seulement les lèvres.»
Délicatement, une cuillerée de bouillon lui fut versée dans la bouche; mais, au lieu de passer, elle provoqua des nausées et une nouvelle syncope qui se prolongea plus que les deux premières.
Décidément le bouillon n’était pas ce qui convenait, la Marquise le reconnut et, pour qu’il ne fût pas perdu, elle obligea Perrine à le boire.
«Vous aurez besoin de forces, ma petite, il faut vous soutenir.»
N’ayant pas, avec son bouillon, qui pour elle était le remède à tous les maux, obtenu le résultat qu’elle attendait, la Marquise se trouva à bout d’expédients, et n’imagina rien de mieux que d’aller chercher le médecin: peut-être ferait-il quelque chose.
Mais bien qu’il eût formulé une ordonnance, il déclara franchement à la Marquise, en partant, qu’il ne pouvait rien pour la malade:
«C’est une femme épuisée par le mal, la misère, les fatigues et le chagrin; elle partait, qu’elle serait morte en wagon; ce n’est plus qu’une affaire d’heures qu’une syncope réglera probablement.
C’en fut une de jours, car la vie, si prompte à s’éteindre dans la vieillesse, est plus résistante dans la jeunesse: sans aller mieux, la malade, n’allait pas plus mal, et bien qu’elle ne pût rien avaler, ni bouillon ni remèdes, elle durait étendue sur son matelas, sans mouvements, presque sans respiration, engourdie dans la somnolence.
Aussi Perrine se reprenait-elle à espérer: l’idée de la mort, qui obsède les gens âgés et la leur montre partout, tout près, alors même qu’elle reste loin encore, est si répulsive pour les jeunes, qu’ils se refusent à la voir, même quand elle est là menaçante. Pourquoi sa mère ne guérirait-elle point? Pourquoi mourrait-elle? C’est à cinquante ans, à soixante ans qu’on meurt, et elle n’en avait pas trente! Qu’avait-elle fait pour être condamnée à une mort précoce, elle, la plus douce des femmes, la plus tendre des mères, qui n’avait jamais été que bonne pour les siens et pour tous? Cela n’était pas possible. Au contraire, la guérison l’était. Et elle trouvait les meilleures raisons pour se le prouver, même dans cette somnolence, qu’elle se disait n’être qu’un repos tout naturel après tant de fatigues et de privations. Quand, malgré tout, le doute l’étreignait trop cruellement, elle demandait conseil à la Marquise, et celle-ci la confirmait dans son espérance:
«Puisqu’elle n’est pas morte dans sa première syncope, c’est qu’elle ne doit pas mourir.
— N’est-ce pas?
— C’est ce que pensent aussi Grain de Sel et La Carpe.»
Maintenant, sa plus grande inquiétude, puisque du côté de sa mère on la rassurait comme elle se rassurait elle-même, était de se demander combien dureraient les trente francs de La Rouquerie, car, si minimes que fussent leurs dépenses, ils filaient cependant terriblement vite, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre, surtout pour l’imprévu. Quand le dernier sou serait dépensé, où iraient-elles? Où trouveraient-elles une ressource, si faible qu’elle fut, puisqu’il ne leur restait plus rien, rien, rien que les guenilles de leur vêtement? Comment iraient-elles à Maraucourt?
Quand elle suivait ces pensées, près de sa mère, il y avait des moments où, dans son angoisse, ses nerfs se tendaient avec une intensité si poignante, qu’elle se demandait, baignée de sueur, si elle aussi n’allait pas succomber dans une syncope. Un soir qu’elle se trouvait dans cet état d’appréhension et d’anéantissement, elle sentit que là main de sa mère, qu’elle tenait dans les siennes, la serrait.
«Tu veux quelque chose? demanda-t-elle vivement, ramenée par cette pression dans la réalité.
— Te parler, car l’heure est venue des dernières et suprêmes paroles.
— Oh! maman…
— Ne m’interromps pas, ma fille chérie, et tâche de contenir ton émotion comme je tâcherai de ne pas céder au désespoir. J’aurais voulu ne pas t’effrayer, et c’est pour cela que jusqu’à présent je me suis tue, pour ménager ta douleur, mais ce que j’ai à dire doit être dit, si cruel que cela soit pour nous deux. Je serais une mauvaise mère, faible et lâche, au moins je serais imprudente de reculer encore.»
Elle fit une pause, autant pour respirer que pour affermir ses idées vacillantes. «Il faut nous séparer…»
Perrine eut un sanglot que malgré ses efforts elle ne put contenir.
«Oui, c’est affreux, chère enfant, et pourtant j’en suis à me demander si après tout il ne vaut pas mieux pour toi que tu sois orpheline, que d’être présentée par une mère qu’on repousserait. Enfin Dieu le veut, tu vas rester seule, … dans quelques heures, demain peut-être.»
L«émotion lui coupa la parole, et elle ne put la reprendre qu’après un certain temps.
«Quand je… ne serai plus, tu auras des formalités à accomplir; pour cela tu prendras dans ma poche un papier enveloppé dans une double soie et tu le donneras à ceux qui te le demanderont: c’est mon acte de mariage, et l’on y trouvera mes noms et ceux de ton père. Tu exigeras qu’on te le rende, car il doit t’être utile plus tard pour établir ta naissance. Tu le garderas donc avec grand soin. Cependant comme tu peux le perdre, tu l’apprendras par coeur de façon à ne l’oublier jamais: le jour où tu aurais besoin de le montrer, tu en demanderais un autre. Tu m’entends bien; tu retiens tout ce que je te dis?»
— Oui, maman, oui.
— Tu seras bien malheureuse, bien anéantie, mais il ne faut pas t’abandonner, … quand tu n’auras plus rien à faire à Paris et que tu seras seule, toute seule. Alors tu dois partir immédiatement pour Maraucourt: par le chemin de fer, si tu as assez d’argent pour payer ta place; à pied, si tu n’en as pas; mieux vaut encore coucher dans le fossé de la route et ne pas manger que rester à Paris. Tu me le promets?
— Je te le promets.
— Si grande est l’horreur de notre situation que ce m’est presque un soulagement de penser qu’il en sera ainsi.»
Cependant ce soulagement ne fut pas assez fort pour la défendre contre une nouvelle faiblesse, et pendant un temps assez long elle resta sans respiration, sans voix, sans mouvement,
«Maman, dit Perrine penchée sur elle, toute tremblante d’anxiété, éperdue de désespoir, maman!»
Cet appel la ranima:
«Tout à l’heure, dit-elle si faiblement que ses paroles ne furent qu’un murmure entrecoupé d’arrêts, j’ai encore des recommandations à te faire, il faut que je te les fasse; mais je ne sais plus ce que je t’ai déjà dit, attends.»
Après un moment, elle reprit:
«C’est cela, oui c’est cela: tu arrives à Maraucourt; ne brusque rien; tu n’as le droit de rien réclamer, ce que tu obtiendras ce sera par toi-même, par toi seule, en étant bonne, en le faisant aimer… Te faire aimer, … pour toi, tout est là…. Mais j’ai espoir, … tu te feras aimer;… il est impossible qu’on ne t’aime pas…. Alors tes malheurs seront finis.»
Elle joignit les mains et son regard prit une expression d’extase:
«Je te vois, … oui je te vois heureuse…. Ah! que je meure avec cette pensée, et l’espérance de vivre à jamais dans ton coeur.»
Cela fut dit avec l’exaltation d’une prière qu’elle jetait vers le ciel; puis aussitôt, comme si elle s’était épuisée dans cet effort, elle retomba sur son matelas, à bout, inerte, mais non syncopée cependant, ainsi que le prouvait sa respiration pantelante.
Perrine attendit quelques instants, puis, voyant que sa mère restait dans cet état, elle sortit. À peine fut-elle dans l’enclos qu’elle éclata en sanglots et se laissa tomber sur l’herbe: le coeur, la tête, les jambes lui manquaient pour s’être trop longtemps contenue.
Pendant quelques minutes elle resta là brisée, suffoquée, puis, comme malgré son anéantissement la conscience persistait en elle qu’elle ne devait pas laisser sa mère seule, elle se leva pour tâcher de se calmer un peu, au moins à la surface, en arrêtant ses larmes et ses spasmes de désespoir.
Et par le clos qui s’emplissait d’ombres elle allait, sans savoir où, droit devant elle ou tournant sur elle-même, ne contenant ses sanglots que pour les laisser éclater plus violents.
Comme elle passait ainsi devant le wagon pour la dixième fois peut-être, le marchand de sucre qui l’avait observée sortit de chez lui, deux bâtons de guimauve à la main et s’approchant d’elle:
«Tu as du chagrin, ma fille, dit-il d’une voix apitoyée.
— Oh! monsieur…
— Eh bien, tiens, prends ça, — il tendit ses bâtons de sucre, les douceurs c’est bon pour la peine.»
VI
L’aumônier des dernières prières venait de se retirer, et Perrine restait devant la fosse, quand la Marquise, qui ne l’avait pas quittée, passa son bras sous le sien:
«Il faut venir, dit-elle.
— Oh! Madame….
— Allons, il faut venir», répéta-t-elle avec autorité.
Et lui serrant le bras, elle l’entraîna.
Elles marchèrent ainsi pendant quelques instants, sans que Perrine eût conscience de ce qui se passait autour d’elle et comprît où l’on pouvait la conduire: sa pensée, son esprit, son coeur, sa vie étaient restés avec sa mère.
