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Avignon et partout ailleurs. Première partie

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Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.

Объем: 291 бумажных стр.

Формат: epub, fb2, pdfRead, mobi

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Mot de l’éditrice

Je publie ce roman pour la mémoire d’un être cher, qui n’est plus de ce monde. De son vivant l’auteure ne voulait pas publier ce texte, elle le jugeait trop personnel et imparfait. Mais aujourd’hui, je pense qu’il doit paraître: c’est la seule chose que je peux encore faire pour toi — et peut être pour les personnages de ton livre.

Tous les événements mentionnés dans ce livre sont réels. C’était génial, petite! Tu me manques souvent.


Avec tout mon amour,

Marsa Asher.


P.S. L’original est écrit en russe et je voudrais exprimer une énorme et sincère reconnaissance à Pascal Durand, homme de grand coeur et aux grands idéaux, entêté, intransigeant, ami fidèle. Ce n’est que grâce à lui que la traduction de la première partie du livre à vu le jour. La deuxième partie n’est pas encore traduite en francais.

Russie.
Irkoutsk

Peut-être devrais-je commencer par la fin?

A partir de ce moment précis, par exemple, où on est attablés avec Pascal, qui a courageusement décidé de me sauver, et qu’on corrige, depuis on ne sait quand, mon texte français bancal. De l’hiver sibérien, du thé au sagan dalya. De nos chamailleries sur la traduction.

Boucler ce texte, et alors, peut-être finira-t-il? Il se fermera en rond comme un serpent qui se mord la queue, et moi je pourrai alors enfin m’échapper?

Ruse d’enfant. Je me demande bien qui je veux tromper.

Qu’importe par où on commence, on ne réussira pas à couper au plus court. On n’a pas pu laisser tomber: c’est mon entêtement et ma cabochardise qui m’en ont empêché, et c’est la parole d’honneur et le respect pour mon acte téméraire, comme il dit (je dirais plutôt, folle), qui en ont empêché Pascal. Si on a un ami obstiné, on peut se considérer comme chanceux.


Alors, non. Je commencerai à partir d’où j’avais commencé il y a une année et demie.

A partir de ça :

«Miss! Avignon! You arrived! Miss!»

France.
Avignon

I

Dans le bus de nuit Eurolines Milan-Marseille — bruyant, frigorifique en raison de la clim trop forte — j’en ai vu de toutes les couleurs. Toute la nuit, je me suis tournée d’un côté sur l’autre dans un fauteuil incommode: tantôt quelque chose me pressait le dos, tantôt j’avais soif, tantôt froid, tantôt chaud. Quand il a commencé à faire jour à travers la vitre, je me suis collé un masque de sommeil sur le nez et soudain, d’une façon tout à fait inattendue, je me suis déconnectée; je me suis effondrée dans le sommeil comme dans un puits. Le bus se balancait au rythme des virages, des gens changeaient de place et sortaient, mais moi, je m’en foutais. Dans cette paralysie du sommeil, je serais probablement arrivée jusqu’à Marseille, quand soudain :

«Miss! Avignon! You arrived! Miss!»

En toute hâte, j’ai ramassé mes sacs, me suis precipitée vers la sortie (tout le monde m’attend!) et ai dégringolé les marches. Le bus a craché un petit nuage de fumée et est parti.

J’ai clignoté des yeux, ai mis mes lunettes de soleil. Puis je les ai enlevées. Je me suis frotté les yeux.

Si je me lave le visage, est-ce que ça m’aidera?

A droite, de l’autre côté de la route, à travers une petite place, il y avait une gare: un bâtiment carré de style classique, décoré de pilastres et d’une horloge ronde, telle une cerise sur un gâteau. Gare d’Avignon Centre. Je m’y suis dirigée. A cette heure-là, il n’y avait pas beaucoup de gens, la gare sonore et ensoleillée était presque vide. Les WC se trouvaient à même le quai, tout au bout de celui-ci. Là, je me suis lavé le visage et me suis brossé les dents; la fille des toilettes, d’un sourire endormi, m’a tendu les 50 centimes de monnaie sur un euro, et s’est mise à rire tout en agitant la main, quand je me suis dirigée par erreur vers la partie pour hommes.

J’ai bu un expresso dans un petit bar de la gare, puis j’ai retraversé la route et me suis retrouvée devant l’enceinte de la cité.

Bigre, me suis-je soudain étonnée. Avignon!

Il était un peu plus de sept heures du matin. La lumière du soleil, encore laiteuse, s’écoulait sur les écailles de la vieille ville. Quand on n’a pas bien dormi, on voit les couleurs plus vives que ce qu’elles sont: le ciel était d’un bleu de fête, les lignes et les angles semblaient avoir été tracés avec un crayon pointu. Le long des remparts, des arbres aux têtes rondes, tous identiques, étaient plantés. Les ombres de leurs couronnes tombaient obliquement sur le mur, et je me suis arrêtée un instant: il m’a semblé soudain que des dizaines de paumes soutenaient l’enceinte de la cité.

Ayant enfoncé mes écouteurs dans mes oreilles, j’ai mis « La Traviata». Je l’écoutais quand j’avais besoin de me donner la pêche. Strictement parlant, je l’écoutais tout le temps: cet enregistrement de 1967, où Montserrat chante Violetta, et Milnes Alfredo. Je n’aimais pas les autres.

Derrière les remparts, solides comme une malédiction, se trouvait la vieille ville: toute de deux, trois étages, toute déteinte. Des maisons aux couleurs fanées: roses, jaunes, marron. Des fenêtres étroites. Sur leurs murs, à la manière d’une solution d’encre pâle sur du buvard, se répandait du salpêtre cyanosé.

Personne n’était encore réveillé: c’était très calme. L’eau verte demeurait immobile dans les caniveaux, les pigeons se serraient l’un contre l’autre sur les parapets, et sous eux, dans l’eau, des affiches se reflétaient comme des ramages-aquarelle. Des affiches, des dizaines et des centaines d’affiches multicolores. Collées sur les murs, pendues en ribambelle sur des cordes, tel du linge en train de sécher. Un tetris d’affiches. John m’avait écrit qu’ils avaient une sorte de fête: soit une foire, soit un festival des vendanges. Ou je ne sais quoi encore. Il aurait pu écrire n’importe quoi: ai-je déjà lu, ne serait-ce qu’une fois, quelque chose attentivement? Le plan qu’il m’avait envoyé (» it’s easy to reach me from the station»), je ne l’avais pas gardé non plus, et c’est seulement par miracle que je m’en suis sortie: en prenant au pif un croisement, je suis littéralement tombée sur un grand panneau avec le plan de la ville. Celui-ci ressemblait à un gros cerveau: ovale de forme irrégulière, enflé sur la droite. D’après l’image, il s’avérait que John était à deux pas. Sa rue s’étendait à partir de l’enceinte même de la cité, de l’autre côté de celle-ci.

A droite, à la sortie de la vieille ville, verdoyait un petit parc. A gauche, dans l’ombre épaisse des arbres, un bureau de tabac prenait racine. J’avais envie de fumer, mais je ne me suis pas résolue à y entrer; les vitres teintées donnaient l’impression de cacher quelque chose d’honteux. J’y suis passée devant d’un pas décidé.

Le premier immeuble de l’autre côté de la route — long, d’un rose sale — s’est avéré être celui qu’il me fallait. 5, Avenue de la Synagogue. Près d’une fenêtre au premier étage, se profilait une croix en ruban adhésif rouge, collée de travers sur le béton. Ça m’a amusée: c’était une balise pour moi.


— –––––


«There are a lot of apartments in that house» — John a écrit — « But there will be a sign for you near my window. And the same near the bell». Une mise en scène dans le style de Roméo et Juliette, sauf que c’est moi qui joue Roméo? Parfait! Ce scénario inversé m’a semblé tellement absurde que je m’en suis réjouie.

Tout de même, il est unique ce John.

J’ai dû sonner deux fois, mais je n’ai pas attendu bien longtemps en bas. Une minute plus tard, John a surgi du perron et m’a baignée d’une embrassade ensommeillée.

«Was snuffling in your sweet craddle?» ai-je demandé. John m’a regardée avec les yeux tendres et honnêtes d’un bébé. Il portait un pantalon noir et des claquettes pieds nus. Il semblait avoir maigri, mais à part ça, il était resté le même: poignard entre les dents et prêt à sauter sur le mât. Quel bonhomme! Il m’a manqué.

Dans la cage d’escalier, ça sentait la chaux et les vieilles serpillières (» Shitty place, a dit John en bâillant. But cheap»). Dans le long couloir au premier étage tremblotait une lumière trouble et jaunâtre (» comme dans un local de copropriété», ai-je pensé, sans bien savoir pourquoi). Quelques zigzags — j’ai été immédiatement perdue dans cette géométrie de couloir — puis on s’est retrouvés devant deux portes identiques sans numéro. John a poussé celle de gauche, mais n’a pas daigné allumer la lumière.

«There’s Paolo, l’ai-je entendu chuchoter. Still sleeping, he’s tired. Both tired, I’ve also something with my leg. It has been paining for a week already»

Le soleil suintait à travers les lames du store vénitien, diluant la pénombre dans la pièce. Dans cette soupe obscure flottaient les contours des objets: une table de nuit, un divan. Une table sur laquelle était amassé quelque chose. Un matelas à même le sol sous la fenêtre, et sur lui un ballot sombre, encombrant.

«He’s also a performer?» ai-je demandé tout bas. Il s’est avéré que oui, il était jongleur, une vieille connaissance. Et non, ils ne se produisaient pas ensemble. Ils partageaient ce cagibi, c’est tout.

«And you? Going well?»

John a souri.

«It depends. Almost no people this year, don’t remember when it was like that.»

Je tentais encore et encore de discerner cette pièce. Je ne sais pas trop ce que j’attendais de cette demeure; connaissant John, elle pouvait être tout ce qu’on veut. Lui-même était ainsi: tout ce qu’on veut. Artiste de rue, réalisateur, acteur, activiste politique, militant pour la renaissance du patriotisme français. Un provocateur né, magnifique et odieux. Cent en un.

C’est drôle. J’ai dit ça comme si on se connaissait depuis des siècles.

A vrai dire, pas depuis très longtemps. Trois, quatre mois, peut-être. En fait, je connaissais sa femme depuis environ six ans: on s’était rencontrées quand il n’y avait pas encore de John. Tout le monde l’appelait Tsap, elle était russe. On s’est perdues de vue pendant un moment, mais le printemps dernier je me suis soudain rappelée d’elle; il s’est trouvé qu’elle venait justement à Moscou en compagnie de son mari français pour mener une nouvelle formation. Ils organisaient sans arrêt des rencontres, des formations, des séminaires de toutes sortes, et ils faisaient preuve d’un éclectisme remarquable dans le choix des sujets: du végétarisme au striptease, du yoga à l’amour libre. Je suis allée voir Tsap et ai fait la connaissance de Johnny. Pour être plus exact, il s’appelait Jean, Jean-Marie même. Mais de Jean à John il n’y a qu’un pas.


John s’est révélé être une sorte de petit pâté farci de moi: on avait toujours quelque chose à discuter. Les voyages, l’Inde, les aventures. Il faisait l’éloge, je m’en souviens, de mon anglais; quelle honte, Maroussia, disait-il, les Russes ne veulent pas apprendre les langues, mais toi tu n’es pas comme les autres! Je riais: arrête, ça fait longtemps que mon anglais s’est transformé en hinglish: moitié hindi, moitié english. Une quinzaine d’années plus tôt, j’aurais peut-être même pu converser en français avec toi. Mais les instruments rouillent quand on ne les utilise pas. Le français, je ne pouvais plus le parler.

Un jour, je lui ai touché un mot de mon projet de passer des vacances en Italie l’été — je prévoyais d’aller au festival d’opéra — et John a immédiatement saisi l’occasion au vol.

Listen, a-t-il dit d’un ton insinuant. You go to Italy, so, you can drop to us? For a week, in addition to your holidays. What do you think?

Hmm, ai-je répondu.

Tout est si proche, m’a rappelé John. Tu passes par Milan? Alors, c’est seulement une nuit en bus ou en train. Je te présenterai à des gars français extras.

Je ne sais pas, ai-je dit.

Ils te montreront la France véritable, a ajouté John.

La vraie France française. Un plan simple et super, non?

En effet, pourquoi pas, ai-je soudain pensé. Tout est effectivement proche.

Et je suis tombée d’accord.

Concernant la France véritable, qui pouvait-on croire, si ce n’est John? Il était obsédé par l’idée de l’identité nationale, c’est pourquoi il savait comment mettre en valeur son pays natal. John suivait une trajectoire bien peu ordinaire: ayant commencé comme artiste de rue, il se dirigeait irrémédiablement, tel un tram sur ses rails, du côté de la politique. Au moment où on s’est rencontrés, il était déjà un anti-mondialiste convaincu: sous couvert de coopération du gouvernement français avec les Américains, il voyait un abominable projet consistant à priver les Français (pourquoi les Français d’ailleurs, tous les terriens) de leur mémoire, à leur faire oublier leurs racines et leurs traditions. Mais bon sang, les Français avaient le fromage, le vin, Jeanne d’Arc et dieu sait quoi encore, et selon John, ils ne pouvaient pas se permettre de négliger cela. Ils devaient en être fiers! Dans la bouche de John, le mot « nationalisme» était exceptionnellement laudatif: pour lui, il n’impliquait pas la haine des peuples voisins et signifiait plutôt l’amour de sa propre culture. Il est probable, consentait-il, que son peuple a quelque chose à apprendre des autres (des Russes, par exemple), mais renoncer à ses particularités, fusionner avec le reste du monde, devenir des Européens sans visage propre, c’est une issue horrible, la fin de tout.

«That’s all Americans! s’indignait John, et ses yeux de pirate lançaient des éclairs. A half of Europe already looks like copied! Everywhere is Macdonalds!»

C’est en cela que nous étions différents: John était dans la politique jusqu’aux oreilles, mais moi, je ne me mêlais jamais de tout ça. Premièrement, je ne croyais pas les politiciens, aucun d’entre eux. J’étais de ceux que mes propres amis appelaient avec mépris « la masse grise passive»: je n’agitais pas de rubans blancs, n’assistais pas à des meetings, ne citais pas les articles d’opposants célèbres. Mais ce n’était pas de la passivité; c’était une position de principe, et même une sorte de protestation. J’étais convaincue (pourquoi « j’étais»?) qu’il n’y avait pas de gens honnêtes en politique; tout du moins chez nous. Partant de là, peu importe qui essaye de me berner. C’est de ça dont on a discuté une fois; je m’en souviens parfaitement, c’était un soir, John faisait les cent pas dans la cuisine, vêtu de son peignoir chinois en soie, avec des dragons, et fulminait. Je mangeais un beignet.

«You really don’t see what’s going on?» s’est-il écrié enfin.

Non, je ne voyais pas; pour moi, personnellement, rien n’allait mal. Pour moi tout était simple. Il y avait une seule règle. Mets de l’ordre dans ton cercle proche — dans ta famille, à ton travail — apprends à jeter ton papier dans la poubelle (comme le montre la pratique, même ça, pas tout le monde n’arrive à le faire), et seulement alors tu peux monter sur une tribune. En ce qui me concerne, c’est précisément comme ça que j’avais résolu le problème. Je n’aspirais pas plus que ça à sauver le monde, je me souciais seulement de ce qui m’appartenait et dont j’étais personnellement responsable. Pour John, tout était global. Il consacrait la part léonine de son temps à la lutte et, de manière générale, ses méthodes me paraissaient tout à fait adéquates. Il ne brûlait pas de drapeaux américains, ne saccageait pas de magasins. Il considérait qu’on pouvait arriver à ses fins seulement par l’éducation, par des mots, des explications, et il donnait donc des interviews, écrivait des textes, organisait des rencontres pour ceux qui étaient prêts à y venir, tout ça pour expliquer sans relâche aux gens comment se trament les choses dans le monde. Ses spectacles de rue étaient son terrain de propagande. Les gens venaient voir un show, mais emportaient avec eux le message que John réussissait à introduire dans son spectacle. Il se définissait comme un « patriote nomade».


— –––––


Mes yeux se sont quelque peu habitués à l’obscurité. La pièce était vraiment petite. Comment font-ils pour ne pas se cogner le front entre eux? La voilà, la vie de l’underground français. J’ai poussé du pied mes sacs vers le mur.

«I’m sorry, John a étouffé un bâillement, I’m still sleeping. Just twenty minutes for yoga and shower, and I’m yours, ok?»

Honnêtement, je me serais davantage réjouie s’il avait proposé de dormir deux heures de plus; ce pour quoi cette microchambre convenait idéalement, c’était pour un sommeil éhonté, la tête enfouie dans l’oreiller. Je me suis effondrée sur le divan, oubliant d’enlever mes baskets, et ai fixé le plafond du regard.

Dans la salle de bain, quelque chose est tombé avec fracas, puis un bourdonnement s’est fait entendre. Après quoi, l’eau s’est mise à bruire.

Je voulais aussi prendre une douche, et également me reposer, au moins dormir un peu. En fin de compte, j’étais fatiguée moi aussi. Au début d’un long voyage, des nuées de petits problèmes nous assaillent toujours, comme des mouches, et au final, c’est sur les rotules qu’on débute les vacances. Deux jours plus tôt, je me suis débarrassée par miracle de tout ce que j’avais à faire, et sans même reprendre haleine je me suis envolée pour Milan. A Milan vivait Ira: mon amie et ex-collègue. Il fut un temps où on labourait coude à coude le même champ: elle régnait sur un petit magazine vivant, pour midinettes, et j’étais éditeur d’une grande revue féminine. On avait nos bureaux dans des bâtiments voisins. Puis Ira a fait un virage à quatre-vingt-dix degrés: elle a repris des études pour devenir océanographe (d’habitude, tout le monde applaudit ici), elle a nettoyé l’océan mondial, secouru des animaux de mer. Puis elle est partie à Milan à la conquête de l’industrie de la mode, et a fini par s’installer là-bas.

