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Colas Breugnon

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À SAINT MARTIN DES GAULES

Patron de Clamecy

Saint Martin boit le bon vin
Et laisse l’eau courre au molin. (Proverbe du XVIe siècle.)

PRÉFACE D’APRÈS-GUERRE

Ce livre était entièrement imprimé, prêt à paraître avant la guerre, et je n’y change rien. La sanglante épopée dont les petits-fils de Colas Breugnon viennent d’être les héros et les victimes s’est chargée de prouver au monde que «Bonhomme vit encore».

Et les peuples d’Europe glorieux et moulus, en se frottant les côtes, trouveront, je crois, quelque bon sens dans les réflexions que fait un «agneau de chez nous, entre le loup et le berger».

R. R.

Novembre 1918.

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Les lecteurs de Jean-Christophe ne s’attendent sûrement point à ce livre nouveau. Il ne les surprendra pas plus que moi.

Je préparais d’autres œuvres, — un drame et un roman sur des sujets contemporains et dans l’atmosphère un peu tragique de Jean-Christophe. Il m’a fallu brusquement laisser toutes les notes prises, les scènes préparées pour cette œuvre insouciante, à laquelle je ne songeais point, le jour d’avant…

Elle est une réaction contre la contrainte de dix ans dans l’armure de Jean-Christophe, qui, d’abord faite à ma mesure, avait fini par me devenir trop étroite. J’ai senti un besoin invincible de libre gaieté gauloise, oui, jusqu’à l’irrévérence. En même temps, un retour au sol natal, que je n’avais pas revu depuis ma jeunesse, m’a fait reprendre contact avec ma terre de Bourgogne nivernaise, a réveillé en moi un passé que je croyais endormi pour toujours, tous les Colas Breugnon que je porte en ma peau. Il m’a fallu parler pour eux. Ces sacrés bavards n’avaient pas encore assez parlé, de leur vivant! Ils ont profité de ce qu’un de leurs petits-fils avait l’heureux privilège d’écrire (ils l’ont souvent envié!) pour me prendre comme secrétaire. J’ai eu beau me défendre:

— Enfin, grand-papa, vous avez eu votre temps! laissez-moi parler. Chacun son tour!

Ils répliquaient:

— Petit, tu parleras lorsque j’aurai parlé. D’abord, tu n’as rien de plus intéressant à raconter. Assieds-toi là, écoute et n’en perds pas un mot… Allons, mon petit gars, fais cela pour ton vieux! Tu verras plus tard, quand tu seras où nous sommes… Ce qu’il y a de plus pénible, dans la mort, vois-tu, c’est le silence…

Que faire? J’ai dû céder, j’ai écrit sous la dictée.

À présent, c’est fini, et me revoici libre (du moins je le suppose). Je vais reprendre la suite de mes propres pensées, si toutefois un de mes vieux bavards ne s’avise encore de ressortir de sa tombe, pour me dicter ses lettres à la postérité.

Je n’ose croire que la compagnie de mon Colas Breugnon divertira autant les lecteurs que l’auteur. Qu’ils prennent du moins ce livre comme il est, tout franc, tout rond, sans prétention de transformer le monde, ni de l’expliquer, sans politique, sans métaphysique, un livre à la «bonne françoise», qui rit de la vie, parce qu’il la trouve bonne, et qu’il se porte bien. Bref, comme dit la Pucelle (il était inévitable que son nom fût invoqué, en tête d’un récit gaulois), ami, «prenez en gré»…

ROMAIN ROLLAND

Mai 1914.

I

L’ALOUETTE DE LA CHANDELEUR

2 février.

Saint Martin soit béni! Les affaires ne vont plus. Inutile de s’éreinter. J’ai assez travaillé dans ma vie. Prenons un peu de bon temps. Me voici à ma table, un pot de vin à ma droite, l’encrier à ma gauche; un beau cahier tout neuf, devant moi, m’ouvre ses bras. À ta santé, mon fils, et causons! En bas, ma femme tempête. Dehors, souffle la bise, et la guerre menace. Laissons faire. Quelle joie de se retrouver, mon mignon, mon bedon, face à face tous deux!… (C’est à toi que je parle, trogne belle en couleurs, trogne curieuse, rieuse, au long nez bourguignon et planté de travers, comme chapeau sur l’oreille…) Mais dis-moi, je te prie, quel singulier plaisir j’éprouve à te revoir, à me pencher, seul à seul, sur ma vieille figure, à me promener gaiement à travers ses sillons, et, comme au fond d’un puits (foin d’un puits!) de ma cave, à boire dans mon cœur une lampée de vieux souvenirs? Passe encore de rêver, mais écrire ce qu’on rêve!… Rêver, que dis-je? J’ai les yeux bien ouverts, larges, plissés aux tempes, placides et railleurs; à d’autres les songes creux! Je conte ce que j’ai vu, ce que j’ai dit et fait… N’est-ce pas grande folle? Pour qui est-ce que j’écris? Certes pas pour la gloire; je ne suis pas une bête, je sais ce que je vaux, Dieu merci!… Pour mes petits-enfants? De toutes mes paperasses, que restera dans dix ans? Ma vieille en est jalouse, elle brûle ce qu’elle trouve… Pour qui donc? — Eh! pour moi. Pour notre bon plaisir. Je crève si je n’écris. Je ne suis pas pour rien le petit-fils du grand-père qui n’eût pu s’endormir avant d’avoir noté, au seuil de l’oreiller, le nombre de pots qu’il avait bus et rendus. J’ai besoin de causer; et dans mon Clamecy, aux joutes de la langue, je n’en ai tout mon soûl. Il faut que je me débonde, comme cet autre qui faisait le poil au roi Midas. J’ai la langue un peu trop longue; si l’on venait à m’entendre, je risque le fagot. Mais tant pire, ma foi! Si l’on ne risquait rien, on étoufferait d’ennui. J’aime, comme nos grands bœufs blancs, à remâcher le soir le manger de ma journée. Qu’il est bon de tâter, palper et peloter tout ce qu’on a pensé, observé, ramassé, de savourer du bec, de goûter, regoûter, laisser fondre sur sa langue, déglutiner lentement en se le racontant, ce qu’on n’a pas eu le temps de déguster en paix, tandis qu’on se hâtait de l’attraper au vol! Qu’il est bon de faire le tour de son petit univers, de se dire: «Il est à moi. Ici, je suis maître et seigneur. Ni froidure ni gelées n’ont de prise sur lui. Ni roi, ni pape, ni guerres. Ni ma vieille grondeuse…»

Or çà, que je fasse un peu le compte de cet univers!


* * *

En premier lieu, je m’ai, — c’est le meilleur de l’affaire, — j’ai moi, Colas Breugnon, bon garçon, Bourguignon, rond de façons et du bedon, plus de la première jeunesse, cinquante ans bien sonnés, mais râblé, les dents saines, l’œil frais comme un gardon, et le poil qui tient dru au cuir, quoique grison. Je ne vous dirai pas que je ne l’aimerais mieux blond, ni que si vous m’offriez de revenir de vingt ans, ou de trente, en arrière je ferais le dégoûté. Mais après tout, dix lustres, c’est une belle chose! Moquez-vous, jouvenceaux. N’y arrive pas qui veut. Croyez que ce n’est rien d’avoir promené sa peau, sur les chemins de France, cinquante ans, par ce temps… Dieu! qu’il en est tombé sur notre dos, m’amie, de soleil et de pluie! Avons-nous été cuits, recuits et relavés! Dans ce vieux sac tanné, avons-nous fait entrer des plaisirs et des peines, des malices, facéties, expériences et folies, de la paille et du foin, des figues et du raisin, des fruits verts, des fruits doux, des roses et des gratte-culs, des choses vues et lues, et sues, et eues, vécues! Tout cela, entassé dans notre carnassière, pêle-mêle! Quel amusement de fouiller là-dedans!… Halte-là, mon Colas! nous fouillerons demain. Si je commence aujourd’hui, je n’en ai pas fini… Pour le moment, dressons l’inventaire sommaire de toutes les marchandises dont je suis propriétaire.

Je possède une maison, une femme, quatre garçons, une fille, mariée (Dieu soit loué!), un gendre (il le faut bien!), dix-huit petits-enfants, un âne gris, un chien, six poules et un cochon. Çà, que je suis riche! Ajustons nos besicles, afin de regarder de plus près nos trésors. Des derniers, à vrai dire, je ne parle que pour mémoire. Les guerres ont passé, les soldats, les ennemis, et les amis aussi. Le cochon est salé, l’âne fourbu, la cave bue, le poulailler plumé.

Mais la femme, je l’ai, ventredieu, je l’ai bien! Écoutez-la brailler. Impossible d’oublier mon bonheur: c’est à moi, le bel oiseau, j’en suis le possesseur! Cré coquin de Breugnon! Tout le monde t’envie… Messieurs, vous n’avez qu’à dire. Si quelqu’un veut la prendre!… Une femme économe, active, sobre, honnête, enfin pleine de vertus (cela ne la nourrit guère, et, je l’avoue, pécheur, mieux que sept vertus maigres j’aime un péché dodu… Allons soyons vertueux, faute de mieux, Dieu le veut). Hai! comme elle se démène, notre Marie-manque-de-grâce, remplissant la maison de son corps efflanqué, furetant, grimpant, grinchant, grommelant, grognant, grondant, de la cave au grenier, pourchassant la poussière et la tranquillité! Voici près de trente ans que nous sommes mariés. Le diable sait pourquoi! Moi, j’en aimais une autre, qui se moquait de moi; et elle, voulait de moi, qui ne voulais point d’elle. C’était en ce temps-là une petite brune blême, dont les dures prunelles m’auraient mangé tout vif et brûlaient comme deux gouttes de l’eau qui ronge l’acier. Elle m’aimait, m’aimait, à l’en faire périr. À force de me poursuivre (que les hommes sont bêtes!) un peu par pitié, un peu par vanité, beaucoup par lassitude, afin (joli moyen!) de me débarrasser de cette obsession, je devins (Jean de Vrie, qui se met dans l’eau pour la pluie), je devins son mari. Et elle, elle se venge, la douce créature. De quoi? De m’avoir aimé. Elle me fait enrager; elle le voudrait, du moins; mais n’y a point de risque: j’aime trop mon repos, et je ne suis pas si sot de me faire pour des mots un sol de mélancolie. Quand il pleut, je laisse pleuvoir. Quand il tonne, je barytone. Et quand elle crie, je ris. Pourquoi ne crierait-elle pas? Aurais-je la prétention de l’en empêcher, cette femme? Je ne veux pas sa mort. Où femme il y a, silence n’y a. Qu’elle chante sa chanson, moi je chante la mienne. Pourquoi qu’elle ne s’avise pas de me clore le bec (et elle s’en garde bien, elle sait trop ce qu’il en coûte), le sien peut ramager: chacun a sa musique.

Au reste, que nos instruments soient accordés ou non, nous n’en avons pas moins exécuté, avec, d’assez jolis morceaux: une fille et quatre gars. Tous solides, bien membrés: je n’ai point ménagé l’étoffe et le métier. Pourtant, de la couvée, le seul où je reconnaisse ma graine tout à fait, c’est ma coquine Martine, ma fille, la mâtine! m’a-t-elle donné du mal à passer sans naufrage jusqu’au port du mariage! Ouf! la voilà calmée!… Il ne faut pas trop s’y fier; mais ce n’est plus mon affaire. Elle m’a fait assez veiller, trotter. À mon gendre! c’est son tour. Florimond, le pâtissier, qu’il veille sur son four!… Nous disputons toujours, chaque fois que nous nous voyons; mais avec aucun autre, si bien ne nous entendons. Brave fille, avisée jusque dans ses folies, et honnête, pourvu que l’honnêteté rie: car pour elle, le pire des vices, c’est ce qui ennuie. Elle ne craint point la peine: la peine, c’est de la lutte; la lutte, c’est du plaisir. Et elle aime la vie; elle sait ce qui est bon; comme moi: c’est mon sang. J’en fus trop généreux, seulement, en la faisant.

Je n’ai pas aussi bien réussi les garçons. La mère y a mis du sien, et la pâte a tourné: sur quatre, deux sont bigots, comme elle, et, par surcroît, de deux bigoteries ennemies. L’un est toujours fourré parmi les jupons noirs, les curés, les cafards; et l’autre est huguenot. Je me demande comment j’ai couvé ces canards. Le troisième est soldat, fait la guerre, vagabonde, je ne sais pas trop où. Et quant au quatrième, il n’est rien, rien du tout: un petit boutiquier, effacé, moutonnier; je bâille, rien que d’y penser. Je ne retrouve ma race que la fourchette au poing, quand nous sommes assis, les six, autour de ma table. À table, nul ne dort, chacun y est bien d’accord; et c’est un beau spectacle de nous voir, tous six, manœuvrer des mâchoires, abattre pain à deux mains, et descendre le vin sans corde ni poulain.

Après le mobilier, parlons de la maison. Elle aussi, est ma fille. Je l’ai bâtie, pièce par pièce, et plutôt trois fois qu’une, sur le bord du Beuvron indolent, gras et vert, bien nourri d’herbe, de terre et de merde, à l’entrée du faubourg, de l’autre côté du pont, ce basset accroupi dont l’eau mouille le ventre. Juste en face se dresse, fière et légère, la tour de Saint-Martin à la jupe brodée, et le portail fleuri où montent les marches noires et raides de Vieille-Rome, ainsi qu’au paradis. Ma coque, ma bicoque, est sise en dehors des murs: ce qui fait qu’à chaque fois que de la tour on voit dans la plaine un ennemi, la ville ferme ses portes et l’ennemi vient chez moi. Bien que j’aime à causer, ce sont là des visites dont je saurais me passer. Le plus souvent, je m’en vais, je laisse sous la porte la clef. Mais lorsque je retourne, il advient que je ne retrouve ni la clef ni la porte: il reste les quatre murs. Alors, je rebâtis. On me dit:

— Abruti! tu travailles pour l’ennemi. Laisse ta taupinière, et viens-t’en dans l’enceinte. Tu seras à l’abri.