Enfin on s’arrêta dans une allée déserte et elle vit autour d’elle la Marquise qui l’avait lâchée, Grain de Sel, La Carpe et le marchand de sucre, mais ce fut vaguement qu’elle les reconnut: la Marquise avait des rubans noirs à son bonnet, Grain de Sel était habillé en monsieur et coiffé d’un chapeau à haute forme, La Carpe avait remplacé son éternel tablier de cuir par une redingote noisette qui lui descendait jusqu’aux pieds, et le marchand de sucre sa veste de coutil blanc par un veston de drap; car tous, en vrais Parisiens qui pratiquent le culte de la Mort, avaient tenu à se mettre en grande tenue pour honorer celle qu’ils venaient d’enterrer.
«C’est pour te dire, petite, commença Grain de Sel, qui crut pouvoir prendre le premier la parole comme étant le personnage le plus important de la compagnie, c’est pour te dire que tu peux loger au Champ Guillot tant que tu voudras sans payer.
— Si tu veux chanter avec moi, continua la Marquise, tu gagneras ta vie: c’est un joli métier.
— Si tu aimes mieux la confiserie, dit le marchand de sucre de guimauve, je te prendrai: c’est aussi un joli métier, et un vrai.»
La Carpe ne dit rien, mais avec un sourire de sa bouche close et un geste de sa main qui semblait présenter quelque chose, il exprima clairement l’offre qu’il faisait à son tour: à savoir que toutes les fois qu’elle aurait besoin d’une tasse de bouillon, elle en trouverait une chez lui, et du fameux.
Ces propositions s’enchaînant ainsi emplirent de larmes les yeux de Perrine, et la douceur de celles-là lava l’âcreté de celles qui depuis deux jours la brûlaient.
«Comme vous êtes bons pour moi! murmura-t-elle.
— On fait ce qu’on peut, dit Grain de Sel.
— On ne doit pas laisser une brave fille comme toi sur le pavé de
Paris, répondit la Marquise.
— Je ne dois pas rester à Paris, répondit Perrine, il faut que je parte tout de suite pour aller chez des parents.
— T’as des parents? interrompit Grain de Sel en regardant les autres d’un air qui signifiait que ces parents-là ne valaient pas cher; où sont-ils tes parents?;
— Au delà d’Amiens.
— Et comment veux-tu aller à Amiens? Tu as de l’argent?
— Pas assez pour prendre le chemin de fer; c’est pourquoi j’irai à pied.
— Tu sais la route?
— J’ai une carte dans ma poche.
— Ta carte te donne-t-elle ton chemin dans Paris pour trouver la route d’Amiens?
— Non; mais si vous voulez me l’indiquer…»
Chacun s’empressa de lui donner cette indication, et ce fut une confusion d’explications contradictoires auxquelles Grain de Sel coupa court.
«Si tu veux te perdre dans Paris, dit-il, tu n’as qu’à les écouter. V’là ce que tu dois faire: prendre le chemin de fer de ceinture jusqu’à la Chapelle-Nord; là tu trouveras la route d’Amiens, que tu n’auras plus qu’à suivre tout droit; ça te coûtera six sous. Quand veux-tu partir?
— Tout de suite; j’ai promis à maman de partir tout de suite.
— Il faut obéir à ta mère, dit la Marquise. Pars donc, mais pas avant que je t’embrasse; tu es une brave fille.»
Les hommes lui donnèrent une poignée de main.
Elle n’avait plus qu’à sortir du cimetière, cependant elle hésita et se retourna vers la fosse qu’elle venait de quitter; alors la Marquise, devinant sa pensée, intervint:
«Puisqu’il faut que tu partes, pars tout de suite, c’est le mieux,
— Oui pars», dit Grain de Sel.
Elle leur adressa à tous un salut de la tête et des deux mains dans lequel elle mit toute sa reconnaissance, puis elle s’éloigna à pas pressés, le dos tendu comme si elle se sauvait.
«J’offre un verre, dit Grain de Sel.
— Ça ne fera pas de mal», répondit la Marquise.
Pour la première fois La Carpe lâcha une parole et dit:
«Pauvre petite!»
Quand Perrine fut montée dans le chemin de fer de ceinture, elle tira de sa poche une vieille carte routière de France qu’elle avait consultée bien des fois depuis leur sortie d’Italie, et dont elle savait se servir. De Paris à Amiens sa route était facile, il n’y avait qu’à prendre celle de Calais que suivaient autrefois les malles-poste et qu’un petit trait noir indiquait sur sa carte par Saint-Denis, Écouen, Luzarches, Chantilly, Clermont et Breteuil; à Amiens elle la quitterait pour celle de Boulogne; et, comme elle savait aussi évaluer les distances, elle calcula que jusqu’à Maraucourt cela devait donner environ cent cinquante kilomètre; si elle faisait trente kilomètres par jour régulièrement, il lui faudrait donc six jours pour son voyage.
Mais pourrait-elle faire ces trente kilomètres régulièrement et les recommencer le lendemain?
Justement parce qu’elle avait l’habitude de la marche pour avoir cheminé pendant des lieues et des lieues à côté de Palikare, elle savait que ce n’est pas du tout la même chose de faire trente kilomètres par hasard, que de les répéter jour après jour; les pieds s’endolorissent, les genoux deviennent raides. Et puis que serait le temps pendant ces six journées de voyage? Sa sérénité durerait-elle? Sous le soleil elle pouvait marcher, si chaud qu’il fût. Mais que ferait-elle sous la pluie, n’ayant pour se couvrir que des guenilles? Par une belle nuit d’été elle pouvait très bien coucher en plein air, à l’abri d’un arbre ou d’une cépée. Mais le toit de feuilles qui reçoit la rosée laisse passer la pluie et n’en rend ses gouttes que plus grosses. Mouillée, elle l’avait été bien souvent, et une ondée, une averse même ne lui faisaient pas peur; mais pourrait-elle rester mouillée pendant six jours, du matin au soir et du soir au matin?
Quand elle avait répondu à Grain de Sel qu’elle n’avait pas assez d’argent pour prendre le chemin de fer, elle laissait entendre, comme elle l’entendait elle-même, qu’elle en aurait assez pour son voyage à pied; seulement c’était à condition que ce voyage ne se prolongerait pas.
En réalité, elle avait cinq francs trente-cinq centimes en quittant le Champ Guillot, et comme elle venait de payer sa place six sous, il lui restait une pièce de cinq francs et un sou qu’elle entendait sonner dans la poche de sa jupe quand elle remuait trop brusquement.
Il fallait donc qu’elle fit durer cet argent autant que son voyage, et même plus longtemps, de façon à pouvoir vivre quelques jours à Maraucourt.
Cela lui serait-il possible?
Elle n’avait pas résolu cette question et toutes celles qui s’y
rattachaient. Quand elle entendit appeler la station de La
Chapelle, alors elle descendit, et tout de suite prit la route de
Saint-Denis.
Maintenant il n’y avait qu’à aller droit devant soi, et comme le soleil resterait encore au ciel deux ou trois heures, elle espérait se trouver, quand il disparaîtrait, assez loin de Paris pour pouvoir coucher en pleine campagne, ce qui était le mieux pour elle.
Cependant, contre son attente, les maisons succédaient aux maisons, les usines aux usines sans interruption, et aussi loin que ses yeux pouvaient aller, elle ne voyait dans cette plaine plate que des toits et de hautes cheminées qui jetaient des tourbillons de fumée noire; de ces usines, des hangars, des chantiers sortaient des bruits formidables, des mugissements, des ronflements de machines, des sifflements aigus ou rauques, des échappements de vapeur, tandis que sur la route même, dans un épais nuage de poussière rousse, voitures, charrettes, tramways se suivaient, ou se croisaient en files serrées; et sur celles de ces charrettes qui avaient des bâches ou des prélarts l’inscription qui l’avait déjà frappée à la barrière de Bercy se répétait: «Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine.»
Paris ne finirait donc jamais! Elle n’en sortirait donc pas! Et ce n’était pas de la solitude des champs qu’elle avait peur, du silence de la nuit, des mystères de l’ombre, c’était de Paris, de ses maisons, de sa foule, de ses lumières.
Une plaque bleue fixée à l’angle d’une maison lui apprit qu’elle entrait dans Saint-Denis alors qu’elle se croyait toujours à Paris, et cela lui donna bon espoir: après Saint-Denis commencerait certainement la campagne.
Avant, d’en sortir, bien qu’elle ne se sentît aucun appétit, l’idée lui vint d’acheter un morceau de pain qu’elle mangerait avant de s’endormir, et elle entra chez un boulanger:
«Voulez-vous me vendre une livre de pain?
— Tu as de l’argent?» demanda la boulangère à qui sa tenue n’inspirait pas confiance.
Elle mit sur le comptoir, derrière lequel la boulangère était assise, sa pièce de cinq francs.
«Voici cinq francs; je vous prie de me rendre la monnaie.»
Avant de couper la livre de pain qu’on lui demandait, la boulangère prit la pièce de cinq francs et l’examina.
«Qu’est-ce que c’est que ça? demanda-t-elle en la faisant sonner sur le marbre du comptoir.
— Vous voyez bien, c’est cinq francs.
— Qu’est-ce qui t’a dit d’essayer de me passer cette pièce?
— Personne; je vous demande une livre de pain pour mon dîner.
— Eh bien tu n’en auras pas de pain, et je t’engage à filer au plus vite si tu ne veux pas que je te fasse arrêter.»
Perrine n’était point en situation de tenir tête:
«Pourquoi m’arrêter? balbutia-t-elle.
— Parce que tu es une voleuse…
— Oh! madame.
— Qui veut me passer une pièce fausse. Vas-tu te sauver, voleuse, vagabonde. Attends un peu que j’appelle un sergent de ville.»
Perrine avait conscience de n’être pas une voleuse, bien qu’elle ne sût pas si sa pièce était bonne ou fausse; mais vagabonde elle l’était puisqu’elle n’avait ni domicile ni parents. Que répondrait-elle au sergent de ville? Comment se défendrait-elle, si on l’arrêtait? Que ferait-on d’elle?