«Elle a repris des études, a secouru, est partie» — comme ça, entre virgules, en bondissant, hein? Comme si tout ça était si facile, si aisé. De même, ma vie devait ressembler de l’extérieur à une sorte de joyeux escalier, de chanson frivole. Même si je la voyais plutôt comme une route en serpentins. Ou comme un jeu de l’oie. Un chemin tortueux, des tours passés, des récompenses, des pertes et cetera.

Il était environ deux heures du matin quand le chauffeur de taxi m’a déposée près de la maison d’Ira, bâtie de pierre blanche et d’aspect austère. Il m’a déposée et il est parti, et je suis restée à gratter à la porte du hall-aquarium d’entrée, vivement éclairé, mais irrémédiablement hermétique. Ira s’était trompée d’un chiffre dans son numéro de téléphone. Je ne le savais pas et ai parcouru deux quartiers entiers avec mon bagage, à la recherche d’un hôtel, d’un taxi ou de quelque chose avec Internet. Il n’y avait rien. Des bâtiments majestueux, des voies de tram et seules des portes désespérément fermées alentour. Au milieu d’un Milan somnolent à mort, je suis tombée sur deux poignées de gars et deux mannequins légèrement éméchés, ai salué un drogué tatoué (» buonanotte, bella ragazza!»), ai caressé le chien de quelqu’un et soudain, en chemin, j’ai pu rétablir par miracle Internet sur mon portable. J’ai réussi à trouver Ira sur Facebook. Encore deux quartiers à se taper en sens inverse.

Retrouvailles, discussions jusqu’à cinq heures du matin et lever à huit heures. Journée dans Milan l’impériale, étouffante de chaleur. Le toit du Duomo ressemblant à un port cosmique de transit. Les enfants collés à l’œil du télescope (un euro seulement, et tu as toute la ville devant toi; on peut distinguer les toits, les statues, les tours pointues). Les vitrines des magasins qui, écarquillant les yeux, débitent à qui mieux mieux: Salde! 20! 70! Des Japonais affairés avec leurs tablettes (» Pouvez-vous nous prendre en photo, s’il vous plaît? En auriez-vous la gentillesse?»). La fatigue. Qu’est-ce que j’ai fait toute la journée, bon dieu? J’ai grimpé au Duomo comme l’homme-araignée, et quoi encore?

La brume chaude et épaisse au-dessus de la ville. Le tram m’emportant dans la mauvaise direction. Le tram immobilisé sur les rails, grincheux, farci d’Italiens bruyants. Le long trajet retour. Le déjeuner avec Ira dans un boui-boui à sushis: un steak de saumon et une gorgée d’Amaro Monténégro. La douche qui ne m’a pas aidée. Le taxi jusqu’à la gare routière, le bus Eurolines Milan-Marseille.

Dans les bus de nuit, j’ai bouffé des centaines de kilomètres, mais ces derniers étaient pour la plupart sauvages, asiatiques. J’avais placé plus d’espoirs dans les bus européens: vitesse. sécurité. confort. Mais la nuit passée au côté d’Italiens tapageurs, qui ne daignaient pas se calmer et qui, de une heure à trois heures environ, discutaient avec excitation et force détails de la pizza, des pâtes et de la mozzarella — jusqu’à la dernière goutte d’huile d’olive, couleur d’or, à l’arrière-goût de noisette et de fruits frais, jusqu’à la dernière feuille de basilic (comment était-elle, de couleur violette ou bien plutôt verdâtre?) — cette nuit a définitivement mis un terme à ce qu’il y avait de meilleur en moi.

Allongée sur le divan mou dans la tanière de John, je regrettais déjà de ne pas avoir fait un saut au bureau de tabac au seuil de la vieille ville et de ne pas avoir fumé une cigarette là-bas, sous un arbre. En ces jours, fumer me procurait encore du plaisir. A proprement parler, j’ai été toute ma vie ballottée d’un bord à l’autre (tu es une personne extrême, soupirait Asselia): par moments, je me passionnais pour le yoga, la nourriture saine et les pratiques ésotériques, et parfois je menais une vie totalement déréglée, buvais comme un vrai moujik russe et fumais comme un pompier. Les deux avec plaisir et de tout mon cœur. Et les deux me réussissaient à merveille.

John, lui, vivait autrement. Il était un adepte intransigeant de l’alimentation saine, un amateur de yoga et de culture physique fasciste, sans compromis. Il faisait constamment des expériences sur lui-même et n’avait aucune pitié à son égard (» il se torture», enrageait Tsap). John était curieux de savoir: et s’il s’entraînait encore plus, s’il poussait ses limites à bout, qu’adviendrait-il? (» A quoi bon faire tout ça?», ai-je demandé une fois. « C’est un état intéressant», a-t-il répondu évasivement). Parfois, je pensais qu’il voulait peut-être devenir Batman ou quelque chose de ce genre.


— –––––


Il faut croire que je me suis quand même assoupie: en se frayant un chemin vers la fenêtre, John a renversé quelque chose et m’a réveillée. A peine a-t-il remonté le store vénitien que les rayons du soleil se sont rués dans la pièce, tels des femmes de chambre se hâtant de mettre de l’ordre dans le chaos de la nuit. L’image est devenue colorisée: la tapisserie couleur crème, le divan bleu. Le squelette blanc de l’armoire en face de la fenêtre. Deux tables de nuit (sur l’une d’elles, j’ai remarqué un manuel de russe; bravo, Johnny!). Une grande table: des papiers, des affiches, des flyers, des tournevis, des fils électriques. Un ordi portable. Des slips noirs sur l’écran, à la manière d’un rideau.

Sur le matelas en-dessous de la fenêtre, le coloc de John s’est mis à gigoter: il a remué les doigts, a tourné sa tête brune. Il a cligné des yeux.

«Hello.

— C’est Mara, ma copine, elle est russe, m’a présentée John. And this is Paolo».

Une main est sortie du ballot, et puis, après une courte lutte avec le drap et la couverture, Paolo s’en est extrait entièrement. Il s’est avéré être un beau gosse: jeune aigle nourri au biberon de la liberté. Plus grand que Johny, athlétique et bien bâti, comme les gars des pubs pour sous-vêtements. Le visage hautain: profil idéal, beauté montagnarde. Un peu de poivre, un peu de poison. J’ai décidé de me dire qu’il avait du sang espagnol. Ou bien portugais; c’est encore plus intéressant ainsi.

Paolo m’a effleurée d’un baiser glissant et est allé dans la salle de bain, enfilant au passage un pantalon ridicule: un legging aux rayures verticales noires et blanches.

Sous la table, j’ai remarqué un jerrican de cinq litres contenant quelque chose d’inflammable. Peut-être qu’ils brûlent des drapeaux finalement? Ou alors c’est l’essence de quelqu’un?

Que ne voit-on pas dans une pièce où vivent deux jeunes jokers de rue.

«Did you have breakfast?» m’a demandé John, en fourrant la tête dans le frigo. Le mini-frigo.

«Come on, ai-je agité la main. It’s too early for being hungry.»

Des deux côtés de la fenêtre, telles des icones, étaient collées deux affiches. La première invitait à assister à un combat de lutteurs japonais (des lettres mordantes, des couleurs criantes, et deux trombines asiatiques. Super moches). La deuxième annonçait John dans son incarnation la plus venimeuse: le rôle du pornographe Master John. Jusqu’à maintenant, je garde chez moi l’une de ces affiches; je la lui ai demandé un jour en souvenir. Sur celle-ci, Master John est reproduit jusqu’au milieu des cuisses: un marcel en maille, semblant avoir été fait à partir d’un bas de femme, un bandana rouge et un short de boxe, rouge et noir, électrisé par la magie de la rue. Des lunettes noires. Les lèvres tordues par un rictus tellement grivois qu’il est difficile de faire pire. Pincée désinvoltement du bout du doigt, Master John tient une cigarette près de sa bouche: tantôt la portant à ses lèvres, tantôt venant d’en avaler une bouffée. Un paquet de cigarettes est coincé dans l’élastique de son short. Toute la pose du héros exprime la force, l’impunité et le dévouement inconditionnel au vice. « Comment veux-tu t’enfuir d’un sous-marin?», c’est ce que me dit ce portrait.

Ce personnage — et ce n’étais pas la première fois que je le voyais — me procurait toujours une extase absolument enfantine: un concentré d’obscénité confinant à l’absurde. L’image de Master John était si corrosive qu’elle brûlait les yeux, les faisait se plisser et c’est tout juste si elle ne poussait pas à se signer. Jusqu’à présent, je ne suis pas sûre d’une chose: si je ne connaissais pas John, aurais-je deviné qu’il s’agit d’une caricature? Le striptease est une comédie et le striptease masculin est en doublement une, mais quand ils se retrouvent face au tabou, beaucoup de gens deviennent craintifs comme des enfants. Ils prennent tout absolument au sérieux.

D’ailleurs, à propos de striptease et de comédie, c’est justement John qui a éclairé ma lanterne: jusqu’à notre rencontre, j’étais convaincue que tous ces gars ne plaisantaient pas. Mais selon lui, il apparaissait qu’au contraire, ils plaisantaient! En revanche — John ne se lassait jamais de le préciser –, dans tout bon déshabillage qui se respecte, il doit toujours y avoir un scénario, une histoire. Sinon, tout perd son sens. J’ai vu quelques-uns de ses spectacles de striptease: effectivement, il y avait toujours un scénario. Parfois très réussi, parfois franchement raté, mais John n’avait pas peur d’expérimenter, tout comme il n’avait pas peur des échecs. John, une rose entre les dents (le pantalon en train de se déboutonner élégamment). John donnant un coup de fil à sa bien-aimée (une banane à la place du téléphone). En minijupe de midinette, avec des strass, les yeux soulignés d’une épaisse couche de noir et en collants noirs. Dans le rôle de Spiderman: en train de se déshabiller, bien sûr. Des histoires d’amour, de séduction, de course-poursuite, et parfois même un mélange de striptease et d’arts martiaux. Tsap — elle était elle aussi artiste — a exécuté une fois un striptease en jouant un gopnik de la banlieue de Moscou; je riais comme une baleine. Ça n’avait rien à voir avec les shows érotiques moscovites et leurs nanas molasses à l’air absent, aux mouvements d’automate (salacité pleine d’indifférence, poignée de fraises pourries au lait); non, c’était très gai. Gai et honteux.

Peut-être que c’est seulement après avoir croisé du regard le Master John de l’affiche que j’ai réalisé: oui, je suis vraiment à Avignon. Ne reste plus qu’à attendre des miracles.


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16th: Avignon with me (festival)

17th Aix-en-Provence (very nice city) with Alexis

18th to the 20th: Bandol (sea) with Edouard

20th: Toulouse with Cerone? We’ll see.

22nd: come back to Avignon to me

C’est à ça que ressemblait le plan de voyage que j’avais reçu dans une lettre de John, une semaine environ avant mon départ. Rien de superflu: tout était parfaitement clair et bien rempli. Je me souviens avoir été extrêmement émue: j’aurais moi-même trouvé comment me distraire, mais non, il avait impliqué ses amis, m’avait fait un emploi du temps. Ma gentille petite agence touristique.

Aujourd’hui nous sommes le seize: donc, c’est « Avignon with me (festival)».

John est resté torse nu, il a juste chopé un sac noir. Paolo a enfilé au-dessus de son legging rayé un autre pantalon, noir cette fois (le legging dépassait de l’élastique de celui-ci à la manière d’une pub frivole, mais il l’a rapidement couvert de son marcel). Sur les deux omoplates, il avait deux étoiles tatouées: grandes, très sobres. Simplement les contours des étoiles. On est sortis de la maison tous les trois.

La ville respirait déjà, et son souffle était pénible. Vers onze heures, le soleil s’est débarrassé de son amabilité matinale, il n’est resté nulle trace de ses tendres baisers furtifs: il brûlait de toute sa force. On a pénétré à nouveau dans la vieille ville: une rue étroite y menait (rue de la Carreterie, ai-je lu sur un panneau). Elle ressemblait au paysage colorisé d’une carte postale ancienne. Des tons pastels, des couleurs poussiéreuses. Les murs des maisons couverts de croûtes de peinture en train de s’écailler. Des balcons en fer forgé, des tuyaux en acier, et tout autour d’eux des fils électriques semblables à des spaghettis. Des affiches, des affiches, et encore des affiches, partout où c’était possible. Dans les vitrines des petits magasins, on voyait se dessiner dans l’ombre, tels des boulets de canon, des monticules de fruits et légumes.

Là où la langue du chemin se divisait en deux comme celle d’un reptile, débouchant sur une petite place avec une fontaine asséchée, s’était niché un bar; des tables en fer étaient disposées devant l’entrée. Tout près du mur, elles restaient encore à l’ombre, mais la plupart brûlait déjà sous le soleil. Le public se pressait vers le mur. On a occupé les dernières chaises libres.

Sorti des fraîches entrailles du bar, le serveur, un blond couleur de souris — le corps comme un compas, le visage comme un verre de glace — s’est glissé dehors. John a commandé des cafés. D’un air détaché, le serveur a fait un signe de tête, disparaissant à nouveau dans la fraîcheur de sa caverne. La place brillait tellement que ça faisait mal aux yeux de la regarder.

«So what do you do in life?» a demandé Paolo.

Je n’ai jamais aimé cette question. J’arrivais rarement à y répondre de façon claire. J’ai entonné mon vieux refrain :

«I have two professions…»

(L’essentiel maintenant est de ne pas entrer dans les détails)

«The first one is, let’s say, magazines. I’ve been working for a long time in woman glossies, you know — beauty, career, sex, five ways to seduce your best friend’s boyfriend. Cosmetics, clothes. All this.

— And what did you do exactly?» Il a tendu la main vers les cure-dents.

«Oh, different things. I was an editor of a small magazine, deputy chief editor, chief editor at last. And again an editor after, but that time of a big revue already. Then went for a freelance. Then I got tired, switched to social networks. (Regard perplexe). I mean Facebook, I manage pages of big companies.

— Quoi?!

— Vraiment?!

— Sérieusement?»

Les murs marron-jaunes des maisons, les platanes mal peignés, les réverbères se sont brusquement inclinés vers moi, se sont suspendus au-dessus de moi pour mieux entendre. Les pierres du pavé, comme des crabes, ont accouru de toute la ville à mes pieds; les enseignes se sont pliées pour ne pas laisser échapper un mot. L’Avignon en fête tout entier est parti dans un grand éclat de rire général, il a glapi, a hurlé :

«Vous avez entendu ça?

— Non mais elle est sérieuse?

— Des pages pour des entreprises sur Facebook? C’est quoi ces pages? Pour qui?

— Et c’est ça son travail?!

— Incroyable!»

Le rire a empli le monde entier. Un rire pas vraiment méchant, mais extrêmement surpris. J’ai eu moi-même l’impression soudain que j’avais prononcé quelque chose d’étrange. Comme le cerveau est bizarrement construit; toutes les composantes vieilles de deux jours à peine — Facebook, les grandes compagnies, les concerts d’opéra — sont devenus tout à coup de la pure fiction. Il m’a alors suffi de deux heures pour passer d’un système de référence à un autre. A celui où une occupation comme la gestion des pages sur Facebook pour des compagnies avait l’air vraiment étrange.

Mais d’un autre côté, était-ce quelque chose d’inattendu pour moi? Des versions différentes de la réalité tendent à s’annuler l’une l’autre.

J’ai balayé d’un revers de main les murs tordus de rire, d’autant que le visage de Paolo exprimait un intérêt poli, rien de plus. Avec son nez génial, cette expression lui seyait incroyablement bien. La courtoisie hautaine d’un grand d’Espagne, mais moi, je savais: là, sous le pantalon noir, il y avait un legging rayé.

«My second work, ai-je dit, it’s art. I deal with antiques.

— What do you mean? a demandé plus précisément Paolo. You sell old furniture?»

Cette question-là, on ne pouvait pas non plus y répondre en deux mots. J’ai pensé à nouveau qu’il me fallait une fois pour toutes prendre mon courage à deux mains et inventer une formulation compréhensible, faisant tenir en quelques mots cette multitude de choses confuses dont je m’occupais. Mettre fin à tous ces tourments. Mes réponses prolixes font naître encore plus de questions.

«I worked in a gallery, ai-je poursuivi avec empressement. When I realised that I’m fed up with glossies, every year is the same, I’ve obtained a second education of an art expert. Well, « obtained an education», it’s rather pompous saying, one can’t become an expert in two years. But it was at least something. I’ve got a job in a gallery. There was no old furniture, no, but I was selling pictures. Small vases, watches, statues and so on.»

J’ai décidé de taire tout ce qu’il y avait eu avant: le restaurant avec Anil, le studio X, l’agence matrimoniale, les pantalons au marché de nuit et tout le reste. Encore une heure de récits. Tout le monde en aurait eu marre.

«And with small vases, did you succeed? s’est enquis Paolo.

— Not really, ai-je avoué. But now I’ve got one proposal, one antique trader invited me to become a director of its publishing department. You know, to manage everything concerning texts. Leaflets, booklets, web-site. Their magazine. Emmm… Catalogues, something else probably, I don’t know. Good company, good people.

— Will you accept?» a demandé John. J’ai haussé les épaules :

«I think I will. Something confuses me, first of all, that it’s a work in the office, it’s full-time, it’s routine… But anyway this is not a bad variant; I did not want to return to office, but these people are really very nice. The position is great. The stability.»

Le mot « stability» dans ce monde de leggings rayés avait l’air aussi saugrenu qu’un palmier au milieu d’un village d’esquimau.

Le serveur de verre a apporté aux gars deux dés à coudre d’expresso; pour moi, c’était une chose incroyablement complexe, faite de plusieurs couches et recouverte d’un ample nuage de crème. Paolo a tendu la main vers le sucrier et en a extrait un morceau de sucre brun.

«Other people are inviting me to other places, they want me to read lections. And at the same time I’m starting an online-shop soon. So, there are a lot of things. I have to establish my priorities, I’m a bit confused. So I came here, to you, to have a rest, to clear things up in my head. Then I’ll go to Italy. You know how I often do? When I’m going to a journey, I usually put a question to this journey. And usually it gives me an answer. In one way or another.