Je réponds:

— Landeri! Je suis bien où je suis. Je sais que derrière un gros mur, je serais mieux garanti. Mais derrière un gros mur, que verrais-je? Le mur. J’en sécherais d’ennui. Je veux mes coudées franches. Je veux pouvoir m’étaler au bord de mon Beuvron, et, quand je ne travaille point, de mon petit jardin, regarder les reflets découpés dans l’eau calme, les ronds qu’à la surface y rotent les poissons, les herbes chevelues qui se remuent au fond, y pêcher à la ligne, y laver mes guenilles et y vider mon pot. Et puis, quoi! mal ou bien, j’y ai toujours été; il est trop tard pour changer. Il ne peut m’arriver pire que ce qui m’est arrivé. La maison, une fois de plus, dites-vous, sera détruite? c’est possible. Bonnes gens, je ne prétends édifier pour l’éternité. Mais d’où je suis incrusté, il ne sera pas facile, bon sang! de m’arracher. Je l’ai refaite deux fois, je la referai bien dix. Ce n’est pas que cela me divertisse. Mais cela m’ennuierait dix fois plus d’en changer. Je serais comme un corps sans peau. Vous m’en offrez une autre, plus belle, plus blanche, plus neuve? Elle goderait sur moi, ou je la ferais claquer. Nenni, j’aime la mienne…

Çà, récapitulons: femme, enfants et maison; ai-je bien fait le tour de mes propriétés?… Il me reste le meilleur, je le garde pour la bonne bouche, il me reste mon métier. Je suis de la confrérie de Sainte-Anne, menuisier. Je porte dans les convois et dans les processions le bâton décoré du compas sur la lyre, sur lequel la grand-mère du bon Dieu apprend à lire à sa fille toute petiote, Marie pleine de grâce, pas plus haute qu’une botte. Armé du hacheret, du bédane et de la gouge, la varlope à la main, je règne, à mon établi, sur le chêne noueux et le noyer poli. Qu’en ferai-je sortir? c’est selon mon plaisir… et l’argent des clients. Combien de formes dorment, tapies et tassées là-dedans! Pour réveiller la Belle au bois dormant, il ne faut, comme son amant, qu’entrer au fond du bois. Mais la beauté que, moi, je trouve sous mon rabot, n’est pas une mijaurée. Mieux qu’une Diane efflanquée, sans derrière ni devant, d’un de ces Italiens, j’aime un meuble de Bourgogne à la patine bronzée, vigoureux, abondant, chargé de fruits comme une vigne, un beau bahut pansu, une armoire sculptée, dans la rude fantaisie de maître Hugues Sambin. J’habille les maisons de panneaux, de moulures. Je déroule les anneaux des escaliers tournants; et, comme d’un espalier des pommes, je fais sortir des murs les meubles amples et robustes faits pour la place juste où je les ai entés. Mais le régal, c’est quand je puis noter sur mon feuillet ce qui rit en ma fantaisie, un mouvement, un geste, une échine qui se creuse, une gorge qui se gonfle, des volutes fleuries, une guirlande, des grotesques, ou que j’attrape au vol et je cloue sur ma planche le museau d’un passant. C’est moi qui ai sculpté (cela, c’est mon chef-d’œuvre) pour ma délectation et celle du curé, dans le chœur de l’église de Montréal, ces Stalles, où l’on voit deux bourgeois qui se rigolent et trinquent, à table, autour d’un broc, et deux lions qui braillent en s’arrachant un os.

Travailler après boire, boire après travailler, quelle belle existence!… Je vois autour de moi des maladroits qui grognent. Ils disent que je choisis bien le moment pour chanter, que c’est une triste époque… Il n’y a pas de triste époque, il n’y a que de tristes gens. Je n’en suis pas, Dieu merci. On se pille? on s’étrille? Ce sera toujours ainsi. Je mets ma main au feu que dans quatre cents ans nos arrière-petits-neveux seront aussi enragés à se carder le poil et se manger le nez. Je ne dis pas qu’ils ne sauront quarante façons nouvelles de le faire mieux que nous. Mais je réponds qu’ils n’auront trouvé façon nouvelle de boire, et je les défie de le savoir mieux que moi… Qui sait ce qu’ils feront, ces drôles, dans quatre cents ans? Peut-être que, grâce à l’herbe du curé de Meudon, le mirifique Pantagruelion, ils pourront visiter les régions de la Lune, l’officine des foudres et les bondes des pluies, prendre logis dans les cieux, pinter avec les dieux… Bon, j’irai avec eux. Sont-ils pas ma semence et sortis de ma panse? Essaimez, mes mignons! Mais où je suis, c’est plus sûr. Qui me dit, dans quatre siècles, que le vin sera aussi bon?

Ma femme me reproche d’aimer trop la ribote. Je ne dédaigne rien. J’aime tout ce qui est bon, la bonne chère, le bon vin, les belles joies charnues, et celles à la peau plus tendre, douces et duvetées, que l’on goûte en rêvant, le divin ne-rien-faire où l’on fait tant de choses! — (on est maître du monde, jeune, beau, conquérant, on transforme la terre, on entend pousser l’herbe, on cause avec les arbres, les bêtes et les dieux) — et toi, vieux compagnon, toi qui ne trahis pas, mon ami, mon Achate, mon travail!… Qu’il est plaisant de se trouver, son outil dans les mains, devant son établi, sciant, coupant, rabotant, rognant, chantournant, chevillant, limant, tripotant, triturant la matière belle et ferme qui se révolte et plie, le bois de noyer doux et gras, qui palpite sous la main comme un râble de fée, les corps roses et blonds, les corps bruns et dorés des nymphes de nos bois, dépouillés de leurs voiles, par la cognée tranchés! Joie de la main exacte, des doigts intelligents, les gros doigts d’où l’on voit sortir la fragile œuvre d’art! Joie de l’esprit qui commande aux forces de la terre, qui inscrit dans le bois, dans le fer ou la pierre, le caprice ordonné de sa noble fantaisie! Je me sens le monarque d’un royaume de chimère. Mon champ me donne sa chair, et ma vigne son sang. Les esprits de la sève font croître, pour mon art, allongent, engraissent, étirent et polissent au tour les beaux membres des arbres que je vais caresser. Mes mains sont des ouvriers dociles que dirige mon maître compagnon, mon vieux cerveau, lequel m’étant soumis lui-même, organise le jeu qui plaît à ma rêverie. Qui jamais fut mieux servi que moi? Oh! quel beau petit roi! Ai-je pas bien le droit de boire à ma santé? Et n’oublions pas celle (je ne suis pas un ingrat) de mes braves sujets. Que béni soit le jour où je suis venu au monde! Que de glorieuses choses sur la machine ronde, riantes à regarder, suaves à savourer! Grand Dieu! que la vie est bonne! J’ai beau m’en empiffrer, j’ai toujours faim, j’en bave; je dois être malade: à quelque heure du jour, l’eau me vient aux babines, devant la table mise de la terre et du soleil…


* * *

Mais je me vante, compère: le soleil est défunt; il gèle en mon univers. Ce sacripant d’hiver est entré dans la chambre. La plume entre mes doigts gourds trébuche. Dieu me pardonne! un glaçon se forme dans mon verre, et mon nez a blêmi: exécrable couleur, livrée de cimetière! j’ai le pâle en horreur. Holà! secouons-nous! Les cloches de Saint-Martin tintent et carillonnent. C’est aujourd’hui la Chandeleur… «l’hiver se passe, ou prend vigueur…» Le scélérat! il prend vigueur. Eh bien, faisons comme lui! Allons sur la grand-route, l’affronter face à face…

Le beau froid! un cent d’aiguilles me picotent les joues. Embusquée au détour de la rue, la bise m’empoigne la barbe. Je cuis. Loué soit Dieu! mon teint reprend son lustre… J’aime entendre sous mes pas la terre durcie qui sonne. Je me sens tout gaillard. Qu’ont donc tous ces gens-là, l’air piteux, maugracieux?…

— «Allons! gai, gai! voisine, à qui en avez-vous? À ce vent polisson qui vous trousse les cottes? il fait bien, il est jeune; que ne le suis-je aussi! Il mord au bon endroit, le mâtin, le friand, il sait les fins morceaux. Patience, ma commère, il faut que chacun vive… Et où courez-vous donc, avec le diable au cul? À la messe? Laus Deo! Il aura la victoire toujours sur le Malin. Rira celui qui pleure, et le gelé cuira… Bon, vous riez déjà? Tout va bien… Où je cours, moi aussi? Comme vous, à la messe. Mais non celle du curé. À la messe des champs.»

Je passe d’abord chez ma fille, pour prendre ma petite Glodie. Nous faisons tous les jours notre promenade ensemble. C’est ma meilleure amie, ma petite brebiette, ma grenouille qui gazouille. Elle a cinq ans passés, plus éveillée qu’un rat et plus fine que moutarde. Dès qu’elle me voit, elle accourt. Elle sait que j’ai toujours ma hotte pleine d’histoires; elle les aime autant que moi. Je la prends par la main.

— Viens, petite, nous allons au-devant de l’alouette.

— L’alouette?

— C’est la Chandeleur. Tu ne sais pas qu’aujourd’hui elle nous revient des cieux?

— Qu’est-ce qu’elle y a été faire?

— Chercher pour nous le feu.

— Le feu?

— Le feu qui fait soleil, le feu qui fait bouillir la marmite de la terre.

— Il était donc parti?

— Mais oui, à la Toussaint. Chaque année, en novembre, il s’en va réchauffer les étoiles du ciel.

— Comment est-ce qu’il revient?

— Les trois petits oiseaux sont allés le chercher.

— Raconte…

Elle trottine sur la route. Chaudement enveloppée d’un tricot de laine blanche, coiffée d’une capuche bleue, elle a l’air d’une mésange. Elle ne craint pas le froid; mais ses rondes pommettes sont rouges comme apis, et son trognon de nez coule comme fontaine…

— Çà, moucheron, mouchons, souffle chandelles! Est-ce pour la Chandeleur? La lampe s’allume au ciel.

— Raconte, père-grand, les trois petits oiseaux…

(J’aime à me faire prier.)

— Les trois petits oiseaux sont partis en voyage. Les trois hardis compères: Roitelet, Rouge-Gorge et l’amie l’Alouette. Le premier, Roitelet, toujours vif et remuant comme un petit Poucet, et fier comme Artaban, aperçoit dans les airs le beau feu, tel un grain de millet, qui roulait. Il fond sur lui, criant: «c’est moi! je l’ai. C’est moi!» Et les autres crient: «Moi! Moi! Moi!» Mais déjà le Roitelet l’a happé au passage et descend comme un trait… «Au feu! au feu! il brûle!» Telle bouillie bouillante, Roitelet le promène d’un coin de bec à l’autre; il n’en peut plus, il bâille, et la langue lui pèle; il le crache, il le cache sous ses petites ailes… «Ahi! Ahi! Au feu!» Les petites ailes flambent… (As-tu bien remarqué ses taches de roussi et ses plumes frisées?…) Rouge-Gorge aussitôt accourt à son secours. Il pique le grain de feu et le pose dévotement en son douillet gilet. Voilà le beau gilet qui devient rouge, rouge, et Rouge-Gorge crie: «J’en ai assez, assez! mon habit est brûlé!» Alors Alouette arrive, la brave petite m’amie, elle rattrape au vol la flamme qui se sauvait pour remonter au ciel, et preste, prompte, précise comme une flèche, sur la terre elle tombe, et du bec enfouit dans nos sillons glacés le beau grain de soleil qui les fait pâmer d’aise…

J’ai fini mon histoire. Glodie caquette, à son tour. Au sortir de la ville, je l’ai mise sur mon dos, pour monter la colline. Le ciel est gris, la neige craque sous les sabots. Les buissons et les arbres chétifs aux os menus sont matelassés de blanc. La fumée des chaumines monte droite, lente et bleue. On n’entend aucun bruit que ma petite grenouille. Nous arrivons au haut. À mes pieds est ma ville, que l’Yonne paresseuse et le Beuvron baguenaudant ceignent de leurs rubans. Toute coiffée de neige, toute transie qu’elle est, frileuse et grelottante, elle me fait chaud au cœur chaque fois que je la vois…

Ville des beaux reflets et des souples collines… Autour de toi, tressées, comme les pailles d’un nid, s’enroulent les lignes douces des coteaux labourés. Les vagues allongées des montagnes boisées, par cinq ou six rangées, ondulant, mollement; elles bleuissent au loin; on dirait une mer. Mais celle-ci n’a rien de l’élément perfide qui secoua l’Ithacien Ulysse et son escadre. Pas d’orages. Pas d’embûches. Tout est calme. À peine çà et là un souffle paraît gonfler le sein d’une colline. D’une croupe de vagues à l’autre, les chemins vont tout droit, sans se presser, laissant comme un sillage de barque. Sur la crête des flots, au loin, la Madeleine de Vézelay dresse ses mâts. Et tout près, au détour de l’Yonne sinueuse, les roches de Basserville pointent entre les fourrés leurs dents de sangliers. Au creux du cercle des collines, la ville, négligente et parée, penche au bord de ses eaux ses jardins, ses masures, ses haillons, ses joyeux, la crasse et l’harmonie de son corps allongé, et sa tête coiffée de sa tour ajourée…

Ainsi j’admire la coque dont je suis le limaçon. Les cloches de mon église montent dans la vallée; leur voix pure se répand comme flot cristallin dans l’air fin et gelé. Tandis que je m’épanouis, en humant leur musique, voici qu’une raie de soleil fend la grise enveloppe qui tenait le ciel caché. Et juste à ce moment, ma Glodie bat des mains et crie:

— Père-grand, je l’entends! L’alouette, l’alouette!…

Alors, moi, que sa petite voix fraîche, de bonheur faisait rire, je l’embrasse et je dis:

— Moi aussi, je l’entends. Alouette du printemps…

II

LE SIÈGE
OU LE BERGER, LE LOUP ET L’AGNEAU

«Agneau de Chamoux, N’en faut que trois pour étrangler un loup.»