Toutes ces questions lui traversèrent l’esprit avec la rapidité de l’éclair, cependant telle, était sa détresse qu’avant d’obéir à la peur qui commençait à la serrer à la gorge, elle pensa à sa pièce:
«Si vous ne voulez, pas me donner du pain, au moins rendez-moi ma pièce, dit-elle en étendant la main.
Pour que tu la passes ailleurs, n’est-ce pas? Je la garde, ta pièce. Si tu la veux, va chercher un sergent de ville, nous l’examinerons ensemble, En attendant, fiche-moi le camp et plus vite que ça, voleuse!»
Les cris de la boulangère qui s’entendaient de la rue avaient arrêté trois ou quatre passants et des propos s’échangeaient entre eux curieusement:
«Qu’est-ce que c’est?
— C’te fille qui a voulu forcer le tiroir de la boulangère.
— Elle marque mal.
— N’y a donc jamais de police quand on en a besoin?»
Affolée, Perrine se demandait si elle pourrait sortir; cependant on la laissa passer, mais en l’accompagnant d’injures et de huées, sans qu’elle osât se sauver à toutes jambes comme elle en avait envie, ni se retourner pour voir si on ne la poursuivait point.
Enfin après quelques minutes, qui pour elle furent des heures, elle se trouva dans la campagne, et malgré tout elle respira: pas arrêtée! plus d’injures!
Il est vrai qu’elle pouvait se dire aussi: pas de pain, plus d’argent; mais cela c’était l’avenir; et ceux qui, aux trois quarts noyés, remontent à la surface de l’eau, n’ont pas pour première pensée de se demander comment ils souperont le soir et dîneront le lendemain.
Cependant après les premiers moments donnés au soulagement de la délivrance cette pensée du dîner s’imposa brutalement, sinon pour le soir même, en tout cas pour le lendemain et les jours suivants. Elle n’était pas assez enfant pour imaginer que la fièvre du chagrin la nourrirait toujours, et savait qu’on ne marche pas sans manger. En combinant son voyage elle n’avait compté pour rien les fatigues de la route, le froid des nuit et la chaleur du jour, tandis qu’elle comptait pour tout la nourriture que sa pièce de cinq francs lui assurait; mais maintenant qu’on venait de lui prendre ses cinq francs et qu’il ne lui restait plus qu’un sou, comment achèterait-elle la livre de pain qu’il lui fallait chaque jour? Que mangerait-elle?
Instinctivement elle jeta un regard de chaque côté de la route où dans les champs; sous la lumière rasante du soleil couchant s’étalaient des cultures: des blés qui commençaient à fleurir, des betteraves qui verdoyaient, des oignons, des choux, des luzernes, des trèfles; mais rien de tout cela ne se mangeait, et d’ailleurs, alors même que ces champs eussent été plantés de melons mûrs ou de fraisiers chargés de fruits, à quoi cela lui eût-il servi? elle ne pouvait pas plus étendre la main pour cueillir melons et fraises qu’elle ne pouvait la tendre pour implorer la charité des passants; ni voleuse, ni mendiante, vagabonde.
Ah! comme elle eût voulu en rencontrer une aussi misérable qu’elle pour lui demander de quoi vivent les vagabonds le long des chemins qui traversent les pays civilisés.
Mais y avait-il au monde aussi misérable, aussi malheureuse qu’elle, seule, sans pain, sans toit, sans personne pour la soutenir, accablée, écrasée, le coeur étranglé, le corps enfiévré par le chagrin?
Et cependant il fallait qu’elle marchât, sans savoir si au but une porte s’ouvrirait devant elle.
Comment pourrait-elle arriver à ce but?
Tous nous avons dans notre vie quotidienne des heures de vaillance ou d’abattement pendant lesquelles le fardeau que nous avons à traîner se fait ou plus lourd ou plus léger; pour elle c’était le soir qui l’attristait toujours, même sans raison; mais combien plus pesamment quand, à l’inconscient, s’ajoutait le poids des douleurs personnelles et immédiates qu’elle avait en ce moment à supporter!
Jamais elle n’avait éprouvé pareil embarras à réfléchir, pareille difficulté à prendre parti; il lui semblait qu’elle était vacillante, comme une chandelle qui va s’éteindre sous le souffle d’un grand vent, s’abattant sans résistance possible tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, folle.
Combien mélancolique était-elle cette belle et radieuse soirée d’été, sans nuages au ciel, sans souffle d’air, d’autant plus triste pour elle qu’elle était plus douce et plus gaie aux autres, aux villageois assis sur le pas de leur porte avec l’expression heureuse de la journée finie; aux travailleurs qui revenaient des champs et respiraient déjà la bonne odeur de la soupe du soir; même aux chevaux qui se hâtaient parce qu’ils sentaient l’écurie où ils allaient se reposer devant leur râtelier garni.
Lorsqu’elle sortit de ce village, elle se trouva à la croisée de deux grandes routes qui toutes deux conduisaient à Calais, l’une par Moisselles, l’autre par Écouen, disait le poteau posé à leur intersection; ce fut celle-là qu’elle prit.
VII
Bien qu’elle commençât à avoir les jambes lasses et les pieds endoloris, elle eût voulu marcher encore, car à faire la route dans la fraîcheur du soir et la solitude, sans que personne s’inquiétât d’elle, elle eût trouvé une tranquillité que le jour ne lui donnait pas. Mais, si elle prenait ce parti, elle devrait s’arrêter quand elle serait trop fatiguée, et alors, ne pouvant pas se choisir une bonne place dans l’obscurité de la nuit, elle n’aurait pour se coucher que le fossé du chemin ou le champ voisin, ce qui n’était pas rassurant. Dans ces conditions, le mieux était donc qu’elle sacrifiât son bien-être à sa sécurité et profitât des dernières clartés du soir pour chercher un endroit où, cachée et abritée, elle pourrait dormir en repos. Si les oiseaux se couchent de bonne heure, quand il fait encore clair, n’est-ce pas pour mieux choisir leur gîte: les bêtes maintenant devaient lui servir d’exemple, puisqu’elle vivait de leur vie.
Elle n’eut pas loin à aller pour en rencontrer un qui lui parut réunir toutes les garanties qu’elle pouvait souhaiter. Comme elle passait le long d’un champ d’artichauts, elle vit un paysan occupé avec une femme à en cueillir les têtes qu’ils plaçaient dans des paniers; aussitôt remplis, ils chargeaient ces paniers dans une voiture restée sur la route. Machinalement elle s’arrêta pour regarder ce travail, et à ce moment arriva une autre charrette que conduisait, assise sur le limon, une fillette rentrant au village.
«Vous avez cueillé vos artichauts? cria-t-elle.
— C’est pas trop tôt, répondit le paysan; pas drôle de coucher là toutes les nuits pour veiller aux galvaudeux, au moins je vas dormir dans mon lit
— Et la pièce à Monneau?
— Monneau, il fait le malin; il dit que les autres la gardent; cette nuit ce ne sera toujours pas mé; ce que c’serait drôle si demain il se trouvait nettoyé!»
Tous les trois partirent d’un gros rire qui disait qu’ils ne s’intéressaient pas précisément à la prospérité de ce Monneau qui exploitait la surveillance de ses voisins pour dormir tranquille lui-même.
«Ce que c’serait drôle!
— Attends, minute, nous rentrons; nous avons fini.»
En effet, au bout de peu d’instants, les deux charrettes s’éloignèrent du côté du village.
Alors, de la route déserte Perrine put voir, dans le crépuscule, la différence qu’offraient les deux champs qui se touchaient, l’un complètement dépouillé de ses fruits, l’autre encore tout chargé de grosses têtes bonnes à couper; sur leur limite se dressait une petite cabane en branchages dans laquelle le paysan avait passé les nuits qu’il regrettait tant à garder sa récolte et du même coup celle de son voisin. Combien heureuse eût-elle été d’avoir une pareille chambra à coucher!
À peine cette idée eut-elle traversé son esprit qu’elle se demanda pourquoi elle ne la prendrait pas, cette chambre. Quel mal à cela puisqu’elle était abandonnée? D’autre part, elle n’avait pas à craindre d’y être dérangée, puisque, le champ étant dépouillé maintenant, personne n’y viendrait. Enfin, un four à briques brûlant à une assez courte distance, il lui semblait qu’elle serait moins seule, et que ses flammes rouges qui tourbillonnaient dans l’air tranquille du soir lui tiendraient compagnie au milieu de ces champs déserts, comme le phare au marin sur la mer.
Cependant elle n’osa pas tout de suite aller prendre possession de cette cabane, car, un espace découvert assez grand s’étendant entre elle et la route, il valait mieux pour le traverser que l’obscurité se fût épaissie. Elle s’assit donc sur l’herbe du fossé et attendit en pensant à la bonne nuit qu’elle allait passer là, alors qu’elle en avait craint une si mauvaise. Enfin, quand elle ne distingua plus que confusément les choses environnantes, choisissant un moment où elle n’entendait aucun bruit sur la route, elle se glissa en rampant à travers les artichauts et gagna la cabane qu’elle trouva encore mieux meublée qu’elle n’avait imaginé puisqu’une bonne couche de paille couvrait le sol, et qu’une botte de roseaux pouvait servir d’oreiller.
Depuis Saint-Denis, il en avait été d’elle comme d’une bête traquée, et plus d’une fois elle avait tourné la tête pour voir si les gendarmes à ses trousses n’allaient pas l’arrêter, afin d’éclaircir l’histoire de sa pièce fausse; dans la cabane, ses nerfs crispés se détendirent, et, du toit qu’elle avait sur la tête, descendit en elle un apaisement avec un sentiment de sécurité mêlé de confiance qui la releva; tout n’était donc pas perdu, tout n’était pas fini.