— Hm,» a seulement répondu Paolo. Je n’ai pas compris s’il avait approuvé mes méthodes par cette interjection, ou s’il était simplement resté indifférent. Les murs, les enseignes, les platanes se sont brusquement reculés de moi et sont retournés à leur occupation: garder la ville, veiller à sa géométrie.

Pour soutenir la conversation, j’ai demandé :

«What are you juggling with? And where?

— With balls, a répondu Paolo. With big transparent balls. Just on the street. Like many people here.

— He is very poor», m’a fait savoir John.

Et soudain, sans bien savoir pourquoi, je me suis immédiatement sentie gênée: comme si j’étais assise avec eux tout en faisant semblant d’être une personne de la même tribu, alors que moi, en réalité, j’avais tout.

Feignant d’avoir les jambes engourdies, je me suis levée de table et me suis dirigée vers la fontaine. Là, sur un mur jaune aveugle, on avait dessiné quelqu’un de main de maître: un vagabond s’étant assis pour se reposer un peu. Un manteau qui en avait vu de toutes les couleurs, un chapeau enfoncé sur les yeux, des bottes raidies par la crasse. A ses pieds, un cabot hirsute tourne en rond. Tellement inoffensif de loin: les épaules tombantes, les mains sur les genoux, la sérénité et la bonté incarnées. Je me suis approchée et ai tressailli: dessous le chapeau, brillaient des yeux vifs et méchants.

Et si c’est vraiment comme ça, ai-je pensé. Si je mens à tout le monde?

Quand le café a été bu, Paolo a jeté son sac à dos sur l’épaule et, ayant tamponné ma joue d’un baiser d’au revoir, a couru s’entraîner. Et John a déclaré: maintenant on va à la Place du Palais. C’est là que l’essentiel se passe.

«And at four we have Japanese», a-t-il ajouté d’un ton sévère.

La rencontre avec une nouvelle ville ne doit pas commencer par de la fatigue; c’est tout comme venir à un premier rendez-vous avec la gueule de bois. Les nuages de mousseline dans ma tasse ne m’ont pas aidée, bien sûr. Ça m’était égal: si on va à la Place, alors on y va.

Si j’avais su que ce serait là-bas que l’irréparable se produirait, y serais-je allée?

Oui. J’y serais allée quand même.


— –––––


On est sortis de l’ombre bienveillante et on s’est remis en marche rue de la Carreterie. La rue: pas étroite, mais déjà assez resserrée, de la largeur d’un rapide regard. Les maisons semblent hautes. Et pourtant, il y a beaucoup de lumière. La lumière, comme une caresse, comme une déclaration d’amour. Le soleil a cessé de se montrer irritant. Les boutiques ont ouvert grand leurs bouches confiantes: des boutiques avec des fruits, des légumes, du tabac, des viennoiseries dorées. De petits cafés à deux chaises en rotin et des blanchisseries à deux machines. Des échoppes à kebabs, comme des grottes sombres, d’où s’échappait une odeur attirante de satiété.

«I’m not very talkative today, I’m sorry. Don’t take it to heart, s’est soudain mis en marche John, comme un poste radio. That’s because of my work. All that I can think now is show.»

Mais moi, je ne voulais pas parler; j’écarquillais mes yeux sur le monde. Des touristes paresseux cheminaient dans les rues. Appuyée à un panneau d’interdiction, une bicyclette rouge se reposait à l’ombre (rouillée, ai-je vu de plus près). Une tour horloge longiligne dépassait du contour brisé des toits: un grand escogriffe glandeur que l’on a assis sur le pupitre du fond, sous prétexte qu’il est le plus grand de la classe. Ca sentait la viennoiserie fraîche. Avignon commençait à me plaire.

Alors peut-être, m’a de nouveau traversé l’esprit cette pensée, que je feins vraiment d’être quelqu’un que je ne suis plus? Je me suis incrustée dans le film de quelqu’un d’autre et voilà que je suis là, à faire semblant? Pour parler franchement, j’avais déjà quitté le club des joyeux drilles et des débrouillards. Comme on dit (comme on dit de manière amusante), je m’étais rangée. Ça faisait à peu près trois ans que je vivais assez tranquillement, et on ne peut pas dire que c’était ennuyeux. Non, j’étais contente. J’avais un pied dans le mariage, je travaillais dans la rédaction d’une revue féminine, bruyante à souhait, où, soit dit en passant, on m’aimait bien. Puis, je me suis lassée, consumée et ai voulu encore une fois tout changer (avec moi, les brusques changements de cap ne se faisaient jamais attendre). J’ai passé deux ans à étudier dans une nouvelle branche: j’avais décidé de devenir experte en antiquités. Bien présomptueux, oui, mais les objets chargés d’histoire m’ont toujours fascinée (je pense que ça avait déjà commencé là-bas, dans la steppe. Avec mes expéditions). « Alors, comment vont les œufs de Fabergé?», me demandaient en ricanant mes ex-collègues de rédaction. Les œufs allaient bien, sauf que je ne les avais jamais vus: j’avais essentiellement affaire à des tableaux. Ça s’était goupillé comme ça. En général, je m’intéressais aux armes anciennes, mais je n’avais pas eu le temps de me faufiler chez les antiquaires qui s’en occupaient. Ou alors le destin m’a sauvée, je ne sais pas. A vache qui aime donner des coups de corne, Dieu ne donne pas de cornes, comme on dit.

Des revues féminines à la peinture, en passant par les armes: pas mal comme itinéraire, il faut le dire. De Moscou à Toula, en passant par Vladivostok. Mais c’est toujours comme ça dans ma vie. Ce n’est pas pour rien que j’ai dit: une route en serpentins.

Après l’université, j’ai trouvé un boulot dans une galerie, où j’ai appris à appeler Aïvazovski « Aïvaz» (t’aurais mieux fait d’apprendre quelque chose d’utile, dit mon père dans des cas pareils), déchiffrer des actes d’expertise, penser l’accrochage des tableaux. En fin de compte, ça ne s’est pas si mal passé. Le monde des antiquités, ce monde des illusions chatoyantes et des mystifications raffinées, je l’ai aimé, il me fascinait. Tout était si douteux et si joli. J’adorais écouter les experts se disputer (» Zakharov a dit, c’est une contrefaçon!» — « Et vous écoutez Zakharov, alors que plus un seul musée ne collabore avec lui!»). Regarder les restaurateurs qui, à l’aide d’un morceau de coton enroulé autour du bout d’un pinceau, enlèvent millimicron par millimicron, en le touchant à peine, le vieux vernis d’une peinture du dix-huitième siècle. Ils l’enlèvent pendant des heures, restent tranquillement debout en scrutant un carré de la taille d’une boîte d’allumettes. J’aimais le joyeux bordel du Salon d’Antiquités (» ils savent pas ce qu’ils vendent, mais ils en veulent quatre-vingt!»). J’aimais le bruit de la salle de vente aux enchères, quand la bataille faisait rage — pour quoi au juste? — pour une bricole qui n’en valait pas la peine, mais tout le monde était déjà dans son délire, impossible de les arrêter. Les visages rouges comme sur un hippodrome, les yeux grands comme des soucoupes. Neuf cents! Neuf cent vingt!!

De temps en temps, on allait à l’opéra avec Liocha (je me faisais belle; il m’offrait du champagne à la buvette), on allait dans les musées, il m’emmenait dîner dans de jolis endroits, et on ricanait en regardant en cachette nos voisins de table ultra pomponnés. Puis, quand ça s’est fini avec Liocha et que je me suis installée avec Asselia, j’ai vécu tranquillement encore une demi-année; le jour je feuilletais des livres dans ma galerie, le soir je lisais un roman victorien. C’est à présent avec Sonia que j’allais à l’opéra. Les week-ends j’usais mes fonds de culottes sur les chaises des bars à la mode. Peu à peu, j’ai commencé à créer ma propre boutique en ligne (parler avec les gens qui faisaient commerce de l’art, essayer de faire quelque chose, m’introduire dans le métier; une galerie en ville, cela je n’aurais pas pu me le permettre, bien sûr — où aurais-je pu trouver autant d’argent, mais sur Internet il y avait une chance; en tant qu’intermédiaire, évidemment). Certaines personnes avaient déjà donné leur accord. Tout s’est emporté, d’autres gens m’ont immédiatement téléphoné, ceux déjà mentionnés plus haut: ils m’ont invitée à lancer un département d’édition. Ils aimaient bien ma manière d’écrire, et j’étais, comme on dit, balaise. Selon eux, j’avais le sens des responsabilités. Ils m’ont plu aussi, c’est juste que je ne voulais pas rester enfermée dans un bureau. J’ai demandé un délai: je reviens de France et d’Italie, ai-je dit, et on s’y met. C’est ce qu’on avait décidé.

Je gagnais bien ma vie, autrement dit, je n’avais pas la moindre raison de me plaindre. On vivait avec Asselia dans un appart super cher, bien qu’assez petit. Mais il y avait un bois sous nos fenêtres.

D’où est venue cette vie splendide? L’avidité, bien sûr.

D’où est venu le reste? De mon avidité aussi. Mais d’une tout autre espèce.

Un glouton-rapiat.


— –––––


On n’avançait pas très vite: John tombait sans arrêt sur des connaissances. A certaines d’entre elles il serrait la main en silence, sans ralentir la cadence (cela ressemblait à un pas extrait d’une danse folklorique). Avec d’autres il s’arrêtait pour échanger deux mots, en vitesse et avec ardeur. Je faisais alors le pied de grue à ses côtés, ressentant à fond ce que c’est que d’être une étrangère en visite: plus une touriste, mais pas encore une locale. C’est l’anglais qui nous sauvait, John et moi, mais à Avignon les gens préféraient leur langue maternelle.

Quelle ironie: j’ai commencé à apprendre le français à peu près en même temps que j’ai commencé à tracer mes premières lettres russes. De mon propre gré. Mes parents ont approuvé ce choix: une deuxième langue étrangère pourra servir à notre fille. Peut-être deviendra-t-elle traductrice. Ou bien aura-t-elle des envies d’ailleurs? C’était le début de la perestroïka: aucun de nous n’allait nulle part, n’avait jamais vu un étranger de sa vie, mais l’émigration était une chose que l’on souhaitait ardemment à ses enfants. Quitter ce pays maudit, partir le plus loin possible. L’oublier pour toujours. Ecrivez-nous!

Quant à moi, j’avais, bien entendu, de tout autres raisons; j’apprenais la langue par curiosité. Un torrent enchanteur de jolis sons, des ondulations vocales et des miaulements; j’aimais tant les reproduire! Une langue d’une autre planète, lointaine. Inutile et belle, tel un papillon vivant dans les cheveux. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’on pouvait la manier comme on manie une pelle. Je n’y étais pas prête moralement. Je me souviens qu’une fois, deux petites Françaises, des sœurs qui avaient un an d’écart, étaient venues chez nos amis par le biais d’un programme d’échange. L’une s’appelait Christelle, l’autre avait un nom quelconque que j’ai oublié. Et on m’avait emmenée, moi la bonne élève et la star, faire leur connaissance.

J«étais entrée dans la pièce, et Christelle — la cadette — m’avait lancé une question mondaine.

Je me souviens de ce moment jusqu’à maintenant.

Vers onze ans, je causais tout à fait couramment en français, écrivais de longues compositions, traduisais simultanément les chansons de Patricia Kaas à ma mère. Je n’avais pas de problèmes d’audition. J’avais parfaitement compris ce que Christelle m’avait dit. Mais Christelle, ce n’était pas une copine de classe, et pas même une simple fillette. Elle s’était avérée être un phénomène. Jusqu’à ce moment, la France n’était pas pour moi à ce point réelle pour admettre sérieusement que les Français existaient vraiment. Tout cela restait un jeu. Et soudain, une Française en chair et en os avait fait son apparition. Je l’avais vue. Je l’avais entendue.

J’en étais demeurée toute ébahie.

Le fait que cette fillette me parlait dans ma langue à moi, et que je la comprenais, c’était un vrai choc.

Un choc d’une telle force que je n’avais rien pu lui répondre. J’étais simplement restée plantée là, comme un poteau, éprouvant à l’intérieur l’explosion d’une étoile supernova.

Puis, à l’approche de l’an 2000, on a commencé à avoir des problèmes d’argent dans la famille. Mais qui n’en avait pas? Certains se gavaient, mais d’une manière générale, la patrie ne se sortait pas des crises. Il ne pouvait être question de voyage en France (la question était plutôt de savoir comment grappiller quelques sous pour s’acheter un nouveau jeans): c’était un événement de l’ordre de l’impossible. Une condition irréelle. A peu près le même degré de probabilité qu’un vol sur la Lune. Quand est venu le temps d’entrer à l’université, j’ai dit adieu aux leçons de français pour m’inscrire à des cours de mathématiques, et depuis cette époque je ne suis jamais revenue à cette langue. Quinze ans plus tard, seule une pauvre carcasse de celle-ci est restée dans ma tête: deux ou trois constructions rouillées sortant des ronces sous un soleil brûlant. « Est-ce que je peux…?» « Où est la gare? «… Ah ouais, et encore quelques phrases d’une chanson folklorique parlant du pont d’Avignon :


Sur le pont d’Avignon

On y danse, on y danse

Sur le pont d’Avignon

On y danse tout en rond


Tout en m’arrêtant dans la rue avec John, je comprenais que le français s’était transformé pour moi en un doux bruissement, pareil à celui d’un ruisseau, duquel, tels des petits poissons, bondissaient de temps en temps des mots connus, mais qui, emportés par la force de la pesanteur et par l’envie de retourner à leur milieu naturel, disparaissaient aussitôt dans un torrent bouillonnant. Des petits poissons, il y en avait peu. Ecoutant ce langage étranger et incompréhensible, je me sentais comme un jouet gonflable: vide et un peu stupide. Quelle absurdité, me fâchais-je. Ca valait bien la peine d’apprendre cette langue pendant sept ans pour réaliser le moment venu qu’on n’en comprend pas un seul mot.


Sur le pont d’Avignon…


— –––––


Les affiches attiraient infiniment l’attention. Des affiches, mais aussi des tracts et des gens déguisés. Ces derniers semblaient presque plus nombreux que les simples passants.

«Listen, suis-je enfin parvenue à demander. From where are they all? It doesn’t look like a festival of harvest. You wrote me about a kind of a fair or something like that, right?

— What harvest?» John a écarquillé ses yeux balsamiques. Ils étaient grands en soi, mais quand il s’étonnait, ils devenaient tout ronds. « I wrote you about the Avignon theater festival! It’s the biggest and the oldest one in Europe. The fair! What are you talking about…»

Mais, a-t-il ajouté d’un air pensif, cette année il n’y a pas beaucoup de touristes. En comparaison avec l’année dernière, c’est presque rien. Pourquoi? S’il savait! Peut-être est-ce à cause de la crise.

Un long gars avec une affiche à la main a bondi de la foule à notre rencontre, et a failli glisser à côté de nous, absorbé par ses pensées, mais John l’a retenu par l’épaule. Le gars avait des cheveux roux pâles et semblait fatigué. Un nez droit, des yeux bleus. Un tee-shirt bordeaux décoloré. Il figurait en personne sur l’affiche, mais il apparaissait là sous un air totalement différent: en costume bleu, avec une cravate, sous les rayons des projecteurs et avec un clin d’œil à la Don Juan. Un bouquet de carottes dans les mains; ses doigts en serraient les feuilles. PACO, était écrit au-dessus de sa tête.

D’un air indigné, John s’est mis à raconter quelque chose à ce roux; j’ai eu l’impression qu’ils se connaissaient depuis une centaine d’années. Le roux secouait la tête. Moi je continuais à jouer le rôle peu compliqué du jouet gonflable. Au bout d’une minute, John s’est repris :

«By the way, this is Mara, m’a-t-il introduite. She is from Russia.» Et se retournant vers moi, il a donné sa bénédiction: « You can kiss him, it’s ok here in France when you meet someone new.

— Enchanté,» m’a lancé galamment l’amateur de carottes, perdant aussitôt tout intérêt pour moi. Ils s’en sont retournés à leur conversation avec John.

Ca devenait plus animé alentour: il me fallait sans cesse m’écarter, piétiner, faire de petits mouvements d’une danse de rue qui commence toujours d’elle-même quand il y a trop de gens. Un peu à gauche, un peu à droite, et un petit geste de l’épaule, « pardon!» — « pardon vous-même! “, « c’est rien „… Enchanté, si on le traduit au pied de la lettre, s’est

«ocharovan». Quel joli mot, pensais-je. Je dois me le rappeler.

«That was Paco, the one of those who succeeded, m’a fait savoir John quand on s’est enfin séparés du roux. He also started from the street. And now he has his own show on TV. A bit about politics, a bit about life… He is a good guy, funny. But, a ajouté John sans pitié, he mostly speaks, it’s not much of a show. That’s pity that your French is so bad.

— Hélas», ai-je grommelé.

La rue, tel un fleuve, est soudain devenue large et abondante. L’asphalte a pris fin, cédant la place à de grandes dalles polies par des milliers de pieds traînants. Elles donnaient envie d’y glisser. Les maisons sont devenues plus hautes et massives. Des boutiques de vêtements de luxe ont commencé à faire leur apparition: des vitrines jusqu’au ras du sol, des mannequins parés à l’extrême. Les cafés et les restaurants se permettaient d’occuper plus de place dans la rue: plus seulement deux tables, mais huit, dix, douze. Visiblement, on approchait du centre ville, et celui-ci était envahi par le festival. Plus tard, après une petite recherche sur Internet, j’ai appris que le festival d’Avignon était effectivement le plus ancien événement dans le monde du théâtre européen. Des milliers d’artistes, les bons et les autres (ces derniers étaient beaucoup plus nombreux). Des centaines de spectacles chaque jour, dans les théâtres et dans la rue. Mais alors, c’est le décor ambiant qui m’a abasourdie dans un premier temps. Les rues croulant sous les tracts. Des tracts, des tracts partout. Sur les tables des cafés, dans les mains des passants, enfoncés dans les fissures des murs. Froissés, abandonnés sur le pavé. Les rafales de vent jettent des protubérances colorées sous nos pieds. « Tu m’as bien fait rire!» Avignon se moquait à nouveau de moi, en déroulant devant mes yeux un infini ruban bariolé d’affiches, de posters, de graffitis: « Une foire, dis-tu?..»