Mi-février.

Ma cave sera bientôt vide. Les soldats que M. de Nevers, notre duc, nous envoya pour nous défendre, viennent de mettre en perce ma dernière feuillette. Ne perdons pas de temps, allons boire avec eux! Me ruiner, je veux bien; mais me ruiner gaiement. Ce n’est pas la première fois! S’il plaît à la bonté divine, ce ne sera pas la dernière.

Bons garçons! ils sont plus affligés que moi, lorsque je leur apprends que le liquide baisse… Je sais de mes voisins qui le prennent au tragique. Je ne peux plus, je suis blasé: j’ai été trop souvent au théâtre, en ma vie, je ne prends plus les pitres au sérieux. En ai-je vu de ces masques, depuis que je suis au monde, des Suisses, des Allemands, des Gascons, des Lorrains, des animaux de guerre, le harnois sur le dos et les armes au poing, avaleurs de pois gris, lévriers affamés, jamais las de manger le bonhomme! Qui jamais put savoir pour quelle cause ils se battent? Hier, c’est pour le Roi, aujourd’hui pour la Ligue. Tantôt ce sont les cafards, tantôt les huguenots. Tous les partis se valent; le meilleur ne vaut pas le cordeau pour le pendre. Que nous fait que ce soit ce larron ou cet autre, qui friponne à la cour? Et quant à leur prétention de mêler Dieu à leurs affaires… ventre d’un petit poisson! bonnes gens, laissez faire à Dieu! Il est homme d’âge. Si le cuir vous démange, étrillez-vous tout seuls, Dieu n’a pas besoin de vous. N’est manchot, que je sache. Se grattera, s’il lui plaît…

Le pire est qu’ils prétendent me forcer, moi aussi, à lui faire la barbe!… Seigneur, je vous honore, et crois, sans me vanter, que nous nous rencontrons plus d’une fois par jour, si le dicton est vrai, le bon dicton gaulois: Qui bon vin boit, Dieu voit. Mais il ne me viendrait jamais à la pensée de dire, comme ces cagots, que je vous connais bien, que vous êtes mon cousin, que vous m’avez confié vos trente-six volontés. Vous me rendrez cette justice que je vous laisse en paix; et tout ce que je vous demande, c’est que vous me laissiez de même. Nous avons assez à faire tous les deux de mettre l’ordre dans notre maison, vous dans votre univers, moi dans le petit mien. Seigneur, tu m’as fait libre. Je te rends la pareille. Mais ne voilà-t-il pas que ces faquins prétendent que j’administre tes affaires, que je parle pour toi, que je dise comment tu veux que l’on te mange, et que qui te mange autrement je le déclare ton ennemi et le mien!… Le mien? nenni! Je n’en ai point. Tous les hommes sont mes amis. S’ils se battent, c’est leur plaisir. Je tire, quant à moi, mon épingle du jeu… Oui, si je peux. Mais c’est qu’ils ne veulent point, ces gueux. Si je ne suis l’ennemi d’un, j’aurai les deux comme ennemis. Eh bien donc, puisque entre deux camps, je dois toujours être battu, battons aussi! Je l’aime autant. Plutôt qu’enclume, enclume, enclume, soyons enclume et puis marteau.

Mais qui me dira pourquoi ont été mis sur terre tous ces animaux-là, tous ces genpillehommes, ces politiques, ces grands seigneurs, qui de notre France sont saigneurs, et, de sa gloire toujours chantant, vident ses poches proprement, qui, non rassasiés de ronger nos deniers, prétendent dévorer les greniers étrangers, menacent l’Allemagne, convoitent l’Italie, et dans le gynécée du grand Turc fourrent leur nez, qui voudraient absorber la moitié de la terre, et qui ne sauraient pas même y planter des choux!… Allons, paix, mon ami, ne te fais point de bile! Tout est bien comme il est… en attendant qu’un jour nous le fassions meilleur (ce sera le plus tôt qu’il nous sera possible). Il n’est si triste bête qui ne puisse servir. J’ai oui raconter qu’une fois, le bon Dieu (mais, Seigneur, je ne parle aujourd’hui que de vous!) avec Pierre se promenant, vit dans le faubourg de Béyant[1], sur le seuil de sa porte, assise, une femme se morfondant. Elle s’ennuyait tant que notre Père, cherchant dans sa bonté de cœur, de sa poche, dit-on, tira un cent de poux, les lui jeta, et dit: «Prenez, ma fille, amusez-vous!» Lors la femme, se réveillant, partit en chasse; et chaque fois qu’elle agrippait une bestiole, elle riait de contentement. C’est même charité, sans doute, si le Ciel nous a gratifiés, afin de nous distraire, de ces bêtes à deux pieds qui nous rognent la laine. Soyons donc gais, ô gué! Vermine est, paraît-il, indice de santé. (Vermine, ce sont nos maîtres.) Réjouissons-nous, mes frères: car personne, en ce cas, n’est mieux portant que nous… Et puis, je vous dirai (à l’oreille): «Patience! nous tenons le bon bout. La froidure, les gelées, la canaille des camps et celle de la cour n’ont qu’un temps, s’en iront. La bonne terre reste, et nous pour l’engrosser. D’une seule ventrée, elle aura réparé… En attendant, buvons le fond de ma feuillette! Il faut faire la place aux vendanges à venir.»

Ma fille Martine me dit:

— Tu es un fanfaron. À t’entendre, on croirait que tu ne fais jamais œuvre que du gosier: badauder, bavarder comme battant de cloche, bâiller de soif et bayer aux corneilles, que tu ne vis que pour faire bombance, que tu boirais Rome et Thome; et tu ne peux rester un jour sans travailler. Tu voudrais qu’on te crût hanneton, étourdi, prodigue, désordonné, qui ne sait ce qui entre en ton escarcelle ni ce qui s’en va d’elle; et tu serais malade, si tout dans ta journée n’était, heure par heure, exactement sonné, ainsi qu’horloge à carillon; tu sais, à un sol près, tout ce que tu as dépensé depuis Pâques de l’an passé, et nul n’a encore vu celui qui t’a roulé… Innocent, tête folle! Ardez le bel agneau!… Agneau de Chamoux, n’en faut que trois pour étrangler un loup…

Je ris, je ne réponds à madame bon bec. Elle a raison, l’enfant!… Elle a tort de le dire. Mais une femme ne cèle que ce qu’elle ne sait pas. Et elle me connaît, car c’est moi qui l’ai faite… Allons, Colas Breugnon, conviens-en, mon garçon: tu as beau faire des folies, tu ne seras jamais un fol tout à fait. Parbleu! comme chacun, tu as un fol en ta manche, tu le montres quand tu veux; mais tu l’y fais rentrer, quand il faut tes mains libres et tête saine pour ouvrer. Comme tous les Français, tu as en ta caboche si bien l’instinct de l’ordre et la raison ancrés que tu peux t’amuser à faire l’extravagant: il n’est de risques (pauvres niais!) que pour les gens qui te regardent bouche bée et voudraient t’imiter. De beaux discours, des vers ronflants, des projets tranche-montagne, sont chose détectable: on s’exalte, on prend feu. Mais nous ne consumons que notre margotin; et nous gardons notre gros bois, bien rangé, dans notre bûcher. Ma fantaisie s’égaie et donne le spectacle à ma raison qui la regarde, assise confortablement. Tout est pour mon amusement. J’ai pour théâtre l’univers, et, sans bouger, de mon fauteuil, je suis la comédie; j’applaudis Matamore ou bien Francatrippa; je jouis des tournois et des pompes royales, je crie bis à ces gens qui se cassent la tête. C’est pour notre plaisir! Afin de le doubler, je feins de me mêler à la farce et d’y croire. Mais je n’ai garde, ohé! j’en crois tout juste ce qu’il faut pour m’amuser. C’est ainsi que j’écoute les histoires de fées… Pas seulement de fées! Il est un gros monsieur, là-haut, dans l’Empyrée… Nous le respectons fort; quand il passe en nos rues, la croix en tête et la bannière, avec ses Oremus, nous habillons de nos draps blancs les murs de nos maisons. Mais entre nous… Bavard, mange ta langue! Cela sent le fagot… Seigneur, je n’ai rien dit! Je vous tire mon chapeau…


* * *

Fin février.

L«âne, ayant tondu le pré, a dit qu’il n’était plus besoin de le garder, et est allé manger (garder, veux-je dire) quelque autre pré voisin. La garnison de M. de Nevers est partie, ce matin. Faisaient plaisir à voir, gras comme lard à pois. J’étais fier de notre cuisine. Nous nous sommes quittés, cœur en bouche, bouche en cœur. Ils ont fait mille vœux gracieux et courtois pour que nos blés soient beaux, que nos vignes ne gèlent pas.

— Travaille bien, mon oncle, m’a dit Fiacre Bolacre, mon hôte le sergent. (C’est le nom qu’il me donne et que j’ai bien gagné: Celui est bien mon oncle qui le ventre me comble.) Ne ménage point ta peine et va tailler ta vigne. À la Saint-Martin, nous reviendrons la boire.

Bons enfants, toujours prêts à venir au secours d’un honnête homme, à table, aux prises avec son broc!

On se sent plus léger, depuis qu’ils sont partis. Les voisins prudemment débloquent leurs cachettes. Ceux qui, les jours derniers, montraient des faces de carême, et geignaient de famine, comme s’ils eussent porté un loup dedans leur panse, sous la paille du grenier ou la terre du cellier, dénichent à présent de quoi nourrir la bête. Il n’est si gueux qui n’ait trouvé moyen, en gémissant très bien qu’il ne lui restait rien, de garder quelque part le meilleur de son vin. Moi-même (je ne sais comment cela se fit), l’hôte Fiacre Bolacre à peine était parti (je l’avais reconduit jusqu’au bout du faubourg de Judée) que je me rappelai, en me frappant le front, un petit fût de Chablis, oublié par mégarde sous le fumier des chevaux afin qu’il fût au chaud. J’en fus très contristé, ainsi qu’on peut le croire; mais quand le mal est fait, il est fait et bien fait, faut s’en accommoder. Je m’en accommode bien. Bolacre, mon neveu, ah! qu’avez-vous perdu! quel nectar, quel bouquet!… Mais vous n’en perdrez rien, mon ami, mon ami, mais vous n’en perdrez rien: c’est à votre santé!

On s’en va voisiner d’une à l’autre maison. On se montre les trouvailles qu’on a faites en sa cave; et, comme les augures, on se cligne de l’œil, en se congratulant. On se raconte aussi les dommages et les dams (les dames et leurs dommages). Ceux des voisins amusent et distraient des siens. On s’informe de la santé de la femme de Vincent Pluviaut. Après chaque passage de troupes dans la ville, par hasard singulier, cette vaillante Gauloise élargit sa ceinture. On félicite le père, on admire la vertu de ses reins prolifiques, dans l’épreuve publique; et gentiment, pour rire, sans mauvaise pensée, je tape sur la bedaine du fortuné coquin, dont la maison est seule, dis-je, à montrer ventre plein, quand les autres l’ont vide. Tous de rire, comme de juste, et bien discrètement, ainsi qu’oisons débridés, de l’une oreille à l’autre. Mais Pluviaut prend mal nos compliments, et dit que je ferais mieux de veiller sur ma femme. À quoi j’ai répondu que, quant à celle-là, son heureux possesseur pouvait sur les deux oreilles dormir, sans redouter qu’on lui prît son trésor. Tous ont été d’accord.


* * *

Mais voici les jours gras. Si mal armés qu’on soit, on doit leur faire honneur. Le renom de la ville, le nôtre sont engagés. Que dirait-on de Clamecy, gloire des andouillettes, si Carême-prenant nous trouvait sans moutarde? On entend frire les poêles; une suave odeur de graisse imbibe l’air des rues. Saute, crêpe! plus haut! saute, pour ma Glodie!…

Un ra-pla-pla de tambour, un lus-tu-flu de flûte. Des rires et des huées… Ce sont MM. de Judée qui viennent sur leur char rendre visite à Rome.

Marchent en tête la musique et les hallebardiers, qui fendent la foule avec leurs nez. Nez en trompes, nez en lances, nez en cors de chasse, nez sarbacanes, nez hérissés d’épines, ainsi que des châtaignes, ou sur le bout desquels des oiseaux sont plantés. Ils bousculent les badauds, ils farfouillent les cottes des filles qui glapissent. Mais tout s’écarte et fuit devant le roi des nez, qui fond comme un bélier, et telle une bombarde, roule sur un affût à roulettes son nez.