Mais en même temps elle fut surprise de s’apercevoir qu’elle avait faim, alors que, tandis qu’elle marchait, il lui semblait qu’elle n’aurait jamais plus besoin de manger ni de boire.
C«était là désormais l’inquiétant et le dangereux de sa situation: comment, avec le sou qui lui restait, vivrait-elle pendant cinq ou six jours? Le moment présent n’était rien, mais que serait le lendemain, le surlendemain?
Cependant si grave que fût la question, elle ne voulut pas la laisser l’envahir et l’abattre; au contraire, il fallait se secouer, se raidir, en se disant que, puisqu’elle avait trouvé une si bonne chambre quand elle admettait qu’elle n’aurait pas mieux que le grand chemin pour se coucher, ou un tronc d’arbre pour s’adosser, elle trouverait bien aussi le lendemain quelque chose à manger. Quoi? Elle ne l’imaginait pas. Mais cette ignorance présente ne devait pas l’empêcher de s’endormir dans l’espérance.
Elle s’était allongée sur la paille, la botte de roseaux sous sa tête, ayant en face d’elle, par une des ouvertures de la cabane, les feux du four à briques qui, dans la nuit, voltigeaient en lueurs fantastiques, et le bien-être du repos, au milieu d’une tranquillité qui ne devait pas être troublée, l’emportait sur les tiraillements de son estomac.
Elle ferma les yeux et avant de s’endormir, comme tous les soirs depuis la mort de son père, elle évoqua son image; mais ce soir-là à l’image du père se joignit celle de la maman qu’elle venait de conduire au cimetière en ce jour terrible, et ce fut en les voyant l’un et l’autre penchés sur elle pour l’embrasser comme toujours ils le faisaient vivants que, dans un sanglot, brisée par la fatigue et plus encore par les émotions, elle trouva le sommeil.
Si lourde que fût cette fatigue, elle ne dormit pas cependant solidement; de temps en temps le roulement d’une voiture sur le pavé l’éveillait, ou le passage d’un train, ou quelque bruit mystérieux qui, dans le silence et le recueillement de la nuit, lui faisait battre le coeur, mais aussitôt elle se rendormait. À un certain moment, elle crut qu’une voiture venait de s’arrêter près d’elle sur la route, et cette fois elle écouta. Elle ne s’était pas trompée, elle entendit un murmure de voix étouffées mêlé à un bruit de chutes légères. Vivement elle s’agenouilla pour regarder par un des trous percés dans la cabane; une voiture était bien arrêtée au bout du champ, et il lui sembla, autant qu’elle pouvait juger à la pale clarté des étoiles, qu’une ombre, homme ou femme, en jetait des paniers que deux autres ombres prenaient et portaient dans la pièce à côté, celle à Monneau. Que signifiait cela à pareille heure?
Avant qu’elle eut trouvé une réponse à cette question, la voiture s’éloigna, et les deux ombres entrèrent dans le champ d’artichauts; aussitôt elle entendit des petits coups secs et rapides comme si l’on coupait là quelque chose.
Alors elle comprit: c’étaient des voleurs, «des galvaudeux», qui «nettoyaient la pièce à Monneau»; vivement ils coupaient les artichauts et les entassaient dans les paniers que la charrette avait apportés et que, sans doute, elle allait venir reprendre la récolte achevée, afin de ne pas rester sur la route pendant cette opération et d’appeler l’attention des passants s’il en survenait.
Mais au lieu de se dire, comme les paysans, «que c’était drôle», Perrine fut épouvantée, car instantanément elle comprit les dangers auxquels elle pouvait se trouver exposée.
Que feraient-ils d’elle s’ils la découvraient? Souvent elle avait entendu raconter des histoires de voleurs et savait que c’est quand on les surprend ou les dérange qu’ils tuent ceux qui porteraient un témoignage contre eux.
Il est vrai qu’elle avait bien des chances pour n’être pas découverte par eux, puisque c’était parce qu’ils savaient certainement cette cabane abandonnée qu’ils volaient cette nuit-là les artichauts du champ Monneau; mais si on les surprenait, si on les arrêtait, ne pouvait-elle pas être prise avec eux; comment se défendrait-elle et prouverait-elle qu’elle n’était pas leur complice?
À cette pensée, elle se sentit inondée de sueur, et ses yeux se troublèrent au point qu’elle ne distingua plus rien autour d’elle, bien qu’elle entendit toujours les coups secs des serpettes qui coupaient les artichauts; et le seul soulagement à son angoisse fut de se dire qu’ils travaillaient avec une telle ardeur qu’ils auraient bientôt dépouillé tout le champ.
Mais ils furent dérangés; au loin on entendit le roulement d’une charrette sur le pavé, et quand elle approcha ils se blottirent entre les tiges des artichauts, si bien rasés qu’elle ne les voyait plus.
La charrette passée, ils reprirent leur besogne avec une activité que le repos avait renouvelée.
Cependant, si furieux que fut leur travail, elle se disait qu’il ne finirait jamais; d’un instant à l’autre on allait venir les arrêter, et sûrement elle avec eux.
Si elle pouvait se sauver! Elle chercha le moyen de sortir de la cabane, ce qui, à vrai dire, n’était pas difficile; mais où irait- elle sans être exposée à faire du bruit et à révéler ainsi sa présence qui, si elle ne bougeait pas, devait rester ignorée?
Alors elle se recoucha et feignit de dormir, car puisqu’il lui était impossible de sortir sans s’exposer à être arrêtée au premier pas, le mieux encore était qu’elle parût n’avoir rien vu, si les voleurs entraient dans la cabane.
Pendant un certain temps encore ils continuèrent leur récolte, puis, après un coup de sifflet qu’ils lancèrent, un bruit de roues se fît entendre sur la route et bientôt leur voiture s’arrêta au bout du champ; en quelques minutes elle fut chargée et au grand trot elle s’éloigna du côté de Paris.
Si elle avait su l’heure, elle aurait pu se rendormir jusqu’à l’aube, mais, n’ayant pas conscience du temps qu’elle avait passé là, elle jugea qu’il était prudent à elle de se remettre en route: aux champs on est matineux; si au jour levant un paysan la voyait sortir de cette pièce dépouillée, ou même s’il l’apercevait aux environs, il la soupçonnerait d’être de la compagnie des voleurs et l’arrêterait.
Elle se glissa donc hors de la cabane, et rampant comme les voleurs pour sortir du champ, l’oreille aux écoutes, l’oeil aux aguets, elle arriva sans accident sur la grande route où elle reprit sa marche à pas pressés; les étoiles qui criblaient le ciel sans nuages avaient pâli, et du côté de l’orient une faible lueur éclairait les profondeurs de la nuit, annonçant l’approche du jour.
VIII
Elle n’eut pas à marcher longtemps sans apercevoir devant elle une masse noire confuse qui profilait d’un côté ses toits, ses cheminées et son clocher sur la blancheur du ciel, tandis que de l’autre tout restait noyé dans l’ombre.
En arrivant aux premières maisons, instinctivement elle étouffa le bruit de ses pas, mais c’était une précaution inutile; à l’exception des chats, qui flânaient sur la route, tout dormait et son passage n’éveilla que quelques chiens qui aboyaient derrière les portes closes; il semblait que ce fût un village de morts.
Quand elle l’eut traversé, elle se calma et ralentit sa course, car maintenant qu’elle se trouvait assez éloignée du champ volé pour qu’on ne pût pas l’accuser d’avoir fait partie des voleurs, elle sentait qu’elle ne pourrait pas continuer toujours à cette allure; déjà elle éprouvait une lassitude qu’elle ne connaissait pas, et malgré le refroidissement du matin, il lui montait à la tête des bouffées de chaleur qui la rendaient vacillante.
Mais ni le ralentissement de sa marche, ni la fraîcheur de plus en plus vive, ni la rosée qui la mouillait ne calmèrent ces troubles, pas plus qu’ils ne lui donnèrent de la vigueur, et il fallut qu’elle reconnût que c’était la faim qui l’affaiblissait en attendant qu’elle l’abattit tout à fait défaillante.
Que deviendrait-elle si elle n’avait plus ni sentiment ni volonté?
Pour que cela n’arrivât pas, elle crut que le mieux était de s’arrêter un instant; et comme elle passait en ce moment devant une luzerne nouvellement fauchée, dont la moisson, mise en petites meules, faisait des tas noirs sur la terre rase, elle franchit le fossé de la route, et se creusant un abri dans une de ces meules, elle s’y coucha enveloppée d’une douce chaleur parfumée de l’odeur du foin. La campagne déserte, sans mouvement, sans bruit, dormait encore, et sous la lumière qui jaillissait de l’orient elle paraissait immense. Le repos, la chaleur, et aussi le parfum de ces, herbes séchées calmèrent ses nausées et elle ne tarda pas à s’endormir.
Quand elle s’éveilla, le soleil déjà haut à l’horizon couvrait la campagne de ses chauds rayons, et dans la plaine des hommes, des femmes, des chevaux travaillaient çà et là; près d’elle, une escouade d’ouvriers échardonnaient un champ d’avoine; ce voisinage l’inquiéta tout d’abord un peu, mais à la façon dont ils faisaient leur ouvrage, elle comprit, ou qu’ils ne soupçonnaient pas sa présence, ou qu’elle ne les intéressait pas, et, après avoir attendu un certain temps qui leur permit de s’éloigner, elle put revenir à la route.