«Johnny, l’ai-je appelé. Remind me, « enchanté»: only a man can say that to a woman, or both?

— Both are possible, a dit John d’une voix d’outre-tombe. That’s for everyone.»

Il était à nouveau dans les profondeurs de lui-même.

Ce n’est que plus tard que j’ai pris conscience de la manière dont il travaille: à quel point il s’immerge dans le processus de création, à quel point ça le met à l’écart du monde extérieur. Sans bien savoir pourquoi, je le ressentais ainsi: il marche dans un désert gris infini, sous un ciel sombre, et là il est tout seul, il chemine de plus en plus loin au milieu des amoncellements de rochers. Parfois, c’était comme si je le regardais s’éloigner. Des rochers, des rochers. Là, il errait, à la chasse aux plantes rares, aux animaux exotiques: une trouvaille sur des centaines, des milliers d’étendues illimitées. A chaque fois, une démarche solitaire. C’est comme ça qu’il travaillait.

Et plus tard, moi aussi je travaillais comme ça.


— –––––


On a plongé dans une petite ruelle coincée dans une crevasse entre deux parois escarpées. La ruelle était pavée de pierres rondes incommodes, semblables à celles d’un gué: j’ai buté à deux reprises, ai lâché un juron, et aussitôt je suis tombée sur une place, à la suite de John. Les parois de pierre, encadrant la petite ruelle-ruisseau, se sont avérés être le support d’un gigantesque château.

«Le Palais des Papes!» a déclaré John si de manière si solennelle qu’on eût dit qu’il l’avait construit de ses propres mains.

Il est des édifices qui nous transforment instantanément en lilliputiens. Après avoir vu le Palais des Papes, j’ai été stupéfiée l’espace d’une seconde: quel colosse! Et imprenable comme une forteresse… Mais c’est ce qu’il était. Aucune fioriture; des tours et des arches, des angles et des lignes droites aussi loin que l’œil pouvait voir. Des taches noires estompées tout au long des murs beiges: soit de la moisissure, soit de la suie. Un escalier ancien, telle une langue s’étirant sur le côté.

La place devant le palais — immense également — était pavée de pierres. Des cafés s’étaient amassés au loin, comme s’ils ne s’étaient pas résolus à se rapprocher, ayant laissé la place vide une fois pour toutes. Celle-ci s’étendait sur différents niveaux, et en raison de ses dimensions, paraissait presque dépeuplée. Des nuées des touristes semblables à des bancs de petits poissons, ne changeaient pas grand-chose à l’affaire. Cependant, près du mur de la forteresse quelque chose était vraisemblablement en train de se passer. Ou, pour être plus précis, on y attendait quelque chose: une vingtaine de badauds tuaient le temps, rassemblés en petits groupes. D’autres étaient assis directement sur le pavé.

«Come sit there, a ordonné John. Lucien is going to perform. I’ll leave you for a while, I need to talk to someone.»

«Alex, where have you been?» — un cri indigné venant de dessous une colonie de parasols blancs. Seuls les parents crient comme ça, et encore sur quelqu’un qui n’a pas plus de cinq ans. Un hurlement joyeux en réponse. Absence totale de vent: l’air comme du caramel épaissi. Le ciel qui s’ennuie, de couleur bleu pâle. Les visages des badauds sont rouges, et même marron pour certains. Le grondement sourd de la foule, le bruit du silence. Les cimes ébouriffées des platanes. La place, se déroulant à nos pieds, semblait au loin être incrustée de pièces de monnaie.

Pliant les genoux, je me suis assise sur le pavé. Il émettait de la chaleur.


Devant, sur le fond de la muraille de la forteresse, se détachait une silhouette noire. Un homme (Lucien, évidemment) se tenait dos au public, mais il n’a pas tardé à se retourner et à se diriger vers les spectateurs. Dans la main droite il avait une petite valise, et dans la gauche, un casque de Dark Vador (j’ai regardé plus attentivement: non, c’était seulement un haut-parleur portable). Tout en noir: un pantalon à bretelles, une cravate, un chapeau melon; seule la chemise était blanche. Le visage de Karlsson vieilli: des lèvres contrariées, des joues rebondies, un nez charnu. Des lunettes en écaille.

Les spectateurs regardaient avec de la bienveillance et une légère indifférence, tels des estivants ayant un peu trop mangé pendant le déjeuner. Mais quelle chaleur. Il y a de la paresse dans chaque inspiration.

«Bonjour mesdames et messieurs!» s’est exclamé l’artiste. Et il a ajouté quelque chose en français (quoi? je n’ai pas compris, ça va de soi). Deux ou trois personnes ont ricané; les autres ont remercié l’orateur d’un silence poli. Quelques touristes qui passaient par là ont ralenti le pas et se sont arrêtés pour regarder le spectacle.

Lucien est retourné vers son haut-parleur, a pressé un bouton (du haut-parleur, s’est échappée une musique, enrouée comme la radio de l’enfer) et a fait quelques bonds, mais tout à coup, c’est comme s’il s’était heurté à quelque chose — boum! Effarement. Les mains gantées de blanc se sont subitement envolées vers son visage; un geste soit de désespoir, soit d’horreur. Encore un bond. Ses paumes ont buté contre un mur invisible. Tapotant rapidement des doigts le long de cette surface plane, Lucien s’est mis à trotter de côté comme un petit crabe vers la droite. Boum encore! Son épaule droite s’est violemment heurtée à un obstacle mystérieux. Ses sourcils ont fait un bond, sa bouche s’est allongée. Un instant d’embarras, puis les gants blancs sont repartis en expédition le long de cet obstacle transparent.

J’ai vu ce numéro aussi en Russie, et plus d’une fois; visiblement, il fait partie de la panoplie de nombreux artistes. Lucien créait un labyrinthe imaginaire de façon plutôt virtuose: il rentrait son ventre en se faufilant à travers d’étroits tunnels, frappait contre un mur invisible de ses poings serrés. Il sursautait. S’abaissait. La sortie semblait quelque part tout près. Mais hélas! La fin de cette histoire était triste: au dernier accord enroué sortant de la gueule de Dark Vador, Lucien s’est retrouvé à bout de forces et est tombé raide mort. Les spectateurs ont applaudi mollement.

Allongé un instant, le décédé a repris conscience et s’est élancé vers sa valise blanche. Le gilet noir en synthétique formait des plis dans son dos.

«He must be dying from heat!», a compati quelqu’un de derrière.

Beaucoup de monde s’était déjà rassemblé. Au premier rang, les spectateurs étaient assis comme moi, à la turque ou les jambes étendues. Ceux de derrière restaient debout. C’était surtout des touristes: des shorts et des casquettes, des tee-shirts amples et des jupes flottantes, tout ce qu’il faut pour une telle chaleur. Des semelles de sandales de marche, ressemblant à des chenilles de char. De lourds appareils photo, comme une pierre au cou pendant vers le sol (y aura-t-il quelqu’un pour revoir ces photos un jour?). Des enfants: debout et accroupis. Un bronzage couleur de pêche sur des joues de soie, des cheveux décolorés par le soleil, des omoplates pointues, des yeux clairs. Un public multicolore, telle une garniture de légumes au bord de la scène.

Les touristes. Je n’ai jamais pu me défaire (à qui je mens? je n’ai même jamais essayé) d’un sentiment de supériorité à leur égard; je les ai toujours considérés comme pas dégourdis du tout. Le touriste, c’est une personne qu’on nourrit de trucs en carton-pâte (» à gauche vous avez un palais! une belle vue sur votre droite!»). C’est ce dont certains ont besoin, mais moi, il me faut du vrai. C’était souvent peu photogénique, noueux, ébréché, avec des racines tortueuses et des feuilles vénéneuses, mais toujours, sans l’ombre d’un doute, vivant. Et ça renfermait beaucoup de choses. L’océan et le sauvage mélange des couleurs. Les odeurs divines et la puanteur. Les figurines de dieux, toutes poisseuses d’huile. Les dalles chaudes des cours de temples, les réverbères dans les virages répandant une lueur blême sur la route, des chauffeurs de taxi totalement barges. Ma moto. Les os cassés. Treize points de suture sur ma lèvre. Les petites aventures financières et la comptabilité noire, les promenades dans un village, enveloppées dans des couvertures, main dans la main avec la Rousse, au milieu des palmiers et des décharges, Kashi-Varanasi, où des chiens retirent des os humains des cendres funéraires et où une indifférence de l’au-delà vis-à-vis de toute chose vivante s’empare des gens, l’Himalaya et la montagne sacrée Arunachala, et le sommeil de mort sur un chiffon sale dans des buissons près de la gare Victoria de Bombay. Et cette époque quand, retenue prisonnière chez Anil, j’écoutais la nuit de la trance Goa et le jour lisais les dialogues de Brodsky et Volkov pour ne pas devenir folle et ne pas oublier qui j’étais.

Un pays étonnant. Il m’a raconté beaucoup, et il me semble que tout ce qui m’arrive depuis déjà tant d’années et tout ce que j’ai fait moi-même de ma vie, provient de là-bas, de cette Inde narquoise, enivrante et impossible, le pays des miracles et la patrie des éléphants. L’Inde m’a joué ce tour; elle a tranché le monde devant moi comme une pastèque: voici du vivant, et voilà du carton-pâte. L’Inde m’a appris le courage et le rire, tandis que la steppe et la danse, elles, me rendaient mon âme.


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[…]


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Je suis revenue vers John autour de quatre heures: j’ai mangé une glace molle ressemblant à un petit amas de neige de printemps coulant entre les doigts, ai bu un café, ai fourré mon nez dans quelques boutiques de souvenirs. Là, on étouffait et avait mal aux yeux à cause de toute cette camelote à deux euros. Dans n’importe quel pays, si on jette un coup d’œil dans n’importe quelle boutique de ce type, on y verra la même chose: de petits aimants grossièrement peints, des sous-verres avec des armoiries, des torchons à vaisselle qui restent présentables jusqu’au premier lavage. Et des tasses rappelant des vieilles filles de province: bedonnantes, grosses sur les flancs et toujours peinturlurées comme pour leur dernier voyage. Plus c’est moche, mieux c’est. Je n’ai finalement rien acheté.

John continuait à bavarder avec quelqu’un, soutenant de sa paume le Palais des Papes, mais une fois qu’il m’a vue, il a agité frénétiquement la main: « où étais-tu?»

La ruelle étroite semblable à un gué est devenue quasiment impraticable: les touristes s’y étaient entassés comme des esturgeons. Ils écarquillaient les yeux sur une Française minuscule en haillons et avec des dreads: elle raclait du violon, et un chapeau noir à ses pieds avait ouvert tout grand sa gueule affamée (» she’s my friend», a lancé John). Près du mur, d’autres artistes attendaient leur tour.

Ayant parcouru à toute vitesse quelques places kaléidoscopiques — des affiches, des affiches et encore des affiches — on a tourné dans une ruelle pavée de dalles marron-rouges. Une série de bornes en pierre séparait le trottoir de la route. Sur l’une d’elles avait grimpé un distributeur de tracts; se tenant immobile sur un pied, il ressemblait à un jeune coq. L’ombre de la maison d’en face recouvrait encore la borne, mais le soleil était déjà en train de la lécher. Et le distributeur, pétrifié sur son piédestal, m’a semblé, à moi qui était aveuglée par l’éclat du soleil, noir comme du charbon: un trou en forme de garçon sur la toile blanche et colorée d’un mur éclairé de lumière.

John s’est élancé vers une créature masquée et lui a serré la main.

La créature n’avait pas l’air très agréable: maigre comme un poulet déplumé, torse nu (la peau sur les os), un large pantalon noir sur ses hanches décharnées. Ses avant-bras étaient empaquetés dans des protège-coudes en néoprène. Un masque en forme de casque: rouge et entièrement fermé, brillant. On avait l’impression qu’on lui avait arraché la peau du crâne et qu’on avait laqué celui-ci. Brrr.

Néanmoins, la créature était pleine d’empathie: elle a hurlé quelque chose en japonais, a empoigné ma main et s’est mise à la secouer.

«C’est Mara, elle est russe (par bonheur, John ne m’a pas proposé d’embrasser le monstre en papier mâché laqué). Alors, ça va?»

Le monstre s’est mis à jacasser à toute allure en français, avec un accent japonais. Dans un trou pour la bouche scintillaient, comme des galets humides, de petites dents. John, poli, m’a traduit :

«He says that this year they have a new show. Et a ajouté avec respect: He is a samurai, did you understand? There are not many people here, but they don’t give up. They are real fighers.»

Le thème des fighters était, il faut le dire, la ligne générale de nos conversations. L’artiste de rue est toujours un combattant, m’instruisait John. Dans la rue, c’est une lutte perpétuelle: pour l’autorité, pour la meilleure place, pour le public. On lutte avec tout le monde, sans arrêt, au propre comme au figuré. Avec la police, avec les gens, avec soi-même (évidemment!). Quand je suis parti en Australie, racontait John, je vivais sous un fourgon et m’entraînais quatorze heures par jour. Je le harcelais de questions: « l’Australie? Comment tout cela a-t-il commencé? Où sont tes parents, garçon?» Selon John, il s’avérait qu’il n’y avait aucun problème avec ses parents, que c’était une famille ordinaire, que tout était normal. C’est juste qu’il aimait se la péter. Il faisait toujours des trucs dans la rue; il voulait que les gens le regardent. Puis il s’est pris au jeu. Pourquoi? Qui sait! C’est mon caractère. Maintenant ça va, mais tu sais comment j’étais avant? Je cherchais toujours la merde. Je me pointais sur le territoire de quelqu’un, je disais: ok, tu te produis ici, mais moi je vais venir et te piquer ton public. Parce que je suis le plus fort, et que toi tu es nul. Beaucoup de gens ne m’aimaient pas, et encore aujourd’hui pas tout le monde ne m’aime. Je me comporte de manière normale seulement avec ceux que je respecte.

Le voilà, le pathos du monde de la rue.

«Alors, qui est-ce que tu respectes?» le taquinais-je avec insistance. Il y en a peu, répondait John d’un geste de dépit. Ceux qui font mieux que moi, par exemple. Je ricanais: « y en a-t-il vraiment?» Et John — il faut lui rendre justice — disait: bien sûr, il y en a. Il essayait d’être juste.

Restait bien sûr la question: qu’avais-je donc à faire ici avec mon opéra et Aïvaz? Mais c’est très clair. Je vivais ma vie nacrée, remuais mes nageoires dans mon bassin d’esthète (et quoi? j’en avais le droit: je l’avait construit toute seule, personne ne m’avait aidée), mais quelque chose d’aventuriste, quelque chose de vivant et de sauvage m’a de nouveau fait signe, et, comme un vieil ivrogne, j’ai craqué. Je me suis lancée à sa poursuite.


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[…]


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J’en suis convaincue: tout vient de là, de l’enfance. Dans mon cas, le goût pour la belle vie, l’aventurisme, le désir de mettre un pied dans d’autres mondes. Mon enfance, c’était Lubertsy. Ce Lubertsy des banlieues de Moscou, la ville où on te couvre d’injures avant même que tu aies pu compter jusqu’à trois — et alors? Ne reste pas planté là à faire des yeux de merlan frit, insulte juste courtoisement en retour, c’est normal.

A propos de Lubertsy, voilà ce dont je me souviens: cette ville n’a jamais été tranquille, et pendant la perestroïka elle a totalement pété les plombs. La ville était tout simplement sens dessus dessous. Il me semble que c’était particulièrement inquiétant au milieu des années quatre-vingt-dix; ou alors, c’est peut-être juste à partir de ce moment-là que je m’en souviens le mieux. Je me souviens de cette époque comme d’un éternel hiver: brumeuse, humide, avec des tas de neige gris sale partout et un ciel lourd et bas. Les racketteurs brûlaient des kiosques d’alimentation et faisaient sauter des voitures. De temps à autre, de petits entrepreneurs locaux disparaissaient sans nouvelles; plus tard, on découvrait leurs corps dans des coffres de voiture (de ça, on en parlait à voix basse dans la cuisine, et à haute voix à la télé). Les problèmes avec les « partenaires de business» (c’est ainsi qu’on les appelait), on les résolvait à la dure: on les égorgeait par familles entières. Le mot « toit» ne dégageait pas un sentiment de confort, mais plutôt de menace. Les plaisanteries sur le fer à souder et le fer à

repasser n’étaient pas vraiment des plaisanteries. Des corps pourrissants étaient retrouvés dans des recoins de parcs aux odeurs désagréables. Quelque chose de sombre se tramait la nuit dans les garages. « La capitale du crime des banlieues de Moscou», « le monde de la truanderie et de l’illégalité absolue», « le banditisme sans foi ni loi»: les journalistes à la plume jaune aiguisaient leur éloquence dans les gros titres. Ma mère m’interdisait de lire le journal « Moskovskij Komsomolets», mais je m’enfermais dans les toilettes et le lisais quand même.

Des centaines de gars dans la ville étaient soit liés à la mafia, soit ils rêvaient de rejoindre ses rangs. « Des incendies et des fusillades. Des vols de voitures et des explosions. Des accidents et des meurtres»: l’émission « Patrouille de police» était l’une des plus populaires à Moscou et dans ses environs. Dans notre famille, c’était par elle que la journée commençait. Tout comme dans des centaines d’autres.

Tôt le matin, alors qu’il ne faisait pas encore jour, papa s’asseyait avec une tasse d’un litre de thé et pressait la télécommande.

«Sur le boulevard Volzhskij, commençait à rapporter, sans même saluer, une voix froide de femme, un accident de la route s’est produit. Deux personnes ont été blessées…»

Je me préparais pour l’école. Ma mère me peignait et me tressait les cheveux, attachant la natte avec un élastique « made in China», aux couleurs vives. Je me lavais, me brossais les dents, enfilais mes collants.

«Blablabla… se faisait entendre du salon. Des restes humains ont été découverts… Des corps carbonisés… Blablabla… L’identification des restes humains… Blablabla…»

Maman me préparait une tartine de pain blanc avec du beurre et du sucre. Et pour elle se faisait du café.