Suit le char de Carême, empereur des mangeurs de merluches. Des figures blêmes, vertes, décharnées, enfroquées, renfrognées, grelottantes sous des capuchons, ou coiffées en têtes de poissons. Que de poissons! Celui-ci tient en chaque poing une perche ou un carpillon; l’autre brandit, à une fourche, une brochette de goujons; un troisième nous exhibe pour chef une tête de brochet, du bec duquel sort un gardon, et qui s’accouche avec une scie, s’ouvrant le ventre plein de poissons. J’en ai une indigestion… D’autres, la gueule ouverte, y enfonçant leurs doigts afin de l’élargir, s’étouffent en poussant dans leur gosier (À bouère!) des œufs qui ne veulent point passer. À gauche, à droite, du haut du char, masques de chevêches, robes de frocards, des pêcheurs à la ligne pêchent, au bout d’un fil, les galopins qui sautent comme des cabris, le bec en l’air pour attraper et croquer, croque, croque au vol, les dragées ou les crottes dans le sucre roulées. Et par-derrière, un diable danse, habillé en cuisinier; il agite une casserole et une cuiller à pot; d’une infâme ratatouille, il enfourne la becquée à six damnés nu-pieds, attachés à la queueleuleu, qui, par les barreaux d’une échelle, passent leur tête grimaçante, casquée d’un bonnet de coton.

Mais voici les triomphateurs, les héros de la journée! Sur un trône de jambons, sous un dôme de langues fumées, paraît la reine des Andouilles, couronnée de cervelas, le cou orné d’un chapelet de saucisses enfilées, dont elle joue coquettement avec ses doigts boudinés; escortée de ses estafiers, boudins blancs et boudins noirs, andouillettes de Clamecy, que Riflandouille, le colonel, conduit à la victoire. Armés de broches et de lardoires, ils ont grand air, gras et luisants. Et j’aime aussi ces dignitaires, dont le ventre est une marmite, ou le corps un pâté en croûte, et qui portent, tels les rois mages, qui une hure de cochon, qui un flacon de vin morillon, qui la moutarde de Dijon. Au bruit des cuivres, des cymbales, des écumoires, des lèchefrites, arrive au milieu des risées, sur son âne, le roi des cocus, l’ami Pluviaut. Vincent, c’est lui, il est élu! Assis à rebrousse-poil, coiffé d’un haut turban, un gobelet en main, il écoute sa garde de flotteurs, diables cornus, qui, la gaffe ou la gaule sur l’épaule, dégoisent à voix claire, en bonne langue franche et françoise, sans voiles, son histoire et sa gloire. En sage, il n’en montre pas d’indiscrète fierté; indifférent, il boit, il fouette une lampée; mais quand il passe au pied d’un logis illustré par la même fortune, il crie, levant son verre: «Hohé, confrère, à ta santé!»

Enfin, pour clore le cortège, vient la jolie saison nouvelle. Une fraîche fille, rose et riante, au lisse front, aux cheveux blonds, avec des petits frisons, couronnée de primevères, jaunes et claires, et portant en bandoulière, autour des petits seins ronds, de verts chatons, pris aux noisetiers des buissons. À sa ceinture, une escarcelle sonnante et pleine, et dans ses mains, une corbeille, elle chante, ses sourcils pâles relevés, écarquillant les yeux d’un bleu d’azur léger, la bouche ouverte comme un O sur ses nacottes aiguisées tels des couteaux, elle chante, d’une voix grêle, l’hirondelle, qui reviendra bientôt. À ses côtés, sur le chariot, que traînent quatre grands bœufs blancs, des mignonnes en bon point, bien à point, belles gaillardes au corps gracieux et rebondi et des fillettes à l’âge ingrat, qui comme de jeunes arbrisseaux ont poussé de-ci, de-là. À chacune il manque un morceau; mais du reste le loup ferait un bon repas… Les laiderons jolis! Elles portent dans des cages des oiseaux de passage, ou puisant dans la corbeille de la reine du printemps, elles jettent aux badauds des gâteaux, des surprises, des papillotes, où l’on trouve bonnets et cottes, des pralinés, son sort écrit, des vers d’amour, — ou bien les cornes.

Arrivées au bas du marché, près de la tour, les pucelles sautent du char, et sur la grand-place dansent avec les clercs et les commis. Cependant que Mardi gras, Carême et le roi des cocus poursuivent leur marche triomphale, en s’arrêtant tous les vingt pas, pour dire aux gens leurs vérités, ou la chercher au fond du verre…

À bouère! À bouère! À bouère!

Nous quitterons-nous sans bouère?

Non!

Les Bourguignons ne sont pas si fous

D’se quitter sans boire un coup!

* * *

Mais à trop l’arroser, la langue s’épaissit et la verve se mouille. Je laisse l’ami Vincent faire avec son escorte une station nouvelle, à l’ombre d’un bouchon. La journée est trop belle pour rester encagé. Allons prendre l’air des champs!

Mon vieil ami le curé Chamaille, qui est venu de son village, dans sa charrette à âne, banqueter chez monsieur l’archiprêtre de Saint-Martin, m’invite à le reconduire, un bout de chemin. J’emmène ma Glodie. Nous montons dans le tape-cul. Fouette, bourrique!… Elle est si petite que je propose de la mettre dans le char, entre Glodie et moi… La route blanche s’allonge. Le soleil vieillot somnole; il se chauffe, au coin de son feu, plus qu’il ne nous réchauffe. L’âne s’endort aussi et s’arrête, à penser. Le curé l’interpelle, indigné, de sa voix de gros bourdon:

— Madelon!

L«âne tressaute, tricote de ses fuseaux, zigzague entre deux ornières, et de nouveau s’arrête et médite, insensible à nos objurgations:

— Ah! maudite, sans le signe de croix que tu portes sur le dos, gronde Chamaille, qui lui larde les fesses du bout de son bâton, comme je te casserais ma trique sur l’échine!

Afin de nous reposer, nous faisons une halte, à la première auberge, au détour du chemin, qui de là redescend vers le blanc village d’Armes, dans le clair de son eau mirant son fin museau. Au milieu d’un champ voisin, autour d’un grand noyer qui se carre, dressant dans le ciel enfariné ses bras noirs et sa fière carcasse dépouillée, des filles font une ronde. Allons danser!… Elles ont été porter la crêpe du Mardi gras à commère la pie.

— Aga, Glodie, aga Margot l’agasse[3], avec son gilet blanc sur le bord de son nid, tout là-haut, tout là-haut, qui se penche pour voir! La curieuse! Afin que rien n’échappe à son petit œil rond et à sa langue bavarde, elle a fait sa maison sans porte ni fenêtres, tout au faîte des branches, ouverte à tous les vents. Elle est glacée, trempée, qu’importe? Elle peut tout voir. Elle est de mauvaise humeur, elle a l’air de nous dire: «Qu’ai-je à faire de vos dons? Manants, remportez-les! Croyez-vous que si j’avais envie de votre crêpe, je ne serais pas capable d’aller la prendre chez vous? À manger ce qu’on vous donne, il n’y a pas de plaisir. Je n’ai faim que de ce que je vole.»

— Alors, pourquoi, père-grand, lui donne-t-on la crêpe avec ces beaux rubans? Pourquoi souhaiter sa fête à cette larronnette?

— Parce que, dans la vie, vois-tu, c’est plus prudent d’être bien que d’être mal avec les méchants.

— Eh bien, Colas Breugnon, tu lui en apprends de belles! gronde le curé Chamaille.

— Je ne lui dis pas que c’est beau, je lui dis que c’est ce que chacun fait, toi, curé, tout le premier. Tu peux rouler des yeux. Lorsque tu as affaire à une de tes dévotes qui voient tout, qui savent tout, qui mettent leur nez partout, qui ont la bouche ainsi qu’un sac plein de malices, ose prétendre un peu que, pour les faire taire, tu ne leur bourrerais pas le bec avec des crêpes!

— Ah! Dieu, si cela suffisait! s’exclame le curé.

— J’ai calomnié Margot, elle vaut mieux qu’une femme. Au moins sa langue est bonne parfois à quelque chose.

— Et à quoi donc, grand-père?

— Quand le loup vient, elle crie…

Or, voilà qu’à ces mots, l’agasse se met à crier. Elle jure, elle sacre, elle bat des ailes, elle vole, elle couvre d’invectives je ne sais qui, je ne sais quoi, qui est dans la vallée d’Armes. À la lisière du bois, ses compères emplumés, le geai Charlot et Colas le corbeau, lui répondent sur le même ton aigre et irrité. Les gens rient, les gens crient: «Au loup!» Personne n’y croit. On n’en va pas moins voir (croire est bon, voir vaut mieux) … Et que voit-on?… Nom d’un petit bonhomme! Une bande de gens armés, qui montent la côte au trot. Nous les reconnaissons. Ce sont ces sacripants, les troupes de Vézelay, qui, sachant notre ville démunie de sa garde, s’imaginaient trouver la pie (mais non celle-ci) au nid!…

Je vous prie de penser que nous ne nous attardons pas à les considérer! Chacun crie: sauve qui peut! On se pousse, on se rue. On détale à toutes jambes, sur la route, par les champs, celui-ci ventre à terre, celui-là sur l’autre versant de son individu. Nous trois nous sautons dans la voiture à âne. Comme si elle comprenait, Madelon part comme une flèche, fouettée à tour de bras par le curé Chamaille, qui a, dans son émoi, perdu tout souvenir des égards que l’on doit à l’échine d’un baudet marqué du signe de croix. Nous roulons au milieu d’un flot de gens qui poussent des cris de merlusine, et, couverts de poussière et de gloire, nous entrons à Clamecy, bons premiers, ayant sur nos talons le reste des fuyards. Et toujours au galop, la charrette sautant, Madelon ne touchant plus terre, le curé fouettant, nous traversons le faubourg de Béyant en criant:

— L’ennemi vient!

Les gens riaient d’abord, en nous voyant passer. Mais ils ne furent pas longs à comprendre. Aussitôt, ce fut comme une fourmilière, où l’on vient d’introduire un bâton. Chacun se démenait, sortait, rentrait, sortait. Les hommes s’armaient, les femmes faisaient leur paquet, les objets s’empilaient dans les hottes, les brouettes; tout le peuple du faubourg, abandonnant ses lares, reflua vers la ville, à l’abri des murailles; les flotteurs, sans ôter leurs costumes, leurs masques, cornus, griffus, pansus, qui en Gargantua, et qui en Belzébuth, coururent aux bastions, armés de gaffes et de harpons. Si bien que, quand l’avant-garde de MM. de Vézelay arriva sous les murs, les ponts étaient levés, et il ne restait de l’autre côté des fossés que quelques pauvres diables, qui, n’ayant rien à perdre, ne s’étaient pas beaucoup pressés de le sauver, et le roi des cocus, notre ami Pluviaut, oublié par l’escorte, qui, plein jusqu’au goulot et rond comme Noé, ronflait sur son roussin, en lui tenant la queue.

C’est ici que l’on voit l’avantage, à se trouver en face de Français pour ennemis. D’autres lourdauds, Allemands, ou Suisses, ou Anglais, qui ont l’entendement aux mains et comprennent à Noël ce qu’on leur dit à la Toussaint, eussent cru qu’on raillait; et je n’aurais pas donné un radis de la peau du pauvre Pluviaut. Mais entre gens de chez nous, on s’entend à demi-mot: d’où qu’on vienne, de Lorraine, de Touraine, gens de Champagne ou de Bretagne, oies de Beauce, ânes de Beaune, ou lièvres de Vézelay, qu’on s’étrille, qu’on s’assomme, une bonne plaisanterie est bonne pour tout gaillard françois… En voyant notre Silène, tout le camp ennemi rit, de la bouche et du nez, de la gorge et du menton, du cœur et du bedon. Et, par saint Rigobert, de les voir qui riaient, nous en crevions de rire, le long de nos bastions. Ensuite, nous échangeâmes, par-dessus les fossés, des injures bien plaisantes, à la façon d’Ajax et d’Hector le Troyen. Mais les nôtres étaient de plus moelleuse graisse. Je voudrais les noter, je n’en ai pas le temps; je les noterai toutefois (patience!) dans un recueil que je fais depuis douze ans, des meilleures facéties, paillardises, gaillardises, que j’ai ouïes, dites ou lues (ce serait dommage, vraiment, qu’elles fussent perdues), au cours de mon pèlerinage en cette vallée de larmes. D’y penser seulement, j’ai le ventre secoué; je viens, en écrivant, de faire un gros pâté.