Ce bon sommeil l’avait reposée; et elle fit quelques kilomètres assez gaillardement, quoique la faim maintenant lui serrât l’estomac et lui rendit la tête vide, avec des vertiges, des crampes, des bâillements, et qu’elle eût les tempes serrées comme dans un étau. Aussi quand du haut d’une côte qu’elle venait de monter, elle aperçut sur la pente opposée les maisons d’un gros village que dominaient les combles élevés d’un grand château émergeant d’un bois, se décida-t-elle à acheter un morceau de pain.
Puisqu’elle avait un sou en poche, pourquoi ne pas l’employer, au lieu de souffrir la faim volontairement? à la vérité, quand elle l’aurait dépensé il ne lui resterait plus rien; mais qui pouvait savoir si un heureux hasard ne lui viendrait pas en aide? il y a des gens qui trouvent des pièces d’argent sur les grands chemins, et elle pouvait avoir cette bonne chance; n’en avait-elle pas eu assez de mauvaises, sans compter les malheurs qui l’avaient écrasée?
Elle examina donc son sou attentivement pour voir s’il était bon; malheureusement elle ne savait pas très bien comment les vrais sous français se distinguent des mauvais; aussi était-elle émue lorsqu’elle se décida à entrer chez le premier boulanger qu’elle vit, tremblant que l’aventure de Saint-Denis ne se reproduisit.
«Est-ce que vous voulez bien me couper pour un sou de pain?» dit- elle.
Sans répondre, le boulanger lui tendit un petit pain d’un sou qu’il prit sur son comptoir, mais au lieu d’allonger la main elle resta hésitante:
«Si vous vouliez m’en couper? dit-elle, je ne tiens pas à ce qu’il soit frais.
— Alors, tiens,»
Et il lui donna sans le peser un morceau de pain qui traînait là depuis deux ou trois jours.
Mais il importait peu qu’il fût plus ou moins rassis, la grande affaire était qu’il fût plus gros qu’un petit pain d’un sou, et en réalité il en valait au moins deux.
Aussitôt qu’elle l’eut entre les mains, sa bouche se remplit d’eau; cependant quelque envie qu’elle en eût, elle ne voulut pas l’entamer avant d’être sortie du village. Cela fut vivement fait. Aussitôt qu’elle eut dépassé les dernières maisons, tirant son couteau de sa poche, elle dessina une croix sur sa miche de manière à la diviser en quatre morceaux égaux, et elle en coupa un qui devait faire son unique repas de cette journée; les trois autres, réservés pour les jours suivants, la conduiraient, calculait-elle, jusqu’aux environs d’Amiens, si petits qu’ils fussent.
C«était en traversant le village qu’elle avait fait ce calcul qui lui semblait d’une exécution aussi simple que facile, mais à peine eut-elle avalé une bouchée de son petit morceau de pain qu’elle sentit que les raisonnements les plus forts du monde n’ont aucune puissance sur la faim, pas plus que ce n’est sur ce qui doit ou ne doit pas se faire que se règlent nos besoins: elle avait faim, il fallait qu’elle mangeât, et ce fut gloutonnement qu’elle, dévora son premier morceau en se disant qu’elle ne mangerait le second qu’à petites bouchées pour le faire durer; mais celui-là fut englouti avec la même avidité, et le troisième suivit le second sans qu’elle pût se retenir, malgré tout ce qu’elle se disait pour s’arrêter. Jamais elle n’avait éprouvé pareil anéantissement de volonté, pareille impulsion bestiale. Elle avait honte de ce qu’elle faisait. Elle se disait que c’était bête et misérable; mais paroles et raisonnements restaient impuissants contre la force qui l’entraînait. Sa seule excuse, si elle en avait une, se trouvait dans la petitesse de ces morceaux qui, réunis, ne pesaient pas une demi-livre, quand une livre entière n’eût pas suffi à rassasier cette faim gloutonne qui ne se manifestait si intense sans doute que parce qu’elle n’avait rien mangé la veille, et que parce que les jours précédents elle n’avait pris que le bouillon que La Carpe lui donnait.
Cette explication qui était une excuse, et en réalité la meilleure de toutes, fut cause que le quatrième morceau eut le sort des trois premiers; seulement pour celui-là elle se dit qu’elle ne pouvait pas faire autrement et que dès lors il n’y avait de sa part ni faute, ni responsabilité.
Mais ce plaidoyer perdit sa force dès qu’elle se remit en marche, et elle n’avait pas fait cinq cents mètres sur la route poudreuse, qu’elle se demandait ce que serait sa matinée du lendemain, quand l’accès de faim qui venait de la prendre se produirait de nouveau, si d’ici là le miracle auquel elle avait pensé ne se réalisait pas.
Ce qui se produisit avant la faim, ce fut la soif avec une sensation d’ardeur et d’aridité de la gorge: la matinée était brûlante et, depuis peu, soufflait un fort vent du sud qui l’inondait de sueur et la desséchait; on respirait un air embrasé, et le long des talus de la route, dans les fossés, les cornets rosés des liserons et les fleurs bleues des chicorées pendaient flétris sur leurs tiges amollies.
Tout d’abord elle ne s’inquiéta pas de cette soif; l’eau est à tout le monde et il n’est pas besoin d’entrer dans une boutique pour en acheter: quand elle rencontrerait une rivière ou une fontaine, elle n’aurait qu’à se mettre à quatre pattes ou se pencher pour boire tant qu’elle voudrait.
Mais justement elle se trouvait à ce moment sur ce plateau de l’Île-de-France, qui du Rouillon à la Thève ne présente aucune rivière, et n’a que quelques rus qui s’emplissent d’eau l’hiver, mais restent l’été entièrement à sec; des champs de blé ou d’avoine, de larges perspectives, une plaine plate sans arbres d’où émerge çà et là une colline, couronnée d’un clocher et de maisons blanches; nulle part une ligne de peupliers indiquant une vallée au fond de laquelle coulerait un ruisseau.
Dans le petit village où elle arriva après Écouen, elle eut beau regarder de chaque coté de la rue qui le traverse, nulle part elle n’aperçut la fontaine bienheureuse sur laquelle elle comptait, car ils sont rares les villages où l’on a pensé au vagabond du chemin qui passe assoiffé; on a son puits, ou celui du voisin, cela suffit.
Elle parvint ainsi aux dernières maisons, et alors elle n’osa pas revenir sur ses pas pour entrer dans une maison et demander un verre d’eau. Elle avait remarqué que les gens la regardaient, déjà d’une façon peu encourageante à son premier passage, et il lui avait semblé que les chiens eux-mêmes montraient les dents à la déguenillée inquiétante qu’elle était; ne l’arrêterait-on pas quand on la verrait passer une seconde fois devant les maisons? Elle aurait un sac sur le dos, elle vendrait, elle achèterait quelque chose qu’on la laisserait circuler; mais, comme elle allait les bras ballants, elle devait être une voleuse qui cherche un bon coup pour elle ou pour sa troupe.
Il fallait marcher.
Cependant par cette chaleur, dans ce brasier, sur cette route blanche, sans arbres, où le vent, brûlant soulevait à chaque instant des tourbillons de poussière qui l’enveloppaient, la soif lui devenait de plus en plus pénible; depuis longtemps elle n’avait plus de salive; sa langue sèche la gênait comme si elle eût été un corps étranger dans sa bouche; il lui semblait que son palais se durcissait semblable, à de la corne qui se recroquevillerait, et cette sensation insupportable la forçait, pour ne pas étouffer, à rester les lèvres entr’ouvertes, ce qui rendait sa langue plus sèche encore et son palais plus dur.
À bout de forces, elle eut l’idée de se mettre dans la bouche des petits cailloux, les plus polis qu’elle put trouver sur la route, et ils rendirent un peu d’humidité à sa langue qui s’assouplit; sa salive devint moins visqueuse.
Le courage lui revint, et aussi l’espérance; la France, elle le savait par les pays qu’elle avait traversés depuis la frontière, n’est pas un désert sans eau; en persévérant elle finirait bien par trouver quelque rivière, une mare, une fontaine. Et puis, bien que la chaleur fût toujours aussi suffocante et que le vent soufflât toujours comme s’il sortait d’une fournaise, le soleil depuis un certain temps déjà s’était voilé, et, quand elle se retournait du côté de Paris, elle voyait monter au ciel un immense nuage noir qui emplissait tout l’horizon, aussi loin qu’elle pouvait le sonder. C'était un orage qui arrivait, et sans doute il apporterait avec lui la pluie qui ferait des flaques et des ruisseaux où elle pourrait boire tant qu’elle voudrait.
Une trombe passa, aplatissant les moissons, tordant les buissons, arrachant les cailloux de la route, entraînant avec elle des tourbillons de poussière, de feuilles vertes, de paille, de foin, puis, quand son fracas se calma, on entendit dans le sud des détonations lointaines, qui s’enchaînaient, vomies sans relâche d’un bout à l’autre de l’horizon noir.
Incapable de résister à cette formidable poussée, Perrine s’était couchée dans le fossé, à plat ventre, les mains sur ses yeux et sur sa bouche; ces détonations la relevèrent. Si tout d’abord, affolée par la soif, elle n’avait pensé qu’à la pluie, le tonnerre en la secouant lui rappelait qu’il n’y a pas que de la pluie dans un orage; mais aussi des éclairs aveuglants, des torrents d’eau, de la grêle, des coups de foudre.
Où s’abriterait-elle dans cette vaste plaine nue? Et si sa robe était traversée, comment la ferait-elle sécher?
Dans les derniers tourbillons de poussière qu’emportait la trombe, elle aperçut devant elle à deux kilomètres environ la lisière d’un bois à travers lequel s’enfonçait la route, et elle se dit que là peut-être elle trouverait un refuge, une carrière, un trou où elle se terrerait.