«Blablabla… Un incendie dans la rue Initsiativnaya… L’ambulance… Le cadavre d’un homme… Des restes humains sous la neige…»

Dans cette émission, l’expression « des restes humains» était répétée plus que toute autre.

«Ton grand-père est là», m’informait enfin maman, regardant par la fenêtre. Chaque matin, grand-père m’emmenait à l’école dans sa voiture. « Dépêche-toi!»

Je sortais de l’appart et me retrouvais dans le matin glacé. Là, la neige étincelait, toute bigarrée de jaunes signatures canines, et la « Volga» de grand-père, aux flancs arrondis, pétaradait, s’ébrouant de froid. Des restes humains, il n’y en avait pas. Et on ne peut pas dire qu’ils me préoccupaient: mes parents ont tout fait pour me laisser en dehors de ce chaos. Dès le mois d’octobre du cours préparatoire, ma mère m’a retirée de l’école qui se trouvait sous nos fenêtres et m’a transférée dans une autre, un peu meilleure. Là-bas, du moins, on ne sniffait pas de la colle pendant les recréations. Il y avait là des classes de danse de salon et des cours d’étiquette (et aussi une conseillère principale d’éducation qui forçait les élèves de CE2 à baisser leurs culottes au tableau, mais il me semble que je n’ai jamais raconté cela à maman). Mes classes de français continuaient. On ne me laissait pas fréquenter les enfants des rues; aucune violence, les adultes déplaçaient simplement, de façon très fine, pas du tout importune, la focale de mon attention sur d’autres enfants. Plus convenables. « Enfant des rues», c’était une sorte de verdict. On avait peur pour moi: des fois que quelqu’un lui apprenne à fumer ou la serre dans un coin. Quant aux bandits, je ne m’en souciais pas: quel rapport pouvaient-ils avoir avec moi, une petite fille?

Mais ce n’était pas eux le problème. C’étaient les gens ordinaires: ceux avec qui on avait affaire chaque jour.

Les vibrations radioactives qui s’échappaient des recoins, le bruit de fond qu’émettaient les garages et les sous-sols ne pouvait pas ne pas influencer les gens ordinaires. C’était comme si un signal venait toujours de là-bas: on est tout près. On est proche de toi. Demain, tu nous rencontreras par hasard dans la rue. Ou bien, peut-être, on te tombera dessus dans ta cage d’escalier, et tu n’auras même pas le temps de comprendre ce qui se passe. En plus de ça, la précarité générale, les licenciements, la peur. Le monde était imprégné d’une odeur de désespoir. Personne ne savait de quoi demain serait fait. Le salaire? Dis plutôt merci d’avoir un travail. Un business honnête? Vous rigolez?

Lubertsy était une ville prolétarienne, grossière. Ceux qui ne faisaient pas partie de la mafia ne dessoûlaient jamais. Tout le monde buvait. On buvait de l’eau de Cologne et sniffait de la colle. La cruauté était à la fois une forme d’autodéfense et la norme du quotidien. On se battait dans les familles. On donnait des gifles aux enfants. La racaille torturait les chats et les chiens. Je me souviens qu’une fois Katia, ma copine du sixième étage, avait laissé échappé que son frère appâtait des petites mésanges avec un morceau de lard sur son balcon. Rien de criminel a priori, mais en pensant à ce Serioga, âgé de dix-huit ans, lugubre, au visage malsain marqué de petite vérole, je me suis méfiée. « Pourquoi? ai-je demandé. Tu es sûre qu’il ne les torture pas?» Katia a hoché la tête, mais plus tard elle a avoué: bien sûr, il les torture. Il leur verse de la vodka dans la gorge et regarde ce qui se passe. C’est simplement amusant. J’ai sangloté, le visage dans l’oreiller, pendant deux jours.

C«était une époque méchante. La cruauté était le moyen le plus rapide de se reposer un tant soit peu sur quelque chose, de se sentir fort ne serait-ce qu’un instant. Donc, les règles étaient simples: après dix heures, il vaut mieux ne pas marcher dans le noir. Ce chantier, contourne-le, même le jour: là, quelqu’un a été violé avec un morceau de barre d’armature. Ici, on a assassiné quelqu’un: son cadavre a été trouvé dans une benne à ordures. Un long regard droit dans les yeux, c’est une provocation: c’est toi qui auras tort. C’est ce dont je me souviens de l’enfance. C’est comme ça que je vivais, en regardant le sol.


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En ce temps, dans les années quatre-vingt-dix, ma famille passait pour être relativement prospère. D’un statut plus élevé que les autres dans l’immeuble. A cause de cela, on ne nous aimait pas trop. Et aussi du fait que mes parents ne voulaient pas boire de vodka, mais au lieu de ça se démenaient comme des fous, essayant de gagner de quoi vivre, d’une façon ou d’une autre. Qu’est-ce qu’ils n’ont pas fait après que l’Union s’était effondrée! En URSS tout était clair: grand-père membre du Parti, mère pianiste, père architecte. Pendant la pérestroïka, plus personne n’avait besoin de pianistes et d’architectes (sans parler des fonctionnaires du Parti). Et mon architecte de père allait dans les jardins d’enfants et photographiait les enfants à la demande. Il dessinait et faisait des vitraux, ayant par la même occasion orné de ces derniers les trois fenêtres de notre appart: dans une pièce, il y avait des arabesques de gel, dans une autre des fleurs, et dans le salon d’harmonieux losanges. Des fenêtres vitraux. De fait, le salon s’était mis à ressembler soit à un temple, soit à une chambre de demoiselle russe des temps anciens, telles qu’elles apparaissent dans les dessins animés. Très joli et impossible de voir quelque chose de l’extérieur, au cas où il aurait pris l’envie à quelqu’un de l’immeuble d’en face de regarder avec des jumelles s’il n’y avait pas un petit quelque chose de valeur dans notre appartement. Ça arrivait; après que deux apparts au dessus avait été cambriolés en l’espace de deux semaines (» L’or, je le gardais pour le mariage de ma fille, sanglotait l’une des victimes, et ils ont emporté aussi le manteau de fourrure!»), mes parents s’étaient procuré de l’argent et avaient fait installer une massive porte blindée. Elle est toujours là, dans l’appart de Lubertsy, en souvenir de cette époque, tout comme les contours des vitraux à demi effacés.

Maman la pianiste faisait la navette entre Moscou et la Pologne par train de nuit et rapportait de là-bas des ballots de fringues: des collants en nylon, des soutiens-gorges importés, des chaussettes en coton. Tout ça était à vendre. L’argent pour les achats, il fallait le transporter dans un morceau de tissu cousu dans la culotte: on volait aussi dans les trains. Quant au gagne-pain, on devait le partager avec l’administration du marché et les racketteurs.

«Mais notre milice ne nous protège-t-elle donc pas? m’étonnais-je.

— Ma milice nous protège bien: d’abord elle nous coffre, puis elle veille sur nous», plaisantait lugubrement mon grand-père.

Il fallait aussi partager avec la milice.

Puis, mes parents ont trouvé, je ne sais comment, un moyen de faire du business avec la Mongolie et se sont mis à vendre des chapkas en fourrure de renard polaire et de rat musqué. Un guide de conversation russo-mongol, Yariany Devtair, avait pris place sur une étagère

(« bonjour», ça se dit « sain bain ouou!», et « je lève mon verre à votre santé», c’est déjà un peu plus compliqué: « Tany aeruul iaendiïn telee hundaga orgye!»). Parfois, des Mongols nous rendaient visite: Dina, au visage rond comme la lune et avec deux dents en or, et son mari au teint basané et hâlé par le vent, ressemblant à une image d’un manuel d’histoire (la partie consacrée aux nomades). C’étaient eux qui apportaient de Mongolie ces chapkas, à côté desquels mes parents passaient des heures debout au marché. Tout le couloir de notre appartement était encombré de boîtes en carton; il restait seulement un étroit passage. Tout était gardé strictement secret. Il m’était interdit d’inviter des amis à la maison et encore plus de raconter ce que faisaient mon père et ma mère.

Je me souviens que les week-ends, par les mornes journées d’hiver, quand à à peine trois heures de l’après-midi, la fenêtre couverte d’une fine couche de givre rougeoie au soleil couchant, papa l’architecte, maman la pianiste et grand-père, le chef du parti, faisaient irruption dans l’appart, gelés jusqu’aux os, après avoir passé six ou sept heures debout sur un marché à ciel ouvert, par moins trente.

«Alors, papa? demandais-je en m’élançant de ma chambre. Combien?

— Qu’est-ce que ça peut te faire?» répliquait mon père d’un ton sec. Et il se dirigeait dans la salle de bain pour se réchauffer les mains. A ce moment-là, maman me confiait tout bas :

«Quatre de femme et deux d’homme.»

«Quatre de femme et deux d’homme», ça signifiait la quantité de chapkas vendus. Et ce n’était pas mal du tout. « Pas un seul», c’était bien pire. Dans ce cas, on ne savait pas ce qu’on mangerait dans la semaine.

Concernant la nourriture, c’était très simple; de la bouillie de sarrasin, des pommes de terre, des pâtes en forme d’escargot: une casserole nous faisait à peu près cinq jours. Le deuxième jour, les pâtes devenaient semblables à de la colle à bois, mais on pouvait les faire frire. Il y avait aussi des pilons de poulet, gras, truffés de produits chimiques. De grosses saucisses grisâtres (je n’en mange pas jusqu’à maintenant). Du saucisson, c’était la fête.

Comme j’ai déjà dit, on ne nous aimait pas beaucoup dans l’immeuble. Mes parents, pour leur envie de s’en sortir. Ma grand-mère, pour ses lèvres pincées. Mon grand-père, du fait qu’il avait été chef dans le temps. Moi, pour mon appartenance à cette tribu et pour mes nouvelles baskets. Des intellos de mes deux. Regarde-moi comme ils se la racontent! Vous vous croyez mieux que les autres? Pas tous parlaient comme ça, mais certains; en tout cas, ce ne sont pas les ennemis qui me manquaient. Les membres d’environ trois familles, il ne valait mieux pas les croiser près de l’ascenseur.

Je me souviens qu’un garçon du voisinage — j’avais peut-être huit ans, et lui devait en avoir dix — m’avait dit une saleté près de la porte d’entrée de l’immeuble. En réponse, je lui avais donné un coup de pied à l’endroit qu’on m’avait appris. Le gars s’était plié en deux et avait hurlé, et moi je m’étais enfuie. Mais le jour suivant, ses malotrues de sœurs — l’une de quinze ans, l’autre de seize — m’avaient chopée dans la cour de l’école et m’avaient empoignée avec force.

«Frappe-la comme il faut, Sacha! Où tu veux, aiguillonnaient-elles leur frère. Elle t’a frappé hier, non?»

Et Sacha, pendant un long moment, ne pouvait se décider. Il s’efforçait de viser.

Des histoires pareilles, il y en avait beaucoup. Lubertsy, le petit Bronx à la moscovite.


Jusqu’à vingt ans environ, je n’étais pas une battante; au contraire, j’étais absolument pitoyable. A Lubertsy, il y avait partout des enfants des rues ou des adultes qui venaient de là, et ils n’étaient pas gentils avec moi, loin s’en faut. Pour quelqu’un d’autre, toutes ces bagarres de rue, c’était quedalle. Mais moi j’étais née avec une peau fine. Il m’a suffi de très peu pour comprendre que le grand monde était une source de menace, et j’en connaissais la cause: c’était avec moi que quelque chose clochait. Il y avait quelque chose en moi d’originellement, d’irréparablement, de monstrueusement incorrect, et on ne pouvait rien y faire. Peu à peu, ce sentiment a envahi l’espace sécurisé que mes parents déroulaient soigneusement devant moi, et a finalement recouvert tout le ciel. Je me suis renfermée sur moi-même. Et le monde, le monde réactif et attentionné, m’a payée de retour: dans un univers sûr et ensoleillé, habité par des enfants de bonnes familles, on a cessé de me remarquer. Tu ne peux rien, ricanait le monde. Tu n’existes pas. Qui haïr pour cela? Soi-même en premier lieu.

A cette époque, je me haïssais comme personne. Ce n’était pas une forme légère de pudeur adolescente; non, c’était un mélange acide de répugnance écœurante de soi, de honte et d’hostilité au monde, qui bouillait en moi sous un couvercle hermétiquement fermé. Et cela a continué très longtemps, jusqu’à mes vingt ans environ, jusqu’à ce que je ne remodèle tout.

Parfois, en écoutant John, et plus tard, en repensant au révolutionnaire et à son équipe, je me disais: si tu sais quelque chose de la vie de la rue, essaye l’exact opposé. Mets-toi un instant dans la peau d’une bonne élève du Bronx.


— –––––


[…]


— –––––


A la maison, j’ai pris une douche; l’eau trouble d’Avignon m’a lavée de la boxe japonaise apocalyptique. Pendant ce temps, John a pu avaler quelque chose; quant à moi, je suis restée sans appétit. On est ressortis dans la rue. L’avenue de la Synagogue frissonnait légèrement dans l’ombre épaisse des platanes. John a agité sa main vers la gauche et a prononcé avec fierté :

«This is my car. And this is my garbage bin.»

Près d’une voiture noire — je n’ai pas pu discerner sa marque — se trouvait effectivement un bac poubelle à roulettes, grand et noir, comme tous les biens que possédait John, à l’exception des culottes de scène (les culottes, John les préférait colorées). Le bac était enchaîné à une borne en fer. « C’est ma voiture, et voici mon bac poubelle» (» c’était ma Lo, et voici mes lis»; je me suis surprise à penser que ce n’était pas tant le bac qui était étonnant pour moi que la voiture. Une voiture? A John? Ça alors! Il me semblait qu’il méprisait les biens massifs).

John a soulevé le couvercle et a plongé à l’intérieur jusqu’à la taille. Un bruit s’est fait entendre.

«Johny, what are you doing there? ai-je demandé avec une légère inquiétude.

— There’s something with the bottom», a retenti sourdement de là-dedans.

John s’est extirpé du bac, a contourné sa voiture, a fourré dans le coffre et en a sorti quelques paquets et un haut-parleur portable. Tout cela a pris place dans le bac. Bon Dieu, pensais-je, combien de temps as-tu lavé cette poubelle? Ou alors tu ne l’as pas lavée? D’un côté, on pouvait attendre tout et n’importe quoi de John. Mais d’un autre, il n’y avait pas de personne plus propre que lui. Il ne pouvait pas même embrasser une femme sans s’être brossé les dents le matin. C’était un vrai Français, notre Johnny Boy.

«Don’t look at me like that, I’ve bought it. It’s new, a dit John d’une voix sirupeuse, en me regardant malicieusement. Let’s go!» Et là-dessus il a saisi le bac par les poignées et l’a fait rouler sur le pavé. Je me suis mise à trottiner à ses côtés. Un chemin bien connu: un bout de l’avenue de la Synagogue, puis passage sous une arche, et enfin la rue de la Carreterie. Le fripon gris et jaune dessiné près de la fontaine.

Je n’en doute pas, on allait très bien ensemble: moi, avec mon tee-shirt rose, mes ballerines de princesse et mon sac de toile de Saint-Pétersbourg — la touriste modèle typique — et l’infernal John en pantalon noir, torse nu et avec ses brillants yeux espagnols. La belle et la bête, la princesse et le voyou. On se hâtait le long de la rue bouillante, et un flot de gens nous contournait des deux côtés. Aux badauds bayant aux corneilles, John criait brusquement quelque chose en français. Comme un vrai éboueur.

A un moment, un grand bus de touristes nous a rattrapés; il avait soif de liberté de mouvement. John le gênait. Le bus s’est mis à klaxonner violemment. Je me suis jetée vers le trottoir et me suis retournée: John continuait impassiblement à faire rouler son bac.

Le bus a klaxonné encore une fois. Puis une autre. Mais John n’était pas de la race des peureux.

«He is crazy to drive in such a mess! Some people are really insane!» m’a-t-il hurlé à travers la foule. J’ai essayé de le raisonner et ai crié en réponse :

«Johnny! Just move aside! You block him the way!

— And what? s’est indigné le têtu. He’ll go ahead for a hundred meters more and then he’ll be blocked again! People are everywhere!»

Le bus était pris d’hystérie. John continuait à faire rouler son bac, comme un héros-pionnier, comme un missionnaire, comme un conquérant de l’univers. C’était visiblement une question de principe.

«Johnny!» vociférais-je. Mes nerfs était en train de lâcher.

«There’s always fight in the street!» a gueulé John et il a appuyé encore sur le champignon. Finalement, le bus a grimpé sur le trottoir par les roues de devant, a soulevé son pesant derrière, a mis les gaz et a arrivé au niveau de John. La femme au volant s’est penchée à la fenêtre. Elle s’est mise à hurler, déversant son indignation sur la tête du vilain éboueur: ses jurons se sont confondus dans un torrent bouillonnant et fétide (à ce moment-là, j’ai remercié les dieux de ne pas comprendre un seul mot). John a eu la répartie vive: il a aussi éclaté en une cantate riche en couleurs. Les gens se retournaient. Les touristes dans le bus ont aplati leur nez sur la vitre: quel scandale! Ça aurait pu durer une éternité. Mais non: brusquement, John s’est écarté de côté et s’est élancé dans une ruelle. Arbitre pour lui-même, enfant des rues, pilote de première classe dans un jeu sans règles, il s’est élevé au-dessus de la bataille: ayant décidé qu’il avait remporté le duel, il l’a interrompu sans la moindre hésitation. Je me suis lancée à sa poursuite et ai repris haleine dans la ruelle.

«When I was just starting at the street, everyone hated me», m’a-t-il rappelé. Plus calmement déjà: hurler au milieu des murs de pierre et des bacs poubelles ne servait à rien.

«And is this an excuse? l’ai-je interrogé.

— Ok, imagine then, a démarré John au quart de tour. You come to the street, and each time you have to prove everyone who you are. No one can book a place to perform, right? So, each time there is a fight. For the public, for the area», John a brusquement fait tourner le bac et s’est appuyé sur ses poignées de celui-ci, tel un orateur à sa tribune. And then, you come, and someone is already performing at your place. And you did not eat from yesterday. And you tell him: okay, I’ll start right now, and we’ll se who will get the public. And it goes!»