* * *

Quand nous eûmes bien crié, fallut agir (agir après parler, repose). Ni eux, ni nous n’y tenions guère. Le coup était manqué pour eux, nous étions à l’abri: ils n’avaient nulle envie d’escalader nos murs; on risque trop de se rompre les os. Cependant, s’agissait de faire, coûte que coûte, quelque chose, n’importe quoi. On brûla de la poudre, on déchargea des pétarades en veux-tu? eh! en voilà! Nul n’en souffrit, que les moineaux. Le dos au mur, au pied du parapet, assis en paix, nous attendions que les pruneaux eussent passé, pour décharger aussi les nôtres, mais sans viser (il ne faut pas trop s’exposer). On ne se risquait à regarder que lorsqu’on entendait brailler leurs prisonniers: ils étaient bien une douzaine, hommes et femmes de Béyant, tous alignés, non pas la face, mais la pile tournée aux murs à qui l’on donnait la fessée. Ils criaient plus fort que l’anguille, mais le mal n’était pas grand. Pour nous venger, bien abrités, nous défilâmes tout le long de nos courtines, brandissant au-dessus des murs, embrochés au bout de nos piques, jambons, cervelas et boudins. Nous entendions les cris de rage et de désir des assiégeants. Nous nous en fîmes une pinte de bon sang; et, pour n’en point perdre une goutte (lorsque tu tiens une bonne farce, jusqu’à la moelle ronge l’os!) le soir venu, nous installâmes sous le ciel clair, sur les talus, avec les murs pour paravent, tables chargées de victuailles et de flacons; nous banquetâmes, à grand fracas, chantant, trinquant, à la santé du Mardi gras. Du coup, les autres en faillirent crever de fureur dans leur peau. Ainsi la journée se passa gentiment, sans trop de dégât. Si ce n’est que l’un des nôtres, le gros Gueneau de Pousseaux, ayant voulu, dans sa ribote, se promener sur la muraille, le verre en main pour les narguer, eut d’une mousquetade sa cervelle et son verre mis en capilotade. Et de notre côté, nous en estropiâmes un ou deux, en échange. Mais notre bonne humeur n’en fut point altérée. Point de fête, on le sait, sans quelques pots cassés.

Chamaille attendait la nuit, pour sortir de la ville et pour rentrer chez lui. Nous avions beau lui dire:

— Ami, tu risques gros. Attends plutôt la fin. Dieu se chargera bien de tes paroissiens.

Il répondait:

— Ma place est parmi mes agneaux. Je suis le bras de Dieu; et si je fais défaut, Dieu restera manchot. Il ne le sera point où je serai, j’en jure.

— Je le crois, je le crois, dis-je, tu l’as prouvé, lorsque les huguenots assiégeaient ton clocher et que tu assommas d’un gros moellon leur capitaine Papiphage.

— Il fut bien étonné, dit-il, le mécréant! Et je le fus pareillement. Je suis bonhomme et n’aime point à voir couler le sang. C’est dégoûtant. Mais diable sait ce qui vous passe en la carcasse, quand on est parmi les fous! On devient loup.

Je dis:

— C’est vrai, il n’est rien de tel que d’être en foule pour n’avoir plus le sens commun. Cent sages font un fou, et cent moutons un loup… Mais dis-moi donc, curé, à ce propos, comment arranges-tu ensemble les deux morales — celle de l’homme seul qui vit en tête à tête avec sa conscience et demande la paix pour lui et pour les autres, — et la morale des troupeaux d’hommes, des États, qui font de la guerre et du crime une vertu? Laquelle vient de Dieu?

— Belle question, parbleu!… Toutes les deux. Tout vient de Dieu.

— Alors, il ne sait ce qu’il veut. Mais je crois bien plutôt qu’il le sait et ne peut. N’a-t-il affaire qu’à l’homme isolé, c’est facile: il lui est fort aisé de se faire obéir. Mais quand l’homme est en troupe, Dieu n’en mène pas large. Que peut un seul contre tous? Alors, l’homme est livré à la terre, sa mère, qui lui souffle son esprit carnassier… Tu te souviens du conte de chez nous, où des hommes, à certains jours, sont loups, et puis ils rentrent dans leur peau. Nos vieux contes en savent plus long que ton bréviaire, mon curé. Chaque homme dans l’État reprend sa peau de loup. Et les États, les rois, leurs ministres ont beau s’habiller en bergers, et, les fourbes, se dire cousins du grand berger, du tien, du Bon Pasteur, ils sont tous loups-cerviers, taureaux, gueules et ventres, que rien ne peut combler. Et pourquoi? Pour nourrir la faim immense de la terre.

— Tu divagues, païen, dit Chamaille. Les loups viennent de Dieu, comme le reste. Il a tout fait pour notre bien. Ne sais-tu pas que c’est Jésus qui, nous dit-on, créa le loup, afin de défendre les choux, qui poussaient dans le jardinet de la Vierge, sa sainte mère, contre les chèvres et les cabris? Il eut raison. Inclinons-nous. Nous nous plaignons toujours des forts. Mais, mon ami, si les faibles devenaient rois, ce serait encore bien pis. Conclusion: tout est bon, les loups et les moutons; les moutons ont besoin des loups, pour les garder; et les loups des moutons: car il faut bien manger… Là-dessus, mon Colas, je vas garder mes choux.

Sa soutane il troussa, son gourdin empoigna, et dans la nuit sans lune il partit, en m’ayant avec émotion confié Madelon.

Les jours suivants, ce fut moins gai. Nous avions sottement bâfré, le premier soir, sans compter, par goinfrerie, forfanterie, et par stupidité. Et nos provisions étaient plus qu’écornées. Il fallut se serrer le ventre; on le serra. Mais on crânait toujours. Quand les boudins furent mangés, on en fabriqua d’autres, des boyaux rembourrés de son, des cordes trempées de goudron, qu’on promenait sur des harpons, à la barbe de l’ennemi. Mais le drôle éventa la ruse. Une balle trancha l’un des boudins, au beau milieu. Et qui rit le plus fort, alors? Ce ne fut pas nous. Pour nous achever, ces brigands, nous voyant pêcher à la ligne, du haut des murs dans la rivière, imaginèrent, aux écluses amont, aval, de poser de grands filets pour intercepter la friture. En vain notre archiprêtre objurgua ces mauvais chrétiens de nous laisser faire carême. Faute de maigre, il fallut bien vivre sur notre lard.

Nous aurions pu, sans doute, implorer le secours de M. de Nevers. Mais, pour ne rien cacher, nous n’étions pas pressés d’héberger de nouveau ses troupes. Il nous en coûtait moins d’avoir les ennemis devant nos murs que, dedans, les amis. Aussi, tant qu’on pouvait se passer d’eux, on se taisait; c’était le mieux. Et l’ennemi, de son côté, était assez discret pour ne les point mander. On préférait s’entendre à deux, sans un troisième. On ouvrit donc, sans se presser, les pourparlers. Et cependant, dans les deux camps, on menait une vie très sage, se couchant tôt, se levant tard et tout le jour jouant aux boules, au bouchon, bâillant d’ennui plus que de faim, et sommeillant tant et si bien qu’en jeûnant nous engraissâmes. On remuait le moins possible. Mais il était bien difficile de tenir aussi les enfants. Ces garnements toujours courant, piaillant, riant, en mouvement, ne cessaient point de s’exposer, grimpant aux murs, tirant la langue à l’assiégeant, le bombardant à coups de pierres; ils avaient une artillerie de seringues en sureau, de frondes à ficelle, de bâtons refendus… attrape ci, attrape ça, vlan dans le tas!… Et nos singes hurlaient de rire; et furieux, les lapidés juraient de les exterminer. On nous cria que le premier des polissons qui sur les murs montrerait le bout de son nez serait arquebusé. Nous promîmes de les surveiller; mais nous avions beau leur allonger les oreilles et leur faire la grosse voix, ils nous filaient entre les doigts. Et le plus fort (j’en tremble encore) fut qu’un beau soir j’entends un cri: c’était Glodie (non! qui l’eût dit!), cette eau qui dort, sainte-nitouche, ah! la mâtine! mon trésor!… qui du talus dans le fossé venait de faire le plongeon… Dieu bon, je l’aurais fouettée!… Sur les murs je ne fis qu’un bond. Et tous, penchés, nous regardions… L’ennemi aurait eu beau jeu, s’il eût voulu de nous pour cibles; mais, comme nous, il regardait au fond du fossé ma chérie, qui (la Sainte Vierge soit bénie!) avait roulé douillettement comme un chaton, et, sans autrement s’effarer, assise dans l’herbe fleurie, levait la tête vers les têtes qui se penchaient des deux côtés, leur faisait la risette et cueillait un bouquet. Tous lui riaient aussi. Monseigneur de Ragny, le commandant de l’ennemi, défendit que l’on fît aucun mal à l’enfant, et même il lui jeta, brave homme, son drageoir.

Mais pendant qu’on était occupé de Glodie, Martine (on n’en finit jamais avec les femmes), pour sauver sa brebis, tout le long du talus dégringolait aussi, courant, glissant, roulant, la jupe jusqu’au cou retroussée et montrant à tous les assiégeants, fièrement, son orient, son occident, les quatre points du firmament, et l’autre au ciel resplendissant. Son succès fut éclatant. Elle n’en fut intimidée, prit sa Glodie, et l’embrassa, et la claqua.

Enthousiasmé par ses appâts, n’écoutant pas son capitaine, un grand soldat dans le fossé bondit et vint à elle, tout courant. Elle attendit. De nos remparts nous lui jetâmes un balai. Elle l’empoigna, et bravement sur l’ennemi elle marcha, et trique et traque, pati patac, le galant n’en menait pas large, et tue! et rue! il décampa, sonnez trompettes et clairons! On hissa la triomphatrice, avec l’enfant, parmi les rires des deux camps; et je tirais, fier comme un paon, la corde au bout de laquelle montait ma gaillarde, qui exposait à l’ennemi l’astre des nuits.

On mit une semaine encore à discuter. (Toutes les occasions sont bonnes pour causer.) Le faux bruit de l’approche de M. de Nevers nous mit enfin d’accord; et l’entente se fit, en somme, à bon marché: nous promîmes à ceux de Vézelay la dîme des vendanges prochaines. Fait bon promettre ce qu’on n’a, ce qu’on aura… On ne l’aura peut-être pas; dans tous les cas, sous les ponts l’eau passera, et du vin dans notre estomac.

Des deux côtés, nous étions donc bien satisfaits les uns des autres, et de nous beaucoup plus encore. Mais à peine sortis de l’averse, nous vint nouvelle pluie. Ce fut dans la nuit justement qui suivit le traité, qu’aux cieux parut un signe. Sur les dix heures, il sortit de derrière Sembert, où il était tapi, et, glissant dans le pré des étoiles, vers Saint-Pierre-du-Mont comme un serpent il s’allongea. Il semblait une épée dont la pointe était une torche, avec des langues de fumée. Et une main tenait le manche, dont les cinq doigts se terminaient par des têtes hurlantes. On distinguait à l’annulaire une femme dont les cheveux flottaient au vent. Et la largeur, à la poignée de l’épée, était d’un empan; sept à huit lignes, à la pointe; trois lignes et deux pouces, en son milieu, exactement. Et sa couleur était sanglante, violacée, tuméfiée, ainsi qu’une blessure au flanc. Toutes nos têtes, vers le ciel, la bouche bée, étaient levées; on entendait claquer les dents. Et les deux camps se demandaient lequel des deux était visé par le présage. Et nous étions bien convaincus que c’était l’autre. Mais tous avaient la chair de poule. Excepté moi. Je n’eus point peur. Il faut dire que je ne vis rien, j’étais couché depuis neuf heures. M’étais couché pour obéir à l’almanach: car c’était la date indiquée, afin de prendre médecine; et où qu’on soit, quand l’almanach commande, je m’exécute sans réplique: car c’est parole d’Évangile. Mais comme on m’a tout raconté, c’est comme si je l’avais vu. Je l’ai noté.


* * *

Après que la paix fut signée, ennemis et amis, ensemble on banqueta. Et comme était venue alors la Mi-Carême, jeûne rompu, on s’en donna. Des villages des environs nous arrivèrent à foison, pour fêter notre délivrance, les mangeailles et les mangeurs. Ce fut une belle journée. Tout le long des remparts, la table était dressée. On y servit trois marcassins, rôtis entiers, et rembourrés d’un hachis épicé d’abats de sangliers et de foie de héron, des jambons parfumés, fumés dans l’âtre avec des branches de genévrier; des pâtés de lièvre et de porc, embaumés d’ail et de laurier; des andouillettes et des tripes; des brochets et des escargots; du gras-double, de noirs civets, qui, devant qu’on en eût tâté, vous grisaient par le nez; et des têtes de veau qui fondaient sous la langue; et des buissons ardents d’écrevisses poivrées, qui vous embrasaient le gosier; et là-dessus, pour l’apaiser, des salades à l’échalote vinaigrées, et de fières lampées des crus de la Chapotte, de Mandre, de Vaufilloux; et, pour dessert, le blanc caillé, frais, granuleux, qui s’écrasait entre la langue et le palais; et des biscuits qui vous torchaient un verre plein comme une éponge, d’un seul coup.

Aucun de nous ne lâcha pied, tant qu’il resta de quoi bâfrer. Loué soit Dieu qui nous donna de pouvoir en si peu d’espace, dans le sac de notre estomac, empiler flacons et plats. Surtout la joute fut belle entre l’ermite Courte-Oreille de Saint-Martin-de-Vézelay, qui les Vézeliens escortait (ce grand observateur qui le premier, dit-on, nota qu’un âne ne peut braire s’il n’a la queue en l’air), et le nôtre (je ne dis âne), Dom Hennequin, qui prétendait qu’il avait dû jadis être carpe ou brochet, tant il avait dégoût de l’eau, pour en avoir trop bu sans doute, en l’autre vie. Bref, quand nous sortîmes de table, Vézeliens et Clamecycois, nous avions les uns pour les autres bien plus d’estime qu’au potage: c’est au manger que l’on apprend ce que vaut l’homme. Qui aime ce qui est bon, je l’aime: il est bon Bourguignon.