Elle n’avait pas de temps à perdre: l’obscurité s’épaississait, et les roulements du tonnerre se prolongeaient maintenant indéfiniment, dominés à des intervalles irréguliers par un éclat plus formidable que les autres, qui suspendait, sur la plaine et dans le ciel, tout mouvement, tout bruit comme s’il venait d’anéantir la vie de la terre.
Arriverait-elle au bois avant l’orage? Tout en marchant aussi vite que sa respiration haletante le permettait, elle tournait parfois la tête en arrière, et le voyait fondre sur elle au galop furieux de ses nuages noirs; et, de ses détonations, il la poursuivait en l’enveloppant d’un immense cercle de feu.
Dans les montagnes, en voyage, elle avait plus d’une fois été exposée à de terribles orages, mais alors elle avait son père, sa mère qui la couvraient de leur protection, tandis que maintenant elle se trouvait seule, au milieu de cette campagne déserte, pauvre oiseau voyageur surpris par la tempête.
Elle eût dû marcher contre elle qu’elle n’eût certainement pas pu avancer, mais par bonheur le vent la poussait, et si fort, que par instants il la forçait à courir.
Pourquoi ne garderait-elle pas cette allure? La foudre n’était pas encore au-dessus d’elle.
Les coudes serrés à la taille, le corps penché en avant, elle se mit à courir, en se ménageant cependant pour ne pas tomber à bout de souffle; mais, si vite qu’elle courut, l’orage courait encore plus vite qu’elle, et sa voix formidable lui criait dans le dos qu’il la gagnait.
Si elle avait été dans son état ordinaire elle aurait lutté plus énergiquement, mais fatiguée, affaiblie, la tête chancelante, la bouche sèche, elle ne pouvait pas soutenir un effort désespéré, et par moment le coeur lui manquait.
Heureusement le bois se rapprochait, et maintenant elle distinguait nettement ses grands arbres que des abatis récents avaient clairsemés.
Encore quelques minutes, elle arrivait; au moins elle touchait sa lisière, qui pouvait lui donner un abri que la plaine certainement ne lui offrirait pas; et il suffisait que cette espérance présentât une chance de réalisation, si faible qu’elle fut, pour que son courage ne l’abandonnât pas: que de fois son père lui avait-il répété que dans le danger les chances de se sauver sont à ceux qui luttent jusqu’au bout!
Et elle luttait soutenue par cette pensée, comme si la main de son père tenait encore la sienne et l’entraînait.
Un coup plus sec, plus violent que les autres, la cloua au sol couvert de flammes; cette fois le tonnerre ne la poursuivait plus, il l’avait rejointe, il était sur elle; il fallait qu’elle ralentît sa course, car mieux valait encore s’exposer à être inondée que foudroyée.
Elle n’avait pas fait vingt pas que quelques gouttes de pluie larges et épaisses s’abattirent, et elle crut que c’était l’averse qui commençait; mais elle ne dura point, emportée par le vent, coupée par les commotions du tonnerre qui la refoulaient.
Enfin elle entrait dans le bois, mais l’obscurité s’était faite si noire que ses yeux ne pouvaient pas le sonder bien loin, cependant à la lueur d’un coup de foudre elle crut apercevoir, à une courte distance, une cabane à laquelle conduisait un mauvais chemin creusé de profondes ornières, elle se jeta dedans, au hasard.
De nouveaux éclairs lui montrèrent qu’elle ne s’était pas trompée: c’était bien un abri que des bûcherons avaient construit en fagots, pour travailler sous son toit fait de bourrées, à l’abri du soleil et de la pluie. Encore cinquante pas, encore dix et elle échappait à la pluie. Elle les franchit, et, à bout de forces, épuisée par sa course, étouffée par son émoi, elle s’affaissa sur le lit de copeaux qui couvrait le sol.
Elle n’avait pas repris sa respiration qu’un fracas effroyable emplit la forêt, avec des craquements à croire qu’elle allait être emportée; les grands arbres que la coupe du sous-bois avait isolés se courbaient, leurs tiges se tordaient, et des branches mortes tombaient partout avec des bruits sourds, écrasant les jeunes cépées.
La cabane pourrait-elle résister à cette trombe, ou dans un balancement plus fort que les autres n’allait-elle pas s’effondrer?
Elle n’eut pas le temps de réfléchir, une grande flamme accompagnée d’une terrible poussée la jeta à la renverse, aveuglée et abasourdie en la couvrant de branches. Quand elle revint à elle, tout on se tâtant pour voir si elle était encore en vie, elle aperçut à une courte distance, tout blanc dans l’obscurité, un chêne que le tonnerre venait de frapper, en le dépouillant du haut en bas de son écorce, projetée à l’entour, et qui, en tombant sur la cabane, l’avait bombardée de ses éclats; le long de son tronc nu deux de ses maîtresses branches pendaient tordues à la base; secouées par le vent, elles se balançaient avec des gémissements sinistres.
Comme elle regardait effarée, tremblante, épouvantée à la pensée de la mort qui venait de passer sur elle, et si près que son souffle terrible l’avait couchée sur le sol, elle vit le fond du bois se brouiller, en même temps qu’elle entendit un roulement extraordinaire plus puissant que ne le serait celui d’un train rapide, — c’était la pluie et la grêle qui s’abattaient sur la forêt; la cabane craqua du haut en bas, son toit ondula sous la bourrasque, mais elle ne s’effondra pas.
L’eau ne tarda pas à rouler en cascades sur la pente que les bûcherons avaient inclinée au nord, et, sans se faire mouiller, Perrine n’eut qu’à étendre le bras pour boire à sa soif dans le creux de sa main.
Maintenant elle n’avait qu’à attendre que l’orage fût passé; puisque la hutte avait résisté à ces deux assauts furieux, elle supporterait bien les autres, et aucune maison, si solide qu’elle fût, ne vaudrait pour elle cette cabane de branchages dont elle était maîtresse. Cette pensée la remplit d’un doux bien-être qui, succédant aux efforts qu’elle venait de faire, à ses angoisses, à ses affres, l’engourdit; et malgré le tonnerre qui continuait ses coups de foudre et ses roulements, malgré la pluie qui tombait à flots, malgré le vent et son fracas à travers les arbres, malgré la tempête déchaînée dans les airs et sur la terre, s’allongeant au milieu des copeaux qui lui servaient d’oreiller, elle s’endormit avec un sentiment de soulagement et de confiance qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps: c’était donc bien vrai, que se sauvent ceux qui ont le courage de lutter jusqu’au bout.
IX
Le tonnerre ne grondait plus quand elle s’éveilla, mais comme la pluie tombait encore fine, et continue, brouillant tout dans la forêt ruisselante, elle ne pouvait pas songer à se remettre en route; il fallait attendre.
Cela n’était ni pour l’inquiéter, ni pour lui déplaire; la forêt avec sa solitude et son silence ne l’effrayait pas, et elle aimait déjà cette cabane qui l’avait si bien protégée, et où elle venait de trouver un si bon sommeil; si elle devait passer la nuit là, peut-être même y serait-elle mieux qu’ailleurs, puisqu’elle aurait un toit sur la tête et un lit sec.
Comme la pluie cachait le ciel, et qu’elle avait dormi sans garder conscience du temps écoulé, elle n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être; mais, au fond, cela importait peu, quand le soir viendrait, elle le verrait bien.
Depuis son départ de Paris, elle n’avait eu ni le loisir ni l’occasion de faire sa toilette, et, cependant, le sable de la route, fouetté par le vent d’orage, l’avait couverte de la tête aux pieds, d’une épaisse couche de poussière, qui lui brûlait la peau. Puisqu’elle était seule, puisque l’eau coulait dans la rigole creusée autour de la hutte, c’était le moment de profiter de l’occasion qui lui avait manqué; par cette pluie persistante, personne ne la dérangerait.
La poche de sa jupe contenait, en plus de sa carte et de l’acte de mariage de sa mère, un petit paquet serré dans un chiffon, composé d’un morceau de savon, d’un peigne court, d’un dé et d’une pelote de fil avec deux aiguilles piquées, dedans. Elle le développa et, après avoir ôté sa veste, ses souliers et ses bas, penchée au- dessus de la rigole qui coulait claire, elle se savonna le visage, les épaules et les pieds. Pour s’essuyer, elle, n’avait que le chiffon qui enveloppait son paquet, et il n’était guère grand ni épais, mais encore valait-il mieux que rien.
Cette toilette la délassa presque autant que son bon sommeil, et alors elle se peigna lentement en nattant ses cheveux en deux grosses tresses blondes qu’elle laissa pendre sur ses épaules. N'était la faim qui recommençait à tirailler son estomac, et aussi quelques morsures de ses souliers qui, à certains endroits, lui avaient mis les pieds à vif, elle eût été tout à fait à l’aise: l’esprit calme, le corps dispos.
Contre la faim, elle ne pouvait rien, car, si cette cabane était un abri, elle n’offrirait jamais la moindre nourriture. Mais, pour les écorchures de ses pieds, elle pensa que si elle bouchait les trous que les frottements de la marche avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de la dureté de ses souliers, et, tout de suite, elle se mit à l’ouvrage. Il fut long autant que difficile, car c’était du coton qu’il lui aurait fallu pour un reprisage à peu près complet, et elle n’avait que du fil.
Ce travail avait encore cela de bon, qu’en l’occupant, il l’empêchait de penser à la faim, mais il ne pouvait pas durer toujours. Quand il fut achevé, la pluie continuait à tomber plus ou moins fine, plus ou moins serrée, et l’estomac continuait aussi ses réclamations de plus en plus exigeantes.