Un petit chat a bondi sur le couvercle du bac: bariolé, avec des taches rousses. Il n’a pas eu peur de l’orateur. A Moscou, j’avais un copain, ex-bandit; « un homme de guerre a besoin de guerre, disait-il. S’il n’y en a pas, il se la trouvera». Selon ses mots, John se produisait toujours mieux que les autres et ne respectait personne, il piquait le public des autres, s’attirait sans cesse des ennuis, et c’est pour ça qu’on ne l’aimait pas. Ce n’est pas un homme mais une flamme éternelle. Mais d’où vient le bois? Et bien, c’est très simple. La fureur, pensais-je, c’est aussi une habitude. Un moyen de tâter le monde.


— ––––––


John avait l’habitude de la fureur, et moi j’avais l’habitude (ou plutôt la passion) de fourrer mon nez dans des formes de vie inexplorées. D’où ça m’est venu? Je l’ai déjà dit: de l’enfance.

En ce temps-là, dans les années quatre-vingt-dix, ma famille m’apprenait à avoir peur. Surtout mon grand-père et ma grand-mère. Ne cours pas, tu t’écrabouilleras le nez. Ne parle pas aux garçons, ils te feront du mal. Ne sors pas sur le balcon sans chapeau. Ne va pas aux fêtes de masse, ne te promène pas le soir dans la cour d’école, ne parle pas aux inconnus. Mets un pull. Reste à la maison, avec ta grand-mère, étudie mieux. On viole et tue partout alentour, tu es peut-être la prochaine sur la liste. Pourquoi tu manges si peu? Tu es toute pâle, toute tristounette. Ma petite fille à moi. Rien que des diminutifs, comme si je n’étais pas plus grosse qu’un colibri. Ne sors pas dans la rue, ne commets pas de faute.

J’ai plutôt eu de la chance: les intimidations de ma grand-mère étaient trop épaisses et copieuses, et la bulle dans laquelle tâchait de me confiner mon grand-père s’est avérée trop étroite. Tous les ados se révoltent, c’est quelque chose d’hormonal. On essayait de m’infliger de la peur, et ma rébellion s’est manifestée en ce que je me suis refusée jusqu’à l’idiotie de craindre le danger. J’ai commencé à revenir à la maison par les passages et les recoins les plus sombres, à sauter sur les toits de garages et courir à travers les chantiers. Tous les enfants faisaient cela, mais moi je le faisais toujours seule et avec un cynisme particulier. J’ai aimé me plonger en dessous des citernes ventrues des trains de marchandises, pendant les quelques secondes où ils freinaient devant le quai; il fallait parvenir à s’en extirper avant que le train ne se remette en marche. J’ai pris plaisir à échapper aux contrôleurs. Escalader sur les toits et y courir. Rentrer avec le dernier train — celui dans lequel, selon ma grand-mère, les choses les plus horribles arrivaient aux petites filles (les choses les plus horribles, ça voulait dire les hommes, bien sûr) — cela me plaisait aussi. Ce n’est pas que j’essayais de me trouver des aventures. C’était une pure et furieuse certitude: dans le monde des hasards, à la différence du monde des braves gens, rien de mal ne pourrait jamais m’arriver. Je suis un paria, alors je suis invulnérable. Ces années-là, j’avais une peur panique des gens, mais mon sens du danger était totalement détraqué.

Une fois, sur un chantier, je suis tombée d’un bout de mur — je me suis foulé la cheville — et, ayant chuté d’un mètre et demi environ, j’ai atterri sur le dos. Pendant à peu près cinq secondes, je n’ai pas pu respirer, mes poumons semblaient s’être écrasés à cause du choc, mais quand j’ai réussi à reprendre mon souffle, et qu’un kaléidoscope de couleurs a cessé de danser devant mes yeux, j’ai vu qu’à gauche et à droite de moi deux barres d’armature rouillées sortaient du sol. Moi entre elles, comme encadrée, et mes baskets plantées dans le ciel. Une rencontre impressionnante avec le dieu du hasard: je suis tombée sur son large front. J’ai atterri entre ses cornes.


— ––––––


Au début, les étendues vides — sous-sols, carrières, chantiers — me servaient de mondes parallèles. Je pouvais les peupler d’habitants de mon choix, à la différence de la réalité. J’appréciais particulièrement les toits. Tous les toits non fermés étaient miens: il n’y avait pas de plus grande joie que de grimper par l’escalier d’incendie sur la calvitie plate d’un immeuble de cinq étages et de rester là, sans bouger, pendant des heures, arrachant du bout des doigts des morceaux de goudron poisseux du revêtement. Dans ma tête, des films tournaient en boucle: j’inventais des histoires que seul un enfant infiniment solitaire peut inventer. Une fois accrochée à un scénario ou un rêve quelconque, je pouvais le détortiller pendant des jours, ajoutant ou enlevant quelque chose à ma guise. Atterrissant doucement sur ce même toit deux heures plus tard, je rampais vers son bord — avec beaucoup de précaution, pour que les balayeurs ne me voient pas — et jetais en bas, dans ce micro-monde insignifiant et futile, des morceaux de goudron. Je les regardais voler, puis devenir des points.

Au Baïkal, où on allait avec mes parents en été, au lieu des toits il y avait de grands cèdres. Je m’enfonçais dans la taïga, grimpais sur des troncs rugueux jusqu’à leur cime, et là où le tronc devenait dangereusement fin, je me balançais. Un sentiment de toute-puissance secrète m’envahissait alors: youhou! Je peux aussi faire ça!

Ma deuxième passion — et aussi un monde parallèle — était la lecture. Pendant que les autres adolescents apprenaient à fumer et à s’embrasser, je lisais passionnément. Ça venait de ma mère. C’était elle qui se constituait une bibliothèque maison, se procurait sans cesse toutes sortes de livres par un système complexe d’abonnement (à cette époque, on devait commander les collections de qualité en avance, faire la queue et cetera), rapportait chez nous des petits tomes déclassés de la salle de lecture où elle arrondissait ses fins de mois. J’adorais lire: la littérature, comme la galopade sur les chantiers, me transportait hors de la réalité. Je revenais à la maison, en sueur et sale, et oubliant de prendre une douche, je me saisissais d’un livre. J’avalais tout ce qui me tombait sous la main: d’abord Mayne Reid et « La Bibliothèque des Aventuriers», puis, Bounine, Tchekhov, un ouvrage de dix volumes à la couverture grise, Kouprine revêtu de velours vert, Gogol en noir, autrement dit des classiques; impossible de se les rappeler tous. Plus tard, j’ai passé en revue Wilder, Fitzgerald, Nabokov, Evelyn Waugh. Et d’autres. Tout ce que ma mère aimait. Puis, vers treize ans, j’ai effectué un rétrogradage littéraire: je me suis intéressée aux romans d’amour de bas étage.

«N’est-ce pas trop tôt pour elle? a demandé une fois, les lèvres pincées, une voisine de compartiment dans un train.

— Il vaut mieux qu’elle apprenne des choses des livres plutôt que des cages d’escalier», avait répondu ma mère avec une politesse glaciale.

J«étais toute seule, je souffrais de mon mutisme et me détestais chaque fois que je me retrouvais au milieu des gens, mais seule avec moi-même, je ne m’ennuyais jamais. Dans ma tête se fragmentaient sans cesse des cellules; je créais des mondes.


Ce n’est que bien plus tard que j’ai remarqué: les mondes parallèles existent, et je ne suis pas la seule à m’y intéresser. Des milliers de personnes les cherchent, et en perdent le sommeil et la tranquillité: dans les chroniques mondaines, dans le journal « L’oracle», dans la vie des extra-terrestres et des gens à tête de chien. Partout, sauf sous leur nez, alors que pour les trouver, il suffit de presque rien: tu n’as qu’à tourner au coin de la route battue, et alors qui rencontreras-tu? John par exemple. John le patriote, John le réalisateur, John l’éboueur, avec son caractère querelleur, ses yeux brillants de pirate, et il t’entraînera dans des aventures. Et ce même John se préoccupera de toi, te protègera comme si tu étais une fleur, te fera un plan de voyage et mettra ses amis à contribution pour qu’ils te prennent dans leurs bras et te distraient; il ne te lâchera pas et insistera pour que tu ne te promènes pas toute seule la nuit. Il t’expliquera toutes les subtilités. John était aussi mon monde parallèle, mais familier en même temps: proche, harmonieux. Si j’avais voulu quelque chose d’autre, je me serais installée dans un hôtel luxueux; pas le plus cher, bien entendu, mais au moins avec un évier en marbre et une rose dans un vase. J’y aurais passé mes matins à boire du thé, très contente de moi. Mais non. Au lieu de ça, je faisais des va-et-vient avec John, le long de la rue de la Carreterie.

La rue de la Carreterie; si j’avais su combien de fois il me faudrait la parcourir, la remontant et la descendant, de long en large, tous ces aller-retour, tous ces kilomètres, si j’avais su que je devrais faire le tour du globe, passer le point de non-retour et oublier beaucoup de ce que je pensais de moi. Mais me souvenir aussi de quelque chose. De la rue de la Carreterie à l’avenue de la Synagogue et vice-versa, à nouveau la rue de la Carreterie, puis la rue Carnot, la place du Palais et la rue de la Réplublique, et enfin la ruelle en face du théâtre « Le Paris», où se passera tout ce qui était écrit, tout ce qui devait m’arriver et ne pouvait pas arriver autrement.


— –––––


[…]


— –––––


La chaleur a cédé, les ombres se sont allongées. John m’a traînée au deuxième niveau de la place, vers la fontaine sous l’église Notre Dame des Doms. La fontaine — lourde, avec trois calices — rappelait un vase de fruits à trois étages. Il n’y avait pas d’eau; des papiers et quelques bouteilles en plastique gisaient sur le fond ébréché. Une aire panoramique avec un parapet dominait la fontaine. Les plus courageux y grimpaient et s’installaient là-haut, les jambes ballantes.

«I’ll go up, Jonhy Boy, ai-je dit. There’s a good point to make some photos.»

John avait de nouveau disparu dans les profondeurs de son bac poubelle: soit il était en train de chercher quelque chose, soit il en examinait le fond. Il a marmonné de là-dedans :

«Okay!

— «Okay!», l’ai-je taquiné en russe. «Une voix s’est fait entendre de la poubelle!»»

La phrase-grenade de mon enfance de l’époque de la perestroïka, l’arme universelle contre n’importe quelle réplique insultante. Te voilà en train de courir dans le couloir pendant la récréation, les joues ponceau, les cheveux te rentrent dans la bouche, les collants en coton te tombent jusqu’aux genoux, et quelque chose d’irréparable va se passer dans un instant — tu vas te casser la figure! — tandis que Petrov te court après :

«Mara-marine, vieille sardine!»

Et tu lui cries par-dessus l’épaule, sans reprendre haleine :

«Une voix s’est fait entendre de la poubelle!»

Et tu appuies de nouveau sur l’accélérateur. Parce que les toilettes pour les filles, elles ne sont qu’à deux bonds, et là, aucun Petrov ne s’y aventurera. Il te faut donc y parvenir et te cacher là-bas en attendant la sonnerie.

Dans mon enfance de l’époque de la perestroïka, l’essentiel était de ne pas vasouiller, de ne pas bayer aux corneilles; on n’aimait pas les faibles. A y regarder de plus près, en ce temps-là tout était infiniment bizarre. Je me souviens qu’en classe de CE2 — était-ce bien le CE2? et donc, l’année 93? — la conseillère principale d’éducation nous avait attrapés, nous les amateurs de sprint de couloir. On faisait du tapage dans les escaliers pendant la leçon: la prof de maths était en retard, et rester assis sans rien faire dans une salle de classe étouffante, aux rideaux rouges en nylon, ce n’est pas tout le monde qui peut le supporter. Le soleil brillait si fort! Plein de joie, quelqu’un a planté un stylo-bille entre les omoplates de son voisin; celui-ci a répliqué par une bourrade, et les chaises ont volé, un piaillement a retenti, la porte s’est ouverte brusquement, et une boule de foudre de couleur noire-bleue-marron (à cette époque, on portait encore l’uniforme scolaire) a dévalé l’escalier.

On s’est fait pincer et on nous a ramenés en bande dans la classe. On a été mis en rang près du tableau.

«Vous n’avez pas honte?» a dit la conseillère principale d’éducation. Ses lèvres étaient comme du fil de fer. « Petits effrontés!»

On se taisait. A la fenêtre, une branche de sapin a oscillé: sur elle venait de se poser un petit oiseau rond.

«Espèces de sales bêtes, a martelé avec dégoût la conseillère. Allez, tournez le visage vers le tableau.»

On s’est tournés. Le tableau était couvert de taches de craie. Mes côtes ont heurté le rebord où se trouvaient d’habitude le chiffon et la craie. Cette fois, ils n’y étaient pas.

«Et maintenaaaaaant, a dit la conseillère d’une voix traînante, les garçons baissent leur pantalon, les filles montent leur jupe. Et tous ensemble, vous enlevez votre culotte. Tous ceux qui viennent de courir.»

Le petit oiseau, ayant poussé un cri de dépit, a décollé de la branche et s’en est allé de ce monde d’absurdité.

«Et vous restez comme ça devant la classe pendant une minute.»

Si on essaie de joindre les deux prunelles le plus près possible, on peut s’imaginer qu’on a un seul œil. Récemment, j’avais appris le mot « cyclope» et ça faisait déjà plusieurs jours que j’essayais de ressentir ce que c’était que de vivre avec un seul œil au lieu de deux. Est-ce incommode ou pas tant que ça?

«Vous êtes devenus sourds? Quant il s’agit de courir, vous êtes forts…»

J’ai cligné des yeux et ai louché vers Smirnov qui se tenait à ma gauche: va-t-il enlever son pantalon ou non? Les lèvres de Smirnov tremblaient. J’ai failli arriver à l’effet borgne, mais un autre problème n’a pas tardé à apparaître: il s’avérait à présent que j’avais deux nez. Ils se rejoignaient en dessous, et l’œil unique se trouvait dans un creux entre eux deux.

«Vous comprenez le russe?»

Je ne voulais pas comprendre le russe. Il y avait des choses plus importantes dans ce moment.

«Pronine, c’est toi qui courais plus vite que tout le monde? la voix de la conseillère était empreinte de moquerie. Allez, allez! Sinon on va téléphoner à ton père.»

Le père de Pronine, un ex-géologue, était sévère. Les week-ends, il buvait atrocement, et il professait le culte du ceinturon. Et Pronine a cédé. Et après lui ont cédé tous les autres, en chaîne, jusqu’à ce que n’arrive mon tour. Un léger vent, venant du dehors, rafraîchissait les fesses nues qui n’étaient pas habituées à se retrouver ainsi à la vue de tous.

Deux nez, ça ne le fait pas du tout.


Si j’avais lu quelque chose de la sorte dans un livre, j’aurais pensé que l’auteur était au bout du rouleau et avait composé un truc de bas étage. Mais cette histoire a réellement eu lieu dans ma classe de CE2. Et ce n’était, au final, pas si terrible que ça; au moins, personne ne nous abreuvait de gros mots ni ne nous jetait de chaises dessus, comme c’était le cas dans les autres écoles. Quoi qu’il en soit, cet épisode n’a rien laissé en moi, si ce n’est de l’embarras. Qu’est-ce qui a poussé une femme adulte à choisir une forme de punition à ce point

surréaliste? Pourquoi les culottes? Dans quel but? Quelle en était la logique?..

M’ayant entraînée le long des couloirs de l’école, la vague de nostalgie m’a rejetée sous la cathédrale Notre-Dame des Doms. J’ai recraché les arêtes pointues des souvenirs d’enfance, de l’eau a jailli de mes oreilles…

«… and back! ai-je entendu la fin de la ventriloquie du bac.

— Come back out of there, finally! me suis-je fâchée. I don’t hear you!»

John en est sorti et a rabattu le couvercle avec fracas :

«Do you see these guys? I’ll start at nine, they are next.» Son doigt a pointé deux gars qui se tenaient à une vingtaine de mètres de nous. L’un s’ennuyait, assis sur un skate. L’autre, d’un air renfrogné, laçait ses baskets. « You should not miss them. I worked with them for two years, I was in the team. They are really cool. They started like me, from zero, and now they are stars here on TV.»

J’ai regardé ces really cool plus attentivement. L’un était africain, l’autre un mélange détonant. Soit des rappeurs, soit des danseurs de breakdance. Je te connais déjà bien, Johnny, ai-je pensé. Je ne croyais plus au Top 50 de John: les souvenirs de l’apocalypse japonaise n’avaient pas encore cicatrisé dans mon âme. Surtout que les garçons étaient très jeunes, pour ne pas dire petits. Des pantalons noirs, des tee-shirts noirs moulants, des bracelets en plastique aux poignets. Des visages graves: peut-être qu’ils n’avaient pas bien dormi, ou bien était-ce un principe de vie. Rien de nouveau, ai-je pensé. Les rappeurs, ils viennent au monde vêtus de pantalons larges et le visage marqué du sceau d’une noire mélancolie. Je n’en ai rencontré aucun de joyeux.


— –––––


J’ai monté rapidement l’escalier et me suis installée sur le parapet au-dessus de la fontaine. Mon royaume s’étendait à mes pieds. Sur ma gauche, où Philippe avait dirigé tantôt la foule, campait un autre type: soit un débutant, soit simplement un maladroit. Il ne s’y prenait pas bien. Il jonglait avec des balles transparentes, mais c’était ennuyeux: des mouvements empêtrés, des figures primitives. Les balles tombaient fréquemment. Un flot de gens contournait le malheureux comme un filet d’eau se heurtant à un obstacle insignifiant: un morceau de bois ou une pierre. De derrière les arbres, le soleil apaisé faisait des adieux rieurs.

Au deuxième niveau, un peu plus loin de la fontaine, un autre spectacle avait commencé. C’est là que les passants s’arrêtaient: ils s’échouaient bouche bée sur le pavé sans regarder à leurs pieds. A l’intérieur d’une grande roue, au son d’une mélodie émouvante et hypnotique — espagnole ou portugaise peut-être — tournait un jeune homme fin et souple. Son corps semblait s’inscrire dans un cercle; ses mains et ses pieds s’y accrochaient et il tournait dedans d’une manière lente et fascinante, et couvrait toute l’étendue de cette scène improvisée en dessinant des mouvements complexes. Il me rappelait l’homme de Vitruve de Leonardo de Vinci. Mais en beaucoup plus jeune. Encore adolescent.