Enfin, pour achever de nous mettre d’accord, nous digérions notre dîner, lorsque parurent les renforts que M. de Nevers envoyait pour nous protéger. Nous rîmes bien; et nos deux camps, très poliment, les prièrent de s’en retourner. Ils n’osèrent pas insister, et s’en allèrent tout penauds, comme chiens que brebis font paître. Et nous disions, nous embrassant: — Étions-nous bêtes de nous battre pour le profit de nos gardiens! Si nous n’avions pas d’ennemis, ils en inventeraient, parbleu! pour nous défendre. Grand merci! Dieu nous sauve de nos sauveurs! Nous nous sauverons bien tout seuls. Pauvres moutons! Si nous n’avions à nous défendre que du loup, nous saurions bien nous en garder. Mais qui nous gardera du berger?

III

LE CURÉ DE BRÈVES

Prime avril.

Aussitôt que les chemins furent débarrassés de ces visiteurs importuns, je résolus de m’en aller, sans plus tarder, voir mon Chamaille en son village. Je n’étais pas bien inquiet de ce qu’il était devenu. Le gaillard sait se défendre! N’importe! l’on est plus tranquille, lorsqu’on a vu avec ses yeux l’ami lointain… Et puis, il me fallait me dégourdir les jambes.

Je partis donc sans en rien dire, et je suivais en sifflotant le long du bord de la rivière, qui s’étire au pied des collines boisées. Sur les feuilles nouvelettes s’égrenaient les gouttelettes d’une petite pluie bénie, pleurs du printemps, qui se taisait quelques moments, puis reprenait tranquillement. Dans les futaies, un écureuil amoureux miaulait. Dans les prés, les oies jabotaient. Les merles s’en donnaient à gorge que veux-tu et la petite serrurière faisait son: «titiput»…

Sur le chemin, je décidai de m’arrêter, pour aller prendre à Dorceny mon autre ami, le notaire, maître Paillard: de même que les Grâces, nous ne sommes au complet qu’à trois. Je le trouvai dans son étude, qui griffonnait sur ses minutes le temps qu’il faisait, les rêves qu’il avait eus et ses vues sur la politique. Auprès de lui était ouvert, à côté du De Legibus, le livre des Prophéties de M. Nostradamus. Quand on est, toute sa vie, calfeutré dans son logis, l’esprit prend sa revanche et ne s’en va que mieux dans les plaines du rêve et les taillis du souvenir; et, faute de pouvoir diriger la machine ronde, il lit dans l’avenir ce qu’il adviendra du monde. Tout est écrit, dit-on: je le crois, mais j’avoue que je n’ai jamais réussi à lire dans les Centuries l’avenir que lorsqu’il était accompli.

En me voyant, le bon Paillard s’épanouit; et la maison, du haut en bas, retentit de nos éclats. Il me réjouit à regarder, le petit homme, bedonnant, face grêlée, de larges joues, nez coloré, les yeux plissés, vifs et rusés, l’air renfrogné, et bougonnant contre le temps, contre les gens, mais dans le fond très bon plaisant, toujours raillant, et beaucoup plus farceur que moi. C’est son bonheur de vous lâcher, d’un air sévère, une énorme calembredaine. Et grave, il est beau à voir, à table, avec la bouteille, invoquant Comus et Momus, et entonnant sa chansonnette. Tout content de m’avoir, il me tenait les mains dans ses mains grosses et gourdes, mais comme lui malignes, adroites diablement à tripoter les instruments, limer, rogner, relier, menuiser. Il a tout fait dans sa maison; et le tout n’est pas beau, mais le tout est de lui; et beau ou laid, c’est son portrait.

Pour n’en point perdre l’habitude, il se plaignit de ci de ça; et moi, par contradiction, je trouvais bon et ça et ci. Il est, lui, le docteur Tant-Pis, et moi, Tant-Mieux: c’est notre jeu. Il grogna contre ses clients; et sans doute il faut avouer qu’ils mettent peu d’empressement à le payer: car certaines de ses créances remontent à trente-cinq ans; et bien qu’intéressé, il ne se hâte point de les faire rentrer. Les autres, s’ils s’acquittent, c’est par hasard, quand ils y pensent; en nature: un panier d’œufs, une paire de poulets. C’est la coutume; et l’on trouverait offensant qu’il réclamât son argent. Il grognait, mais il laissait faire; et je crois qu’à leur place, il en eût fait autant.

Heureusement pour lui, son bien lui suffisait. Une fortune rondelette et qui faisait des œufs. Peu de besoins. Un vieux garçon; ne chassant pas les cotillons; et pour les plaisirs de la table, Nature y a pourvu chez nous, la table est mise dans nos champs. Nos vignes, nos vergers, nos viviers, nos clapiers sont d’abondants garde-manger. Sa plus grande dépense était pour ses bouquins, qu’il montrait, mais de loin (car l’animal n’est point prêteur), et pour une manie qu’il a de regarder la lune (polisson) avec ses lunettes qui sont nouvellement de Hollande venues. Il s’est dans son grenier, dessus son toit, parmi les cheminées, aménagé une plate-forme branlante, d’où il observe gravement le firmament tournant; il s’efforce d’y déchiffrer, sans y trop rien comprendre, l’alphabet de nos destinées. Au reste, il n’y croit pas, mais il aime à y croire. En quoi je le comprends: on a plaisir, de sa fenêtre, à voir passer les feux du ciel, comme, en la rue, les demoiselles; on leur prête des aventures, des intrigues, un roman; et vrai ou non, c’est amusant.

Nous discutâmes longuement sur le prodige, sur l’épée de feu sanglant dans la nuit brandie le mercredi d’avant. Et chacun expliquait le signe, à sa façon; bien entendu, chacun soutenait mordicus que seul son sens était le bon. Mais à la fin, nous découvrîmes que lui ni moi n’avions rien vu. Car ce soir-là, mon astrologue, justement, avait fait un somme devant son instrument. Du moment que l’on n’est plus seul à avoir été sot, on en prend son parti. Nous le prîmes joyeusement.

Et nous sortîmes, bien décidés à n’en rien confesser au curé. Nous allâmes à travers champs, examinant les jeunes pousses, les fuseaux roses des buissons, les oiseaux qui faisaient leurs nids, et sur la plaine un épervier, comme une roue, aux cieux tournant. Nous nous contions en riant la bonne farce que naguère à Chamaille nous avions faite. Pendant des mois, Paillard et moi, nous avions sué sang et eau afin d’apprendre à un gros merle mis en cage un chant huguenot. Après quoi, nous l’avions lâché dans le jardin de mon curé. S’y trouvant bien, il s’était fait le magister des autres merles du village. Et Chamaille, que leur choral venait troubler, quand il lisait son bréviaire, se signait, sacrait, croyait que le diable était lâché dans son jardin, l’exorcisait et, de rage, embusqué derrière son volet, arquebusait l’Esprit Malin. Il n’en était point dupe d’ailleurs tout à fait. Car lorsqu’il avait tué le diable, il le mangeait.


* * *

Tout en causant nous arrivâmes.

Brèves semblait dormir. Les maisons sur la route bâillaient, portes ouvertes, au soleil du printemps, et au nez des passants. Aucun visage humain, qu’au rebord d’un fossé le derrière d’un marmot, qui se donnait de l’air et qui faisait de l’eau. Mais à mesure que Paillard et moi, nous tenant par le bras, avancions en devisant vers le centre du bourg, par le chemin jonché de pailles et de bouses, montait un ronflement d’abeilles irritées. Et quand nous débouchâmes sur la place de l’église, nous la trouvâmes pleine de gens gesticulant, pérorant et piaillant. Au milieu, sur le seuil de la porte entrouverte du jardin de la cure, Chamaille, cramoisi de colère, braillait, en montrant les deux poings à tous ses paroissiens. Nous tâchions de comprendre; mais nous n’entendions rien qu’un tumulte de voix:

«...Chenilles et chenillots… Hannetons et mulots… Cum spiritu tuo…»

Et Chamaille criait:

— Non! non! je n’irai pas!

Et la foule:

— Sacré nom! Es-tu notre curé? réponds-nous, oui ou non? Si tu l’es (et tu l’es), c’est pour que tu nous serves.

Et Chamaille:

— Faquins! Je sers Dieu, non pas vous…

Ce fut un beau tapage. Chamaille, pour en finir, plaqua l’huis au visage de ses administrés; au travers de la grille, on vit encore ses deux mains s’agiter, dont l’une par habitude répandait sur son peuple onctueusement la pluie de la bénédiction et dont l’autre levait sur la terre le tonnerre de la malédiction. Une dernière fois, à la fenêtre de la maison, parut son ventre rond et sa face carrée, qui, ne pouvant se faire entendre au milieu des huées, répliqua rageusement avec un pied de nez. Là-dessus, volets clos et visage de bois. Les crieurs se lassèrent; la place se vida; et, nous glissant derrière les badauds clairsemés, nous pûmes enfin à l’huis de Chamaille frapper.

Nous frappâmes longtemps. L’animal entêté ne voulait pas ouvrir.

— Hé! monsieur le curé!…

Nous avions beau héler (nous déguisions nos voix, afin de nous amuser):

— Maître Chamaille, êtes-vous là?

— Au diable! Je n’y suis pas.

Et comme nous insistions:

— Voulez-vous lever le camp! Si vous ne laissez ma porte, je vais, bougres de chiens, vous baptiser de belle sorte!

Il faillit sur nos dos verser son pot à eau. Nous criâmes:

— Chamaille, au moins verse du vin!

À ces mots, par miracle, l’orage s’apaisa. Rouge comme un soleil, la bonne figure réjouie de Chamaille se pencha:

— Nom d’un petit bonhomme! Breugnon, Paillard, c’est vous? J’allais en faire de belles! Ah! les sacrés farceurs! que ne le disiez-vous?

Notre homme quatre à quatre dégringole ses marches.

— Entrez! Entrez! Bénis! Çà, que je vous embrasse! Bonnes gens, que je suis aise de voir figure humaine après tous ces babouins! Avez-vous assisté à la danse qu’ils faisaient? Qu’ils dansent tant qu’il leur plaît, je ne bougerai pas. Montez, nous allons boire. Vous devez avoir chaud. Vouloir me faire sortir avec le Saint-Sacrement! Il va pleuvoir tantôt: nous serions, le bon Dieu et moi, trempés comme des soupes. Sommes-nous à leur service? Suis-je un valet de ferme? Traiter l’homme de Dieu en manant! Sacripants! Je suis fait pour curer leurs âmes et non leurs champs.

— Ah! çà, demandâmes-nous, qu’est-ce que tu nous chantes? À qui diable en as-tu?

— Montez, montez, dit-il. Là-haut, nous serons mieux. Mais d’abord, il faut boire. Je n’en puis plus, j’étouffe!… Que dites-vous de ce vin? Certes il n’est point des pires. Croiriez-vous, mes amis, que ces animaux-là avaient la prétention de me faire, tous les jours, faire les Rogations, dès Pâques… Pourquoi pas depuis les Rois jusqu’à la Circoncision? Et cela, pour des hannetons!

— Des hannetons! dîmes-nous. Sûrement, quelques-uns te sont restés pour compte. Tu divagues, Chamaille.

— Je ne divague point, cria-t-il indigné. Ah! cela, c’est trop fort! C’est moi qui suis en butte à toutes leurs folies et c’est moi qui suis fou!

— Alors, explique-toi en homme pondéré.

— Vous me feriez damner, fit-il en s’épongeant de fureur; il faudrait que je restasse calme, quand on nous tarabuste, moi et Dieu, Dieu et moi, toute la sainte journée, pour que nous nous prêtions à leurs billevesées!… Or, sachez (ouf! j’étoufferai, c’est sûr) que ces païens qui se soucient comme d’une guigne de la vie éternelle, et ne lavent pas plus leur âme que leurs pieds, exigent de leur curé la pluie et le beau temps. Il faut que je commande au soleil, à la lune: «Un peu de chaud, de l’eau, assez, pas trop n’en faut, un petit soleil doux, moelleux, enveloppé, une brise légère, surtout pas de gelées, encore une arrosée, Seigneur, c’est pour ma vigne; arrête, assez pissé! À présent, il me faut un petit coup de feu…»

À entendre ces marauds, il semblerait que Dieu n’ait rien de mieux à faire, sous le fouet de la prière, que l’âne du jardinier, attaché à sa meule, qui fait monter de l’eau. Encore (c’est le plus beau!) ne s’entendent-ils pas entre eux: l’un veut la pluie, quand l’autre veut le soleil. Et les voilà qui lancent les saints à la rescousse! Ils sont trente-sept, là-haut, qui font de l’eau. Marche en tête, lance en main, saint Médard, grand pissard. De l’autre part, ils ne sont que deux: saint Raymond et saint Dié, qui dissipent les nuées. Mais viennent en renfort saint Blaise chasse-vent, Christophe pare-grêle, Valérien avale-orage, Aurélien tranche-tonnerre, saint Clair fait le temps clair. La discorde est au ciel. Tous ces grands personnages se flanquent des horions. Et voici saintes Suzanne, Hélène et Scholastique qui se prennent au chignon. Le bon Dieu ne sait plus à quel saint se vouer. Et si Dieu n’en sait rien, que saura son curé? Pauvre curé!… Enfin, ce n’est pas mon affaire. Je ne suis là que pour transmettre les prières. Et l’exécution regarde le patron. Aussi ne dirais-je rien (quoique cette idolâtrie, entre nous, me dégoûte… Mon doux Seigneur Jésus, êtes-vous mort en vain?) si du moins ces vauriens ne voulaient me mêler aux querelles du ciel. Mais (ils sont enragés!) ils prétendent se servir de moi et de la croix, comme d’un talisman, contre toutes les vermines qui dévorent leurs champs. Un jour c’est pour les rats qui rongent les grains des granges. Procession, exorcisme, prière à saint Nicaise. Jour glacé de décembre, de la neige jusqu’au dos: j’y pris un lumbago… Ensuite, pour les chenilles. Prières à sainte Gertrude, procession. C’est en mars: giboulées, neige fondue, pluie gelée: j’attrape un enrouement, je tousse depuis ce temps… Aujourd’hui, les hannetons. Encore une procession! Il faudrait que je fisse le tour de leurs vergers (un gros soleil de plomb, des nuages pansus et bleu noir comme des mouches, un orage qui mitonne, je reviendrais avec un bon chaud refroidi) en chantant le verset: «Ibi ceciderunt fauteurs d’iniquité, atque expulsi sunt et n’ont pas pu stare…» Mais c’est moi qui serais proprement expulsé!… «Ibi cecidit Chamaille Baptiste, dit Dulcis, curé.»… Non, non, non, grand merci! Je ne suis pas pressé. On se lasse, à la fin, des meilleures plaisanteries. Est-ce à moi, s’il vous plaît, d’écheniller leurs champs? Si les hannetons les gênent, qu’ils se déshannetonnent eux-mêmes, ces feignants! Aide-toi, et le Ciel t’aidera. Ce serait trop commode de se croiser les bras et de dire au curé: «fais ceci, fais cela!» Je ferai ce qu’il plaît à Dieu, et moi: je bois. Je bois. Faites de même… Quant à eux, qu’ils m’assiègent, s’ils veulent! Je n’en ai cure, compagnons, et je jure qu’ils lèveront plutôt le siège de ma maison, que je ne lèverai le mien de ce fauteuil. Buvons!