Puisqu’il semblait bien maintenant qu’elle ne pourrait quitter son abri que le lendemain, et comme, d’autre part, il était certain qu’un miracle ne se ferait pas pour lui apporter à souper, la faim, plus impérieuse, qui ne lui laissait plus guère d’autres idées que celles de nourriture, lui suggéra la pensée de couper, pour les manger, des tiges de bouleau qui se mêlaient au toit de la hutte, et qu’elle pouvait facilement atteindre en grimpant sur les fagots. Quand elle voyageait avec son père, elle avait vu des pays où l’écorce du bouleau servait à fabriquer des boissons; donc, ce n’était pas un arbre vénéneux qui l’empoisonnerait; mais la nourrirait-il?
C«était une expérience à tenter. Avec son couteau, elle coupa quelques branches feuillues, et, les divisant en petits morceaux très courts, elle commença à en mâcher un.
Bien dur elle le trouva, quoique ses dents fussent solides, bien âpre, bien amer; mais ce n’était pas comme friandise qu’elle le mangeait; si mauvais qu’il fût, elle ne se plaindrait pas pourvu qu’il apaisât sa faim et la nourrît. Cependant, elle n’en put avaler que quelques morceaux, et encore cracha-t-elle presque tout le bois, après l’avoir tourné et retourné inutilement dans sa bouche; les feuilles passèrent moins difficilement.
Pendant qu’elle faisait sa toilette, raccommodait ses bas, et tâchait de souper avec les branches du bouleau, les heures avaient marché, et quoique le ciel, toujours troublé de pluie, ne permît pas de suivre la baisse du soleil, il semblait à l’obscurité qui, depuis un certain temps, emplissait la forêt, que la nuit devait approcher. En effet, elle ne tarda pas à venir, et elle se fit sombre comme dans les journées sans crépuscule; la pluie cessa de tomber, un brouillard blanc s’éleva aussitôt, et, en quelques minutes, Perrine se trouva plongée dans l’ombre et le silence: à dix pas, elle ne voyait pas devant elle, et, à l’entour, comme au loin, elle n’entendait plus d’autre bruit que celui des gouttes d’eau qui tombaient des branches sur son toit ou dans les flaques voisines.
Quoique préparée à l’idée de coucher là, elle n’en éprouva pas moins un serrement de coeur en se trouvant ainsi isolée, et perdue dans cette forêt, en plein noir. Sans doute, elle venait de passer, à cette même place, une partie de la journée, sans courir d’autre danger que celui d’être foudroyée, mais, la forêt le jour n’est pas la forêt la nuit, avec son silence solennel et ses ombres mystérieuses, qui disent et laissent voir tant de choses troublantes.
Aussi ne put-elle pas s’endormir tout de suite, comme elle l’aurait voulu, agitée par les tiraillements de son estomac, effarée par les fantômes de son imagination.
Quelles bêtes peuplaient cette forêt? Des loups peut-être?
Cette pensée la tira de sa somnolence, et, s’étant relevée, elle prit un solide bâton, qu’elle aiguisa d’un bout avec son couteau, puis elle se fit un entourage de fagots. Au moins si un loup l’attaquait, elle pourrait, de derrière son rempart, se défendre; certainement, elle en aurait le courage. Cela la rassura, et quand elle se fut recouchée dans son lit de copeaux, en tenant son épieu à deux mains, elle, ne tarda pas à s’endormir.
Ce fut un chant d’oiseau qui l’éveilla, grave et triste, aux notes pleines et flûtées, qu’elle reconnut tout de suite pour celui du merle. Elle ouvrit les yeux, et vit qu’au-dessus de ses fagots, une faible lueur blanche perçait l’obscurité de la forêt, dont les arbres et les cépées se détachaient en noir sur le fond pâle de l’aube: c’était le matin.
La pluie avait cessé, pas un souffle de vent n’agitait les feuilles lourdes, et dans toute la forêt régnait un silence profond que déchirait seulement ce chant d’oiseau, qui s’élevait au-dessus de sa tête, et auquel répondaient au loin d’autres chants, comme un appel matinal, se répétant, se prolongeant de canton en canton.
Elle écoutait, en se demandant si elle devait se lever déjà et reprendre son chemin, quand un frisson la secoua, et, en passant sa main sur sa veste, elle la sentit mouillée comme après une averse; c’était l’humidité des bois qui l’avait pénétrée, et maintenant, dans le refroidissement du jour naissant, la glaçait. Elle ne devait pas hésiter plus longtemps; tout de suite elle se mit sur ses jambes et se secoua fortement comme un cheval qui s’ébroue: en marchant, elle se réchaufferait.
Cependant, après réflexion, elle ne voulut pas encore partir, car il ne faisait pas assez clair pour qu’elle se rendît compte de l’état du ciel, et, avant de quitter cette cabane, il était prudent de voir si la pluie n’allait pas reprendre.
Pour passer le temps, et plus encore pour se donner du mouvement, elle remit en place les fagots qu’elle avait dérangés la veille, puis elle peigna ses cheveux, et fit sa toilette au bord d’un fossé plein d’eau.
Quand elle eut fini, le soleil levant avait remplacé l’aube, et maintenant, à travers les branches des arbres, le ciel se montrait d’un bleu pâle, sans le plus léger nuage: certainement la matinée serait belle, et probablement la journée aussi; il fallait partir.
Malgré les reprises qu’elle avait faites à ses bas, la mise en marche fut cruelle, tant ses pieds étaient endoloris, mais elle ne tarda pas à s’aguerrir, et bientôt elle fila d’un bon pas régulier sur la route dont la pluie avait amolli la dureté; le soleil qui la frappait dans le dos, de ses rayons obliques, la réchauffait, en même temps qu’il projetait sur le gravier une ombre allongée marchant à côté d’elle; et cette ombre, quand elle la regardait, la rassurait: car, si elle ne donnait pas l’image d’une jeune fille bien habillée, au moins ne donnait-elle plus celle de la pauvre diablesse de la veille, aux cheveux embroussaillés et au visage terreux; les chiens ne la poursuivraient peut-être plus de leurs aboiements, ni les gens de leurs regards défiants.
Le temps aussi était à souhait pour lui mettre au coeur des pensées d’espérance: jamais elle n’avait vu matinée si belle, si riante; l’orage en lavant les chemins et la campagne avait donné à tout, aux plantes, comme aux arbres, une vie nouvelle qui semblait éclose de la nuit même; le ciel, réchauffé, s’était peuplé de centaines d’alouettes qui piquaient droit dans l’azur limpide en lançant des chansons joyeuses; et de toute la plaine qui bordait la forêt s’exhalait une odeur fortifiante d’herbes, de fleurs et de moissons.
Au milieu de cette joie universelle était-il possible qu’elle restât seule désespérée? Le malheur la poursuivrait-il toujours? Pourquoi n’aurait-elle pas une bonne chance? C’en était déjà une grande, de s’être abritée dans la forêt; elle pouvait bien en rencontrer d’autres.
Et, tout en marchant, son imagination s’envolait sur les ailes de cette idée, à laquelle elle revenait toujours, que quelquefois on perd de l’argent sur les grands chemins, qu’une poche trouée laisse tomber; ce n’était donc pas folie de se répéter encore qu’elle pouvait trouver ainsi, non une grosse bourse qu’elle devrait rendre, mais un simple sou, et même une pièce de dix sous qu’elle aurait le droit de garder sans causer de préjudice à personne, et qui la sauveraient.
De même il lui semblait qu’il n’était pas extravagant, non plus, de penser qu’elle pourrait rencontrer une bonne occasion de s’employer à un travail quelconque, ou de rendre un service qui lui feraient gagner quelques sous.
Elle avait besoin de si peu pour vivre trois ou quatre jours.
Et elle allait ainsi les yeux attachés sur le gravier lavé, mais sans apercevoir le gros sou ou la petite pièce blanche tombée d’une mauvaise poche, pas plus qu’elle ne rencontrait les occasions de travail que l’imagination représentait si faciles et que la réalité n’offrait nulle part.
Cependant il y avait urgence à ce que l’une ou l’autre de ces bonnes chances s’accomplit au plus tôt, car les malaises qu’elles avait ressentis la veille se répétaient si intenses par moments, qu’elle commençait à craindre de ne pas pouvoir continuer son chemin: maux de coeur, nausées, alourdissements, bouffées de sueurs qui lui cassaient bras et jambes.
Elle n’avait pas à chercher la cause de ces troubles, son estomac la lui criait douloureusement, et comme elle ne pouvait pas répéter l’expérience de la veille avec les branches de bouleau, qui lui avait si mal réussi, elle se demandait ce qui adviendrait, après qu’un étourdissement plus fort que les autres l’aurait forcée à s’asseoir sur l’un des bas côtés de la route.
Pourrait-elle se relever?
Et, si elle ne le pouvait pas, devrait-elle mourir là sans que personne lui tendît la main?
La veille, si on lui avait dit, quand par un effort désespéré elle avait gagné la cabane de la forêt, qu’à un moment donné elle accepterait sans révolte cette idée d’une mort possible par faiblesse et abandon de soi, elle se serait révoltée: ne se sauvent-ils pas ceux qui luttent jusqu’au bout?
Mais la veille ne ressemblait pas au jour présent: la veille elle avait un reste de force qui maintenant lui manquait, sa tête était solide, maintenant elle vacillait.
Elle crut qu’elle devait se ménager, et chaque fois qu’une faiblesse la prit elle s’assit sur l’herbe pour se reposer quelques instants.
Comme elle s’était arrivée devant un champ de pois, elle vit quatre jeunes filles, à peu près du même âge qu’elle, entrer dans ce champ sous la direction d’une paysanne et en commencer la cueillette. Alors, ramassant tout son courage, elle franchit le fossé de la route et se dirigea vers la paysanne; mais celle-ci ne la laissa pas venir:
«Qué que tu veux? dit-elle.
— Vous demander si vous voulez que je vous aide.
— Je n’avons besoin de personne.