Mais en quoi était-elle faite au juste cette roue? Je ne pouvais le distinguer.

L’artiste tantôt se cambrait, tantôt s’échappait presque de la roue, puis fusionnait de nouveau avec celle-ci. Ce n’était pas un solo, pas du tout: c’était un duo parfait. Le jeune homme menait la danse en dirigeant la roue par des mouvements du corps, mais en même temps le cerceau géant semblait jouer sa propre partition. L’artiste se laissait tomber sur un genou, et la roue décrivait des spirales autour de lui.

La mélodie triste et languissante flottait au-dessus de la place du Palais.

De droite, de gauche, de devant et de derrière, les rangées de spectateurs formaient le cadre de ce court-métrage touchant. J’ai retenu mon souffle: ce spectacle était digne d’admiration, de silence. C’était vraiment de l’art.

Mais la musique s’est tue. Le jeune homme a exécuté avec élégance une dernière pirouette, a posé un genou à terre, et la roue a glissé harmonieusement à ses pieds tel un serpent et s’est couchée près de lui. Une seconde plus tard, les spectateurs se sont mis à applaudir à tout rompre, puis ils se sont dirigés en une longue file vers l’artiste pour déposer une pièce dans son chapeau, l’embrasser, échanger quelques mots avec lui. J’ai regretté de m’être assise aussi loin, et ce petit mot — « loin» — m’a fait revenir à la réalité. Je me suis soudain rendue compte qu’en effet, j’étais assise quelque part, et que, comme auparavant, le même monde tangible m’entourait. L’escalier. La cathédrale. Jésus. Le petit tram, le festival, les affiches. La rue de la Carreterie. L’avenue de la Synagogue. Dispersées quelques secondes plus tôt, les particules de ce monde commençaient à se rassembler en un pan de toile et la réalité avait retrouvé toute sa densité. J’ai jeté un coup d’œil au-dessous. Non, il était clair que quelque chose dans l’air avait changé: près de la fontaine bouillonnait déjà la vie. Là-bas s’étaient installés les membres de l’équipe que John m’avait tant vantée. Lui-même était à présent parmi eux. Il était en train de s’étirer.

D’autres gars étaient arrivés. Ils devaient être six ou sept à ce moment-là. Des visages insolents et indomptés: un Asiatique, un Africain, deux blancs. Juste en dessous de moi, luisait le crâne rasé et rond d’un ado noir. Un poignet barré d’un bracelet bleu, une guirlande multicolore sur l’autre. A ses côtés son pote torse nu. Ses muscles sculpturaux dorés par le soleil couchant. Plongé dans son portable. Et un autre gardant un chariot à roulettes. Lui aussi fort et bien bâti, et tout en noir comme les autres. Les cheveux coupés en brosse. Tout est impec, les pantalons sont juste un peu courts.

J’ai sorti mon iphone de mon sac et l’ai pointé vers les garçons tombant dans ma ligne de mire: ce n’était pas une photo de grande valeur, mais ce côté international m’avait bien plu, sans que je n’aie trop su pourquoi. En fin de compte, après les lutteurs japonais mal bâtis, c’était un vrai plaisir de voir des mecs sportifs et à l’apparence rassurante.

A ce moment précis, le gars aux cheveux coupés en brosse a levé la tête et m’a regardée droit dans les yeux.

Bigre!

Quand une lance t’arrive dessus, aucune chance de s’esquiver.

Ce regard d’acier, lourd et impétueux, m’a presque fait tomber du parapet.


Pour un instant, j’ai eu la sensation que ce type venait de me surprendre en train de faire quelque chose de mal. Ou simplement qu’il m’avait prise de court. Et avant d’avoir eu la moindre pensée,

avant même d’avoir eu le temps d’agir consciemment,

au regard perçant de cet inconnu

j’ai répliqué par un grand sourire.


Et soudain, je nous ai vus de côté: la cathédrale, Jésus, moi, installée confortablement sur le parapet, et ce mec ayant regardé brusquement un peu plus loin que le bout de son nez. Nos regards tels des balles traçantes et mon sourire lumineux, aussi vaste que le ciel. Et ben y a pire! Si tu réponds à un regard brusque par un sourire instinctif, alors tout ne vas pas si mal pour toi.


Toujours rayonnante, j’ai baissé ma caméra, et le garçon — ce même garçon — m’a répondu soudain par un franc et lumineux sourire. Et m’a oubliée un instant plus tard. Il m’a tourné le dos et s’est mis à hurler quelque chose en français à son camarade, un gaillard au torse nu, mais ce dernier ne le regardait pas. La main appuyée sur le pavé, comme enchaîné au sol de la place par des menottes de couleur, il a adossé son regard à la fontaine. Mais il était plongé dans ses pensées.

Le gars coiffé en brosse s’est approché du rêveur, s’est penché vers lui et l’a poussé par l’épaule.


Depuis, je me souviens de cette image et il est peu probable que je l’oublie un jour, car je la considère comme le point de départ de toute cette histoire. Six ou sept personnes. Leurs corps que le soleil faisait paraître recouverts d’émail, leurs trajectoires gracieuses, leur glissement sur le corps étendu de la place. Leurs affaires. Ici une valise, là un chariot à roulettes. Ici un skate et là un seau. Ici j’entrevois une enfance difficile, là une absence totale d’enfance, et là de longues heures d’entraînement, parce que c’était tout ce qu’il restait. Il y avait là encore beaucoup de choses que je n’avais pas réussi à savoir, mais que j’aurais tant voulu connaître.

La fontaine asséchée, la place, John rangeant son barda.

Un bleu sur ma cheville. Mon sac de toile. Ma main, mon annulaire ceint d’une bague d’argent du Caire. Bastet, Isis, Mâat.

Le ciel transparent du soir barré de nuages semblables à des lenticules laiteuses. Les chevelures ombrées des platanes. Les cafés comme des petits foyers d’agitation silencieuse.

Mon royaume.

Mon fatum.

Mon sourire à un garçon inconnu du boysband.


— –––––


L’agitation en bas était devenue plus intense: il semblait que ça allait commencer dans cinq minutes tout au plus. Des fils électriques serpentaient sur le pavé. L’éternel hautparleur noir dressé sur son grand pied a fait son apparition. En un éclair, les gars sportifs ont envahi l’espace devant la fontaine avec leurs accessoires: des sacs-à-dos, des cartables, des chiffons. Quatre skates (l’un d’eux avec de surprenants motifs léopard). Deux trottinettes. Le seau rose criard. Deux battes de baseball gonflables (roses aussi). Une drôle de valise, semblant appartenir à une fillette: blanche et rose, avec un chaton aux lunettes roses. Une écolière japonaise pourrait se trimballer avec une valise pareille. Peut-être qu’elle fait aussi partie de l’équipe? Une sorte de guest star?

Une horloge a sonné quelque part.

Une jeune fille a couru vers la fontaine et a commencé à fixer au hautparleur une affiche portant une inscription (Les Echos-Liés, ai-je lu, oubliant ce que j’avais lu en un instant. Impossible de s’en souvenir). L’affiche tombait. La fille s’énervait. Peut-être était-ce à elle, cette valise avec le chaton? J’ai glissé du parapet et ai descendu les marches en courant.

La foule commençait à s’amasser. John se dégourdissait toujours près du mur; il m’a lancé un regard, sans trop me voir, et telle une huître, s’est renfermé à nouveau sur lui-même. Paolo s’était mêlé à un groupe hétéroclite de spectateurs assis sur le pavé: il fouillait dans son sac et marmonnait quelque chose dans sa barbe. Je me suis approchée de lui à pas de loup; mes doigts ont dansé la tarentelle sur ses omoplates étoilées. Il a levé la tête, a souri et tapoté le pavé (» assieds-toi», signifiait ce geste). Et je me suis soudain réjouie: que c’est bon! Que c’est bon quand ça ne fait même pas vingt-quatre heures que tu as débarqué dans une ville inconnue et qu’il y a déjà quelqu’un de familier qui, si tu arrives par derrière et tambourines des doigts sur son dos, s’écartera pour te faire place et t’invitera à t’asseoir près de lui. C’est comme si la ville te devenait plus familière. Et comme si, toi-même, étais déjà de la maison.

«Do you see that one? a pointé du menton Paolo vers la gauche. He was the trainer of John, by the way. He told you, no?»

J’ai cherché that one en plissant les yeux :

«Wait, wait… (» the trainer», c’est un mot qui en jette!) — Where?

— Just there, look! In a blue T-shirt.»

En effet, au milieu de la masse homogène des gars musclés en noir, une ombre turquoise tremblotait comme un feu follet. Je l’ai regardé plus attentivement. Si that one ressemblait à quelqu’un, c’était à tout sauf à the trainer; plutôt à un petit feignasse redoublant dans une cour d’école. Un jeune garçon en tee-shirt turquoise chiffonné, comme si maman avait oublié de le repasser, mais imprimé d’un motif hyper positif: un cercle crénelé avec une créature infernale à l’intérieur. Assez grand. Tatoué de la tête aux pieds (un beau tatouage sur la main gauche: une spirale à quatre tours, soit une inscription, soit un dessin). Des gants de vélo. Un bandana noir. Le visage préoccupé. Il vient de chuchoter quelque chose à la jeune fille alerte — il semble que c’était au sujet de son duel avec l’affiche — et voilà que maintenant il tire des fils. Il regarde son portable et le rengaine aussitôt. Il tapote l’épaule du jeune africain. Il discute avec quelqu’un en passant. Il touche le skate du pied. Il ne s’arrête pas une seconde, il a toujours un truc à régler.

Les autres faisaient meilleure figure. Déjà, ils étaient habillés comme il faut: des pantalons noirs avec des bandes blanches, des tee-shirts noirs, avec quelque chose au dos écrit en blanc. C’est quoi au juste? Je lis: YOU CAN, et un peu plus bas, en petites lettres «with positive energy». Sur la poitrine, en rouge et blanc: Les Echos-Liés. Unclassified. Tous semblables, seul l’entraîneur débraillé rompt l’unité des couleurs. Il s’agite au milieu des gars en noir comme un animal turquoise de conte entre des troncs d’arbres sombres. Je me suis demandé: si j’étais l’entraîneur d’un boysband, est-ce que je m’habillerais comme tout le monde, ou bien est-ce que je mettrais plutôt un truc bleu avec un monstre, pour montrer qui est le plus beau et le plus intelligent ici?

«I have a toffy, you want? Paolo m’a tendu un sachet coloré. Only one is left.»

Près de nous, en fléchissant les genoux avec maladresse, se sont assises deux Allemandes: l’une, rousse, plus âgée que l’autre, plus jeune et plus élancée. La plus âgée a mordu dans un odorant sandwich à la viande sous le regard écœuré de la jeune. D’un autre côté (une pensée errante naviguait en moi, car mon regard s’accrochait à cette tache turquoise encore et encore), un entraîneur n’est pas obligé de se produire lui-même. Peut-être est-il est simplement une sorte de directeur artistique qui invente des numéros, suit les résultats de ses minots et leur mouche le nez. Si c’est comme ça, mets ce que tu veux, même un pyjama…

En fin de compte, je me suis résignée: bon, va pour le breakdance! De toute façon, il faut bien tuer le temps avant le show de John. Pourvu, diable, qu’on évite la boxe japonaise…


— –––––


Dans certaines histoires, la magie commence sans prélude, elle surgit en un éclair. Une décharge instantanée. Peut-être que tout était dans la musique? La musique s’échappant lentement du haut-parleur a envahi le ciel et enveloppé l’espace tel un épais brouillard. Des voix d’hommes, sévères, un rythme sourd et ballotant. J’ai ressenti des frissons dans le dos; ça ressemblait plus que tout à une sorte de rap noir hypnotique. Un chant des rues. Une incantation évoquant des passages souterrains et des ponts de chemin de fer.

Ça a tout de suite été très étrange. Ça ne ressemblait pas du tout à un début de spectacle et ne faisait pas penser non plus à du breakdance.

Et tous ces gars en noir, très différents, avec leur leader turquoise, se sont alignés face à face et ont commencé à se dégourdir. Au rythme de cette musique sèche, ils inclinaient la tête, étiraient les jambes, effectuaient des rotations des épaules. Ils faisaient des pompes. Et le sentiment d’étrangeté grandissait: ils exécutaient tout cela avec un sérieux extrême. Les visages concentrés, les regards plongés en eux. Ils étaient comme des guerriers accomplissant un rituel avant le combat. Une équipe d’hommes mûrs, tous en noir, et un en turquoise. Et cette musique. Moitié rap, moitié vaudou.

C«était extrêmement étrange. Ce n’était pas du tout ce qu’on attend d’un spectacle de rue. On s’attendait à ce qu’on nous distraie ou qu’on nous surprenne. On n’était prêt à se retrouver à une cérémonie divine.

C«était si étrange que j’en ai éprouvé un frisson jusqu’au plus profond de mon être.

Et soudain, les rythmes africains hypnotiques se sont tus.

A cet instant, les gars ont foncé les uns vers les autres et, en deux bonds, ont formé un cercle. Ils ont plongé la tête la première dans celui-ci, comme s’ils avaient vu quelque chose de petit sous leurs pieds, et se sont figés une seconde. Et paf!

«Energie positive!!!!» ont-ils hurlé en chœur, aussi fort et joyeusement que possible. Et ils se sont écartés brusquement les uns des autres.

Paf! Paf! Etre dérouté deux fois en trois minutes, c’est un peu trop. Ce slogan rasta ne s’accordait nullement avec la vision de guerriers se préparant au combat; mais les guerriers s’étaient volatilisés en un éclair. Les gars se sont à nouveau transformés en une équipe de breakdance, qui plus est dans un style absolument cartoonesque: la banane jusqu’aux oreilles, les yeux brillants. Un underground à la sauce Disney.

Evidemment, une intrigue était en train de se tramer.

Tiens, tiens, ai-je pensé. Energie positive, c’est aussi une incantation, après tout. Mais très joyeuse. Rien à voir avec une prière de guerre.

Le leader de cet étrange ensemble de danse militaire a fait un pas en avant et a souri avec éclat. Le personnage type suivant, je dirais: le voyou romantique d’une série pour ados. Des posters avec ce genre de héros ornent les chambres des minettes de seize ans; elles les collent habituellement en face de leur lit. Tout était au poil, peut-être même un peu trop. Grand, sculptural. Le sourire plein d’assurance. Les yeux brillants. Et si énergique! Et pour ne pas avoir l’air d’un personnage trop positif: des fringues underground, un bandana, des gants de vélo. Et des tatouages comme tamponnés sur ses mains.

Il m’a rappelé El, mon ancien pote biker, qui était amoureux de moi autrefois. Celui-là était tout aussi radieux, et les traits de son visage si semblables. J’ai ri à cette pensée. Bravo, mon gars, ai-je pensé en éprouvant une sympathie et une chaleur soudaine. Tu es très bien toi, et pour sûr tu plais aux filles. Et tu le sais certainement. Il est peu probable qu’on puisse parler de quelque chose de sérieux, toi et moi, mais on se marrerait sans doute bien.

Rien à faire, à ce moment-là c’est ainsi que je l’ai vu: un beau gosse de sitcom dans le rôle du voyou, un charmant glandeur en tee-shirt turquoise et au visage très prévisible. Mais à présent… A présent je revois trois visages de toi, le révolutionnaire.

Le jour où je note tout ce qui m’est arrivé, tu es en train de sauver le monde quelque part, et moi, je me trouve au milieu d’une Rome brumeuse, sur les décombres de l’Empire, dans une maison où flotte une atmosphère littéraire, une maison aux plafonds très hauts, aux poignées de portes en cuivre et aux volets recréant une ambiance à la Silent Hill. Je suis assise sur le rebord de la fenêtre donnant sur un jardin en fleurs où il m’est interdit de pénétrer, et sur les murs lépreux d’une cour-puits romaine authentique. En robe bleue bleuet. Avec une tasse de café, acheté la veille au soir chez des hindous. Et cette nuit-là, quand l’orage enflamme le ciel au-dessus de la ville, et que des trombes d’eau inondent la via Carlo Alberto, je revois trois visages différents de toi.


— –––––


Le type en turquoise a embrassé du regard tout le public.

«Bonsoir tout le monde!» a-t-il crié joyeusement dans son micro, collé à sa joue comme une mouche. Il a approché la paume de sa main de son oreille, attendant la réponse. A travers le silence marin qui régnait dans mon dos ont retenti quelques rares salutations. Des salves isolées n’ayant rien à voir avec un feu d’artifice.

Eh ben ça alors!

Le visage du gars a changé: le sourire a fui ses lèvres, comme un filet d’eau s’enfuit dans un évier. « Non, les amis, ça va pas aller comme ça», semblait exprimer son regard. La même expression s’est reflétée sur le visage des autres membres du groupe.

Que voulaient-ils au juste? Que tout le monde hurle comme dans un stade?

Mais le type en turquoise n’a pas lâché l’affaire. Il a dit quelque chose dans son micro — mais trop vite pour que je puisse le comprendre — et a rayonné de nouveau. Et il s’est remis à crier de façon encore plus gaie que précédemment :

«Bonsoir, tout le monde!»

La troupe bigarrée vêtue de noir lui a envoyé en retour un joyeux hurlement de soutien. Et le public, ayant bien compris qu’il n’y avait pas moyen de rester muet, a vociféré en cœur. Et cette réponse a retenti tout autrement: c’était comme si le monde entier, qu’avait salué ce type lumineux auréolé par le soleil couchant, avait soigneusement et longuement répété son rôle. Comme dans un stade.

Le type en turquoise s’est montré satisfait du résultat de sa démarche pédagogique: ayant esquissé un sourire malin, il a continué à parler. Sa voix était assez plaisante. J’ai dressé l’oreille: étonnamment, je réussissais à le comprendre mieux que Philippe ou Lucien. Soit il avait une diction plus claire, soit mon français commençait à me revenir.