* * *

Il but, exténué par sa grande dépense de souffle et d’éloquence. Et nous, ainsi que lui, levâmes notre verre dessus notre goulet, regardant au travers le ciel et notre sort, qui nous paraissaient roses. Pendant quelques minutes, le silence régna. Seul, Paillard, qui claquait de la langue, et Chamaille, dans le gros cou de qui le vin faisait: glouglou. Il buvait d’un seul trait, Paillard, à petits coups. Chamaille, quand le flot tombait au fond du trou, faisait: «Han!» en levant ses yeux au firmament. Paillard regardait son verre, par-dessus, par-dessous, à l’ombre et au soleil, le humait, reniflait, buvait du nez, de l’œil, autant que du palais. Pour moi, je savourais ensemble le breuvage et les buveurs; ma joie s’augmentait de la leur, et de les observer: boire et voir font la paire; c’est un morceau de roi. Je n’en fessais pas moins, prompt et preste, mon verre. Et tous trois, bien au pas; point de retardataire!… Qui le croirait pourtant? Quand nous fîmes le compte, celui qui arriva premier à la barrière, d’une bonne lampée, fut monsieur le notaire.

Après que la rosée de cave eut humecté doucement nos gésiers et rendu la souplesse aux esprits animaux, nos âmes s’épanouirent, et nos faces aussi. À la fenêtre ouverte, accoudés, attendris, nous regardions avec extase dans les champs le printemps nouveau, le gai soleil sur les fuseaux des peupliers qui se remplument, au creux du val l’Yonne cachée qui tourne et tourne dans les prés, comme un jeune chien qui se joue, et d’où montait à nous l’écho des battoirs et des laveuses et des canes cacardeuses. Et Chamaille, déridé, disait, en nous pinçant le bras:

— Qu’il fait bon vivre, en ce pays! Que le Dieu du ciel soit béni, qui tous trois nous fit naître ici! Se peut-il rien de plus mignon, de plus riant, de plus touchant, attendrissant, appétissant, gras, moelleux et gracieux! On en a les larmes aux yeux. On voudrait le manger, le gueux!

Nous approuvions, du menton, lorsque soudain il repartit:

— Mais pourquoi diable eut-il l’idée, là-haut, de faire en ce pays pousser ces animaux-ci? Il eut raison, c’est entendu. Il sait ce qu’il fait, il faut croire… mais je préférerais, je l’avoue, qu’il eût tort, et que mes paroissiens fussent au diable, où l’on voudra: chez les Incas ou le Grand Turc, je ne m’en soucie, pourvu qu’ils soient ailleurs qu’ici!

Nous lui dîmes:

— Chamaille, ils sont pourtant les mêmes. Autant ceux-ci que d’autres! À quoi sert de changer?

— C’est donc, reprit Chamaille, qu’ils ont été créés, non pour être sauvés par moi, mais se sauver, en me forçant à faire pénitence sur terre. Convenez, mes compères, convenez qu’il n’est guère métier plus misérable que celui d’un curé de campagne, qui sue à faire entrer les saintes vérités dans le crâne endurci de ces pauvres hébétés. On a beau les nourrir du suc de l’Évangile et faire à leurs bambins téter le catéchisme: le fait à peine entré leur ressort par le nez; faut à ces grands gousiers plus grossière pâtée. Quand ils ont mâchonné quelque temps un ave, d’un coin de bouche à l’autre promené litanies, ou, pour s’entendre braire, chanté vêpres et complies, rien des sacrées paroles ne passe le parvis de leur gueule assoiffée. Le cœur ni l’estomac n’en reçoit quasi rien. Après comme devant, ils restent purs païens. En vain, depuis des siècles, nous extirpons des champs, des ruisseaux, des forêts, les génies et les fées; vainement, nous soufflons, à en faire éclater nos joues et nos poumons, nous soufflons, ressoufflons ces flambeaux infernaux, afin que, dans la nuit plus noire de l’univers, la lumière du vrai Dieu seule se fasse voir, jamais on n’a pu tuer ces esprits de la terre, ces sales superstitions, cette âme de la matière. Les vieilles souches des chênes, les noires pierres-qui-virent, continuent d’abriter cette engeance satanique. Combien nous en avons pourtant brisées, taillées, pillées, brûlées, déracinées! Il faudrait retourner chaque motte, chaque pierre, la terre tout entière de la Gaule, notre mère, pour finir d’arracher les diables qu’elle a au corps. On n’y arriverait même pas. Cette damnée nature nous glisse entre les mains: vous lui coupez les pattes, il repousse des ailes. Pour chaque dieu qu’on tue, il en renaît dix autres. Tout est dieu, tout est diable, pour ces abrutis-là. Ils croient aux loups-garous, au cheval blanc sans tête et à la poule noire, au grand serpent humain, au lutin Fouletot et aux canards sorciers… Mais dites-moi, je vous prie, la tête que doit faire, au milieu de ces monstres éclopés, échappés de l’Arche de Noé, le doux fils de Marie et du pieux charpentier!

Mons Paillard répondit:

— Compère, «œil un autre œil voit, et non soi». Tes paroissiens sont fous, c’est certain. Mais toi, es-tu plus sain? Curé, tu n’as rien à dire; car tu fais tout comme eux. Tes saints valent-ils mieux que leurs lutins et leurs fées?… Ce n’était pas assez d’avoir un Dieu en trois, ou trois qui en font un, et la déesse mère, il a fallu loger dans votre Panthéon un tas de petits dieux en chausses et en jupons, afin de remplacer ceux qui étaient brisés et de remplir les niches que vous aviez vidées. Mais ces dieux, non, vrai Dieu! ne valent pas les vieux. On ne sait d’où ils viennent; il en sort de partout, comme des limaçons, tous mal faits, gens de peu, pouacres, stropiats, mal lavés, couverts de plaies et bosses, et mangés de vermine: l’un exhibe un moignon qui saigne, ou sur sa cuisse un ulcère luisant; l’autre coquettement porte sur son chignon enfoncé, un tranchoir; celui-ci se promène la tête sous le bras; celui-là, tout glorieux, entre ses doigts secoue sa peau, comme une chemise. Et, sans aller si loin, que dirons-nous, curé, de ton saint, de celui qui trône en ton église, le Stylite Simon, qui pendant quarante ans se tint sur une jambe, au sommet d’un pilier, à l’instar d’un héron?

Chamaille sursauta et cria:

— Halte-là! passe encore pour les autres saints! Je ne suis pas chargé de les garder. Mais, païen, celui-là, c’est le mien, je suis chez lui. Mon ami, sois poli!

— Laissons donc (je suis ton hôte) sur sa patte ton échassier; mais dis-moi ce que tu penses de l’abbé de Corbigny, qui prétend avoir en bouteille du lait de la Très Sainte-Vierge; et dis-moi que te semble aussi M. de Sermizelles, qui, un jour, ayant la courante, s’administra de l’eau bénite et de la poudre de reliques, en tisane de lavement!

— Ce que j’en pense, dit Chamaille, c’est que toi-même, toi qui railles, si tu souffrais du fondement, tu en ferais peut-être autant. Quant à l’abbé de Corbigny, tous ces moines, pour nous prendre la pratique, tiendraient boutique, s’ils le pouvaient, de lait d’archanges, de crème d’anges, et de beurre de séraphins. Ne parle pas de ces gens-là! Moine et curé, c’est chien et chat.

— Alors, curé, tu n’y crois pas, à ces reliques?

— Non, pas aux leurs, je crois aux miennes. J’ai l’os acromion de sainte Diétrine, qui éclaircit l’urine et le teint des diétreux[4]. Et j’ai le bregmatis carré de saint Étoupe qui chasse les démons des ventres des moutons… Veux-tu bien ne pas rire! Parpaillot, tu te gausses? Tu ne crois donc à rien? J’ai les titres ici (aveugles qui en doute! je m’en vais les chercher), sur parchemin signés; tu verras, tu verras leur authenticité.

— Reste assis, reste assis, et laisse tes papiers. Tu n’y crois pas non plus, Chamaille, ton nez bouge… Quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, un os sera toujours un os, et qui l’adore un idolâtre. Chaque chose en sa place: les morts au cimetière! Moi, je crois aux vivants, je crois qu’il fait grand jour, que je bois et raisonne — et raisonne fort bien — que deux et deux font quatre, que la terre est un astre immobile et perdu dans l’espace tournant; je crois en Guy Coquille, et puis te réciter, si tu veux, tout du long, le recueil des Coutumes de notre Nivernois; je crois aussi aux livres où la science de l’homme et son expérience goutte à goutte se filtrent; par-dessus tout, je crois en mon entendement. Et (cela va sans dire) je crois également en la sacrée Parole. Il n’est d’homme prudent et sage d’en douter. Es-tu content, curé?

— Non, je ne le suis pas, s’écria mon Chamaille, tout de bon irrité. Es-tu calvinien, hérétique, huguenot, qui marmonne la Bible, en remontre à sa mère l’Église, et qui prétend (fausse couvée de vipères!) se passer de curé?

À son tour, se fâcha mon Paillard, protestant qu’il ne permettait pas qu’on le dît protestant, qu’il était bon François, catholique de poids, mais homme de bon sens et qui n’est point manchot de l’esprit ni des poings, qui voit clair à midi sans mettre ses lunettes, qui nomme un sot un sot et Chamaille trois sots en un, ou un en trois (comme il voudra), et, pour honorer Dieu, honore sa raison, qui du grand luminaire est le plus beau rayon.


* * *

Là-dessus, ils se turent et burent, en grognant et boudant, accoudés sur la table tous deux, et se tournant le dos. Moi j’éclatai de rire. Alors, ils s’aperçurent que je n’avais rien dit, et je le remarquai, moi-même, à cet instant. Jusque-là, j’étais occupé à les voir, à les écouter, en m’amusant des arguments, en les mimant des yeux, du front, en répétant tout bas les mots, en remuant sans bruit la bouche, comme un lapin qui mâche un chou. Mais les deux enragés parleurs me sommèrent de déclarer pour lequel des deux j’étais. Je répondis:

— Pour tous les deux, et pour quelques autres encore. N’en est-il plus à discourir? Plus on est de fous, plus on rit et plus on rit, plus on est sage… Mes compères, quand vous voulez savoir ce que vous possédez, vous commencez par aligner sur une page tous vos chiffres; après, vous les additionnez. Pourquoi donc ne pas mettre au bout l’une de l’autre vos lubies? Toutes ensemble font peut-être la vérité. La vérité vous fait la nique, quand vous voulez l’accaparer. Le monde, enfants, a plus d’une explication: car chacune n’explique qu’un côté de la question. Je suis pour tous vos dieux, les païens, les chrétiens, et pour le dieu raison, par-dessus le marché.

À ces mots, tous les deux s’unissant contre moi, courroucés, m’appelèrent pyrrhonien et athée.

— Athée! que vous faut-il? que voulez-vous de moi? Votre Dieu ou vos dieux, votre loi ou vos lois veulent venir chez moi? Qu’ils viennent! Je les reçois. Je reçois tout le monde, je suis hospitalier. Le bon Dieu me plaît fort, et ses saints encore plus. Je les aime, les honore, et leur fais la risette; et (ce sont bonnes gens) ils ne refusent pas de venir avec moi faire un bout de causette. Mais, pour vous parler franc, un seul Dieu, je l’avoue, je n’en ai pas assez. Qu’y faire? je suis gourmand… on me met à la diète! J’ai mes saints, j’ai mes saintes, mes fées et mes esprits, ceux de l’air, de la terre, des arbres et des eaux; je crois à la raison; je crois aussi aux fous, qui voient la vérité; et je crois aux sorciers. J’aime bien à penser que la terre suspendue se balance dans les nues, et je voudrais toucher, démonter, remonter tous les beaux mécanismes de l’horloge du monde. Mais cela ne fait point que je n’aie du plaisir à écouter chanter les célestes grillons, les étoiles aux yeux ronds, et à épier l’homme au fagot dans la lune… Vous haussez les épaules? Vous, vous êtes pour l’ordre. Eh! l’ordre a bien son prix! Mais il n’est pas pour rien, et il se fait payer. L’ordre, c’est ne pas faire ce qu’on veut, et c’est faire ce qu’on ne voudrait pas. C’est se crever un œil, pour mieux voir avec l’autre. C’est abattre les bois pour y faire passer les grandes routes droites. C’est commode, commode… Mais bon Dieu! que c’est laid!! Je suis un vieux Gaulois: beaucoup de chefs, beaucoup de lois, tous frères, et chacun pour soi. Crois si tu veux, et laisse-moi, si je veux, ne pas croire ou croire. Honore la raison. Et surtout, mon ami, ne touche pas aux dieux! Il en bout, il en pleut, d’en haut, d’en bas, dessus nos nez, dessous nos pieds; le monde en est gonflé, comme laie en gésine. Je les estime tous. Et je vous autorise à m’en apporter d’autres. Mais je vous défie bien de m’en reprendre un seul, ni de me décider à lui donner congé; à moins que le coquin n’ait par trop abusé de ma crédulité.