— Vous me donnerez ce que vous voudrez.
— D’où que t’es?
— De Paris.»
Une des jeunes filles leva la tête et lui jetant un mauvais regard, elle cria:
«C’te galvaudeuse qui vient de Paris pour prendre l’ouvrage du monde.
— On te dit qu’on n’a besoin de personne,» continua la paysanne.
Il n’y avait qu’à repasser le fossé et à se remettre en marche, ce qu’elle fit, le coeur gros et les jambes cassées.
«V’la les gendarmes, cria une autre, sauve-toi.»
Elle retourna vivement la tête et toutes partirent d’un éclat de rire, s’amusant de leur plaisanterie.
Elle n’alla pas loin et bientôt elle dut s’arrêter, ne voyant plus son chemin tant ses yeux étaient pleins de larmes; que leur avait- elle fait pour qu’elles fussent si dures!
Décidément, pour les vagabonds le travail est aussi difficile à trouver que les gros sous. La preuve était faite. Aussi n’osa-t- elle pas la répéter, et continua-t-elle son chemin, triste, n’ayant pas plus d’énergie dans le coeur que dans les jambes.
Le soleil de midi acheva de l’accabler: maintenant elle se traînait plutôt qu’elle ne marchait ne pressant un peu le pas que dans la traversée des villages pour échapper aux regards, qui, s’imaginait-elle, la poursuivaient, le ralentissant au contraire quand une voiture venant derrière elle allait la dépasser; à chaque instant, quand elle se voyait seule, elle s’arrêtait pour se reposer et respirer.
Mais alors c’était sa tête qui se mettait en travail, et les pensées qui la traversaient, de plus en plus inquiétantes, ne faisaient qu’accroître sa prostration.
À quoi bon persévérer, puisqu’il était certain qu’elle ne pourrait pas aller jusqu’au bout?
Elle arriva ainsi dans une forêt à travers laquelle la route droite s’enfonçait à perte de vue, et la chaleur, déjà lourde et brûlante dans la plaine, s’y trouva étouffante: un soleil de feu, pas un souffle d’air, et des sous-bois comme des bas côtés du chemin montaient des bouffées de vapeur humide qui la suffoquaient.
Elle ne tarda pas à se sentir épuisée, et, baignée de sueur, le coeur défaillant, elle se laissa tomber sur l’herbe, incapable de mouvement comme de pensée.
À ce moment une charrette qui venait derrière elle passa:
«Fait-y donc chaud, dit le paysan qui la conduisait assis sur un des limons, faut mouri.»
Dans son hallucination, elle prit cette parole pour la confirmation d’une condamnation portée contre elle.
C«était donc vrai qu’elle devait mourir: elle se l’était, déjà dit plus d’une fois, et voilà que ce messager de la Mort le lui répétait.
Hé bien, elle mourrait; il n’y avait à se révolter, ni à lutter plus longtemps; elle le voudrait, qu’elle ne le pourrait plus; son père était mort, sa mère était morte, maintenant c’était son tour.
Et, de ces idées qui traversaient sa tête vide, la plus cruelle était de penser qu’elle eut été moins malheureuse de mourir avec eux, plutôt que dans ce fossé comme une pauvre bête.
Alors elle voulut faire un dernier effort, entrer sous bois et y choisir une place où elle se coucherait pour son dernier sommeil, à l’abri des regards curieux. Un chemin de traverse s’ouvrait à une courte distance, elle le prit et, à une cinquantaine de mètres de la route, elle trouva une petite clairière herbée, dont la lisière était fleurie de belles digitales violettes. Elle s’assit à l’ombre d’une cépée de châtaignier, et, s’allongeant, elle posa sa tête sur son bras, comme elle faisait chaque soir pour s’endormir.
X
Une sensation chaude sur le visage la réveilla en sursaut, elle ouvrit les yeux, effrayée, et vit vaguement une grosse tête velue penchée sur elle.
Elle voulut se jeter de côté, mais un grand coup de langue appliqué en pleine figure la retint sur le gazon.
Si rapidement que cela se fut passé elle avait eu cependant le temps de se reconnaître: cette grosse tête velue était celle d’un âne; et, au milieu des grands coups de langue qu’il continuait à lui donner sur le visage et sur ses deux mains mises en avant, elle avait pu le regarder.
«Palikare!»
Elle lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa en fondant en larmes:
«Palikare, mon bon Palikare.»
En entendant son nom il s’arrêta de la lécher, et relevant la tête il poussa cinq ou six braiments de joie triomphante, puis après ceux-là qui ne suffisaient pas pour crier son contentement, encore cinq où six autres non moins formidables.
Elle vit alors qu’il était sans harnais, sans licol et les jambes entravées.
Comme elle s’était soulevée pour lui prendre le cou et poser sa tête contre la sienne en le caressant de la main, tandis que de son côté il abaissait vers elle ses longues oreilles, elle entendit une voix enrouée qui criait:
«Qué que t’as, vieux coquin? Attends un peu, j’y vas, j’y vas, mon garçon.»
En effet un bruit de pas pressés résonna bientôt sur les cailloux du chemin, et Perrine vit paraître un homme vêtu d’une blouse et coiffé d’un chapeau de cuir qui arrivait la pipe à la bouche.
«Hé! gamine qué tu fais à mon âne?» cria-t-il sans retirer sa pipe de ses lèvres.
Tout de suite Perrine reconnut La Rouquerie, la chiffonnière habillée en homme à qui elle avait vendu Palikare au Marché aux chevaux, mais la chiffonnière ne la reconnut pas et ce fut seulement après un certain temps qu’elle la regarda avec étonnement:
«Je t’ai vue quelque part? dit-elle.
— Quand je vous ai vendu Palikare.
— Comment, c’est toi, fillette, que fais-tu ici?» Perrine n’eut pas à répondre; une faiblesse la prit qui la força à s’asseoir, et sa pâleur ainsi que ses yeux noyés parlèrent pour elle.
«Qué que t’as, demanda La Rouquerie, t’es malade?»
Mais Perrine remua les lèvres sans articuler aucun son, et s’appuyant sur son coude s’allongea tout de son long, décolorée, tremblante, abattue par l’émotion autant que par la faiblesse.
«Hé ben, hé ben, cria La Rouquerie, ne peux-tu pas dire ce que t’as?»
Précisément elle ne pouvait pas dire ce qu’elle avait, bien qu’elle gardât conscience de ce qui se passait autour d’elle.
Mais La Rouquerie était une femme d’expérience qui connaissait toutes les misères:
«Elle est bien capable de crever de faim», murmura-t-elle.
Et sans plus, abandonnant la clairière, elle se dirigea vers la route où se trouvait une petite charrette dételée dont les ridelles étaient garnies de peaux de lapin accrochées çà et là; vivement elle ouvrit un coffre d’où elle tira une miche de pain, un morceau de fromage, une bouteille, et rapporta le tout en courant.
Perrine était toujours dans le même état.
«Attends, ma fillette, attends,» dit La Rouquerie.
S’agenouillant près d’elle elle lui introduisit le goulot de la bouteille entre les lèvres.
«Bois un bon coup, ça te soutiendra.»
En effet le bon coup ramena le sang au visage pâli de Perrine et lui rendit le mouvement.
«Tu avais faim?
— Oui.
— Eh bien maintenant il faut manger, mais en douceur; attends un peu.»
Elle coupa un morceau à la miche ainsi qu’au fromage et les lui tendit.
«En douceur, surtout, où plutôt je vas manger avec toi, ça te modérera.»
La précaution était sage car déjà Perrine avait mordu à même le pain et il semblait qu’elle ne se conformerait pas à la recommandation de La Rouquerie.
Jusque-là Palikare était resté immobile regardant ce qui se passait de ses grands yeux doux; quand il vit La Rouquerie assise sur l’herbe à côté de Perrine il s’agenouilla près de celle-ci.
«Le coquin voudrait bien un morceau de pain, dit La Rouquerie.
— -Vous permettez que je lui en donne un?
— Un, deux, ce que tu voudras, quand il n’y en aura plus, il y en aura encore; ne te gêne pas, fillette, il est si content de te retrouver, le bon garçon, car tu sais c’est un bon garçon.
— N’est-ce pas?
— Quand tu auras mangé ton morceau, tu me diras comment tu es dans cette forêt à moitié morte de faim, car ça serait vraiment pitié de te couper le sifflet.»
Malgré les recommandations de La Rouquerie il fut vite dévoré le morceau:
«Tu en voudrais bien un autre? dit-elle quand il eut disparu.
— C’est vrai.
— Hé bien tu ne l’auras qu’après m’avoir raconté ton histoire; pendant le temps qu’elle te prendra, ce que tu as déjà mangé se tassera.»
Perrine fit le récit qui lui était demandé en commençant à la mort de sa mère: quand elle arriva à l’aventure de Saint-Denis, La Rouquerie qui avait allumé sa pipe la retira de sa bouche et lança une bordée d’injures à l’adresse de la boulangère:
«Tu sais que c’est une voleuse, s’écria-t-elle, je n’en donne à personne des pièces fausses, attendu que je ne m’en laisse fourrer par personne. Sois tranquille, il faudra qu’elle me la rende quand je repasserai par Saint-Denis ou bien j’ameute le quartier contre elle; j’en ai des amis à Saint-Denis, nous mettrons le feu à sa boutique.»
Perrine continua son récit et l’acheva.
«Comme ça tu étais en train de mourir, dit La Rouquerie; quel effet cela te faisait-il?
— Ça a commencé par être très douloureux, et j’ai dû crier à un moment comme on crie la nuit quand on étouffe, et puis j’ai rêvé du paradis et de la bonne nourriture que j’allais y manger; maman qui m’attendait me faisait du chocolat au lait, je le sentais.
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