«Alors! a-t-il déclaré. On s’appelle les échos…

— LIES! ont grondé les gars.

— Et on fait du…

— SPECTACLE!

— Et je vous présente les membres de notre équipe! Tel un rappeur battant la mesure, le type en turquoise a pointé du doigt l’un après l’autre tout ceux qui s’étaient alignées derrière lui: Loco, Anti, Thomas (le nom des autres m’avait échappé) et moi… Christine!»

Dans le public on a pouffé de rire, et le turquoise s’est légèrement incliné en un salut plein de facétie.

«Et bien, mes amis, a-t-il poursuivi, avant de commencer notre spectacle, je dois fixer quelques règles! Première règle!

— PREMIERE REGLE!» ont repris les gars. Leurs visages exprimaient un bonheur tellement sincère que cela semblait un peu exagéré pour la situation.

«Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous plaît, vous applaudissez!»

Les spectateurs se sont mis à hocher la tête, comme un régiment de chiens pendulaires.

«Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous ne plaît pas… (pause théâtrale) … vous applaudissez!»

L’Allemande au sandwich assise près de moi a haussé son sourcil roux.

«Pourquoi? le type en turquoise a saisi au vol cette question non posée. Parce que tout est question d’énergie dans ce spectacle. Si tu nous donnes de l’énergie (il a montré du doigt un des spectateurs) on sera au top niveau (son doigt a chatouillé la voûte céleste). Si tu ne nous donnes pas d’énergie, on sera tout raplapla…

…et il a fini par conclure :

— Donc, si le spectacle est tout pourri, c’est de ta faute.»

Et il a tout de suite cligné de l’œil, comme pour dire: c’était une blague, camarade. Rien ne sera pourri.

«… Deuxième règle!

— DEUXIEME REGLE!» a gueulé l’arrière-garde.

«Il ne faut jamais toucher la corde rouge qui est devant vous!

— Troisième règle!

— TROISIEME REGLE!!!

— N’hésitez pas à vous rapprocher, n’hésitez pas à vous s’asseoir, parce que le spectacle dure quatre heures et demie (coup d’œil sur sa montre), et tous ceux qui sont derrière vous se taperont vos nuques pendant quatre heures et demie! Et ça ne vous plaira pas! Et… on commence!»

Ayant ainsi mis de l’ordre, le type en turquoise a fait signe à quelqu’un, et le haut-parleur noir a craché sur la place un joyeux son de pop pour midinettes. Deux gars sont passés en coup de vent devant les spectateurs en pliant les genoux (comme pour danser le kazatchok, me semblait-il), et ont jeté à même le sol un câble rouge. C’a été fait de manière beaucoup trop énergique: les spectateurs ont retiré vivement leurs pieds, comme si on avait lancé devant eux une mèche à combustion lente.

Et puis un bordel sans nom s’est ensuivi. Avec des sourires coquets, en roulant sans vergogne du derrière, les gars se sont lancés dans une danse polissonne qui ressemblait à un spectacle de pom-pom girls. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils avaient l’air vachement naturel dans ce rôle. A peu près comme John, quand il exécutait son striptease dans sa jupe à strass.

Le public s’est bien excité, mais cette débauche n’a pas duré longtemps. Le type en turquoise semblait soudain avoir pris conscience de ce qui était en train de se passer et de l’impression que tout cela donnait, et son visage s’est pétrifié. C’est à ça que doit ressembler un homme venant de réaliser qu’il est arrivé à l’arrêt de bus sans pantalon.

«Non, a-t-il dit d’un ton sévère. On ne va pas continuer comme ça.»

Ayant mesuré l’ampleur de la chute, il a instantanément rétabli la barre, comme s’il venait de changer la toile de fond d’une scène. En un rien de temps, les gars ont pris une apparence humaine. Une musique différente — un hip-hop habituel — s’est fait entendre. L’un après l’autre, les gars se sont mis à sauter au centre de la scène, faisant montre d’une éclatante maîtrise de la culture physique. L’un, se tenant sur une main, a fait virevolter ses jambes à la manière d’une hélice, un autre a tourné sur la tête, les bras et les jambes d’un troisième ont formé des nœuds en macramé. D’après ce que j’ai observé, un garçon n’avait pas d’os du tout: c’était la souplesse du serpent. Effectivement, ça ressemblait à du breakdance, mais à une nuance près: les visages des danseurs rayonnaient comme si c’était leur anniversaire ce jour-là.

Ces garçons ont immédiatement créé autour d’eux un champ magnétique d’une rare densité: en deux minutes la foule a doublé de volume, et les spectateurs ne cessaient d’affluer. Ceux qui n’avaient pas eu la chance de trouver une place sur le parvis, étaient perchés en grappes sur les parapets de la cathédrale Notre-Dame des Doms. Tout le spectacle consistait en petits sketches à la croisée du théâtre, de l’acrobatie complexe et de la danse, et l’essentiel s’est révélé assez rapidement: ces héros sportifs virils en uniforme noir ne craignaient pas de jouer la comédie. Le type en turquoise n’arrêtait pas de chambrer ses ouailles, et avec un rictus diabolique les frappait avec une batte rose gonflable. Ceux-ci s’écroulaient à terre comme des quilles, mais se remettaient tout de suite sur leurs pieds, répondaient à leur boss par des grimaces et une malice réciproque, ainsi que des mouvements de danse sportive. Beaucoup d’ironie. Mais pas un gramme d’obséquiosité devant le spectateur. C’est comme si ces gars n’essayaient d’amuser personne: en premier lieu, ils s’amusaient eux-mêmes, faisaient leurs petites blagues entre eux, et par la même occasion invitaient les spectateurs à rigoler, vu qu’ils s’étaient retrouvés ici. Voilà de quoi ça avait l’air.

Avec mon français handicapé, je réussissais à saisir au mieux vingt pourcents du texte, mais cela n’avait plus aucune importance. Les mots deviennent capitaux s’il n’y a rien d’autre à côté, mais là, il y avait un truc. Il y avait quoi, au juste? Un talent d’artiste? Une forme physique exceptionnelle? Certes, mais ça aussi, c’est à mettre entre parenthèses. Le truc principal, c’était que chacun des gars retournait sincèrement ses poches, donnant aux spectateurs tout ce qu’il avait de meilleur en lui, déversant sur la foule cette énergie positive en des rayons d’arc-en-ciel. Aucun ne mentait. Et c’est en cela que résidait la magie. La scène devant la cathédrale Notre-Dame des Doms étincelait et crépitait, toute imprégnée de l’électricité générale; je suis prête à parier qu’à ce moment-là on pouvait la voir du cosmos. Des vagues pénétrantes de bonheur absolu. L’inspiration. L’entrain. L’unité nouvellement née de tous les êtres et les choses: des gars hauts en couleur et des spectateurs, de l’eau et de l’air, des platanes et du tram. Du Christ et de Bouddha. Des aveugles et des voyants, des méchants et des gentils, de ceux qui ont été pardonnés et de ceux qui ont été trahis.


Par la suite, je pensais (de manière générale, par la suite, je pensais beaucoup — et que me restait-il?): si j’avais été un peu plus détachée, un peu moins réceptive à ce moment-là, peut-être que tout se serait tramé autrement. Rien ne se serait passé pendant ce show sportif comique — du moins, rien de ce qui pourrait en une nuit changer la ligne du destin sur la paume de la main. Mais ce qui est arrivé est arrivé. Dans l’épicentre de ce tourbillon électrique qui me transperçait de rayons lumineux de joie, j’ai ressenti soudain quelque chose d’étrange, quelque chose d’inconnu à l’intérieur — à l’endroit où naît habituellement une inspiration. Dans des cas pareils, on prend peur, on se dit qu’« on s’est trompé». Mais moi, je ne me suis pas trompée.

C«était comme si quelque chose de très fort — plutôt une lumière que de l’air — avait apparu en dedans de moi et s’était élancé de plein gré vers ce type pas très sérieux au tee-shirt turquoise. Et m’avait même fait légèrement décoller du parvis.

Ou encore, c’était comme des montagnes russes, quand ça descend et remonte aussi sec.

Je me rappelle de quelques secondes d’étonnement grandissant,

et à cet instant précis son regard accidentel.


Un regard accidentel qui, comme le bord d’un foulard entraîné par le vent, flottant dans l’air, s’accrocherait soudain à quelque chose. Une fine épine de fleur. Une petite écharde sur la surface lisse du bois. Un crochet de fer dépassant d’un mur.


— –––––


Bien sûr, rien ne s’est vu de l’extérieur.

«Dans notre spectacle, ne se lassait jamais de rappeler le type en turquoise (et la fratrie colorée hochait la tête), il ne s’agit que d’énergie. Du début jusqu’à la fin. Et pourquoi?

— Parce que sans énergie — c’est comme ça…»

Les gars se sont composé des visages douloureux, exactement comme les masques de tragédie grecque. L’un après l’autre, ils se sont brisés en deux, les bras ballants, le haut du crâne pendant à leurs pieds. Quelle tristesse! L’impuissance personnifiée. Le désespoir triomphant.

«Mais avec l’énergie — c’est comme ça!»

Les gars ont sauté — à peu près à trois mètres de haut, m’a-t-il semblé — chacun réalisant une pirouette en l’air. Ils étaient si revigorés que chacun paraissait avoir reçu une balle contenant du gaz hilarant; puis les battes roses au slogan rasta se sont remises à s’agiter en l’air. Ce slogan, je dois dire, m’a plu dès le début: il m’a paru familier. Les questions d’énergie (à plus forte raison d’énergie positive) m’ont donné bien du travail dans la vie, mais avec le temps j’ai fini par me considérer comme une experte dans ce domaine. En effet, j’aurais pu faire commerce de générateurs d’énergie positive. Même si mes débuts n’aient pas été très prometteurs et que vers dix-neuf ans je ne suscitais aucun espoir. Il était difficile de trouver personnage plus abattu que moi. Miss dépression gothique, voilà ce que j’étais. La princesse de la soupe à la grimace. Autrement dit, exactement ce que les membres du boysband de danse militaire venaient de représenter. Sans énergie c’est comme ci, avec de l’énergie c’est comme ça. On connaît la chanson.

Mais on reprendra ça plus tard. Je ne cours nulle part.

Le collectif bigarré a remercié le public, trois de ses membres ont accouru avec des seaux rouges le long des spectateurs, ramassant le fruit de leur labeur de rue (» mais même si vous n’avez pas d’argent, les amis, ne partez pas comme ça! Un sourire, un baiser, un bon mot sont aussi les bienvenus!»). Les seaux faisaient un sacré fracas. Les mains tremblantes, j’y ai versé toutes les pièces que j’avais sur moi. Je me sentais comme si, telle un transformateur, j’avais laissé passer à travers moi des millions de volts, comme si quelque chose de fort avait circulé entre nous. Ou comme si j’avais fait cent pompes. J’ai regardé les spectateurs. Ceux-ci avaient l’air de sortir d’un sauna; affichant des sourires béats, ils semblaient être sur leur petit nuage. Mais tout de même, j’ai eu l’impression qu’ils restaient dans les limites de la normalité. Sans que cela passe par des états modifiés de conscience.

Pendant le spectacle j’ai croisé son regard à quelques reprises — le regard de l’homme qui s’est accroché ou a buté sur quelque chose, mais n’a pas réussi à comprendre ce que c’était. C’est ce qui me semblait, mais j’ai décidé de ne pas me faire de films. Garde les pieds sur terre. Le voyou en turquoise, il lui faut garder un contact visuel avec l’auditoire. C’est un artiste. Tout est conforme aux dires de John, comme si ça sortait d’un livre. Vous êtes cent dans les premiers rangs, et encore autant derrière. Quant au tourbillon d’air et de lumière, c’était juste une empathie. Ou bien un météorite t’a atteint en pleine tête.

Le bon sens scolaire est une chose excellente et utile, on nous le délivre en même temps qu’une règle dans les classes préparatoires. On ne peut pas s’en passer. Sans ça on se perdrait dans ce monde, on se dissoudrait dans les flux d’énergie multicolores, et il se pourrait bien que cette terre que quelqu’un a inventée pour nous cesse d’exister. Reprends-moi, si je me trompe.


— –––––


Je peux me permettre des accès de sentimentalité; la steppe a fait partie de ma vie. Quoi qu’il en soit, je peux compter sur les doigts d’une main les choses qui m’ont faite ce que je suis. L’une d’elles était la steppe; l’expédition avec toutes ses pierres, ses ossements, ses pièces de monnaies en bronze, ses figures en terre cuite, ses perles en turquoise. D’abord la Crimée, Kertch, ensuite le site « Vestnik» près d’Anapa. Et aussi la nécropole d’Hermonassa.

Là encore, un hasard. Je suis allée pour la première fois à une expédition archéologique quand j’étais en neuvième classe; c’était une sorte de camp d’éducation d’été. D’éducation, ou plutôt de rééducation, comme on aimait plaisanter. Dans les faits, un type de loisir pour enfants, à la mer, mais avec un régime semblable à celui d’une colonie pénitentiaire. Le camp était au beau milieu de la steppe; il fallait une heure à pied pour atteindre le village le plus proche. Réveil à cinq heures du matin (quatre heures pour les responsables de la cuisine); toilette avec l’eau du réservoir, si froide que les mâchoires se contractent, petit-déjeuner dans la cantine du camp, transpercée par mille vents (au menu, des biscuits secs et de la bouillie d’avoine gluante servie dans une petite timbale en métal). Il caille, tu t’enveloppes dans deux pulls. Le soleil cramoisi monte de derrière la colline. Le ciel est rouge, les nuages se déplacent à grande allure. Il faut manger vite aussi, sinon toutes les bonnes pelles seront parties; tu en auras une tordue ou émoussée. Il y en a certains qui cachent les pelles près des tentes dès le soir venu. Et puis, il est important de ne pas oublier quelque chose à mettre sur les épaules, sur la tête et une crème contre les brûlures du soleil. Pas question de boire: de jour, dans une telle fournaise, tout ce qu’on a ingurgité part en sueur. Idéal pour avoir une déshydratation. Et plus vite que ça!

Tu empoignes la brouette et tu cours vers le site, en t’usant les pieds, par un sentier sinueux. C’est à vingt minutes à pieds environ. Le sol est dur comme de la pierre, des tiges rêches et humides fouettent les jambes. Ça sent toutes les herbes du monde, l’air est liquide, froid, tu l’aspires entre tes dents. A un endroit se trouve un ruisseau, un gué glissant. La roue de la brouette bute sur une pierre et pour sûr, ça ne passe pas. Derrière, on te presse. Les jambes sont toujours couvertes de bleus.

Les filles s’occupent d’habitude de déverser la terre dans la brouette, et les garçons creusent le sol avec des bêches et vont vider les brouettes remplies. Autrement dit, le principe est le suivant: un garçon fend la terre avec sa bêche et à l’aide de celle-ci découpe les blocs en petits morceaux. Ça fait un petit monticule. Et toi (vu que tu es une fille), tu regardes ce petit monticule, tu prends un peu de terre sur ta pelle et regardes encore une fois: chaque motte contient des empreintes de vies. De la céramique, des ossements, des grains. Ou peut-être une perle, un clou, un morceau d’épingle. Une agrafe de manteau. Une figurine en terre cuite, une lampe à huile ou une assiette, si tu as de la chance. On remettait nos trouvailles au musée, personne ne songeait à s’approprier quelque chose. On emportait seulement des morceaux de céramique en souvenir. Ceux que l’on nous permettait de garder.

Vers midi, ça devenait à tel point étouffant qu’on éprouvait soudain un vertige. La chaleur de Crimée s’abattait lourdement sur nos têtes, nous serrait dans ses bras impitoyables. On se fatiguait, à peine pouvait-on se mouvoir vers la fin de la journée. Et ça n’allait pas sans coups de soleil ni piqûres de scolopendres, querelles et chansons. Le rythme était soutenu, personne ne se roulait les pouces. Une de nos blagues :

«Prends-en le plus possible, jette-la au loin et repose-toi le temps qu’elle vole!»

Ainsi, on faisait avancer les fainéants qui (comme on disait) s’endormaient sur la pelle.


Les scientifiques et les enfants travaillaient côte à côte. Le chef se promenait souvent avec un détecteur de métaux, à la recherche de pièces de monnaie. Vêtu d’une pèlerine camouflage, le visage à moitie masqué par de grosses lunettes et les oreilles recouvertes d’un casque audio gigantesque, il ressemblait un énorme taon; il était toujours l’objet de blagues (ça faisait partie du folklore de l’expédition). Si tu trouvais une pièce de monnaie ancienne, le soir on te récompensait solennellement avec une boîte de lait concentré sucré. Le lait concentré sucré servait de devise. Et la tisane d’absinthe, au goût amer, était le remède universel. Contre n’importe quelle maladie, un litre de ce breuvage, une petite marche dans la steppe, et deux doigts dans la bouche. Et de là, on revient à quatre pattes se coucher dans la tente. A l’intérieur, l’air est comme un kissel épicé, un sachet de bonbons, noué au plafond de la tente pour le préserver des fourmis, pend au-dessus de la tête. Une sueur âcre coulant sur le front.

Après le déjeuner, on nous menait à la mer, entassés pêle-mêle comme des soldats dans un grand camion militaire. Les gens — enfants, étudiants, scientifiques — étaient assis, empilés les uns sur les autres comme des poupées russes. Le camion cahotait sur le chemin et on était tous ballottés dans les tournants. Ça a l’air terrible? C’est pourtant une des choses les plus agréables de toute ma vie. Personne ne m’a envoyée là-bas, c’était moi qui le voulais. Les gens revenaient de la steppe avec des yeux rêveurs, cela je m’en souviens bien. Maman m’avait appris à faire un vœu au passage d’une étoile filante, et tout ce que je souhaitais se réalisait toujours. Durant l’expédition, allongée sur le dos près du feu, à moitié endormie, je passais des heures à fixer le ciel étoilé, vu que je n’étais jamais à court de souhaits. Le ciel au-dessus de la steppe est si sombre, si épais, si scintillant, avec de si grandes étoiles. Nulle part ailleurs je n’ai vu un ciel comme là-bas. Même en Inde.


— –––––


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