Me prenant en pitié, Paillard et le curé demandèrent comment je pouvais retrouver mon chemin, au milieu de ce tohu-bohu.

— Je l’y trouve fort bien, dis-je; tous les sentiers me sont familiers, je m’y promène à l’aise. Quand je vais seul par la forêt, de Chamoux à Vézelay, croyez-vous donc que j’aie besoin de la grand-route? Je vais, je viens, les yeux fermés, par les chemins des braconniers; et si je suis peut-être arrivé le dernier, du moins j’apporte au gîte ma gibecière pleine. Tout y est à sa place, rangé, étiqueté: le bon Dieu à l’église, les saints dans leurs chapelles, les fées parmi les champs, la raison sous mon front. Ils s’entendent très bien: chacun a sa chacune, sa tâche et sa maison. Ils ne sont pas soumis à un roi despotique; mais, tels messieurs de Berne et leurs confédérés, ils forment tous entre eux des cantons alliés. Il en est de plus faibles, il en est de plus forts. Ne t’y fie pas pourtant! On a parfois besoin des faibles contre les forts. Et certes, le bon Dieu est plus fort que les fées. Tout de même, il lui faut aussi les ménager. Et le bon Dieu tout seul n’est pas plus fort que tous. Un fort trouve toujours un plus fort qui le croque. Croquant croqué. Oui-dà. On ne m’ôtera pas, voyez-vous, de l’idée, que le plus grand bon Dieu, nul ne l’a encore vu. Il est très loin, très haut, tout au fond, tout au haut. Comme notre sire roi. On connaît (trop) ses gens, intendants, lieutenants. Mais lui reste en son Louvre. Le bon Dieu d’aujourd’hui, celui que chacun prie, c’est comme qui dirait M. de Concini… Bon, ne me bourre point, Chamaille! Je dirai, pour ne point te fâcher, que c’est notre bon duc, M. de Nivernois. Que le Ciel le bénisse! Je l’honore et je l’aime. Mais devant le seigneur du Louvre, il se tient coi, et fait bien. Ainsi soit!

— Ainsi soit! dit Paillard; mais il n’est pas ainsi. Hélas! il s’en faut bien! «En l’absence du seigneur, se connaît le serviteur.» Depuis que notre Henri est mort, et le royaume en quenouille tombé, les princes jouent avec la quenouillette, la quenouilleuse… «Les jeux des princes plaisent à ceux-là qui les font…» Ces larrons vont pêcher dedans le grand vivier, et vider le trésor de l’or et des victoires futures endormies dans les coffres de l’Arsenal, que garde M. de Sully. Ah! que le vengeur vienne, qui leur fera cracher la tête, avec l’or qu’ils ont mangé!

Là-dessus nous en dîmes plus qu’il n’est prudent de le noter: car sur ce chant donné, nous étions tous d’accord. Et nous fîmes aussi quelques variations sur les princes enjuponnés, sur les cafards empantouflés, les gras prélats, et sur les moines fainéants. Je dois dire que Chamaille improvisait sur ce sujet les plus beaux chants, les plus brillants. Et le trio continua de marcher en mesure, tous trois comme une voix, quand nous prîmes pour thème, après les mielleux, les fielleux, après les faux dévots ceux-là qui le sont trop, les fanatiques de tout poil, huguenots, cagots, nigauds, ces imbéciles qui prétendent, pour imposer l’amour de Dieu, le faire entrer à coup de trique, ou bien de dague dans la peau! Le bon Dieu n’est pas un ânier, pour nous mener par le bâton. Qui veut se damner, qu’il se damne! Faut-il encore le tourmenter, de son vivant, et le brûler? Dieu merci, laissez-nous tranquilles! Que chacun vive, en notre France, et laisse vivre son prochain! Le plus impie est un chrétien: car Dieu est mort pour tous les hommes. Et puis, le pire et le meilleur, au bout du compte, ce sont deux pauvres animaux: orgueil ne sied ni dureté; ils se ressemblent, comme deux gouttes d’eau.

Après quoi, fatigués de parler, nous chantâmes, entonnant à trois voix un cantique à Bacchus, le seul dieu sur lequel moi, Paillard, le curé, nous ne discutions pas. Chamaille proclamait bien haut qu’il préférait celui-là à ces autres, que tous ces sales moines de Luther et Calvin et les prêchi-prêcha débitent en sermons. Bacchus, lui, est un dieu que l’on peut reconnaître, et digne de respect, un dieu de bonne souche, bien française… que dis-je? chrétienne, mes chers frères: car Jésus n’est-il pas, dans certains vieux portraits, parfois représenté en un Bacchus qui foule les grappes avec ses pieds? Buvons donc, mes amis, à notre Rédempteur, notre Bacchus chrétien, notre Jésus riant dont le beau sang vermeil coule sous nos coteaux et parfume nos vignes, nos langues et nos âmes, et verse son esprit doux, humain, généreux et railleur gentiment, dans notre claire France, au bon sens, au bon sang!


* * *

À ce point du discours, et comme nous choquions nos verres, en l’honneur du gai bon sens français qui se rit de l’excès en tout («Entre les deux s’assied le sage»… d’où vient qu’il sied souvent par terre), un grand bruit de portes fermées, de pas pesants dans l’escalier, de Jésus! de Joseph! d’ave, et de gros soupirs oppressés, nous annonça l’invasion de dame Héloïse Curé, comme on nommait la gouvernante, ou «la Curée». Elle soufflait, en essuyant sa large face avec un coin de tablier, et s’exclama:

— Holà! Holà! Au secours, monsieur le curé!

— Eh! grosse bête, qu’y a-t-il? demanda l’autre, impatienté.

— Ils viennent! Ils viennent! Ce sont eux!

— Qui? Ces chenilles, qui s’en vont par les champs, en procession? Je te l’ai dit, ne parle plus de ces païens, mes paroissiens!

— Ils vous menacent!

— Je m’en moque. Et de quoi? D’un procès devant l’official? Allons-y! Je suis prêt.

— Ah! mon monsieur, si ce n’était qu’un bon procès!

— Qu’est-ce donc? Parle!

— Ils sont là-bas, chez le grand Picq, qui font des signes cabalistiques, des ésorchixmes, comme on dit, et qui chantent: «Saillez, mulots et hannetons, saillez des champs, allez manger dans le verger et dans la cave du curé!»

À ces mots, Chamaille bondit:

— Ah! ces maudits! Dans mon verger, leurs hannetons! Et dans ma cave… Ils m’assassinent! Ils ne savent plus qu’inventer! Ah! Seigneur, saint Simon, venez au secours de votre curé!

Nous tentâmes de le rassurer, nous riions bien!

— Riez! riez! nous cria-t-il. Si vous étiez à ma place, mes beaux esprits, nous ne ririez pas autant. Eh! parbleu, je rirais aussi, en votre peau: c’est bien commode! Mais je voudrais vous voir devant cette nouvelle, et préparant table, cellier, appartement, pour recevoir ces garnements!… Leurs hannetons! c’est écœurant… Et leurs mulots!… Je n’en veux pas! Mais c’est à se casser la tête!

— Eh! quoi, lui dis-je, n’es-tu pas le curé? Que crains-tu? Désexorcise-toi! N’en sais-tu pas vingt fois plus que tes paroissiens? N’es-tu pas plus fort qu’eux?

— Hé! Hé! je n’en sais rien. Le grand Picq est très malin. Ah! mes amis! Ah! mes amis! Quelle nouvelle! Ah! les bandits!… J’étais si bien, si confiant! Ah! rien n’est sûr! Dieu seul est grand. Que puis-je faire? Je suis pris. Ils me tiennent… Mon Héloïse, va, cours leur dire qu’ils s’arrêtent! Je viens, je viens, il le faut bien! Ah! les gredins! Quand, à mon tour, sur leur grabat, je les tiendrai… En attendant (Fiat voluntas…) c’est moi qui passe par leur trente-six volontés!… Allons, il faut boire la coupe. Je la boirai. J’en ai bu d’autres!…

Il se leva. Nous demandâmes:

— Où vas-tu donc?

— À la croisade, répondit-il, des hannetons.

IV

LE FLÂNEUR
OU UNE JOURNÉE DE PRINTEMPS

Avril.

Avril, gracile fille du printemps, pucelette maigrelette, aux yeux charmants, je vois fleurir tes seins menus sur la branche d’abricotier, la branche blanche dont les bourgeons pointus, rosés, sont caressés par le soleil du frais matin, à ma fenêtre, en mon jardin. Quelle belle matinée! Quelle félicité de penser qu’on verra, qu’on voit cette journée! Je me lève, j’étire mes vieux bras où je sens la bonne courbature du travail acharné. Les quinze jours derniers, mes apprentis et moi, afin de rattraper les chômages forcés, nous avons fait voler les copeaux et chanter le bois sous nos rabots. Notre faim de travail est malheureusement plus vorace que n’est l’appétit du client. Eh! l’on n’achète guère, on se presse encore moins de payer ce qu’on a commandé; les bourses sont saignées à blanc; n’y a plus de sang au fond des escarcelles; mais y en a toujours dans nos bras et nos champs; la terre est bonne, celle dont je suis fait et celle où je vis (c’est la même). «Ara, ora et labora. Roi tu seras.» Ils sont tous rois, les Clamecycois, ou le seront, oui, par ma foi: car j’entends, dès ce matin, bruire les aubes des moulins, grincer le soufflet de la forge, tinter la danse sur l’enclume des marteaux des maréchaux, le couperet sur le tranchoir hacher les os, les chevaux à l’abreuvoir renifler l’eau, le savetier qui chante et cloue, les roues des chars sur le chemin, et les sabots pati-patoche, les fouets claquants, les bavardages des passants, les voix, les cloches, le souffle enfin de la ville travaillant, qui fait ahan: «Pater noster, nous pétrissons panem nostrum quotidien, en attendant que tu le donnes: c’est plus prudent…» Et sur ma tête, le beau ciel du bleu printemps, où le vent passe, pourchassant les nuages blancs, le soleil chaud et l’air frisquet. Et l’on dirait… c’est la jeunesse qui renaît! Elle revient, à tire-d’aile, du fond des temps, refaire son nid d’hirondelle sous l’auvent de mon vieux cœur qui l’attend. La belle absente, comme on l’aime, à son retour! Bien plus, bien mieux qu’au premier jour…

À ce moment, j’entends grincer la girouette sur le toit, et ma vieille, dont la voix aigre criait je ne sais quoi à je ne sais pas qui, peut-être à moi. (N’écoutais pas.) Mais la jeunesse effarouchée était partie. Au diable soit la girouette!… Elle, enragée (je dis: ma vieille), elle descend me corner dans le tympan son chant:

— Que fais-tu là, les bras ballants, bayant aux nues, maudit feignant, la gueule ouverte comme le trou d’une citerne? Tu fais peur aux oiseaux du ciel. Qu’attends-tu? Qu’une alouette toute rôtie tombe dedans, ou bien le pleur d’une hirondelle? Pendant ce temps, moi, je me tue, je souffle, je sue, je m’évertue, je peine comme un vieux cheval, pour servir cet animal!… Va, faible femme, c’est ton lot!… Eh bien, non, non, car le Très-Haut n’a pas dit que nous aurions toute la peine, et que Adam irait de-ci, de-là, flânant, et les mains derrière le dos. Je veux qu’il souffre aussi, et je veux qu’il s’ennuie. Si c’était autrement, s’il s’amusait, le gueux, il y aurait de quoi désespérer de Dieu! Par bonheur, je suis là, moi, afin d’accomplir ses saintes volontés. As-tu fini de rire? Au travail, si tu veux faire bouillir le pot!… Eh! voyez s’il m’écoute! Grouilleras-tu bientôt?

Avec un doux sourire, je dis:

— Mais oui, ma belle. Ce serait un péché de rester au logis, par ce matin joli.

Je rentre à l’atelier, je crie aux apprentis:

— Il me faut, mes amis, une pièce de bois, liant, doux, et serré. Je vais voir chez Riou, s’il a dans l’entrepôt quelque beau madrier. Hop! Cagnat! Robinet! Allons faire notre choix.

Eux et moi, nous sortons. Et ma vieille criait. Je dis:

— Chante toujours!

Mais ce dernier conseil n’était pas nécessaire. Quelle musique! Je sifflais, pour renforcer le couplet. Le bon Cagnat disait:

— Eh! maîtresse, on croirait qu’on s’en va-t-en voyage. Dans un petit quart d’heure, on sera de retour.

— Avec ce brigand-là, dit-elle, sait-on jamais!


* * *

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